One-shot écrit dans le cadre de la cent-trente-huitième nuit d'écriture du FoF (Forum Francophone), sur le thème "Jargon". Entre 21h et 4h du matin, un thème par heure et autant de temps pour écrire un texte sur ce thème. Pour plus de précisions, vous pouvez m'envoyer un MP ! Ce texte est un drabble qui m'a pris un temps excessivement long à écrire. Et il a été conçu sur la chanson « Pas eu le temps » de Patrick Bruel, ce qui en fait une histoire un peu expérimentale.
Geralt ne comprenait rien au jargon fantasque et sûrement composé aux trois quarts de mots inutiles de ce ménestrel extraverti qui avait décidé, un jour, de l'adopter, dans une taverne. Ce n'était même pas la faute à une mauvaise volonté quelconque. Il essayait, parfois, sincèrement, de comprendre les mots qui sortaient à une vitesse désespérante de la bouche de Jaskier. Parce qu'il était de bonne humeur (c'est-à-dire que sa chasse avait été bonne, ni trop dangereuse ni trop peu payée) et qu'il était donc davantage disposé à suivre son bavardage. La bonne humeur de son envahissant compagnon était plus communicative quand il était lui-même dans de bonnes dispositions.
Mais, malheureusement, ce mot-là, coloré et rarement utilisé, ne lui disait absolument rien. C'était bien dommage, d'ailleurs, parce que s'il avait figuré dans son carnet de vocabulaire, il aurait compris que Jaskier ne lui parlait ni d'une nouvelle sorte de poésie, ni d'un instrument de musique un peu spécial, ni même d'un plat dont il se serait soudain souvenu alors que son estomac criait famine. Non, en fait, le troubadour essayait de le prévenir de quelque chose… En jurant d'une façon bizarre.
Mais quel besoin avait-il de toujours être bizarre ! Geralt le maudit encore plus qu'au cours de toutes les journées pénibles qu'ils avaient passées ensemble depuis leur rencontre. Aurait-ce été trop lui demander que de se comporter normalement, pour une fois, afin de l'avertir rapidement que des problèmes se préparaient ? Le prévenir au bon moment, quand il pouvait encore faire quelque chose, l'aider, vu que Jaskier ne pouvait visiblement rien faire d'autre que pousser des cris ? Et maintenant, c'était trop tard ! Trop tard, Geralt s'en rendait bien compte et il était frustré, énervé et inquiet de voir que chaque minute qui passait l'éloignait un peu plus du barde.
Il ne savait pas exactement de quel type de magie était fait ce piège, mais c'était un sortilège terrible, atrocement puissant. Il ne comprenait pas comment, mais dès qu'ils avaient mis un pied dans le maillage compliqué et invisible qui le composait, Jaskier avait disparu et il ne restait qu'à Geralt le fait de… d'avancer, dans cette forêt, avec l'impression de savoir où il allait mais aussi d'être égaré dans cette atmosphère étrange. Il n'y avait qu'une phrase qui tournait en boucle dans sa tête…
Pour pouvoir vivre une minute, il faudra rendre celle d'avant…
À chaque fois qu'une minute passait dans la vie du sorceleur, il devait renoncer à la minute précédente qu'il avait vécue. En faisant ce pas de plus dans la forêt, comme n'importe qui l'aurait fait, il avait laissé Jaskier derrière lui, il avait renoncé à la minute qu'ils venaient de vivre ensemble. Ce sortilège avait une fin, ce n'était qu'une large distorsion de la réalité qui était trop puissante pour englober toute la forêt. En continuant à marcher, il finirait par en sortir. Il pourrait reprendre sa route et il serait seul, enfin dans la paix et le silence qui étaient ses compagnes avant la présence de Jaskier. Le barde aussi finirait par s'en sortir. Il n'aurait qu'à continuer à marcher… s'il n'avait pas l'idée de paniquer et de tourner en rond en le cherchant, ou bien s'il ne décidait pas à garder sa minute en espérant ne plus rien perdre.
Geralt s'arrêta et soupira. S'il continuait son chemin, il pourrait être tranquille. Il imaginait déjà la sérénité qu'il ressentirait à être de nouveau seul avec Ablette sur les chemins. Et, au lieu de lui être agréable, cette idée l'attrista. Le silence lui parut sans doute assourdissant, plus que les chants de Jaskier. Il ne pouvait pas le laisser là.
Dans tous les cas, ce n'était pas moral. Tout seul, n'importe qui pourrait mourir de peur.
Alors, le sorceleur soupira et renonça à la minute qu'il était en train de vivre, la dernière de toutes celles qui l'avaient éloigné de Jaskier. Puis, il renonça à celle d'avant. Et celle d'avant. Et encore celle d'avant. Il se retrouva soudain devant le barde, qui le regardait avec de grands yeux horrifiés.
« Ne dis rien, le coupa Geralt alors qu'il n'avait encore rien dit, tout en le tirant par le col. Contente-toi de renoncer à la minute où nous nous sommes séparés. »
Le troubadour le dévisagea en ouvrant la bouche comme un poisson, mais obéit visiblement puisque la forêt recommença à défiler autour du sorceleur. Au bout de longues minutes tendues et angoissantes, ils émergèrent du maillage du sortilège.
« Et la prochaine fois, parle-moi clairement, compris ? le prévint Geralt en lui donnant une tape sur le torse.
-Tu peux parler, rétorqua Jaskier en souriant. »
