C'est l'odeur de sang et de merde qui réveillait Daryl. Encore une fois, une odeur de mort brûlait ses narines, l'oppressant déjà alors qu'il n'avait pas encore recouvré sa pleine conscience. Quelque chose d'acide aux relents métalliques qui donnait un résultat des plus repoussants, rien à voir avec le parfum de nature et d'homme auquel il s'était habitué. Son instinct de chasseur se réveilla avant lui ; en un instant, ses yeux encore fermé, il s'inquiétait du moindre bruit, cherchant le cri d'une volaille, le pas discret d'un mammifère, le saut agile d'un batracien pataugeant en contre-bas, même le vent frappant la pierre dans un chuintement indolent. Mais tout le ramenait à la chaire en décomposition qui menaçait de lui faire rendre son dîner.

Forcé par le dégoût, il se levait en grommelant malgré l'inconfort de l'herbe boueuse qui lui servait de matelas, se réchauffant sans précipitation sous un soleil blafard rendu timide par l'hiver tardif qui lui avait gelé les jumelles bien plus que nécessaire à son goût. En quelques gestes, il foutait tout son bordel dans un sac à la fermeture prête à s'exploser au moindre choc, avant de fuir en forêt. Ils avaient installé leur campement à la jonction entre la banlieue de Fredericksburg et sa forêt peu dense, sous un pont qu'un heureux hasard avait placé là et laissé intact, les gardant à l'abri des regards indiscrets. Mais il n'en était pas moins qu'il y avait quelques désavantages à vivre dans le coin, notamment, ce que Daryl avait compris rapidement, une certaine tendance des créatures sans vie à faire le grand saut depuis que les fines barrières bordant autrefois le pont s'étaient faites enfoncées par un poids lourd. Il semblait que, comme chaque nuits, plusieurs d'entre-elles se soient retrouvées éclatée sur le sol, os brisés, leurs gueules béantes claquant encore dans la direction de ses paires, ne pensant qu'à chopper un snack, et que Dan, Joe et Tony, de gardes successives, aient eu à les achever. Si bien qu'il ne pouvait plus rester dans le coin tant que la fine brise se levant timidement renvoyait les relents vers le camp.

Et en effet, s'étant éloigné, gardant autant que possible un petit regard protecteur sur les visages bouffis de sommeil et de saleté, il retrouvait la petite vie apaisante du milieu. Il n'était pas le seul chasseur du groupe mais définitivement le meilleur, et surtout le seul qui ne pouvait se passer de la sensation d'abandon, son corps se fondant petit à petit dans le silence naturelle ; ses pas perdus dans le fourmillement des détritivores, leurs mandibules s'activant sans répit, les perles de sueurs coulant sur les gouttelettes d'humidités en tracés luisant sur ses biceps en tension ; son souffle ne faisait qu'un avec les gémissements des rongeurs, les avertissements volatiles d'un aigle attentifs, les bruissements dans les feuilles à peines verdies. Le plaisir de la chasse n'avait jamais été dans la prise, juste dans l'échappée, quelques instants sans son père, sans Merle, sans le deuil de sa mère ou de son enfance arrachée. Aujourd'hui, c'était prétexte au luxe de la solitude que le groupe ne permettait qu'avec modération.

Enfin, ça l'aurait été, si une sensation désagréable ne lui parasitait pas le plaisir. Un dérangement qui lui était de plus en plus familier et qu'il le faisait un peu plus chier à chaque fois. Il n'était pas seul. Il ne pouvait dire comment il le savait, c'était un truc qu'il ressentait dans ses tripes, dans le paysage même, sans doute ses sens plus affiné que sa conscience lisait dans le silence ou la force du vent, affaibli par tous les troncs. Et alors que sa vision se réduisait à la seule pointe de sa flèche - bientôt visée dans l'œil d'un lapin svelte, au pelage si discret que Daryl avait bien cru devenir taré, à entendre ses sauts sans le voir – un raclement de gorge inconnu lui fit rater sa cible, et toute occasion de le tirer, s'il en croyait le soleil, bien réveillé maintenant.

-Désolé frère ! annonçait cette voix de connard qui grinçait aux oreilles de Daryl, « frère » sonnant comme une insulte sous ce ton malicieux.

Evitant de justesse d'envoyer le perturbateur se faire foutre avec quelques jurons bien placés qui heurterait la sensibilité des plus jeunes, le chasseur se retournait, foudroyant Len du regard, pour le grand plaisir de ce dernier, la flamme de chao dansant devant dans ses pupilles dilatées. Les bruns se fixant comme des lions en cage, s'approchant l'un de l'autre jusqu'à voir tout le mépris qu'ils s'inspiraient peint sur leurs grimaces énervées.

-Avec quel genre de connerie tu vas encore me faire chier ? demandait-il, caustique. L'emmerder ça allait, mais le priver d'une proie, c'était bien plus problématique.

-Du calme, je voulais juste m'assurer que tu ne te perdes pas. Je ne sais pas ce qu'on ferait sans toi.

La nuance dans sa voix ne laissait pas de doutes quant à son ironie, sa haine inexpliquée tordant ses mots en petits coups de poignard ; plusieurs scénarii fleurissaient dans l'esprit de Daryl, ses yeux d'un gris désabusé, en ayant bien trop vu pour briller, plongeant dans iris marron sans intelligence de Len. Le jeune homme était une énigme que le chasseur n'avait aucune envie de résoudre, à la fois capable des plus insidieuses manipulations pour ternir la popularité de Daryl auprès de Joe mais aussi profondément stupide. Tellement, qu'il ne compris jamais, malgré deux ans de cohabitation, que son ennemie était tout sauf une menace, au contraire ; ainsi, son inconstance rendait imprévisibles ses intentions, il pouvait l'avoir suivis pour l'accuser d'une énième entorse à ce putain de règlement que Joe semblait aimer encore plus ses ouailles, pour l'énerver assez et recevoir une bonne raclée, après quoi il s'empresserait de pleurer au pied de Joe, ou peut-être avait-il enfin les couilles de l'éliminer lui-même. Au point ou leur relation était, Daryl serait sans doutes très impressionné s'il arrivait à l'attaquer, fier peut-être, qui sait.

Mais non, l'idiot se contentait de le toiser méchamment, s'appuyant de l'avant-bras sur un tronc, ce qui était supposé lui donner plus d'assurance, attendant que son compagnon fasse le premier pas, la première gaffe plutôt, après quoi il trouverait quelques reproches à lui faire. Ennuyé de cet échange infertile, presque habituel, le chasseur se détournait, ne répondant pas à la défiance et partis chercher sa flèche, plantée au pied d'un petit noisetier aux bourgeons pointant timidement le bout de leurs nez ; espérant que s'il mettait assez de temps, l'autre aurait disparu entre temps. Une boule de frustration grossissait au creux de son ventre en repensant à son déjeuner sur patte qui fuyait dans la végétation alors que la faim commençait déjà à se faire sentir.

-Putain de merde !

Ces quelques instants d'inattention avaient suffi et l'une de ces créatures, dissimulées aux yeux de Len par le tronc où il s'appuyait, avait bondi, mu par une force monstrueuse, agrippant l'épaule de cet idiot pour croquer un bout de son tricepce. N'ayant pas encore le temps de ressentir la douleur, il reculait maladroitement, cherchant son couteau sous sa chemise, la panique remplaçant la rage à mesure que ses gestes se faisaient imprécis, manquant de trébuché aux énormes racines jonchant la minuscule clairière. Alors que le monstre, lui, redoublait d'énergie, un filet de sang frais aux bords de ses lèvres putrides, couverte de lymphe séché, de pu et de bave. Ses yeux morts bougeaient chaotiquement dans ses orbites, aux rythmes des parasites se nourrissant des restes de son corps décharné, pourrissant, dont la moindre plaie débordait des œufs de mouches, se frayant lentement un chemin vers la liberté. Ses dents noires de terre et pourtant tranchante, claquaient d'anticipation se rapprochant de sa proie effarée, lui laissant sentir la mort par tous les pores de sa peau en lambeau.

Malgré les trous béants dans ses jambes où volaient quelques moucherons surpris par cette activité soudaine, ses pupilles voilées de moisissure roulant dans leurs orbites, ses mains décharnées auxquelles il manquait plus d'un ongle, sa peau craquelée par sa sécheresse ; la chose se jetait déjà sur lui. Tête la première, ses dents traversaient sans difficultés sa veste épaisse, déchirant le tissus, la peau cuite par le soleil de son avant-bras déjà sanglant, les chaires maigres, venant jusqu'à racler l'os, et d'un coup de tête arrachait une bouchée, maculant de sang les deux êtres. Mâchant quelques instants, les yeux se plongeant dans ceux de sa victime, s'abandonnant à la douleur en d'atroce hurlement, Len ne cherchait même plus à se défendre, priant simplement pour crever avant d'être entièrement dévorer par cette merde, la douleur et le dégout lui bloquait au fond de la gorge tous les cris, les pleurs et la bile.

Seul son sang coulait à long flots, imbibant son vêtement, coulant jusqu'à sa gorge comme pour nourrir le sol, quelques gouttes volaient jusque son visage, couvrant ses lèvres du gout métallique de son propre fluide, l'odeur âcre, acide lui emplissant les narines d'un funeste destin. Il ne pouvait que clore les paupières en attendant la fin, gardant à jamais cette image au fond de la rétine comme ce que la vie avait à lui offrir en dernier, il était née dans la pourriture, avait grandis en mauvaise herbe entre les coups, les menaces et les nuits à la belle étoile, seules les fumées enivrantes pour guider son existence, le pousser vers l'avant ; et avait vécus dans la peur et la misère, infligeant aux autres avant qu'on le lui inflige. Il ne méritait pas bien mieux.

Alors c'est presque affligé qu'il entendit un son familier siffler parmi les grognements, la chaire se déchirer trop nettement, et senti s'abattre sur lui un poids violent. N'ouvrant pas encore les yeux, apeurés que ses impressions ne soient que le fruit d'un fantasme, ce n'est qu'un hurlement coupable qui le convainc de sa victoire – bien médiocre. Fallait-il encore savoir si son « ami » regrettait plus sa vie que sa mort.

- Serre les dents... soufflait la voix rugueuse du chasseur, un peu trop rapide pour que Len ne le comprenne, sur le coup.

Ses neurones pédalaient dans la semoule, la douleur n'ayant même pas le temps de monter à son cerveau, il était mort, c'était la seule idée qu'il pouvait comprendre, il était mort, pas de souffrance, pas d'inconfort, pas soif, de faim ou de dégout, pas de corps pour le ralentir. Et ainsi allongé, ses yeux caressaient doucement les cimes, y espionnant le vol de quelques oiseaux, maîtres de ces lieux, la paresse d'un nuage et les rayons chatoyant qu'il fixait sans que ses yeux n'en souffrent. Aussi absorbé, il ne pouvait sentir ou voir son bras que Daryl installait précipitamment sur l'herbe, machette dans la main droite, respirant trois fois avant d'abattre l'arme juste au-dessus de son coude. Un coup, un cri. Deux coups, le sang aspergeait en jet régulier le visage de son bourreau. Non il n'était pas mort, mais aurait tout donné pour le devenir.

La lame froide déchirant sa peau poisseuse, s'enfonçant lourdement dans la chaire, brisant tendon, os et cartilages sur son passage, les nerfs littéralement à vifs criant dans son crâne de se défendre, courir, supplier. Et tout ce qu'il pouvait faire, c'est hurler jusqu'à s'en blesser les cordes vocales, et finalement, son corps et son esprit abandonnèrent la partie, s'en remettant pour la première fois au soin de Daryl.

OoOoO

L'affaire était confuse, les deux hommes étaient connus pour leurs querelles éternels, et alors qu'ils s'éclipsaient à la première lueure du matin, à l'abri des regards, voilà que le pauvre brun revenait en sang, son bras perdu au cœur d'une forêt où ils n'avaient plus très envie de s'aventurer. Et Daryl n'aidait pas, il ne pouvait empêcher cette pointe de culpabilité au creux de ses tripes, c'était profondément ancré dans sa nature, il devait toujours être coupable de tout.

Pas le temps pour les regards noirs et les reproches, tous s'activaient déjà, cautériser la plaie, protéger la chaire, calmer la victime et attendre qu'il soit en état de se gaver d'antibiotique. A part ça, il n'y avait pas grand-chose à faire, espérer peut-être ? Ils auraient dût lever le camp il y a plusieurs heures et revoir leurs plans les mettaient de bien mauvaise humeur. Et comme à chaque fois, ils se tournaient vers Joe comme les bambins apeurés qu'ils étaient.

-Daryl, appelait le chef non sans quelques gênes dans la voix, bien emmerdé de la situation. Va falloir que tu m'expliques ce qu'il s'est passé, dans les détails.

Le chasseur ne pouvait que soupirer, continuant à frotter. Il y avait tellement de sang, dans sa bouche, séchant contre ses poils, sur ses vêtements que la coagulation avait collés à sa peau, il ne pouvait s'arrêter de frotter. Frottant jusqu'à s'en rougir la peau, lacérée de ces zébrures même si l'eau sur sa serviette effilochée était aussi claire qu'elle le pouvait étant donné la poussière dans laquelle elle trainée la majorité du temps. Il finirait bien par faire disparaitre ses sentiments coupables avec toute cette huile de coude.

Il avait bien entendu les inquiétudes de son chef, mais les informations ne s'imprimaient pas dans son esprit. Et ce n'est que lorsque Joe attrapait ses poignets que Daryl reprenait contact avec la réalité.

-Je n'ai pas envie de dire ça, mais Len et toi avez un certain passé, et je comprendrais si tu avais finis par le lui faire payer.

-Il s'est fait mordre, je l'ai quitté des yeux... Juste le temps de récupérer une flèche et en me retournant il était à terre.

Evidemment, la réponse mettait Joe dans l'embarra, sa légère faiblesse face au jeune homme rentrait en contradiction avec les désirs de vengeance tournant dans le camp.

-Ce n'est pas ce que dit Len... D'après lui tu l'as attaqué pendant qu'il se penchait pour cueillir quelque chose, et comme seul le silence répondait, le vieil homme ne pouvait que soupirer pour la énième fois, ce n'était pas le moment de jouer au juge ou au bourreau. Bien, on partira demain pour l'hôpital Mary Washington, on est passé à côté y'a deux jours, avec un peu de chance il y aura de quoi le sauver. Fait pas de vagues ce soir, ils sont déjà à cran.

Ce n'était pas dans les projets de Daryl, reprenant sa toilette trop intense dans une eau glacée qui lui bleuissait le bout des doigts. C'est à peine s'il avalait un dîner, ayant déjà manqué le déjeuner au vu des circonstances et c'est le ventre vide et la gorge nouée qu'il allait s'endormir, éloigné du reste de la troupe par prudence et dégout.