Ce one shot est le résultat de la juxtaposition de deux phrases lancées à la dérobée dans Mourir Peut Attendre.
« De grâce, puis-je passer une soirée tranquille avant l'apocalypse ? » par Q, alors que Moneypenny et Bond font irruption chez lui au milieu des préparatifs d'un dîner romantique.
« Ne vous fatiguez pas, Q, je sais que vous l'hébergez. » par M, alors que Q feint la surprise de retrouver Bond dans son bureau.
Un spectateur avisé - ou ayant à lui seul financé le prochain opus par un nombre indécent de visionnages au cinéma (je plaide coupable) - se demandera ce qu'il a manqué dans l'ellipse entre la première scène, chez Q, et la deuxième, dans le bureau de M.
Une question s'impose alors d'elle-même : qu'est-il arrivé au rancard de Q ?
J'espère que vous apprécierez cette courte histoire - si c'est le cas, n'hésitez pas à me le faire savoir dans les commentaires !
- Oliver Mansfield
Les deux notes de la sonnette résonnèrent dans l'appartement et une lueur d'espoir s'alluma dans les yeux de Q. Elle s'éteignit dès qu'il reconnut son visiteur sur l'écran de l'interphone. Ce n'était que Bond.
La mélodie retentit une seconde fois. Q verrouilla son ordinateur, traversa l'entrée en quelques enjambées et ajusta ses lunettes d'un geste automatique. L'image pixelisée de Bond lui souriait à travers la caméra. Q soupira et le laissa entrer. Comment Eve Moneypenny l'avait-elle convaincu d'héberger 007 chez lui ?
Bond poussa la porte avec plus de retenue qu'il ne l'avait fait quelques heures auparavant.
— Bonsoir, Q, fit Bond d'un ton enjoué. Il n'est pas trop tôt, j'espère ?
— Non, non, c'est bon, répondit Q.
Bond le contourna pour jeter un sac de voyage sur le canapé en cuir. Il se débarrassa de sa cravate et ouvrit les deux premiers boutons de sa chemise.
— Le rendez-vous s'est bien passé ? lança Bond depuis le fond de la pièce.
— Très bien. Super, même. On a beaucoup de choses en commun.
Bond drapa sa veste Tom Ford grise sur le dossier d'un fauteuil. Il retira ses boutons de manchette et les laissa tomber dans le vide-poches avec un tintement métallique. Son regard bleu glace se promena de la cuisine à la table, dressée pour deux. Pas un couvert n'avait été déplacé.
— Il vous a posé un lapin.
— Non, mentit Q.
Bond lui jeta un regard oblique. Il n'était pas dupe.
— Ne vous en formalisez pas, Q. Il ne sait pas ce qu'il manque.
Q haussa les épaules et enfouit les mains dans les poches de son pantalon. Bond rejoignit la cuisine d'un pas souple, souleva le couvercle en bambou du panier vapeur et planta une baguette dans une brioche fourrée à la viande. Q s'approcha à contrecœur, les yeux fixés sur le parquet.
— Cela ne vous arrive jamais, n'est-ce pas ? demanda Q.
— Vous seriez surpris. (Bond mordit dans la brioche et haussa un sourcil.) C'est délicieux, Q. Quand avez-vous appris à faire ça ?
— Singapour, pendant ma thèse. J'avais beaucoup plus de temps qu'il est raisonnable d'en accorder à un élève en doctorat.
Un sourire fendit le profil de Bond. Dans la demi-obscurité de la cuisine, Q ne distinguait que les contours de son visage contusionné. Une demi-décennie s'était écoulée depuis leur dernière rencontre, mais son charme espiègle était resté intact.
Bond saisit le panier en bambou et indiqua la table d'un geste de la tête.
— Allez, Q. À table. C'est trop bon pour être gaspillé.
Q secoua la tête et vint s'asseoir à la place de son invité. Avant de le rejoindre, Bond récupéra les verres et la bouteille de Saint-Émilion qu'il avait abandonnés lors de sa précédente visite. D'une main experte, il les remplit à moitié et en présenta un à Q. Il porta un toast sans destinataire, mais s'arrêta avant que le verre ne touche ses lèvres.
— Ça va, Q ? demanda-t-il.
— Oui, répondit Q en levant son verre à son tour. Désolé. J'ai juste l'impression …
Sa voix s'éteignit alors qu'il constatait la quantité de gadgets à moitié terminés qui traînaient dans l'appartement. Il était clair que personne d'autre n'habitait ici depuis des années.
L'un de ses Sphynx sauta sur le bureau et faillit renverser une statuette en bronze. Q se leva d'un bond, retenant un juron, et replaça le chat dans son arbre.
— … qu'il est temps de changer la décoration ? s'amusa Bond après une gorgée de vin.
Q essaya de lui jeter un regard noir, mais la bonne humeur de Bond était contagieuse. Il se rassit, saisit une paire de baguettes et répartit les brioches restantes avec une agilité surprenante.
— Je ne veux pas vous ennuyer avec mes problèmes de cœur. Ou de chats. Qu'en est-il de vous, Bond ? Aucune femme ne vous a encore arraché des bras de Sa Majesté ?
Bond chercha des couverts du regard, et sembla soulagé de trouver une fourchette et une cuiller de son côté de la table.
— J'ai déjà donné, répliqua-t-il sans lever les yeux de son assiette. Et pourquoi ce serait une femme ?
Q écarquilla les yeux, stupéfait. Il ajusta ses lunettes par réflexe, cherchant à formuler une pensée cohérente. Mais quand il y parvint, l'instant était passé, et Bond semblait très peu intéressé à l'idée d'en discuter davantage.
Le sujet de la conversation dériva vers les récentes découvertes de Q sur les données du disque dur d'Obruchev. Il était évident qu'entre les mauvaises mains, le projet Héraclès aurait des conséquences dramatiques. Interrogé sur les circonstances du détournement de l'arme à Cuba, Bond se montra réticent. Il marmonna une ou deux réponses monosyllabiques avant de se taire pour de bon.
— Bond, l'apostropha Q. Y a-t-il un problème ?
Du bout de sa fourchette, Bond piqua à plusieurs reprises sa dernière rondelle de courgette. L'espace d'un instant, Q crut détecter une pointe de tristesse dans ses yeux.
— Vous pouvez m'en parler, reprit Q. Je ne dirai rien à M.
— M est au courant, répondit Bond d'un ton sec.
Son regard d'acier se posa sur Q, toute trace de faiblesse évaporée.
— Notre cher docteur avait un contact à la CIA. Leiter ne s'en est pas sorti.
Q tendit la main et la glissa dans celle de Bond. Il regretta son geste une fraction de seconde trop tard et essaya de faire marche arrière, mais Bond le retint. Q sentit ses pommettes s'embraser.
— Je suis désolé, James, bredouilla-t-il. Je ne le connaissais pas très bien, mais je sais que vous étiez amis.
— C'est une façon de le dire.
— Je suis désolé, répéta Q. Je n'imagine pas à quel point ça doit être difficile.
James Bond et … Felix Leiter ? Une heure plus tôt, l'idée lui aurait paru saugrenue. Mais à cet instant, avec James traçant de petits cercles du pouce sur le dos de sa main, Q pouvait l'imaginer sans mal. Il tritura ses lunettes sans réussir à dissiper son embarras.
— Vous avez du feu ? demanda James en produisant un cigare de la poche de son pantalon. Je comptais l'offrir à Felix, mais les circonstances en ont décidé autrement.
Le nez de Q se fronça en signe de désapprobation, mais il ne pouvait pas protester. Il était soulagé d'avoir une raison de rompre le contact avec James.
Q se leva et manqua de trébucher sur sa chaise. Il se planta devant le plan de travail, les poings sur les hanches, creusant sa mémoire à la recherche d'un paquet d'allumettes. Sa réflexion était perturbée par le regard de James dans son dos – ou peut-être par le souvenir frais de sa peau contre la sienne. Q dut retourner trois tiroirs avant de trouver les allumettes à leur place. Son pouce caressa le grattoir d'un geste nerveux. Il prit une longue inspiration avant de se retourner.
James avait retroussé les manches de sa chemise, révélant des avant-bras musclés zébrés de fines cicatrices. Il était penché en avant à l'extrémité de sa chaise, les coudes sur les genoux, Q comme seul objet de son attention. Une main aux jointures rougies pendait dans le vide, l'autre tenait le cigare entre ses lèvres. Son regard invita Q à s'asseoir.
Q s'exécuta, déplaçant sa chaise de sorte à se trouver du même côté de la table que James. Il réussit à craquer une allumette du premier coup et James pencha son visage dans sa direction. D'une main tremblante, Q porta l'allumette à l'extrémité coupée du cigare. Les iris glacés ne le quittèrent pas un instant. Quelques longues secondes s'écoulèrent avant que James ne saisisse le poignet de Q pour le stabiliser. Le cigare s'embrasa enfin et James lâcha Q juste à temps pour qu'il souffle la flamme. La sensation de brûlure était plus vive sur son avant-bras qu'à l'extrémité de ses doigts.
James tira longuement sur le cigare avant d'exhaler un nuage opaque. La fumée tourbillonna dans l'appartement, et avec elle l'arôme épicé du tabac cubain. James fumait d'un geste automatique, le regard perdu dans le vague. Était-ce à Leiter qu'il pensait ? Son genou frôla la cuisse de Q et ce dernier se redressa dans son siège, la main serrée sur son poignet. James se rendit compte que la combustion approchait du sceau estampillé « Delectados » et il tendit le cigare à Q.
— Oh, James, je n'ai jamais … fit Q en secouant la tête. Vous vous moqueriez de moi si j'avouais n'avoir jamais fumé ?
— Jamais, répondit James avec un sourire en coin.
Q sembla réfléchir un instant, mais il finit par saisir le cigare.
— Pour Felix, alors, fit-il.
— Pour Felix, répéta James. N'avalez pas la fumée.
Q jaugea le cigare d'un air peu rassuré. Il le porta à ses lèvres et tira une courte inspiration avant de le rendre à James dans la précipitation. Son palais prit feu et ses yeux s'emplirent de larmes, mais il réussit à réprimer la quinte de toux qui lui chatouillait la gorge. Il souffla un minuscule nuage gris sous le regard solennel de James, qui reprit la parole avant que Q n'ait trouvé une excuse pour fuir son propre salon.
— Tu veux savoir ce qu'il m'a dit avant de mourir ? lâcha James d'un ton détaché. (Il roula le cigare contre le bord de son verre et les cendres tournoyèrent dans un fond de vin tiède.) « Fais en sorte que ça en vaille la peine. »
James tira une dernière fois sur le cigare avant de l'éteindre dans son assiette. Il tendit la main à travers les volutes de fumée et caressa la mâchoire de Q.
— Bonne nuit, Q, fit-il avant se pencher pour l'embrasser.
Le cœur de Q eut un raté. La barbe de James lui piquait le menton, mais il ne sentait que la douceur de ses lèvres. Il attrapa le bras de James pour le retenir. James laissa échapper un soupir et son autre main se serra sur la cuisse de Q. C'était chaud et doux et trop vite, c'était fini. James s'éloigna et la main de Q retomba le long de son corps.
James se leva et gravit les marches de l'entrée sans un regard pour Q. Il disparut en haut de l'escalier, ne laissant derrière lui que l'odeur âcre du tabac froid.
