Bonjour !

On se retrouve avec Jaime, qui a hérité d'un de mes poèmes préférés.

Bonne lecture !


Jaime - Spleen IV

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Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,

Et que de l'horizon embrassant tout le cercle

Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;

.

Quand la terre est changée en un cachot humide,

Où l'Espérance, comme une chauve-souris,

S'en va battant les murs de son aile timide

Et se cognant la tête à des plafonds pourris;

.

Quand la pluie étalant ses immenses traînées

D'une vaste prison imite les barreaux,

Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées

Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux.

oOo

Je sais que la situation va dégénérer à l'instant où je le vois entrer dans le bordel. Il n'est pas midi et la lueur d'égarement propre à l'ivresse assombrit déjà son regard peu amène.

Je l'observe tapi dans le coin d'ombre où je me terre toute la journée, là où je peux voir le monde tout en étant oublié de lui – exactement ce à quoi j'aspire depuis des années.

L'homme ne me dit rien, mais cela ne veut pas dire qu'il s'agit de la première fois que je le vois. Dans mon esprit, les jours, les visages et les larmes se confondent, et les brumes de l'alcool ne me permettent plus que d'apercevoir de temps à autre les terres de la lucidité.

Dans un sens, je me sens proche de lui alors que je l'observe vider une carafe de vin en quelques minutes. Peut-être que lui aussi cherche à oublier – oublier ses peines, oublier ses morts, oublier jusqu'à son nom, je ne sais pas.

La pointe de pitié que je pense ressentir pour lui ne m'empêche pas de me lever au moment où il commence à se montrer un peu trop entreprenant avec une des trop nombreuses prostituées qui travaillent ici. Je comprends immédiatement qu'il n'a pas l'intention de payer. Il pose une main sur ses seins, elle me jette un regard terrifié mais où la lassitude a fini par se faire une place.

Elle a l'habitude – le prix à payer pour être trop jolie et trop peu vêtue.

Cet ivrogne m'en évoque un autre, une silhouette tout droit issue de mon passé, des cheveux noirs, des yeux bleus.

J'agis avant que le souvenir ne s'empare de moi.

« Il est temps de partir, » dis-je d'une voix aussi froide que possible.

Peut-il deviner que j'étais un temps le meilleur chevalier des Sept Couronnes ? Devine t-il l'or et les émeraudes derrière mes cheveux et mes yeux délavés par la pluie et les larmes ?

Il se dégage de mon emprise sans doute trop pathétique et trop fragile d'un geste sec.

« Mêle-toi de ce qui te regarde, » gronde t-il.

Je suis fait de rouille, mais la rouille sera toujours plus solide que du bois.

Il pousse un hoquet de surprise quand ma main se referme sur son épaule. Sans aucune douceur, je le pousse vers la sortie du bordel.

Alors que je crois que la partie est gagnée, qu'il va tituber quelques minutes et s'effondrer dans une petite ruelle aussi obscure que son esprit, il se retourne, plein de rage, et me tue du regard.

Je suis encore en train de me demander ce qu'il compte faire à l'instant où il m'explose la lèvre.

Une demi-heure plus tard, je suis assis à l'endroit exact où il s'était installé.

C'est à mon tour de vider une carafe de vin.

Le seul remède contre la douleur que je connaisse.

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Ce n'est pas en échouant dans ce bordel de Lys que j'ai commencé à noyer mon chagrin dans l'alcool.

La première fois, c'était à Winterfell, au début de la guerre. Je ne pouvais pas croire que Cersei m'avait trahi de la plus odieuse des façons, je ne pouvais pas croire qu'elle avait épousé Euron Greyjoy dans mon dos, elle qui m'avait si souvent répété qu'elle voulait être ma femme dans la chaleur de nos draps, quelque part au milieu de la nuit et de nos rêves.

Je buvais en secret, dans ma chambre, là où personne ne pouvait me voir, surtout pas Brienne, et je décuvais en regardant le plafond et en essayant de me persuader que je ne versais que des larmes de rage.

Je sais que Brienne a passé beaucoup de temps avec moi, durant ces premiers jours. Je sais que nous nous entrainions ensemble une bonne partie de la journée. Je sais qu'elle me regardait avec des étoiles d'espoir dans les yeux, même si je ne l'ai compris que plus tard, quand ma peau et sa peau avaient déjà fait connaissance de la plus intime des façons.

Je ne sais plus avec quels mots elle m'a consolé, réconforté, encouragé.

Ça, le temps, l'alcool et la honte me l'a pris, et je n'ai rien fait pour le retenir.

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Il est très tard – ou tôt, cela dépend de la façon dont on voit les choses. Les derniers clients sont partis il y a quelques minutes. C'était une soirée calme – pas d'autre ivrogne, d'homme puissant qui n'est jamais satisfait, d'homme violent qu'il faut mettre dehors avant qu'il ne laisse un peu trop de taches bleu ciel sur le corps d'une femme. Celles-là mettent plusieurs jours à disparaître et les clients ne veulent généralement pas des filles avec des marques de coups partout.

Je m'effondre sur mon lit, les bras écartés, le regard vide. Ma lèvre est encore douloureuse, mais je la sens à peine. L'alcool me déconnecte du monde réel et de ses tourments.

Le propriétaire du bordel me laisse boire autant que je veux du moment que j'effectue correctement le travail pour lequel il me donne quelques pièces et une chambre minuscule où sombrer dans l'inconscience, c'est-à-dire mettre dehors les clients posant problème. C'est drôle, quand j'y pense – puisque je dépense tout cet argent en carafes de vin et chopes de bière, il finit tôt ou tard par le récupérer.

Quel soldat modèle je fais.

On frappe à la porte.

« Entrez, » je fais d'une voix rauque et brisée.

Le valyrien me laisse un goût amer sur la langue et dans le cœur. La prostituée à qui j'ai épargné un assaut brutal ce matin se glisse dans la pièce et s'approche de moi. Je crois qu'elle s'appelle Marya. Elle est arrivée quelques semaines plus tôt. De longs cheveux bruns, des yeux clairs, une peau dorée, une grosse poitrine, un corps de jeune fille – elle a beaucoup de succès.

« Je te dérange, Main d'Or ? » murmure t-elle en recouvrant ma main de chair de la sienne.

Quand j'ai quitté Winterfell sans me retourner, j'ai laissé derrière moi Jaime de la maison Lannister, l'héritier de Castral Roc, le Régicide – il n'existait plus, il était le symbole de mes regrets, il me dégoûtait.

Ici, personne ne m'appelle par mon nom, mais cela n'a pas chassé la honte pour autant.

« Non, » je mens.

Je me demande ce qu'elle est venue faire ici, pourquoi elle vient rendre visite à une ombre au lieu de profiter de quelques heures de repos bien méritées.

« Je ne t'ai pas remercié pour ce que tu as fait pour moi, tout à l'heure. »

Je ne relève pas la tête.

« J'ai fait mon travail. Rien de plus. »

Mon esprit veut peut-être oublier mais mon corps se souvient, lui, il se souvient du poids de mon épée dans ma main, des irritations sur mes cuisses après une longue chevauchée, des cicatrices gagnées après chaque bataille, des caresses et des baisers enflammés déposés sur ma peau.

« Peut-être, » convient-elle. « Mais tu m'as quand même aidée, alors... merci. »

Elle pose une main sur ma cuisse.

« Je n'ai pas d'argent à te donner, mais... je peux faire quelque chose pour toi. »

Sa main remonte jusqu'à mon entre-jambe. Je me tends aussitôt.

« Marya... non. »

Elle ne retire pas sa main, ce qui m'indique qu'il s'agit bien du bon prénom. Je sais d'expérience qu'il vaut mieux ne pas gémir le nom d'une autre femme dans ce genre de situation. Les yeux bleus que j'ai haïs plus que tout au monde reviennent à la charge dans ma tête.

« Tu es si seul, » fait remarquer Marya. « Tu ne parles à aucune fille ici, tu ne les regardes même pas. Laisse-moi t'aider. »

« Non, » je répète.

Ce serait facile, pourtant, laisser les brumes du plaisir rejoindre celles de l'alcool. N'était-ce pas là le mélange préféré de Tyrion, autrefois ?

Penser à mon petit frère parvient à détruire le peu d'envie que j'aurais pu ressentir. Inévitablement, je pense aux deux autres femmes qui m'ont un jour touché de cette façon – les femmes que j'ai abandonnées.

Marya retire sa main, visiblement déçue. Je reste de marbre. Ce n'est pas auprès de moi qu'elle trouvera la moindre consolation au triste destin qui est le sien.

« Fais-moi signe si tu changes d'avis, » souffle t-elle avant de s'éclipser aussi rapidement qu'elle est entrée.

Je ne changerai pas d'avis. Je ne suis qu'une épave, un ivrogne perclus de douleurs qui tremble sans cesse et qui n'a plus rien d'un chevalier.

Je ne mérite pas de pitié – ni la sienne, ni celle de quiconque.

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Brienne était un bien meilleur chevalier que moi, je le sais à présent. Elle ne cherchait pas la gloire, elle se moquait qu'on la considère comme la plus forte ou la plus courageuse, aucune graine d'arrogance n'avait jamais pris racine dans son cœur.

Je l'admirais plus que tout, je crois, et elle, elle m'admirait. Elle refusait de voir mes innombrables défauts, elle refusait de voir ce que les autres voyaient quand ils me regardaient – elle refusait de voir l'homme sans honneur que je n'ai jamais cessé d'être.

C'est peut-être pour cela que je lui ai rendu ses baisers avec passion, que je me suis noyé avec délectation dans ses yeux de saphir, que je l'ai laissée me prendre par la main à la vue de tous et me défendre inlassablement.

La putain du Régicide, qu'ils l'appelaient.

Brienne disait s'en moquer, et je crois bien qu'elle était sincère.

Moi, je ne m'en moquais pas.

J'avais honte, honte d'avoir apporté l'opprobre sur elle.

J'avais honte de me demander si toute cette histoire allait finir par remonter aux oreilles de Cersei, quand bien même je n'avais fait que lui rendre la monnaie de sa pièce.

Un jour, la honte est devenue trop difficile à supporter.

Je suis parti au beau milieu de la nuit sans un regard en arrière.

Brienne n'aurait jamais dû me prendre en pitié et tomber amoureuse de moi.

Je suis persuadé qu'elle le regrette encore aujourd'hui.

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Quand j'entends sa voix, je pense que j'ai fini par mourir dans mon sommeil sans même m'en apercevoir, la douce délivrance que j'ai été trop lâche pour m'accorder et pourtant, la sensation de sa main sur mon bras est tout ce qu'il y a de plus réel.

« Jaime. »

Je me retourne lentement et, pour la première fois depuis des années, me plonge dans la couleur émeraude que j'ai aimée et haïe plus que tout.

« Tyrion. »

Il s'installe en face de moi, nous nous dévisageons en silence pendant de longues secondes. Je finis par baisser la tête vers ma chope de bière, transpercé par son regard inquisiteur.

« J'ai failli ne pas te reconnaître, » avoue t-il, brisant le silence. « Main d'Or. »

Tyrion a relativement peu changé depuis la dernière fois que je l'ai vu – lui a encore l'air d'un lion.

« Comment tu m'as trouvé ? »

« Est-ce vraiment important ? »

Ses poings se sont crispés, je sens la colère bouillonner en lui, un fléau de Valyria d'un nouveau genre.

Il ne tarde pas à le laisser exploser.

« Six ans, Jaime. Six ans. »

Je n'ai bien évidemment rien à dire pour ma défense. Le silence est la seule réponse que je puisse lui offrir.

« Je t'ai attendu. Je t'ai attendu pendant des mois... parfois, j'étais tellement furieux contre toi que je me mettais à hurler que je ne voulais plus jamais te revoir, même si personne n'était là pour m'entendre, mais je finissais par fondre en larmes et prier tous les dieux de ce monde pour que tu reviennes. »

La culpabilité est un poison terrible auquel je me suis pourtant habitué.

« Je suis désolé, » je parviens à murmurer.

Un rire amer s'échappe de ses lèvres.

« Si tu étais vraiment désolé, tu serais revenu. »

J'envisage un instant de lui dire que j'ai songé à rentrer à Westeros plus de fois que je ne peux le compter avant de renoncer. Je crois bien que cela ne ferait qu'attiser davantage le feu de sa colère et j'ai vu bien trop de flammes dans ma vie.

« Je t'ai attendu, » répète Tyrion, désespéré d'obtenir une réaction de ma part. « Cersei t'a attendu. »

J'avais beau m'attendre à ce que ce prénom surgisse tôt ou tard dans la conversation, le choc n'en est pas moins rude.

« Quand je suis revenu au Donjon Rouge avec Daenerys, elle m'a demandé où tu étais passé. »

« Et que lui as-tu répondu ? »

Je suis suspendu à ses lèvres, horriblement curieux de connaître la réaction de Cersei, curieux de savoir si une blessure est apparue dans ses émeraudes, curieux de savoir si cette meurtrissure était semblable à celle qu'elle m'a infligée.

« Que tu étais parti. »

« C'est tout ? »

Sa bouche se tord en une terrible grimace.

« Etant donné l'état dans lequel elle était, il ne m'a pas semblé opportun de lui révéler que tu avais passé des semaines dans le même lit que Brienne. »

J'ai entendu des rumeurs, ici, des rumeurs sur la véritable nature de son mariage avec Euron, des rumeurs de la même couleur que les bleus qui recouvrent les bras des prostituées après une étreinte trop brutale.

J'ai toujours refusé de les croire. Elles ne peuvent pas être vraies.

J'en serais mort, sinon.

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Je me souviens d'un soir à Winterfell peu avant mon départ. Je regardais les étoiles dans la nuit noire avec Tyrion en l'écoutant me parler de Sansa.

Il était heureux, et moi, le voir heureux me rendait heureux. La honte s'évanouissait, au moins pour un temps.

« Tu vas l'épouser ? » ai-je demandé.

« J'aimerais bien, » a t-il répondu, un peu gêné. « Je... j'aimerais fonder une famille avec elle. »

Il a fermé les yeux et j'ai pu voir sans aucune difficulté les douces images qui virevoltaient dans son esprit – des vœux prononcés devant l'arbre-cœur, un ventre gonflé, des enfants aux cheveux roux et aux yeux verts gambadant dans la neige.

« Ce serait merveilleux, » ai-je répondu dans un souffle.

Il s'est tourné vers moi, le regard rêveur.

« Et toi ? Tu aimerais fonder une famille avec Brienne ? »

L'image d'un autre ventre plein de vie s'est imposée à moi, mais elle n'était pas accompagnée de deux yeux saphirs.

Des émeraudes tranchantes m'ont découpé en un million de flocons de neige dégoulinants depuis la partie la plus torturée de mon esprit.

Je ne me souviens pas de ce que je lui ai répondu.

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« J'étais avec elle quand elle a perdu le bébé. Ton bébé. »

J'accuse le coup en silence. Je savais que ce lionceau n'est jamais venu au monde – je n'ose pas me demander s'il le serait si j'avais été aux côtés de Cersei.

« C'est arrivé au milieu de la nuit. Elle s'est réveillée en hurlant. Il y avait tellement de sang que j'ai cru qu'elle allait y rester. »

Essaie t-il de me torturer avec une lame aiguisée de culpabilité ?

« Qu'est-ce que tu faisais avec elle au milieu de la nuit ? » je demande, une pointe de désespoir dans la voix.

Je ne veux pas entendre parler de la souffrance de celle qui n'a jamais cessé d'être mon autre moitié, je ne veux pas qu'on me rappelle ma lâcheté, je veux juste continuer de boire encore et encore, jusqu'à oublier.

Une drôle de lueur apparaît dans les yeux de Tyrion.

« Je dors avec elle. »

Il ne m'apportera aucune justification, parce qu'il ne me doit rien du tout et le pire dans tout ça est que je le sais parfaitement.

« Dormir ? C'est tout ? »

Sa réponse me fait l'effet d'une déflagration.

« Non, ce n'est pas tout. »

Ce qu'il dit ensuite me rappelle en tout point l'ignoble trahison dont j'ai été victime un peu plus de six ans plus tôt.

« Nous faisons l'amour. »

J'essaie de me convaincre que ce n'est qu'une autre provocation de sa part, quelque chose destiné à faire rugir de nouveau le lion qui est mort en moi, mais les océans verts de ses yeux n'ont jamais autant crié la vérité.

Lorsque je lève le poing pour l'abattre sur son visage, ses doigts se referment sans aucun mal autour de mon poignet et m'arrêtent aussi facilement que si j'étais fait de chiffon, ce qui est peut-être bien le cas.

« Nous avons un fils, » poursuit-il alors que mon bras retombe lourdement sur le table, comme vaincu. « Baelor. »

Je fronce les sourcils, écoute à peine le récit qu'il me fait de la façon dont cet enfant leur a été arraché par l'ambition mourante de Daenerys. Ce n'est pas ce qui m'intéresse.

« Tu as attendu combien de temps ? »

C'est à son tour d'être pris au dépourvu.

« Je te demande pardon ? »

« Tu as attendu combien de temps avant de coucher avec elle ? » je murmure en tentant de contrôler la rage dans ma voix.

Il ne me gifle pas et pourtant, c'est tout comme.

« Plus longtemps que tu as attendu avant de coucher avec Brienne. »

Je porte la chope de bière à mes lèvres mais il n'y en a plus une seule goutte, et je n'ai pas la force de me lever pour aller la faire remplir de nouveau. Ma gorge est brûlante.

« Tu n'as pas le droit d'être jaloux, » poursuit Tyrion, plus glacial que jamais.

Des larmes se mettent à couler sur ses joues, mais je suis bien incapable de déterminer quelle saveur elles ont, pas alors que des rivières de remords non pleurées me consument les yeux depuis des années.

« On t'a attendu, Jaime ! » rugit-il finalement. « Tu nous as laissés tombés, et on t'a attendu pendant des mois. Mais tu n'étais pas là, et on se sentait seuls. On se sentait vides. Personne d'autre ne pouvait nous comprendre... alors on s'est consolés comme on a pu. »

J'imagine leurs deux corps enlacés, les gémissements remontant de leur gorge en notes de plaisir, l'extase enflammant leurs veines, je me sens mal. Cette fois, c'est moi qui ai le malheur d'être le troisième dans notre trio dysfonctionnel, celui que les deux autres ne remarquent pas toujours, perdus dans leur obsession l'un de l'autre.

« Et Sansa ? »

Son visage se ferme, la douleur déforme ses traits.

« Sansa ne m'aime plus. Et je ne l'aime plus non plus. »

« Tu aimes Cersei ? »

Je me demande pourquoi je pose cette question dont je n'ai pas envie de connaître la réponse.

« Oui. »

« Et elle, elle t'aime ? »

Cette fois, il hésite.

« Oui. »

C'est un mot plus douloureux que la lame qui m'a privé de ma main droite il y a toutes ces années.

« Je croyais que Baelor était le fils d'Euron, » je dis, dans une tentative désespérée de changer de sujet.

« Les dates ne collent pas. »

Je ne lui fais pas remarquer que cela fait une éternité que les dates se mélangent dans ma tête aussi sûrement que les lettres – la récompense des ivrognes.

« Ça ne t'a rien fait, de passer après lui ? » je l'attaque, les dents serrées. « Comment s'y est-elle pris pour déverser son poison mensonger dans ton esprit ? »

Un affreux goût de bile se répand dans ma bouche. J'ignore quel est le pire entre voir Cersei avec Euron Greyjoy et l'imaginer dans les bras de mon propre frère.

« Tu n'as pas entendu les rumeurs ? » s'étonne t-il.

Je hausse les épaules. Des gouttes de sueur me coulent dans le dos.

« Ce ne sont que des rumeurs. »

Je ne crois pas avoir déjà vu autant de dégoût dans ses prunelles qui, jadis, brillaient d'admiration lorsqu'elles se posaient sur moi, et j'ai la certitude qu'il est autant dirigé vers Euron que vers moi.

« Des rumeurs ? » répète t-il dans un affreux gloussement dépourvu de joie.

J'ai envie de m'enfuir loin, très loin de cette tragique allégorie de l'amertume qu'est devenu mon petit frère mais c'est inutile, mes jambes ne me porteraient pas plus de quelques mètres et je m'écroulerais avec fracas sur le sol au milieu des débris de ma dignité.

« Elle m'a raconté ce qu'il lui a fait, » lâche t-il en détachant chaque syllabe, comme autant de coups de poignards dans mon cœur, ou ce qu'il en reste.

« Tyrion... »

« Il l'a jetée dans une cellule dès l'instant où il est devenu roi. Une cellule exiguë, sans fenêtres. Parfois, il oubliait d'ordonner qu'on lui apporte à boire et à manger. »

« Tyrion, arrête... »

« Tous les jours, sans exception, il venait. Et, tous les jours, il la violait. »

« Ça suffit... »

« Elle m'a dit que les assauts de Robert pouvaient s'apparenter à de la tendresse par rapport à ce qu'il lui a fait subir. Plus elle hurlait et plus ça l'excitait. Il... »

« ASSEZ ! »

Je ne peux plus supporter une parole de plus. Je me lève précipitamment et titube tant bien que mal jusqu'à l'extérieur du bordel.

Puis, je tombe à genoux et je vomis mes regrets, ma honte et ma haine de moi-même en même temps que le maigre contenu de mon estomac.

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Pourquoi es-tu venu ici, Tyrion ? Tu t'es glissé à mes côtés, tu me frottes le dos tandis que je continue de vomir, et puis tu te charges de m'essuyer la bouche avec délicatesse. Je vois la pitié dans tes yeux, te demandes-tu comment je suis en arrivé là ? As-tu la moindre idée qu'un poison bien plus mortel que notre sœur me tue à petit feu ?

Tu m'aides à marcher jusqu'à un mur. Je m'appuie dessus et me laisse aussitôt glisser sur le sol, vidé de toute force. Tu t'installes à côté de moi et, exactement comme avant, nous levons les yeux vers le ciel pour regarder les étoiles.

« Tu as un fils, » m'annonces-tu sur le ton de la conversation. « Brienne était enceinte lorsque tu es parti. Il s'appelle Arthur. »

Je reçois cette nouvelle sans ressentir ni peine, ni joie.

« C'est pour ça que tu es revenu ? » je demande, la voix brisée. « Pour me demander d'agir avec honneur et de revenir vers Brienne pendant que toi, tu élèveras ton fils avec Cersei ? »

« Non, » tu me réponds sans chaleur. « Je ne veux pas que tu agisses avec honneur. On se fout de l'honneur. »

Tu te lèves et te plantes devant moi, plus déterminé et amer que jamais.

« Je veux que tu rentres avec moi à Port-Réal. Je veux que tu répares le mal que tu nous as fait, à moi et Cersei. »

Je te dévisage les yeux ronds. Les mots restent coincés dans ma gorge.

« Tu nous manques Jaime, » tu finis par craquer avant de fondre en larmes et de te jeter dans mes bras.

Je te serre aussi fort que je le peux, comme quand tu étais petit et que j'étais toujours ton héros, tout en te rejoignant dans tes larmes désespérées.

« Reviens, s'il te plaît. Reviens-nous. »

Tu ne me dis pas que tout a changé, que rien ne sera plus jamais comme avant entre nous trois, pas plus que tu ne me promets que tout va s'arranger. Tu ne m'offres que la laide et insupportable réalité, celle où la femme que j'ai rêvé d'épouser plus de fois que tu ne pourras jamais l'imaginer est aussi bousillée que moi – aussi bousillée que toi.

Je te serre un peu plus fort.

oOo

Des cloches tout à coup sautent avec furie

Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,

Ainsi que des esprits errants et sans patrie

Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

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- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,

Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,

Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,

Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

oOo

Je n'ai plus d'espoir.

Il faudra qu'ils en aient pour trois.


Le prochain personnage sera Cersei.