Note : et nous voici partis dans ce recueil de one-shots centrés autour de la relation Merlin/Elias après Kaamelott : Premier Volet ! Les chapitres ne se feront pas forcément directement suite, mais ils seront ordonnés chronologiquement. Il peut être intéressant de lire "Avant la Tempête" et "La Chasse à l'Hydre" pour mieux comprendre, mais ce n'est pas indispensable, il suffit de partir du principe que nos deux andouilles étaient ensemble avant le livre V, qu'ils ont passé le règne de Lancelot sans se voir et qu'ils recollent les morceaux juste après KV1.
Résumé du chapitre : un an, deux enchanteurs, et un laboratoire à remettre en service.
== Le Chantier ==
« Non mais moi, quand j'ai dit « Sire, vous inquiétez pas, on s'occupe du labo », je pensais plutôt qu'on nous filerait des larbins et qu'on aurait juste à donner des directives. Je pensais pas du tout à… ça. »
Pour bien imager ses propos, Elias leva à bout de bras le maillet et le burin qu'il avait en main.
« Il fallait peut-être vous montrer plus explicite, parce que maintenant c'est trop tard, siffla Merlin en désignant le sorcier de la lourde pelle qu'il tenait à la main. Je sais pas pourquoi vous avez voulu faire du zèle, mais maintenant il va falloir assumer. Et vous avez pas remarqué qu'on a à peine assez de larbins pour s'occuper de la bouffe et de la vaisselle ? Ils allaient certainement pas en coller au déblayage des gravats dans une partie du château non-essentielle.
- Non-essentielle, non-essentielle, grommela Elias d'un air bougon. Ils ont déblayé les écuries en premier alors qu'on a plus un seul canasson de potable, alors leur notion de zone essentielle...
- C'est justement pour pouvoir reprendre des chevaux que les écuries ont été dégagées. De toute façon ça ne sert à rien de chouiner, maintenant c'est comme ça, alors ramenez-vous histoire que ça prenne pas des plombes.
- Parce que vous croyez qu'on va en venir à bout en une journée ? Bah mon vieux vous doutez de rien, même avec la magie on en a pour des jours de boulot rien que pour le nettoyage.
- Alors bouclez-la et venez me filer un coup de main, ça ira plus vite. »
Avec un soupir exagérément lourd qui aurait eu sa place dans une tragédie grecque, Elias se décida enfin à amorcer le mouvement et à emprunter l'escalier menant au laboratoire dévasté pour y rejoindre Merlin et sa nouvelle amie la pelle. Le druide observa la lente procession ronchonnante du sorcier et de ses outils avec un sourire amusé, une épaule appuyée sur l'encadrement de la porte.
Dans une certaine mesure, il pouvait compatir : lorsqu'il avait fallu se mettre à creuser des galeries et apprendre l'art délicat de l'étayage, Merlin avait été au moins aussi réticent. Oh bien sûr, il aimait les travaux manuels autant qu'un autre druide, du moment que ceux-ci se limitaient à la construction de cabanes ou au rafistolage d'étagères. Le gros œuvre, c'était un peu éloigné de ses compétences de base, mais il avait du faire au mieux ; la nécessité l'y avait poussé. De façon beaucoup plus pressante et angoissante que celle qui les intéressait actuellement, d'ailleurs, Elias ferait bien de s'en rendre compte au lieu de traîner des pieds.
C'est sûr que passer un peu moins de dix ans planqué dans une forteresse à regarder les mouches voler, ça n'était pas trop propice à éveiller une passion pour la maçonnerie, il fallait être honnête.
« Allez, tirez pas la tronche, lança Merlin quand le plus jeune arriva enfin sur le pas de la porte. Ça fait deux semaines qu'on s'est pas vus, c'est tout l'accueil que vous me faites pour mon retour ? D'autant que c'est moi qui serais en droit de faire la gueule, étant donné que vous vous êtes engagé pour nous deux pendant que j'étais pas là concernant la remise en service du labo.
- Non mais j'sais bien, excusez-moi, soupira Elias en s'arrêtant près du druide. C'est juste que je suis claqué, j'en ai marre de dormir sous une tente avec la pluie qu'on se prend depuis trois nuits... On se caille, le sol est trempé, c'est chiant.
- C'est la vie au grand air, ça convient pas à tout le monde, admit Merlin en prenant note des cernes massives qui barraient en effet le visage du sorcier. Une idée de quand les chambres seront de nouveau opérationnelles ?
- Aucune. Votre mouflet veut attendre qu'un état des lieux complet de la structure principale soit fait, sans ça personne n'a l'autorisation d'investir les lieux. Votre petit effondrement a pas mal chahuté les fondations, mais hier matin au conseil les architectes semblaient dire que ce n'était pas irréparable. Avec le temps et les moyens adéquats, bien sûr.
- Et du coup, logiquement, vous nous faites venir ici alors qu'il y a un risque que la cabane s'effondre sur nos têtes ? Ou j'ai mal suivi ?
- Mais vous êtes pas enchaîné, mon p'tit père ! Si ça vous gonfle, vous êtes libre de partir, je me débrouillerai tout seul.
- Ça va, ça va, tout doux, fit Merlin en levant la main qui ne tenait pas la pelle, paume en avant en signe d'apaisement. C'était juste une remarque, je m'étonne juste de vous voir si pressé alors qu'il y a cinq minutes vous donniez l'impression d'y aller à reculons. Même pour vous, ça fait un peu girouette. »
En lieu et place d'une réponse verbale, Elias soupira de nouveau et s'adossa à l'embrasure de la porte. Le sorcier passa une main dans ses cheveux, un geste que Merlin avait appris depuis leurs retrouvailles à assimiler à la nervosité et l'hésitation.
Il avait l'air torturé, le Fourbe, et ça allait plus loin que quelques mauvaises nuits pluvieuses à dormir sous une tente. Le druide eut un pincement au cœur, peut-être pour la vingtième fois sur les deux dernières semaines ; il s'était senti un peu coupable d'abandonner Elias à peine une poignée de jours après l'avoir retrouvé, mais Arthur lui avait demandé une cartographie complète des galeries des semi-croustillants pour un projet spécial et bien sûr, c'était plutôt pressé. C'était toujours pressé, avec le roi de Bretagne, les années ne l'avaient pas changé à cet égard ; mais pour une fois qu'il lui faisait confiance sur quelque chose, Merlin ne s'était pas fait prier.
Il aurait peut-être pu proposer à Elias de l'accompagner. Mais quelque chose lui disait que l'enchanteur n'aurait pas été ravi à l'idée que leur première nuit ensemble depuis dix ans se passerait sous terre, et dans la même pièce que Karadoc et Perceval. A y penser, Merlin non plus n'aurait pas été emballé ; la simple perspective de devoir expliquer aux deux chefs de clan un peu limités la raison de la présence d'Elias était suffisante pour lui filer de l'eczéma, autant être honnête.
« Qu'est-ce qui vous tracasse ? demanda Merlin en posant sa pelle contre le mur, décidé à ne rien entamer tant qu'il n'avait pas le fin mot de l'histoire. Vous voulez pas me dire ?
- Mais non, mais c'est rien, fit Elias avec un geste vague de la main, comme pour chasser une mouche. Vous allez vous foutre de ma gueule.
- Dites toujours, je pourrais vous surprendre.
- Ben... ça fait depuis votre départ que je me prépare à refoutre un pied dans cette pièce, et ça me turlupine. Un jour je me dis que je peux le faire, pas de problème, un autre jour je me dis que c'est impossible et que j'aurais préféré que l'endroit soit entièrement détruit et enseveli. Ça tourne, ça tourne, pas moyen de me fixer sur quelque chose, et comme aujourd'hui c'est plutôt un bon jour je voudrais en profiter, que la motivation ne parte pas. Je sais pas si c'est cohérent...
- Vous avez vécu des trucs pas super marrants dans ce labo, et tout seul qui plus est, je comprends assez bien. » Merlin serra une épaule d'Elias dans sa main en gage de soutien. « Pour ma part, je suis même pas encore sûr de vouloir revenir bosser ici, m'enfermer entre quatre murs ça ne m'a jamais vraiment réussi. Vous comme moi, il faut qu'on essaie de voir ça comme une opportunité de faire les choses comme on l'entend. C'est une nouvelle page qu'on tourne, et on va tâcher de faire les choses à notre façon, ça vous convient ? »
Elias le dévisagea un instant d'un air insondable, puis il acquiesça avec un léger sourire. « Vous avez toujours été sage et philosophe comme ça, ou c'est récent ?
- Essayez de convaincre vingt débiles par jour de pas manger les champignons qui poussent dans leurs galeries souterraines même s'ils ont « des couleurs trop jolies » et je vous garantis, vous prendrez du recul sur certaines choses. »
« Sur ce coup-là, je dois bien admettre : vous aviez raison ! C'est drôlement cathartique ! »
Merlin leva la tête entre deux pelletées de gravats, repoussant ses cheveux plein de poussière en arrière. S'il avait été réticent au départ, il n'avait fallu qu'une heure ou deux à Elias pour jouer du maillet avec enthousiasme, délogeant toutes les pierres qui ne tenaient plus jusqu'à atteindre les parties solides des murs.
On pouvait faire confiance au sorcier pour prendre plaisir à démolir les choses, mais pour cette fois-ci, Merlin pouvait laisser couler. Mieux valait qu'Elias se débarrasse de ses démons en cassant des cailloux plutôt que de les laisser le ronger de l'intérieur.
« Faites gaffe à laisser des murs tout de même, à ce rythme il restera même pas de quoi accrocher une étagère, plaisanta le druide.
- Justement à ce propos, je pensais...
- Oula, je vais m'asseoir si vous voulez bien.
- Merde. Je disais donc, je pensais : pourquoi on laisserait pas comme ça, au lieu de reboucher ?
- Laisser comme ça ? Le trou dans le mur ? » Merlin pencha la tête sur le côté, interloqué, alors qu'Elias désignait ladite ouverture de son maillet. « Vous êtes devenu copain avec les courants d'air ?
- Mais non, soupira le sorcier en levant les yeux au ciel, agacé. Je me disais juste que quitte à refaire faire une fenêtre, pourquoi ne pas en mettre une grande tout le long du mur ? Ça vous a toujours gêné, le manque de lumière et d'ouverture sur l'extérieur, du coup ça vous plairait pas ? »
La proposition était empreinte d'une sincère bienveillance, et Merlin se sentit presque stupide d'en être aussi touché. Il avait beau se dire que le Fourbe avait changé, surtout au niveau des concessions qu'il était prêt à faire là où le druide était concerné, le constater demeurait un étonnement bien agréable.
« Si on fait ça, on perd un pan de mur qui peut accueillir au moins deux étagères, vous êtes sûr que ça vous manquera pas ?
- On trouvera bien la place ailleurs, et puis pour le moment j'ai pas grand-chose à ranger sur des étagères, vous savez. Alors une de plus, une de moins...
- Vous êtes sûr que vous proposez ça pour me faire plaisir, ou vous avez juste pas envie de vous faire chier à recoller des pierres pour boucher le trou ? »
Elias lui lança un regard faussement outré, plaquant son burin sur son torse au niveau de son cœur. « Je suis tout bonnement scandalisé que vous puissiez penser-
- Ouais bon d'accord, vous avez pas envie de vous faire chier, quoi. » Merlin redressa son dos fourbu par quelques heures de pelletage et grimaça en entendant grincer ses vertèbres. « Bon, v'nez par ici, ces blocs de roche sont beaucoup trop gros pour être bougés à la main alors dégainez la psychokinésie, pour une fois que ça peut servir à autre chose qu'à faire votre cake en défi on va pas s'en priver.
- Bah vous pouvez pas le faire, vous ? demanda Elias en descendant néanmoins de son escabeau, posant ses outils de côté pour épousseter ses mains. Je croyais que vous saviez comment on fait.
- Je sais très bien comment on fait, merci bien, seulement je suis claqué et je comptais faire une pause pour aller nous chercher à boire. Donc soyez gentil et foutez-moi ces gros blocs dehors pendant que je nous trouve de l'eau ou un truc approchant. »
Le sorcier s'approcha de Merlin et croisa les bras sur sa tunique poussiéreuse. « Vous donniez des ordres comme ça à tous vos clampins creuseurs de tunnels ou c'est juste pour moi ?
- Non ça c'est spécialement pour vous. Allez hop, au boulot ! »
Étouffant le commentaire suivant d'Elias dans un court baiser furtif, Merlin s'esquiva par la porte du labo pour remplir son objectif du moment : faire en sorte qu'ils ne finissent pas desséchés par la poussière et la suie qui maculaient chaque surface de la pièce en chantier.
« Planquez-vous, planquez-vous, planquez-vous ! »
Elias eut à peine le temps de lever la tête de sa tâche du jour – et franchement, frotter les dalles de pierre à la brosse métallique pour les débarrasser de la crasse décennale lui faisait presque regretter le déblayage de gravats qu'ils avaient achevé la semaine passée – qu'il se trouva tiré par la manche par ce qui ressemblait fortement à une tornade grise.
« Mais qu'est-ce qui se passe ? » demanda-t-il alors que Merlin le traînait à la hâte contre le mur donnant sur l'extérieur. Suivant instinctivement l'exemple du druide, il s'accroupit juste sous la réservation en attente de la grande fenêtre qui avait été commandée à un jeune souffleur de verre, de sorte à ne plus être visible depuis la cour. « Qu'est-ce que vous avez fait encore ?
- Chut ! lui intima Merlin à voix basse après un rapide coup d'oeil à l'extérieur. Taisez-vous ou on va se faire repérer !
- Mais se faire repérer par qui ? Et pour quoi ?
- Mais zut maintenant, je vous expliquerai après mais mettez-la en sourdine !
- Vous admettrez que vous êtes cintré : vous débarquez comme un sauvage, vous étalez toute la merde que j'ai passé deux heures à gratter du sol, et moi j'ai juste le droit de la boucl-
- AU VOLEUR ! AU VOLEUR ! A L'ASSASSIN ! »
Le hurlement indigné qui résonna contre les murs de la forteresse comme un coup de tonnerre fit sursauter Elias et, par réflexe, il tendit la tête pour essayer d'en déterminer l'origine. Avant d'avoir pu apercevoir quoi que ce soit, il se trouva tiré vers le bas sans cérémonie et une large main rugueuse vint se plaquer sur sa bouche.
Merlin ne pipa pas mot, mais ses yeux convoyaient l'avertissement de façon assez claire. Chut.
Elias leva les yeux au ciel mais, bien qu'agacé par le comportement du druide, il hocha la tête. Aller dans le sens du gros salsifis était probablement le chemin le plus rapide vers une mise au point sur la situation, et pourquoi pas aussi une explication concernant la forte odeur de cerise qui imprégnait les doigts actuellement écrasés sur ses lèvres.
En contrebas dans la cour, les éclats de voix ne semblaient pas décidés à se calmer.
« Si je mets la main sur ce salopard, je vais lui mettre une quiche mais tellement violente que dans cent cinquante piges ça lui fera toujours mal !
- Euh Père, c'est peut-être un peu exagéré, y a pas mort d'homme quand même...
- Vous, vous serez gentille de bien vouloir vous occuper de ce qui vous concerne, grogna la voix contrariée qu'Elias avait reconnue comme appartenant à Karadoc. Est-ce que je suis venu la ramener quand vous avez décidé d'épouser machin le fils de paysan ? Non, alors maintenant, voilà !
- Ah oui, parce que c'est tout à fait comparable, vous avez raison ! rétorqua celle qui ne pouvait être que Mehben au regard de la conversation. Non mais de quoi ça a l'air, je vous assure !
- Mais je m'en fous, de quoi ça a l'air ! C'est une question de principe ! J'avais demandé aux cuisines un petit truc spécial pour le début de l'été, depuis ce matin je me faisais une joie de le déguster, et là boum ! C'est daubé !
- Oui enfin, de ce que j'ai compris il en reste quand même beaucoup...
- C'est une question de principe, j'vous dis ! Piquer de la bouffe c'est déjà pas terrible, mais là c'est carrément la-men-ta-bleuh ! Ce château c'est un nid de voleurs, je l'ai toujours dit, c'est votre oncle Perceval qui tenait à revenir mais ce serait que de moi, on les laisserait en plan tous ces ringards qu'ont pas deux ronds de moralité !
- Mais du coup... vous avez pas peur qu'on s'en prenne au reste de votre « petit truc spécial » pendant que vous partez à la chasse au voleur ? Vous voulez pas revenir avec moi aux cuisines pour en profiter, avant de rameuter tout le château et de me faire définitivement crever de honte ?
- … ouais vous avez raison, on est jamais trop prudent, ça pourrait être un piège.
- Voilà c'est ça, c'est sûrement un piège, allez venez. »
Lorsque les pas du duo père-fille s'estompèrent, Elias se dégagea de la main de Merlin et lui lança un regard peu impressionné.
« Vous allez me dire ce que vous avez fait, et vous allez le faire maintenant, » ordonna-t-il d'un air grotesquement paternaliste, dans la mesure où il s'adressait à un druide de presque neuf cents ans.
Mais Merlin ne semblait pas penaud pour deux sous ; avec un gloussement bien trop juvénile pour faire honneur à son âge, le druide piocha dans une de ses larges poches un petit ballotin de tissu parsemé de tâches noirâtres. Il le déballa avec précaution pour découvrir deux belles parts d'un généreux clafoutis à la cerise, à peine déformées par sa petite aventure.
« J'ai pas pu résister, offra-t-il comme seule explication, un sourire espiègle aux lèvres. Au départ j'étais juste parti pour nous récupérer un peu de pain, de fromage et un ou deux fruits, mais quand j'ai vu cette beauté qui attendait juste là... j'ai eu un moment de faiblesse.
- Suivi de très près d'un moment de stress, j'imagine, vu comment vous étiez essoufflé quand vous avez débaroulé ici... » Elias secoua la tête d'un air désabusé, mais il ne pouvait nier que le chapardage et la fuite du druide l'amusaient beaucoup. « Par contre à moins que vous ayez d'autres trucs planqués dans vos fringues, je suppose qu'on ne mange rien d'autre ce midi ?
- Dites, j'ai bravé un dragon pour vous ramener un trésor savoureux, vous pourriez avoir la décence de vous montrer un minimum reconnaissant.
- Oh mais je le suis, preux chevalier, je le suis. Envoyez le butin, qu'on fasse disparaître les preuves. »
La pâte était moelleuse, encore un peu tiède, et sucrée à souhait. La chair des cerises éclatait sous la dent pour inonder le palais d'une douceur presque oubliée après des années d'un régime alimentaire fade et restreint, arrachant à Elias un soupir d'aise.
« C'est encore meilleur quand c'est volé, pas vrai ? pouffa Merlin en léchant le bout encore collant de ses doigts.
- C'est pas que valable pour la bouffe, » fit Elias en allant dérober à son tour un peu de sucre contre les lèvres souriantes d'un druide devenu bandit de grand chemin.
Il fallut attendre un mois supplémentaire pour que la nouvelle fenêtre démesurée – c'était du moins l'avis de la plupart des observateurs – soit mise en place, et que le laboratoire en entier soit récuré depuis son conduit de cheminée jusqu'aux nez de marches de l'escalier en colimaçon. Au moment où les travaux de consolidation se lançaient dans les ailes principales de Kaamelott, les deux enchanteurs se trouvaient à court de boulot.
« J'ai donné hier au roi la liste des meubles qu'il nous faudrait, informa Elias en passant une nouvelle fois ses doigts sur les quelques bulles piégées dans l'épaisseur de verre constituant leur unique mais désormais massive fenêtre. Il a dit que ça allait prendre du temps, les bûcherons commencent à peine à abattre les arbres et il n'y a pour le moment qu'une seule scierie en état de fonctionner. Il y a bien quelques tables moisies qui traînent dans le château qu'on pourrait retaper mais ils veulent en faire des lits en prévision de l'hiver.
- Vous devez être content, vous qui êtes pas friand des nuits sous la tente, observa Merlin en regardant la pièce vide immaculée, désormais inondée par la lumière du soleil estival.
- C'est surtout que depuis que les burgondes sont partis, on fait avec ce qu'ils ont laissé sur place, et s'entasser à dix dans une tente prévue pour quatre, étonnamment, on s'en lasse assez vite. »
Merlin devait bien lui céder le point ; s'il n'avait jamais apprécié les dortoirs étroits et surpeuplés des galeries, ils bénéficiaient au moins de la fraîcheur du sous-sol. On ne pouvait pas en dire autant des tentes disposées au petit bonheur aux alentours de Kaamelott, destinées à héberger pour la nuit tous ceux qui œuvraient à la reconstruction de la forteresse. Si leur nombre était une aubaine pour l'avancée des travaux, il était aussi une plaie à la nuit tombée ; la chaleur étouffante qui régnait sous la toile n'était pas le seul désagrément né de cette proximité forcée.
« Vous les avez entendus, vous aussi, cette nuit ? s'enquit Elias en abandonnant son étude de la fenêtre pour rejoindre le druide sur le seuil toujours dénué de porte du labo.
- Si je les ai entendus ? C'est moi qui leur ai flanqué un coup de coude pour qu'ils arrêtent avant de réveiller Karadoc.
- Tout de même, ils sont pas bien malins, commencer ça dans une tente pleine à craquer...
- Ils sont jeunes, et tout juste mariés, fit Merlin en haussant les épaules. C'est normal qu'ils aient les mains qui se baladent un peu. Et puis vous êtes pas trop bien placé pour parler, ces derniers temps elles ont eu quelques moments d'égarement aussi, les vôtres, de mains.
- Non mais vous allez pas comparer... » marmonna le sorcier, portant une des accusées à sa nuque rosissante dans un geste d'embarras.
Merlin devait bien l'admettre, il n'y avait en effet pas matière à comparaison. Le pelotage passionné et empressé de Petrok et Mehben ne souffrait d'aucune retenue, la fougue de la jeunesse et la nouveauté levant aux deux nouveaux époux toute notion de précaution ou de discrétion – quand bien même ils étaient allongés à trois pas du père de madame. Les rares caresses qu'Elias avaient pu offrir à Merlin les quelques nuits où ils avaient trouvé deux places de couchage contiguës avaient été bien plus chastes et mesurées, destinées à procurer du confort plus qu'à susciter l'embrasement ; mais le druide avait fondu tout pareil sous les doigts attentionnés de l'enchanteur, chérissant chaque seconde d'une main chaude dans le creux de sa hanche et chaque cercle tracé par un pouce brûlant à la base de sa nuque.
Rien que d'y penser, un frisson s'empara de l'échine de Merlin. Il avait beau s'être fait la promesse d'y aller doucement avec Elias depuis leurs retrouvailles, sa résolution se trouvait bien trop souvent mise à mal par le charme certain de l'autre pomme.
« Ho Merlin ? Vous m'entendez ? »
Le magicien blanc fut tiré hors de ses pensées par les doigts responsables de ses divagations, agités devant ses yeux. « Pardon, vous avez dit quoi ?
- Je disais : on a plus moyen d'avancer sur le labo aujourd'hui, qu'est-ce que vous voulez faire ? »
Ils auraient pu se rendre utiles dans d'autres parties du château, ou partir chercher du bois pour les cuisines. Il était même encore assez tôt pour farfouiller dans les bois environnants en quête de champignons ou de plantes – le stock que Merlin avait récolté pour soigner les petits accidents de chantier commençait à souffrir de la négligence ambiante question sécurité. Tant de possibilités...
« Il fait beau, une petite sieste au soleil ça vous tente ? »
Et si le roi Arthur trouva matière à rouspéter en tombant sur les deux magiciens endormis côte-à-côte dans l'herbe en début d'après-midi, c'était plus pour se plaindre du fait qu'on les trouvait désormais rarement à cinq pas l'un de l'autre, là où il fallait jadis les empêcher de s'entretuer trois fois par semaine.
« Bon je suis une bille en surprise, mais... tadaaa ? »
Merlin se déchargea de son sac de voyage près de la porte d'entrée – qui était désormais une vraie porte tout ce qu'il y avait de plus conforme, avec un beau verrou solide et tout – et poussa un sifflement admiratif en balayant le laboratoire du regard.
Trois établis flambants neufs se succédaient sous la grande fenêtre, encore luisants de leur dernière passe de traitement à l'huile et vierges de tout matériel. Sur le mur du fond, des étagères et des bibliothèques vides s'alignaient avec une régularité millimétrée digne du grand maniaque du Nord jusque dans l'arrière-salle, le tout copieusement illuminé par de solides lanternes en fer forgé. Une épaisse tenture dans les tons vert forêt était attachée au mur, mais Merlin devinait aisément qu'elle pouvait se déployer pour séparer les deux espaces de travail.
Quatre tabourets étaient distribués autour des établis, mais deux fauteuils en bois à l'allure un peu plus confortable se faisaient face devant la cheminée où dansaient quelques flammes bienvenues en ce début de soirée d'automne frisquet. Sur ce qui ressemblait diablement à un repose-pied, des couvertures épaisses étaient empilées, et Merlin s'imagina sans aucun mal une rude journée d'hiver à attendre avec Elias que la neige cesse de tomber, emmitouflés confortablement dans leurs fauteuils avec une tisane dans une main et un bouquin dans l'autre.
La douce vague de chaleur qui envahit la poitrine du druide à cette pensée n'avait rien à voir avec le feu brûlant dans l'âtre.
« Bah mon perdreau, chapeau, vous avez bien bossé, félicita Merlin en parcourant de nouveau la pièce des yeux à la recherche de nouveaux détails. Et tout ça pendant les dix jours où j'étais pas là, non vraiment, bravo.
- Vous emballez pas non plus, vous vous doutez bien que j'ai pas porté les tables dans l'escalier tout seul, on m'a filé un coup de main. » Elias incita Merlin à s'avancer dans la pièce pour pouvoir refermer la porte derrière lui et préserver la chaleur. « Et la route, ça allait ?
- C'était sympa, j'ai croisé une meute de loups que j'avais plus vue depuis longtemps, ils avaient plein de jeunes nés cet été c'était marrant. Bon ils m'ont tout mâchouillé le cuir de mes bottes, les coquins, mais c'était pour jouer, ils sont tellement mignons. » Le druide déplaça sa besace de voyage sur un des fauteuils et remonta ses habits pour montrer à Elias ses chausses piquetées par de petites canines juvéniles mais acérées. « Ils m'ont accompagné à l'aller jusqu'en Cornouailles mais je les ai pas vus au retour.
- Et comment s'est passée votre Célébration du Sanglier ?
- Pluvieuse, mais il y avait plus de monde qu'à la dernière réunion alors c'est encourageant, les gens reprennent confiance. Il y avait Kenann et Yael, ils sont revenus d'Armorique et ils pensent remonter en Calédonie maintenant que les troupes orcaniennes ont libéré le territoire. On a bien discuté, c'était sympa, vous auriez du venir.
- Non merci, ce machin du Sanglier pour le coup, c'est vraiment un truc de druide. Et puis, j'avais du boulot ici. »
Merlin acquiesça et décrocha sa cape humide pour la draper sur le dossier d'un fauteuil, face à la cheminée pour la faire sécher. « Par contre, vous avez été un peu gourmand sur la quantité de meubles nécessaires non ?
- Comment ça ?
- Y a plein de tables, de chaises et d'autres machins en bas de l'escalier, dehors. Vous pensiez vraiment que tout allait rentrer, ou on vous a demandé une liste pour la première fois depuis dix ans et vous vous êtes juste emballé ?
- Ah, ça, oui. Ben... » Elias marqua une pause, l'air hésitant. « Vous vous rappelez quand vous avez parlé, éventuellement, de vous faire un genre de pied-à-terre dans les bois pas loin de Kaamelott pour aller vous y ressourcer de temps en temps ? »
Merlin hocha la tête prudemment ; bien sûr qu'il s'en souvenait. Il n'avait pas su comment aborder le sujet sans que l'enchanteur ne le prenne de travers ou en vienne à penser qu'il essayait de mettre de la distance entre eux. Le fait demeurait qu'Elias n'était pas druide, il ne savait pas ce que c'était d'étouffer entre quatre murs de pierre loin des éléments naturels qui constituaient le fondement même de ses pouvoirs. Mais même si le sorcier n'était pas en mesure de comprendre intimement la relation qu'un druide entretenait avec les forces telluriques, il avait accueilli l'annonce de Merlin avec obligeance – à défaut d'enthousiasme – demandant simplement à être mis au courant de la localisation du logement forestier en cas de soucis.
C'était pour le moins étrange de l'entendre évoquer le sujet volontairement ; la soirée allait peut-être prendre un tournant désagréable...
« Bah voilà, ça m'a fait réfléchir, et... c'est pas une obligation hein, c'est juste une idée comme ça, mais je me suis dit que vous seriez sans doute plus à l'aise pour travailler en plein air au quotidien. Alors j'ai demandé au roi si on pouvait utiliser l'alcôve en bas du labo, celle où ils attachaient les chevaux avant.
- La petite cour avec la fontaine juste en bas ?
- Voilà. Et il m'a dit oui, donc elle est à nous. Enfin elle reste à lui, comme tout le reste du château, mais ce que je veux dire c'est qu'on a le droit de l'utiliser comme on veut. Alors les tables et les autres machins stockés en bas, c'est pour vous faire un labo au grand air juste en bas. Mais attention, si ça vous tente pas, on oublie hein ! s'empressa de préciser Elias, mains levées et paumes en avant. Je trouverais toujours un clampin à qui refourguer tout le bordel ! C'est juste que je me disais... si vous avez accès à un lieu qui vous convient un peu mieux que les locaux actuels... enfin, si ça peut vous être moins pénible et vous permettre de vous barrer en forêt tous les deux mois au lieu de toutes les deux semaines, tout ça... mais vous pouvez toujours travailler à l'intérieur quand vous voulez, je vous fous pas dehors, hein, vous faites comme vous le sentez... »
Il était affreusement adorable, ce petit air nerveux affiché sur le visage du Fourbe alors qu'il enchaînait phrase après phrase pour repousser le moment où Merlin devrait donner son avis sur la proposition. A peu près aussi adorable que la proposition elle-même, en vrai.
Coupant court aux élucubrations de son abruti de compagnon, Merlin l'enveloppa dans une étreinte aussi affectueuse que reconnaissante et neutralisa son bruit de surprise par un ferme baiser. Les lèvres du sorcier étaient chaudes contre les siennes après son voyage battu par les vents et la pluie et le druide s'empara jalousement de cette chaleur bienvenue, riant intérieurement en sentant la tension quitter les muscles du dos d'Elias face à cette réaction plutôt positive.
« C'est une très bonne idée, merci, murmura Merlin contre la joue barbue de l'enchanteur après l'avoir attiré encore plus contre son torse. Mais j'ai tout de même une condition.
- Laquelle ? demanda Elias, la mâchoire de nouveau légèrement contractée par l'anticipation.
- Le rangement d'en bas, c'est moi qui m'en occupe, et vous avez pas intérêt à venir y foutre votre pif ! »
Protégeant du mieux qu'il pouvait sa brassée de parchemins de la neige qui tombait à gros flocons, Elias se précipita en haut des marches menant au labo en faisant tout de même attention à ne pas glisser sur la couche de poudreuse qui ne cessait de s'amonceler au sol.
« C'est bon, c'est les derniers ! claironna-t-il en se ruant à l'intérieur, claquant la porte derrière lui pour faire bloc au froid mordant. Et je vais vous dire, c'est pas dommage !
- Vous auriez du me laisser vous aider, on aurait fait ça en moitié moins de voyages, bougonna Merlin depuis la bibliothèque où il « rangeait » les grimoires sans tenir compte ni de leurs thèmes, ni de leurs auteurs.
- Avec l'angine que vous vous coltinez ? Ne soyez pas con. » Elias étala ses parchemins sur l'établi le plus proche et retira son bonnet, le secouant près de la cheminée pour le débarrasser des flocons qui s'y agrippaient. C'était vraiment une saison débile, l'hiver. « Vous avez enfin plus de fièvre, je vais pas vous laisser refoutre le nez dehors alors qu'il neige à pleines charrettes. A ce propos, vous avez bu tout votre sirop ?
- Oui, Môssieur Elias, j'ai bu tout mon sirop comme un grand garçon, ironisa le druide en mettant ses mains sur ses hanches, abandonnant un instant son « rangement » plus que douteux. Et au passage, on peut savoir où vous avez appris à préparer des remèdes contre l'angine, vous ?
- Qui a parlé de remède contre l'angine ? Je crois pas avoir dit que c'était ça.
- M-mais c'était quoi alors que j'ai bu ?!
- J'déconne, c'était bien ça, ricana Elias devant l'air horrifié du demi-démon. Vous devriez voir votre tronche ! »
Vexé d'avoir marché droit dans le piège, Merlin croisa les bras sur son torse et décocha à Elias un regard noir presque convaincant, mais largement discrédité par son nez rougi par les sessions rapprochées de mouchage.
« Mouais, hyper marrant, en attendant vous avez pas répondu à ma question, grommela le magicien au nez bouché d'un air contrit.
- De tous les trucs que la caravane en provenance de Carmélide vient de me ramener, vous avez rien remarqué de particulier ? » Merlin le regarda un moment sans comprendre, passant vaguement les yeux sur les tranches des bouquins qu'il venait de mettre dans la bibliothèque, et Elias soupira. « Ce sont majoritairement des trucs à vous, gros radis. »
La surprise emplit les yeux clairs du druide, cédant du terrain à l'interrogation une fois les dires du sorcier validés par une inspection plus poussée des grimoires et autres parchemins ramenés sous la neige. « Mais... comment... ?
- Le jour où j'ai foutu le camp d'ici, avant de mettre le feu, je vous ai dit que j'ai pris ce qui me tombait sous la main et qui pourrait me servir pour la suite. Mes techniques à moi, elles sont bien inscrites dans ma tête, aucun intérêt de les embarquer alors que je pouvais très bien les réécrire plus tard. Alors j'ai pris des trucs que vous aviez laissés derrière vous. D'abord par nostalgie, faut dire ce qui est, mais surtout parce que je déteste le gâchis et voir certaines de vos inventions brûler avec le reste, ben c'était du gros gâchis. Pas toutes, hein, me faites pas dire ce que j'ai pas dit.
- Vous... vous avez appris des techniques à moi ? »
C'était sûrement l'angine qui donnait à Merlin cette voix un peu étranglée. En tout cas ce n'était certainement pas un trop-plein d'émotion.
« Bah j'ai essayé, disons. Comme je vous l'ai déjà dit, c'est pas ma branche le soin, mais comme j'avais rien de mieux à faire j'ai tenté de bricoler des trucs. Rien de bien compliqué, attention : pour les rhumes saisonniers, les petits bobos, les hémorragies minimes. Tenez, ce parchemin, là, il m'a bien aidé à un moment. »
Merlin réceptionna le rouleau de papier qu'Elias lui envoya et le déroula, intrigué. « Le... le sortilège de guérison des ongles incarnés ? Sérieusement ?
- Non mais pas en l'état, mais une année on a eu tout un tas de brebis qui sont nées avec les sabots tordus, on a jamais su pourquoi. C'était très chiant, elles marchaient pas, elles suivaient pas leurs mères, bref elles allaient clamser et on pouvait pas se le permettre. Et ben je me suis servi de votre parchemin comme d'une base pour trouver une solution, et ça a pas mal marché j'dois dire. On peut savoir pourquoi vous souriez comme un débile ?
- Pour rien, pour rien, lui assura Merlin sans se défaire de son large rictus amusé. Donc vous, vous soignez les papattes des petits agneaux ?
- Entre autres choses, oui, je vois pas où est le problème, répondit Elias en haussant une épaule, ouvrant les parchemins et les séparant par catégorie, comme toute personne dotée d'un cerveau devrait faire sans se poser de question.
- Y a aucun problème, c'est juste que quand on vous connaît un peu, ça surprend, c'est tout. » Le druide s'assit sur un établi libre, posant ses mains à plat sur la surface en bois et balançant ses jambes d'avant en arrière avec l'air satisfait du chat qui a gobé le petit poussin. « Vous avez d'autres exploits du genre à me raconter ? Est-ce que vous êtes devenu un grand guérisseur au cours de vos années de planque, et j'ai plus qu'à faire mes valises ?
- Oh pour ça vous avez encore pas mal de marge, vous inquiétez pas. » L'amertume de ses souvenirs avait du s'infiltrer dans sa voix de façon trop évidente, car le sourire espiègle de Merlin disparut immédiatement, remplacé par un masque soucieux. Et merde. « Vous voulez qu'on sépare les bouquins et les parchemins dans deux bibliothèques dès à présent, en prévision de ceux qu'on ajoutera ?
- Qu'est-ce qui vous est arrivé ? »
Elias soupira, passant une main dans ses cheveux rendus humides par la neige. « Nan mais laissez, c'est rien, j'ai rien dit...
- Vu d'ici, ça a pas l'air de rien... m'enfin si vous voulez pas m'en parler...
- C'est pas que je veux pas, c'est... » Elias lâcha un nouveau soupir et mis de côté son tri de parchemins pour se tourner vers son interlocuteur, posant ses mains à plat sur l'établi devant lui. Il n'y avait aucune raison de taire ce qui finirait par sortir un jour. « Un ou deux ans après que je sois arrivé en Carmélide, le père de Léodagan, Goustan, est tombé gravement malade. C'était le cœur, enfin je crois. J'ai cherché dans tous les grimoires que j'avais, j'ai essayé tout ce qui était possible pendant des semaines... et un matin il est mort, sans que mes efforts aient eu le moindre impact sur ses chances de survie. Pour la première fois depuis mes premières années d'apprentissage de la magie, j'ai échoué comme un bleu, à un moment où les enjeux étaient bien trop hauts. »
Il l'avait détesté, ce sentiment d'impuissance, cette incapacité à résoudre un problème qui le narguait à chaque fois qu'il posait les yeux sur le visage de Goustan, que l'agonie creusait un peu plus chaque jour. La mort du doyen de Carmélide l'avait déchiré, pas réellement par affection pour le vieil homme qu'il n'avait connu qu'à un stade avancé de démence, mais à cause de sa propre lamentable inaptitude. Il ne s'était pas senti aussi frustré depuis ses débuts dans la magie, où son immense potentiel n'arrivait pas à s'exprimer pleinement par manque de maîtrise et où chaque échec le plongeait dans une colère noire.
Elias pensait qu'avec l'âge et l'expérience, il en viendrait au point où aucun sujet ne serait hors de sa portée, ou qu'il apprendrait du moins à mieux gérer ses échecs. Manifestement, il avait eu tort sur les deux tableaux, et le constater l'avait remis à sa place avec tout l'efficacité d'une belle claque dans la tronche.
Une main vint recouvrir la sienne, à plat sur la surface de l'établi, le tirant hors de ses réflexions moroses pour le ramener dans le laboratoire.
« La vie, c'est quelque chose de difficile à préserver, même dans les meilleures conditions possibles, dit doucement Merlin, penché vers Elias depuis l'autre côté de la table. Parfois, il n'y a tout simplement aucun moyen de repousser la mort, ce n'est pas une histoire de compétences ou de connaissances. Si l'heure de Goustan était venue, personne n'aurait rien pu faire, vous pouvez me croire sur parole. »
Il était déconcertant, ce druide, à passer de la moquerie au réconfort en quelques secondes. C'était terriblement facile de se confier à lui, et si Elias n'y prenait pas garde, il n'aurait bientôt plus aucun secret pour le grand salsifis aux yeux azurés. Une perspective qui ne l'horrifiait pas autant qu'elle aurait du, à dire vrai.
Le sorcier accepta les mots de Merlin avec un hochement de tête reconnaissant, retournant sa main pour serrer celle de son compagnon. Il se pencha en avant au-dessus de l'établi pour poser son front contre celui – encore un peu trop chaud à son goût – du druide, qui accueillit le contact avec un petit bruit guttural réjoui.
Le moment, aussi tendre fut-il, vola en éclats peu élégants lorsque Elias se détourna pour éternuer violemment à trois reprises.
« Rha la vache, j'ai rien vu venir, » renifla l'enchanteur du Nord, sortant un bout de tissu de sa poche pour y fourrer son nez humide. L'irritation provoquée par un bon coup de mouchage le poussa ensuite dans une vive quinte de toux. « Ack, et merde !
- Vous avez de la chance, je connais une bonne recette de sirop pour l'angine ! Bougez pas, j'reviens ! »
