Chapitre 64 : Le danger à venir
Comme chaque fois qu'il rêvait de l'île des Bénis, Merlin se trouvait face à la déchirure tourmentée du voile.
Comme chaque fois qu'il rêvait de l'île des Bénis, il fut soudain plongé dans une obscurité aveuglante et silencieuse.
Seul restait visible un sablier, dont l'écoulement arrivait aujourd'hui presque à son terme.
Bientôt.
Il se réveilla le cœur battant dans le campement de fortune qu'il avait établi avec Gauvain. La première chose qui le frappa fut le mal de tête hérité de leurs beuveries. Vibrant, intense, sans pitié. Lorsqu'il essaya d'ouvrir les yeux, la lumière du jour l'éblouit et il se décida bien vite à les refermer. Il comprit au même moment qu'il valait mieux rester immobile pour ne pas renforcer sa nausée au point de la rendre… incontrôlable. Le seul aspect positif de ce réveil était qu'il avait enfin retrouvé la maîtrise de sa magie. Quelle riche idée il avait eue d'accompagner le chevalier dans cette taverne !
Depuis sa couche, il pouvait entendre la voix de ce dernier, plutôt en forme et déjà levé pour nourrir leurs prisonniers tout en se moquant d'eux. Après les péripéties de la veille, ils avaient voyagé sur la route tout le reste de la journée avant de s'en écarter pour passer la nuit dans une clairière isolée. La carriole avait certes eu un peu de mal à suivre mais ils avaient fini par s'en sortir et s'étaient ensuite écroulés comme des pierres.
Toujours frissonnant suite à son rêve, Merlin s'inquiétait. Le sable était quasiment écoulé et il craignait ce qui se passerait sur l'île des Bénis lorsque le dernier grain tomberait. Cela allait plus ou moins coïncider avant la fin de la période d'ultimatum de Morgane et donc avec l'attaque de Mordred. Peut-être tout cela était-il lié d'une manière ou d'une autre. Que la jeune femme se rallie à l'armée ennemie ou non, elle était impliquée dans les évènements présagés puisqu'elle avait elle-même eu la vision qu'elle traverserait le voile séparant le monde des vivants de celui des morts. Alors quel serait son rôle ? Était-elle en danger ou était-elle le danger ? A priori, plutôt les deux à la fois. Passer de l'autre côté du voile signifiait normalement perdre la vie, comme cela avait été le cas avec Lancelot, mais il fallait espérer que le contexte ne serait pas le même. Morgane avait établi une forme de relation avec la Cailleach, il était donc envisageable que les circonstances de son passage diffèrent et lui permettent de survivre. Quant à en connaître la raison, c'était autre chose, et il fallait espérer qu'elle n'aurait rien de douteux. On en revenait à l'idée que la jeune sorcière représentait peut-être le danger et à la décision qu'il avait déjà prise de la mettre hors d'état de nuire.
Comme il l'avait déjà fait à la veille de la reconquête de Camelot, il placerait sous son lit un cataplasme et la laisserait passer une nuit entière dessus. Cette fois-ci, il utiliserait un sortilège un peu plus subtil : au lieu de créer un système qui puiserait en lui pour bloquer complètement les pouvoirs de Morgane à chaque fois qu'elle tenterait d'y faire appel, il établirait une connexion un peu différente lui permettant de décider à chaque instant s'il souhaitait ou non l'empêcher de s'en servir. Cette possibilité se maintiendrait plusieurs jours, comme cela avait été le cas avec son précédent sort, qui était resté actif encore quelques temps après la fin de la bataille. Il pouvait donc placer l'objet chez elle dès leur retour à Camelot, pour que l'enchantement soit toujours effectif au moment de l'attaque de Mordred, et ce même si les affrontements venaient à démarrer un peu plus tard qu'il ne le prévoyait. Bien sûr, il éviterait de drainer la magie de la jeune femme avant ce jour-là pour qu'elle ne se rende compte de rien.
Résolu, il parvint finalement à se redresser et à garder les yeux ouverts malgré l'agression subie par tous ses sens. Il devait fabriquer le cataplasme dès maintenant afin de se rendre directement chez Morgane à l'approche du château. Après un salut à Gauvain, il mangea rapidement un morceau de pain, qu'il avait gardé de leur repas à la taverne. Le chevalier lui retourna un clin d'œil avant de se pencher vers les chevaux pour les nourrir à leur tour.
-C'est par vous que j'aurais dû commencer, leur confia-t-il en jetant un regard dégoûté aux prisonniers.
Le sourire aux lèvres, Merlin se mit en quête des herbes dont il avait besoin en s'éloignant à travers la forêt.
Son rêve tournait en boucle dans son esprit. Que l'évènement à venir sur l'île des Bénis implique ou non la mort de Morgane, qu'il soit ou non le résultat de la menace qu'elle représentait, une chose était sûre : il serait décisif. Ce qui se jouait était plus grand que le destin d'une seule personne, sinon Merlin n'aurait pas reçu ces visions.
Devait-il se rendre là-bas pour essayer de comprendre ce qui s'y tramait ? Il se ravisa immédiatement. Rien de ce qu'il entreprendrait ne changerait quoi que ce soit. Une fois le futur écrit, on ne pouvait pas revenir dessus, il ne le savait que trop bien. Un voyage sur place le renseignerait peut-être sur ce qui devait se passer mais sans lui donner les moyens d'y changer quoi que ce soit, et il risquait même de précipiter les choses comme il avait pu le faire par le passé lorsqu'il avait observé des bribes d'avenir. Quitte à ce que tout se déroule comme c'était écrit, il préférait encore que ce soit le résultat de son inaction plutôt qu'en y allant et en se rendant lui-même responsable d'une catastrophe prophétique. Quoiqu'il en soit, il valait mieux qu'il en sache le moins possible sur ce qui s'annonçait : il détestait connaître l'avenir sans pouvoir l'influencer. C'était pour cette même raison qu'il se tenait encore à l'écart de la bibliothèque de l'Archiviste et de la tentation de ses cristaux. Une telle terreur avait certainement une part d'irrationnel, mais elle était suffisamment enracinée dans son expérience personnelle pour le paralyser.
Certaines choses étaient inévitables. La trahison de Morgane et celle plus récente de Mordred, toutes deux prédites par le Grand Dragon, en étaient la preuve.
Et pourtant aujourd'hui il y avait Aithusa. Aithusa avait réussi à modifier l'avenir en sauvant Morgane, mettant par là-même l'avènement d'Albion en danger puisqu'elle avait troublé des prophéties millénaires. En tant que dragonne blanche, elle avait ce pouvoir et elle l'avait prouvé. Mais quel niveau de maîtrise avait-elle sur cette capacité dont elle n'avait pour l'instant usé que par accident ? Habité par l'esprit de fatalité, Merlin restait intimement convaincu que ce qui était écrit était condamné à se produire, en tout cas dans la grande majorité des cas. Cela dit, ne se devait-il pas au moins de contacter Aithusa pour lui parler de son rêve ? Même si elle n'avait qu'une infime chance de modifier avec succès le cours des évènements, il pouvait essayer. C'était un cas exceptionnel, il n'était bien sûr pas question de rendre le processus régulier en se plongeant quotidiennement dans l'avenir et en comptant sur la jeune dragonne pour aller contre tous les désastres ainsi décelés.
Il s'apprêtait à l'appeler comme il le faisait habituellement avec Kilgarrah, mais il se retint au dernier moment. Elle devait encore être en deuil. Il ne voulait pas la troubler en l'obligeant à venir à lui alors que ce n'était pas nécessaire. L'important était que l'information lui parvienne et non qu'elle se déplace en personne. Il aurait dû demander de ses nouvelles à Kilgarrah lorsqu'il l'avait vu, malheureusement la priorité à ce moment-là avait été de libérer ses amis et il avait manqué de temps pour le reste. Levant le visage vers le ciel, il opta pour une variante de son cri de Seigneur des Dragons dans laquelle il n'intimait pas à la jeune dragonne de le rejoindre. Au lieu de cela, il lui parlait de son rêve et de celui de Morgane. Il lui demandait si elle pouvait se pencher sur la question, armée de son aptitude à déjouer le destin. Il termina son message par une note plus personnelle, lui communiquant qu'il se faisait du souci pour elle et qu'elle pouvait compter sur lui pour la soutenir. Nul doute qu'elle souffrait encore de la mort de l'Archiviste, et il voulait être là pour elle si elle le souhaitait.
Une fois son appel lancé, il prit une longue inspiration. C'était à présent entre les mains d'Aithusa, si elle pouvait faire quoi que ce soit. Ce dont il doutait toujours. Il consacra encore quelques minutes à l'exploration des alentours et à la préparation du cataplasme, mais il n'avait pas tous les ingrédients nécessaires. Il les trouverait sur le chemin du retour.
Lorsqu'ils se remirent en route, il s'efforça d'observer le paysage avec attention. A chaque fois qu'il repérait une herbe dont il avait besoin, il descendait quelques instants pour la cueillir. Il ne leur fallut que quelques heures pour voir le château de Camelot apparaître à l'horizon et, lorsqu'ils atteignirent les champs voisins de la cité, le cataplasme était prêt.
Contempler les tours de la citadelle faisait immédiatement danser devant son regard des images d'Arthur, et il se demanda si ce dernier souffrait encore de l'humiliation infligée par Mordred. Demeurait aussi la question angoissante de savoir comment il percevait Emrys et le fait d'avoir été sauvé par un sorcier. Le roi connaissait désormais les circonstances de sa naissance et de la Purge : il se savait né de la magie sur le caprice d'Uther, et il savait que la mort d'Ygraine avait déclenché la persécution des sorciers. Mais comprenait-il qu'elle en était l'unique raison ? Que rien ne justifiait réellement ces massacres ? La première fois qu'il avait découvert cette vérité, avant que Merlin ne lui mente pour l'empêcher de tuer son propre père, il avait semblé le saisir. Mais ils avaient traversé tant d'épreuves depuis ce jour-là, des épreuves qui n'avaient pu que renforcer sa croyance selon laquelle la sorcellerie était forcément malveillante. Morgane l'avait trahi. Mordred l'avait trahi. Dragoon l'avait, au moins en apparence, trahi aussi. Il n'était donc pas certain qu'Arthur suivrait le même raisonnement cette fois-ci, et Merlin devrait l'interroger le plus subtilement possible lorsqu'il le retrouverait.
Il gloussa nerveusement. Était-il vraiment nécessaire de se montrer subtil ? Il était passé maître dans l'art de dissimuler son secret, mais seulement parce que le roi était lui-même maître dans l'art de l'aveuglement. Cette constatation était douce-amère.
La carriole ralentit. Assis côte à côte à l'avant, Merlin et Gauvain n'avaient pas vraiment ressenti le besoin d'échanger sur le trajet. Ils étaient parfaitement satisfaits de profiter de ce moment de paix en silence. Le jeune sorcier avait concocté sa préparation devant lui mais sans entrer dans le détail de ce qu'il prévoyait, expliquant simplement qu'il la destinait à Morgane. A présent, il était temps de passer à l'action.
-Séparons-nous ici, dit-il.
Il tira sur les rênes des chevaux pour que ceux-ci s'arrêtent complètement.
-Tu te rends chez elle ? demanda Gauvain.
La gorge nouée, Merlin acquiesça sans pouvoir dire un mot.
-Tu prends la bonne décision.
-Je le sais bien… Je ne compte même pas lui faire de mal, tu sais, juste enrayer ses pouvoirs sur une courte durée. Je ne sais pas pourquoi cela me travaille autant.
-Tu as l'impression de la trahir.
-Le fait est qu'on ignore si on peut lui faire confiance, et je ne peux pas mettre Camelot en danger en refusant de voir cette vérité en face.
Gauvain le regardait avec compassion, mais son sourcil se haussait subtilement.
-Je te retrouverai à Camelot, souffla le jeune sorcier en descendant à terre.
Il se mit en route en serrant contre lui le cataplasme.
Note : Merci à Sapindetin, Gwenetsi et udkudk pour leurs reviews, ainsi qu'à Shainat pour l'ajout de cette histoire à ses favoris, et ascott19 qui s'y est abonné(e).
