Intoxiquant. Il est tout simplement intoxiquant. Il a enfumé la salle entière, et les verres de ses lunettes noires d'un épais nuage vaporeux. Elle ne le supporte pas. Elle ne le supporte plus. L'odeur de tabac froid l'a toujours rendue malade. Le tabac froid, c'est l'absence, le vide, une pause dans le temps. C'est Belmer et son cendrier débordant, Belmer et son absence, sa cigarette à moitié consumée avant de partir. Le tabac froid la rend malade. Alors elle combat sa nervosité avec un grand sourire moqueur, et ses longs ongles parfaitement manucurés qui dansent sur le bois du bureau. Il fume cigare sur cigare depuis vingt minutes déjà. Il ne parle pas, la regarde en silence, et seule la tension entre ses sourcils, et le tic qui l'agite à chaque fois que ses ongles cognent la table lui indiquent qu'il la voit, l'entend encore. Elle existe. Tant qu'elle continuera de meubler le silence de tapotements réguliers, il ne pourra pas l'ignorer. Et si son sourire insolent devient de plus en plus carnassier, elle fera l'effort d'attendre qu'il parle. Garder la main. Lui montrer qu'elle n'a rien à lui dire, que rien ne l'oblige à parler. Qu'il ne l'y forcera pas. Mais pour ça, il faut rester concentrée. Tapoter. Encore. Et encore. Même si le bruit commence à la rendre dingue, elle aussi. Il craquera avant elle. Ses dents sont si serrées qu'elles ne tarderont pas à grincer à présent.

" Tu mets la vie d'innocents en jeu. "

C'est vrai. Son silence coûte cher. Mais sa vie vaut davantage encore. Alors même avec son immense sourire aux lèvres, elle veille bien à les garder scellées. Il distille un sentiment d'urgence qui n'a pas lieu d'être. Ils ne font jamais rien pour protéger les civils. Ils ne feront rien cette fois-ci non plus. À Spider Miles, ça fait longtemps que les vies n'ont plus de valeur. Elle n'allégera pas sa conscience en l'aidant à se bercer encore de l'illusion qu'il agit.

" Écoute-moi bien. " reprend-il d'un ton plus apaisé " Ton boss, ce n'est pas une bonne personne. " Sans blague. " Il fera tout pour tout détruire, et il n'hésitera pas à te blesser tôt ou tard. Où il te laissera croupir ici. Il se fout de vous. Nous te laissons une chance de lui échapper, nous pouvons te protéger. "

La douleur de son ongle fracassé contre le bureau la frappe en même temps que la fureur qui prend possession d'elle, tandis qu'elle relève brutalement la tête vers le lieutenant, les dents serrées. C'est le mot de trop. Il est temps de finir cet entretien. Ils ne peuvent pas la protéger. Ils ne peuvent protéger personne de lui. Surtout quand plus de la moitié de la police travaille directement ou indirectement pour lui. Alors elle se mord la joue, fort, jusqu'à sentir le goût métallique du sang envahir sa bouche. Tout pour ne pas crier. Il lui suffit de garder le silence. Il se lassera. Déjà, il se lève, amorce quelques pas dans la direction de la sortie. Mais alors qu'il s'apprête à la laisser, il s'immobilise. Foutue drama queen.

" Bien. Je ne tirerais rien de toi aujourd'hui. Voyons voir si tu seras plus causante demain...

– Je ne serais plus là demain." l'interrompt-elle dans un petit rire, amer

Il se retourne dans un geste lent, mais trop calculé pour être naturel. Elle le voit bien, loucher sur les menottes qui retiennent ses poignets et retient un pouffement. Ce n'était pas comme si une paire de menottes avait un jour été capable de la retenir.

" Ton boss ne viendra pas." affirme-t-il, revenant s'assoir près d'elle

Merde, il était si près de partir. Si près de la laisser tranquille. Il transpire une assurance feinte. Mais sa voix a tremblé. Elle ne peut pas s'empêcher de noter le tic nerveux qui s'est emparé de sa jambe. Il bat la mesure. Vivement. C'est tellement tentant. Il est si fragile, prêt à bondir, à perdre patience. Elle se ferait un plaisir de briser le peu d'aplomb qui lui reste.

" Je sais." avoue-t-elle en laissant échapper un sourire moqueur, se penchant vers lui dans un tintement métallique de ses menottes " Pourquoi aurait-il besoin de se déplacer ? "

Oh elle sait qu'elle l'agace, elle voit du coin de l'œil une veine battre contre sa tempe. Mais elle dit vrai. Elle n'a pas besoin de lui pour s'échapper. Elle n'a jamais eu besoin de lui d'ailleurs. Elle était déjà très douée au cache-cache avec les flics avant même ses onze ans. Ils l'ont attrapée cette fois, c'est vrai mais c'était un coup de chance. Ce n'était pas comme si ça allait se reproduire. Et quelque part, elle est sûre que le lieutenant le sait. S'il la laisse filer, il n'aura plus jamais l'occasion de l'acheter. Mais Smoker est un nerveux, pas le type de personne qu'on enverrait normalement négocier avec quelqu'un comme elle. Ils doivent être désespérés, ils savent qu'ils n'ont pas grand chose à lui offrir, et elle tout à y perdre. Ils espèrent sans doute pouvoir lui mettre la pression avec une montagne de muscles aux airs colériques. Ils l'imaginaient probablement hurler, menacer, peut-être même lui faire suffisamment peur pour la forcer à coopérer. À la place, il est assis face à elle, soudainement horriblement calme. C'est suspect. Il ressort son briquet, allume un énième cigare- ignorant son regard courroucé- et alors qu'il la regarde, la tête baissée, mais les yeux rivés droits sur elle, elle jurerait qu'elle voit se dessiner l'ombre d'un sourire.

" Un de tes camarades s'est suicidé en cellule hier soir, Trébol. Il aurait sûrement eu besoin qu'on vienne le chercher, lui. "

Un rire naît entre ses lèvres. Elle tente de le contenir, mais bientôt, elle rit à gorge déployée devant le pauvre flic qui ne sait plus où se mettre. Elle va même jusqu'à essuyer d'un revers de la main une larme d'hilarité qui a coulé le long de sa joue, avant de poser son menton sur ses mains croisées, un nouveau rire au bord des lèvres.

" Ce bâtard s'est vraiment suicidé ? "

Ce con. Il a vraiment cru lui faire peur comme ça ?

" Noël avant l'heure ! Entre nous, lieutenant ? " elle se penche vers lui, un sourire insolent aux lèvres, et murmure : " J'ai toujours détesté ce connard. " Si elle avait pu, elle l'aurait tué elle-même il y a longtemps " Néanmoins… "

Elle se redresse, toute trace d'humour évanouie de ses traits, tandis qu'elle replace une mèche rebelle derrière son oreille.

" N'allez pas oublier que ça va le mettre hors de lui. Il n'apprécie vraiment pas perdre des membres de sa famille. Vous devriez vous attendre à pas mal de grabuge dans les prochains jours. Je n'aimerais pas être à votre place quand il viendra vous payer une petite visite. "

La porte se claquant brutalement derrière un Smoker fulminant lui apporte une satisfaction qu'elle ne pensait plus jamais ressentir. Néanmoins, celle-ci est rapidement remplacée par de l'agacement. Il va être furieux. Pour Trébol. Ce n'est pas réellement un suicide. Mais ce n'est pas vraiment comme si Trébol était capable de désobéir à un ordre direct du Joker. Il avait dépassé les trois jours autorisés pour s'échapper. Et il y a des choses bien pires que la mort. Mais même s'il s'agit de son propre ordre, il va être d'une humeur de chien quand il apprendra que Trébol n'a pas réussi à s'enfuir. Elle entend encore son rire haut perché, qui résonne dans son cerveau nerveux tandis qu'elle joue distraitement avec la capsule de cyanure dans sa bouche.

" Si vous êtes retenus, ou que ce soit, et que vous êtes infoutus d'en sortir, crevez-y. "

Quel connard.