Disclaimer : Tout l'univers de Saint Seiya que vous reconnaîtrez aisément appartient à Masami Kurumada. Je ne retire aucun profit de son utilisation si ce n'est le plaisir d'écrire et d'être lue. Les personnages de la mythologie appartiennent à tout le monde et les autres, ceux que vous ne connaissez pas, sont à moi.

Genre : Univers Alternatif Heroic Fantasy Médiéval Fantastic. Aventure/Romance/Surnaturel. Certains couples sont très inhabituels. Het, Yaoi et lemon bien sûr.

Rating : M ou NC-18

Résumé : UA MédFan. Complots, romance, magie et créature surnaturelles, comment les histoires de ces Quatre Royaumes vont-elles se mêler et se démêler ? Résumé plus complet à l'intérieur.

Les Royaumes du Sanctuaire et d'Asgard, alliés indéfectibles, mènent une guerre contre le Royaume des Océans depuis plus de cent cinquante ans. Au moment où débute cette histoire, les raisons de cette guerre ont été oubliées. Non loin, le Royaume des Ténèbres se relève doucement d'une guerre de succession qui l'a laissé exsangue. Après avoir été ennemis, ils finiront par unir leurs forces pour faire face à une menace bien plus grande encore. De l'action, de la romance, du complot politique, de la magie et des créatures surnaturelles sont au rendez-vous avec de nombreuses références aux mythologies grecque et celtique ainsi qu'au manga original de Masami Kurumada. Het, Yaoi et lemon bien sûr.


Coriolys San : merci pour ton commentaire et contente de voir que ça te plait toujours. Oui, le Sanctuaire est plus affecté que les Ténèbres qui eux sont en paix on va dire, depuis environ quatre ans. La vie ne se déroule pas de la même façon. Je suis contente de voir que la scène de l'amputation n'est pas si violente que ça, à tes yeux en tout cas. Garder un certain équilibre entre être trop superficiel et tomber dans le gore comme tu dis, n'est pas chose aisée. Je suis contente d'y être parvenue. Pour le bucher funéraire aussi, je ne voulais pas tomber dans la mièvrerie et la lamentation. Ce monde est dur et ceux qui ne vont pas de l'avant ont peu de chances de s'en sortir. Et pour Shion et Dohko ben… c'est Shion et Dohko… valà, valà ^^

Quant à dévoiler des indices sur l'intrigue, il le faut bien si je veux que le lecteur comprenne l'histoire.

Sunny : merci également pour ta review. Oui, la médecine moderne est une belle invention ^^, mais quelle que soit l'époque, une amputation reste une amputation : la perte d'une partie de son corps. Là on s'aperçoit clairement que l'univers que j'ai crée est dur et violent. Gabriel est là et j'espère que le rôle que je lui donne te plait et Albafica, eh bien comme je l'ai dit dans le disclaimer, j'ai utilisé les personnages de The Lost Canvas et il fait partie de ceux dont j'ai eu besoin.


Chapitre 05

Année 10219 de la Licorne, mois de janvier, Royaume du Sanctuaire, Palais de Marbre…

Au lendemain des funérailles, Shion décida d'aller trouver Aliandro, le bucheron, après s'être assuré que le jeune Kieran allait bien. Il souffrait, mais la cicatrisation semblait en bonne voie. Pour les autres malades, il n'y avait aucun cas qui requérait sa présence immédiate. Les soins courants seraient assurés par ses aides-soignants et Nya.

Il sortit de la Cité d'Egide par la porte nord et prit la direction de la forêt. Enveloppé dans son chaud manteau, il regardait le paysage autour de lui. La neige partout. Il faisait froid, mais la journée promettait d'être ensoleillée. Le ciel était clair. Il s'enfonça dans le sous-bois et marcha un bon moment avant d'entendre le bruit caractéristique d'une hache cognant contre un tronc d'arbre. Il déboucha sur une clairière dont le sol s'était transformé en mare boueuse, toute hérissée de souches d'arbres coupés. Il aperçut enfin le bucheron qui lui tournait le dos, occupé à s'acharner sur un sapin dont Shion n'aurait pas pu faire le tour du tronc avec les bras. Le fût était bien entamé et l'arbre menaçait de s'abattre à tout moment s'il se fiait au craquement sinistre du bois.

- Reste bien derrière moi ! fit la voix grave et puissante d'Aliandro.

Shion obéit et se plaça de manière à être en sécurité. Il sourit aussi. Il n'avait fait aucun bruit, pourtant le colosse savait qu'il était là. Il détailla la tenue pour le moins légère par rapport à la sienne. Aliandro ne portait qu'un pantalon de toile épaisse et grossière et une chemise en coton. Malgré tout, il transpirait à grosses gouttes.

- Comment fais-tu pour savoir que je suis là ?
- J'écoute la forêt… Han ! Et voilà ! s'écria l'homme en donnant un dernier coup de hache qui résonna alentour.

Le bois éclata, le sapin vacilla et s'inclina, d'abord lentement puis de plus en plus vite jusqu'à s'effondrer au sol dans un fracas assourdissant de branches cassées.

- J'écoute la forêt, reprit le bucheron, je hume ses odeurs et la tienne n'en fait pas partie.
- Difficile de te surprendre sur ton terrain alors…
- Presque impossible ! Quel bon vent t'amène, mon ami ?
- Tu m'offres à boire ?

Les deux hommes se dirigèrent vers un feu à côté duquel était posé un broc en fer avec une anse. A l'intérieur, Aliandro avait fait une infusion tonifiante dont il venait boire un bol de temps à autre. Ils s'assirent sur un tronc mort et dégustèrent la boisson chaude.

- J'ai besoin du sculpteur, déclara Shion en soufflant sur son bol.
- Hmm ?
- J'ai été obligé d'amputer un gamin, mais avec un pied en bois attaché à sa jambe, il pourrait marcher à peu près normalement.
- Tu veux que je le lui fabrique ?
- Tu es le meilleur ébéniste du Royaume et cet enfant mérite ce qu'il y a de mieux.
- Que s'est-il passé ?

Shion lui raconta brièvement comme Kieran s'était blessé et pourquoi il avait dû en arriver à une telle extrémité.

- Je vois… murmura Aliandro en terminant son bol. Lorsqu'il aura cicatrisé et que la douleur ne sera plus aussi forte, j'irai le voir.
- Merci, mon ami. Je savais que je pouvais compter sur toi.
- Quand doit-on se réunir ? Et mon médaillon chauffe beaucoup.
- Je vous préviendrai… Gabriel est parti pour quelques jours, j'attendrai son retour. Pour les médaillons, je pense que quelque chose perturbe la Magie, mais j'ignore quoi. Prends soin de toi…
- A bientôt, Shion…

Le médecin reprit la route de la Cité, le cœur plus léger, satisfait d'avoir vu Aliandro. Une nouvelle journée de soins l'attendait…

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Dans l'étable, Saga finissait la traite de ses vaches et de ses brebis avec ses hommes. Cette activité ne lui demandait que très peu de concentration et il laissait son esprit vagabonder. Il n'avait plus refait ce cauchemar. Il avait mieux dormi mais il ne pouvait s'empêcher de se demander pourquoi il revenait le hanter après toutes ces années. Sa conversation avec le Médecin lui taraudait sans cesse l'esprit. Shion n'avait peut-être pas tort.

- Tegwen ?
- Oui, Seigneur Saga ? répondit un homme dans la cinquantaine, le visage buriné par la vie au grand air.
- Je vais partir quelques jours. Si l'on te demande où, dis que tu l'ignores. De toute façon, c'est le cas. Si c'est le Seigneur Shion, réponds-lui que… dis-lui que j'ai suivi son conseil, il comprendra.
- Bien, Seigneur. Puis-je quand même savoir où vous allez pour le cas où il faudrait vous joindre d'urgence ?
- Si c'est nécessaire, va voir Shion. Il saura comment me contacter, éluda le jeune homme.
- Partez-vous longtemps ? demanda encore Tegwen.
- Un quinzaine de jours… Je te confie la ferme.

Regardant Saga s'éloigner vers sa maison, l'homme sentit sa gorge se serrer. Le jeune homme avait remplacé, dans son cœur, son fils, mort à la guerre. Au début, il y a de cela près de trois ans, lorsqu'il était entré au service du Chevalier de la Maison de Gemini, il lui en avait voulu. Il l'avait presque haï d'être revenu vivant alors que son fils était tombé au combat. Puis les deux hommes avaient appris à se connaître, chacun faisant un pas vers l'autre. Saga avait parfaitement compris les sentiments de Tegwen et il ne lui en voulait absolument pas. Il avait laissé les choses se faire tout doucement. Il lui avait même raconté le drame qui avait frappé sa famille alors qu'il n'avait que sept ans. Le berger avait compris que Saga aussi souffrait de la perte d'êtres chers. Tous les deux étaient à même de se comprendre. Avec le temps, l'homme, que Saga avait nommé intendant, savait quand son maître traversait une période difficile, simplement à la tête qu'il avait en se levant le matin. Petit à petit, il en était venu à éprouver une réelle affection et de la compassion pour lui. Aujourd'hui, il avait, envers le jeune homme, les attentions et le regard d'un père pour son fils.

Le jeune Chevalier éprouvait également un profond attachement pour son intendant. Il se reposait sur lui comme il l'aurait fait avec un homme plus âgé et plus expérimenté. Il était la figure paternelle qui lui manquait. Mais il n'en avait pas réellement conscience.

- Sois prudent, mon fils…, ne put s'empêcher de murmurer affectueusement Tegwen en regardant Saga s'éloigner sur son cheval.

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Il lui fallut quelques jours pour atteindre le petit village de Port Sounion où il était né et où il avait vécu les dix-sept premières années de sa vie. Il contourna les habitations en ruines et alla vers la mer. Derrière une colline, il vit la petite maison et le ponton. Tout était complètement délabré. Une offensive de l'armée des Océans qui avait poussé jusque-là, avait jeté les habitants sur les routes de l'exode, vers Egide. Il entra. Une vague de souvenirs afflua à son esprit. Il avisa une lampe à huile encore à moitié pleine et l'alluma. La poussière et les toiles d'araignées donnaient à la pièce un aspect lugubre et fantomatique aidé en cela par la lumière blanche et crue de la lune, qui entrait par la fenêtre sans volet. La chagrin lui serra la gorge et les larmes brouillèrent sa vue. Il revit sa mère, Léda(1), devant la cheminée en train de tourner la soupe et Tyndare(1), son père, assis à table, réparant le flotteur d'un filet de pêche. Et son frère et lui qui l'observaient attentivement pour apprendre.

Il se tourna et ses yeux se posèrent sur une porte entrouverte. Sa chambre… leur chambre. Il poussa le panneau de bois. Le même spectacle de poussière et d'araignées. Les deux lits étaient toujours côte à côte, séparés par une petite table sur laquelle était posé un bougeoir vide mais où subsistaient des coulées de vieille cire. Il se revit se battre avec son frère en riant aux éclats, entendit les grondements de leur père, leur ordonnant d'aller dormir.

Tous ces jours heureux qui avaient brutalement pris fin un après-midi d'avril de l'année 10196 du Dragon des Mers… Il se laissa glisser au sol, le dos appuyé contre l'encadrement de la porte. Il avait envie de hurler sa douleur, sa tristesse. Son cœur lui semblait comme broyé dans un étau. Il pleura longtemps puis finit par se calmer. Il prit son sac de voyage et étala une épaisse couverture sur son ancien lit. Prenant sa lourde cape en fourrure d'ours, il s'enveloppa dedans et se coucha, s'endormant aussitôt.

- Saga ! Largue les amarres ! Kanon ! Hisse la voile !
- Ne rentrez pas trop tard ! cria Léda du ponton en leur faisant un signe de la main.

Tyndare et ses fils lui sourirent. La voile se gonfla et le bateau s'éloigna.

- Papa ! Où est-ce qu'on va aujourd'hui ? demanda Kanon en attachant la corde à un taquet.
- Avec ce vent de nord, on va pouvoir descendre jusqu'au Cap Sounion !
- Et voir le grand large ? s'écria Saga.
- Allez matelots ! sourit Tyndare. On va ramener de bons gros poissons et maman fera une délicieuse soupe !

Il leur fallut la majeure partie de la matinée pour atteindre le Cap. Ils déjeunèrent de tranches de pain et de fromage. Ce n'était pas la première fois que Tyndare emmenait ses fils avec lui. Le vent soufflait bien et le bateau filait vite sur une mer peu agitée. De petites criques couraient tout le long de la côte et servaient de refuges aux pêcheurs qui se faisaient surprendre par un changement de temps.

Brusquement le vent forcit, le ciel se chargea de gros nuages noirs. Saga et Kanon, d'instinct se rapprochèrent de leur père. Lorsqu'il vit la tempête fondre sur eux, venant de l'est, il était trop tard. C'était assez rare, mais il arrivait parfois qu'un violent orage se produise à cette époque de l'année, réminiscence d'un hiver long et rigoureux. Tyndare abattit la voile mais la mer déchaînée bringuebalait le bateau dans tous les sens. Les éclairs zébraient le ciel, le tonnerre était assourdissant. La pluie et les vagues avaient trempé jusqu'aux os les trois occupants de l'esquif. Tyndare serrait ses enfants qui s'accrochaient à lui désespérément. Soudain une vague immense retourna le bateau. Ils se retrouvèrent dans l'eau, suffoquant, toussant et crachant. Tyndare et Saga s'accrochèrent à la coque.

- Papaaaa !

Un hurlement qui glaça le sang dans les veines de Tyndare.

- Kanoooon !

Il vit son fils cramponné au mat qui dérivait de plus en plus loin. La panique le saisit. Il commença à nager vers lui.

- Papa !
- Saga ! Aide-moi à nager vers ton frère ! On doit le rejoindre !

De toute la force de ses petites jambes, il aida son père du mieux qu'il put à pousser la coque. Il lui semblait que parfois ils s'approchaient de Kanon, mais par moment la distance qui les séparait de lui paraissait plus grande. Les hurlements de Kanon lui parvenaient à travers le fracas de l'orage. De plus en plus faibles, de plus en plus lointain, mêlés à la voix brisée de son père qui ne cessait de l'appeler.

- Kanon ! Kanoooon…

Saga s'éveilla en sursaut. Pas besoin d'un rêve pour se souvenir de la suite. Il couvrit son visage de ses mains. Il se rappelait de ce moment comme s'il l'avait vécu la veille…

Lorsqu'il ouvrit les yeux, il vit son père à ses côtés. Il lui sourit. Aux mouvements qu'il ressentait, il comprit qu'ils étaient dans un chariot.

- On rentre chez nous… murmura Tyndare en caressant ses cheveux.
- Kanon ? cria-t-il en s'asseyant d'un bond.

Il croisa le regard de son père, rempli de larmes.

- Papa, où est Kanon ?
- Je… je ne l'ai pas retrouvé… je l'ai cherché mais je ne l'ai pas retrouvé…

Saga comprit. Il s'effondra dans les bras paternels, ses hurlements de désespoir se mêlant aux sanglots de son père.

Il leur fallut deux jours pour rejoindre Port Sounion. Léda se précipita vers eux en les voyant arriver. Ils avaient l'air de vagabonds, de mendiants même. Leurs vêtements étaient déchirés, ils tremblaient de froid. Tyndare s'écroula aux pieds de sa femme en lui demandant pardon. Un cri aigu et perçant déchira le voile de détachement derrière lequel s'était réfugié Saga. Il sentit sa mère le serrer. La tête contre son ventre, il ressentait sa détresse, sa douleur. Les jours heureux venaient de prendre fin brutalement. Plus jamais Tyndare n'emmena Saga en mer.

Pendant des mois, Léda ne cessa de répéter à son mari qu'il n'était pas responsable, mais celui-ci s'enfonçait dans un mutisme dont personne n'arrivait à le sortir. Pourtant ce n'était pas lui le plus fragile. Léda avait perdu Kanon, elle était en train de perdre Tyndare et n'arrivait plus à regarder Saga sans fondre en larmes.

Un matin de novembre, Tyndare retrouva sa femme morte à ses côtés, dans leur lit. Elle avait une très bonne connaissance des plantes et la veille, avant de se coucher, elle avait absorbé une puissante décoction de digitale(2). Elle s'endormit rapidement et son cœur ralentit jusqu'à s'arrêter complètement. Elle n'avait rien senti.

Pendant les dix années qui suivirent, Tyndare et Saga vécurent en s'accrochant l'un à l'autre. Son père lui enseigna sa science du combat et lui fit promettre de ne jamais devenir pêcheur. Saga promit et alla chez un de leurs voisins fermiers pour apprendre à s'occuper des vaches, des chèvres, des brebis et des cochons ainsi que des poules, des oies, des canards et des dindons et surtout, de la terre. Un jour, son père lui donna deux objets.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda le jeune homme qui venait d'avoir dix-sept ans.
- Ça, lui expliqua son père en lui passant une lourde bague en or au doigt, c'est le sceau de la Maison de Gemini dont tu es le descendant et ceci, c'est un pendentif qui te permettra de te faire connaître à la cour du Roi. Tu iras voir son Médecin.
- C'est le symbole du Chevalier de Gemini ?
- C'est ça. Mon père me l'a donné quand j'ai eu ton âge et maintenant, c'est à toi qu'il revient. Tu connais la mission qui incombe à notre Maison. Remplis-la avec honneur et fierté si ton Roi te le demande.
- Papa… et si…
- Si ton frère était encore là ? termina Tyndare.
- Oui…, souffla le jeune homme qui n'avait plus jamais prononcé le prénom de Kanon depuis ce terrible jour.
- J'avais fait faire un autre sceau et un second pendentif peu après votre naissance, dit-il en lui montrant les deux bijoux qui auraient dû revenir à son frère. Vous auriez été deux à perpétuer la tradition de notre famille et je sais que j'aurais été fier de vous, comme aujourd'hui je suis fier de toi.

Quelques semaines plus tard, Tyndare succombait à un arrêt du cœur.

Saga jeta un dernier regard aux trois tertres sous deux desquels reposaient son père et sa mère. Le troisième n'était qu'un monticule de terre. Un symbole en mémoire de son frère. Une tombe vide, mais remplie de merveilleux souvenirs qu'il gardait jalousement et chérissait comme le plus précieux de ses trésors.

Il n'en avait jamais parlé, mais quelque part, au plus profond de son être, il avait l'intime conviction que son frère n'était pas mort.

Il partit pour la Cité d'Egide, et conformément aux instructions de son père. Il rencontra le Médecin du Roi en poste, Sage(3), qui sembla fort éprouvé en apprenant le décès de Tyndare, ainsi que son apprenti, Shion qui le remplaça trois ans plus tard. Saga devint fermier et depuis treize ans, il vivait non loin de la ville à l'extérieur des remparts, dans une vallée idéale pour l'élevage du bétail et la culture des champs.

Il croyait avoir réussi à enfermer sa douleur et sa tristesse avec le temps, mais voilà qu'un cauchemar remettait tout en question.

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Il s'éveilla aux premières lueurs de l'aube et à cette époque de l'année, c'était déjà bien tard. Le vent soufflait fort dehors et faisait s'envoler la neige. Il alluma rapidement un feu dans la cheminée et fit fondre un peu de glace pour se préparer une infusion chaude qu'il but afin de faire passer les tranches de porc séché et de fromage dur qui composaient ses repas depuis plusieurs jours. Le regard perdu dans la danse des flammes, il avait l'esprit vide. Curieusement, il se sentait serein.

Il sortit de la maison et se dirigea vers le ponton, sa lourde cape battant ses jambes et ses longs cheveux giflant son visage. Se superposant à sa vision, il vit le petit bateau, sa voile blanche, son frère sautant dedans en riant, leur père lui demandant de se calmer. Un soupir gonfla sa poitrine avant de s'échapper de sa bouche en un petit nuage de buée blanche, rapidement emporté par une rafale.

Tournant les talons d'un geste décidé, il se dirigea vers l'arrière de la maison. Sous le grand sapin, il repéra immédiatement les trois monticules surmontés d'une pierre taillée en rectangle. Deux d'entre elles avaient été faites par son père. La troisième, il l'avait taillée lui-même, la baignant du sang de ses mains écorchées et de ses larmes de chagrin. Il s'agenouilla et toucha celle de sa mère de la paume.

- Jamais je ne t'en ai voulu de ne plus m'avoir pris dans tes bras alors que tu aurais tellement voulu nous serrer tous les deux. C'est à moi que j'en veux de n'avoir pas su combler le vide dans ton cœur de mère.

Une larme coula sur sa joue. Mais qu'aurait-il pu faire ? Il n'avait que sept ans et ne pouvait pas encore comprendre la douleur sans fin de Léda. Il regarda ensuite le tertre de son père.

- J'aurai aimé puiser ma force dans la tienne, mais aujourd'hui, j'ai compris que tu seras toujours à mes côtés.

Il ferma les yeux pour en chasser les larmes qui brouillaient sa vue, serra le médaillon de son cou et se tourna vers la troisième.

- Kanon…, prononça-t-il pour la première fois depuis vingt-trois ans.

Les deux syllabes glissèrent sur lui, sur son cœur comme un baume apaisant. Il aima leur son. "Tu me manques… atrocement… Après toutes ses années, je ressens ton absence jusque dans ma chair. Où es-tu, petit frère ? Au fond de moi, je sais que tu es vivant et qu'on se reverra. Mais qui seras-tu devenu ? Te souviendras-tu de moi ? De nous ? J'espère que je pourrai encore t'appeler petit frère…"

Comme il l'avait fait treize ans plus tôt, il regarda les trois tombes. Une rafale de vent rejeta ses cheveux en arrière, et pendant un instant, si furtif qu'il crut avoir rêvé, il lui sembla entendre la douce voix de sa mère qui fredonnait et celle de son père qui reprenait les paroles de sa voix grave et profonde. Il se concentra sur l'instant, mais il n'entendait pas la voix de Kanon. Cela voulait-il dire qu'il avait seulement perçu - cru percevoir - la voix des défunts ? Et seulement des défunts ?

Il se releva, un sourire de tendresse étira ses lèvres. Il baissa la tête et s'en fut vers l'écurie où l'attendait Maoken. Il avait l'esprit apaisé et son cœur se tourna enfin vers l'avenir alors que toutes ces années, il n'avait fait que battre dans le passé. Shion avait raison. Il fallait qu'il revienne ici pour laisser leurs âmes partir. Il n'avait pas le droit de les retenir dans sa propre douleur. Elles méritaient le repos du sommeil éternel et lui, il devait vivre enfin en songeant à demain. Cela ne diminuerait en rien l'amour infini qu'il leur portait à tous les trois. Et il devait penser à ses amis qui étaient devenus comme une nouvelle famille tant les liens qui les unissaient étaient forts. Désormais, ils pourraient compter entièrement sur lui.

Il sauta sur le dos de son cheval et prit la direction d'Egide. Il venait de laisser tomber un voile pudique sur cette partie de sa vie. Maintenant, il lui fallait construire son avenir. Il sentit la paix reprendre possession de son cœur et de son esprit. Il n'était pas heureux, mais il était serein et confiant. Et son cauchemar, s'il devait le refaire, il ne le craindrait plus…

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Dix jours après la visite de Shion, Aliandro se rendit au dispensaire pour voir Kieran. Le jeune garçon souffrait encore de son amputation, mais il avait de moins en moins besoin de l'infusion calmante. D'abord, il fut effrayé en voyant le colosse s'approcher de lui, mais bien vite la gentillesse et la douceur du bucheron, qui contrastaient avec l'épaisseur de ses muscles, conquirent Kieran et ses parents. Il demanda à voir la jambe, fit quelques mesures avec l'autre, valide, discuta encore un moment, expliquant ce qu'il allait faire puis les laissa en promettant de revenir dans quelques jours.

Il ressortit du dispensaire en saluant Shion de loin et prit la direction de la rue des artisans. Il s'approcha de l'une des échoppes et y entra. Aussitôt, une odeur de chair en décomposition lui sauta au nez.

- Ho hé ! Angelo !

Il attendit un moment avant d'entendre du bruit dans l'arrière-boutique. Le rideau qui en camouflait l'entrée se leva sur un homme aux yeux saphir et aux cheveux courts et hirsutes de la même couleur.

- Aliandro ? Quel bon vent t'amène ? fit-il en posant un racloir plein de sang sur l'établi et se rinçant les mains dans le bassin d'une aiguière. Tu bois quelque chose ? demanda-t-il en prenant une tasse en fer.
- Non merci. J'aimerai savoir si tu as du cuir moyen et très souple.
- C'est pour quoi faire ?

Le bucheron lui expliqua son idée et le tanneur se gratta la tête d'un geste peu élégant.

- Je pense avoir ce qu'il te faut. Shion croit vraiment qu'on a que ça à faire ! râla-t-il.
- Tu manques cruellement de compassion, mon ami. Penses-tu vraiment que ce gosse ait demandé ce qui lui arrive ?
- Bien sûr que non ! Mais on ne fait pas un membre en bois à tous ceux qui en ont perdus un !
- J'ai l'impression que ce gamin a bouleversé notre Médecin. On ne peut pas lui en vouloir.
- Je sais bien, mais pendant que tu vas faire ça, qui coupera du bois ?
- Ne te soucie pas de ça, c'est mon problème. Je fabriquerai ce pied le soir, chez moi et la coupe du bois n'aura pas à en souffrir. Toi, occupe-toi de tes peaux !
- Au fait, je vais avoir besoin d'un nouveau cadre de séchage. Tu peux me faire ça ?
- De la même taille ?
- Plus grand se serait bien. Je pourrais mettre d'avantage de peaux à sécher.
- Je te ferai ça. Mon cuir ?

Angelo lui donna une peau entière de cerf qu'il avait raclé pour la débarrasser de ses poils et des résidus de chair. Ensuite, il l'avait tendue sur un cadre en bois et enduite de graisse de cochon à de nombreuse reprise. Le cuir était aussi doux que de la soie et presque aussi souple. Et sa robustesse n'était en rien amoindrie.

- C'est exactement ce qu'il me faut. Merci Angelo.
- Tu sais quand on doit se voir ?
- Shion nous préviendra, comme d'habitude. Je vais m'entraîner ce soir, tu viens ?
- D'accord. Je comptais y aller demain, mais ce soir c'est aussi bien.
- Très bien. A plus tard…

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Aliandro décida qu'il avait coupé assez de bois pour ce jour. Il ramassa ses affaires et prit le chemin de sa demeure, dans la Cité d'Egide. A son passage les gens le saluaient et il répondait à chacun d'un geste de la main, d'un sourire ou de quelques mots gentils. Il était très apprécié. Sa bienveillance et sa générosité avaient contribué à lui faire une réputation de dur au cœur tendre. Tout le monde savait que c'était un très bon soldat et très courageux de surcroit. Pour tous, il était un exemple à suivre. Il entra dans sa boutique. Elle était pleine d'objet en bois, certains à usage pratique, d'autre n'étaient que décoratifs. Il passa dans sa chambre où il se changea après s'être rafraîchi. Il ôta ses vêtements de travail en tissu grossier et s'habilla d'un pantalon et d'un pourpoint en cuir. Il s'enveloppa dans un manteau fait avec deux peaux d'ours et sortit par une porte dérobée.

Dans le tunnel, il alluma une torche et le suivit jusqu'à la sortie. Il ouvrit la lourde porte en bois de chêne recouverte de plaques de fer et déboucha dans un couloir taillé directement dans la roche. Il descendit une volée de marches et se retrouva dans un cul-de-sac. Il posa sa main droite sur la paroi face à lui. Un cliquetis se fit entendre et le lourd panneau de pierre pivota sans un bruit. Aliandro s'engouffra dans l'ouverture et le passage se referma de la même façon. Même en y regardant de près, nulle fente ne venait trahir la présence de cette porte. Lorsqu'il lui avait posé la question, il y a de ça de nombreuses années, Shion avait mis un doigt sur sa bouche et il avait murmuré avec un grand sourire : "C'est magique !"

Il arriva dans une vaste salle naturelle, sous le Palais de Marbre lui-même. Il en existait plusieurs, mais elles n'étaient connues que d'une poignée de personnes. Le bucheron ôta son manteau et le posa sur un banc en bois qu'il avait lui-même fabriqué. S'approchant d'un coffre frappé aux armoiries de la Maison de Taurus, il l'ouvrit. A l'intérieur se trouvait un gambison, une brigandine et un baudrier. Il s'équipa et termina en prenant les deux épées qui allaient lui servir pour s'entraîner. Il descendit un nouvel escalier pour arriver dans une autre salle encore plus vaste que la première.

- Je croyais que tu ne viendrais plus ! fit la voix d'Angelo, à côté de lui.
- J'ai commencé à travailler le pied du gamin et je n'ai pas vu le temps passer. Shion ! Dohko ! Comment, allez-vous ?
- Bien mon ami, lui répondit le Maître d'Armes. On s'échauffe un peu ?

Chacun se mit en ligne, dans une posture de garde et il donna le signal pour l'enchaînement des mouvements.

Bien des siècles plus tôt, un ancêtre de Dohko, banni de son village pour un crime qu'il n'avait pas commis et venant d'un lointain pays de l'est, était entré au service du Roi d'alors. Ses techniques de combat à mains nues en avaient étonné plus d'un. Il appelait ça le Gong Fu. Avec le temps, le terme avait été déformé. Désormais, on le prononçait Kung Fu. L'homme avait appris cet art du combat à un petit groupe de soldats qui avaient, à leur tour, transmis ce savoir à leurs successeurs.

Aujourd'hui, Dohko était le dépositaire de cet art avec ses compagnons. Mais il restait le plus instruit de tous dans ce domaine, comme s'il avait ça dans le sang. Imaginant un ennemi, ils avançaient en attaque ou reculaient en défense, fouettant l'air de leurs pieds et de leurs poings avec une précision et une force effrayante. Ensuite, Shion fut l'adversaire d'Angelo et Dohko, celui d'Aliandro. Après un long moment à s'affronter, ils prirent leurs épées et poursuivirent leur entraînement.

Le bruit des lames s'entrechoquant avec force résonna sous la voute de pierre pendant très longtemps. Satisfaits et fatigués, ils mirent un terme à cette séance.

- Nous ne sommes pas nombreux en ce moment, remarqua Aliandro en ôtant son baudrier et sa brigandine.
- Gabriel est en mission, Shaka doit assurer l'école à sa place. Saga est à Port Sounion. Son intendant m'a fait parvenir un message, et…
- Il s'est enfin décidé ? questionna Dohko, coupant la parole au Médecin.
- On dirait… J'espère que ça lui sera bénéfique.
- Il doit arrêter de vivre dans le passé, murmura Angelo, ça n'apporte jamais rien de bon.
- Et les autres ? s'enquit encore le Maîtres d'Armes.
- Je ne sais pas…, reprit Shion. Ça fait plusieurs jours que je ne les ai pas vus. Je sais juste que Shura a eu beaucoup de mal avec quelques chevaux, qu'il est épuisé et a récolté de belles contusions. Mais on peut compter sur lui. Dès qu'il sera sur pied, il nous rejoindra.
- On va bientôt se réunir ? demanda encore le Maître Tanneur.
- Dès que Gabriel sera revenu, je pense que certaines choses devront être portées à la connaissance de tous. Il devrait être bientôt de retour.
- Je crois qu'il est temps d'aller nous coucher, suggéra Dohko d'un ton paternel. Allez ! Tout le monde au lit !

Ils ressortirent des lieux comme ils y étaient entrés, pareil à des ombres se cachant dans la nuit. Après quelques baisers qui les laissèrent sur leur faim, Shion et Dohko regagnèrent chacun leur logis. Malgré le désir qu'ils avaient de rester ensemble cette nuit, ils avaient également parfaitement conscience que ce ne serait pas raisonnable. Ils avaient vraiment besoin d'une bonne nuit de sommeil…

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Depuis la réunion avec son Médecin, son Premier Ministre et le jeune Précepteur, le Roi Mitsumasa était dans l'attente. Il savait qu'il lui faudrait patienter pendant encore plusieurs jours, mais ce qu'il avait fait et les conséquences qui allaient en découler ne cessaient de lui hanter l'esprit. Il n'en avait parlé à personne. Cette décision, il l'avait prise seul, sans en avoir au préalable discuté avec son Conseiller pour la simple et bonne raison qu'il n'avait pas réussi à deviner quelle serait sa réaction. L'aurait-il approuvé ou pas ? Bien que la décision finale lui appartienne, l'avis de Shion était important. Le Souverain avait parfaitement conscience que, malgré son âge, il n'avait que trente-deux ans, Shion avait une grande maturité d'esprit qui, parfois, faisait cruellement défaut à des hommes plus âgés, voir, à lui-même.

C'est pour cela qu'il avait choisi de ne rien lui dire. Et maintenant, le soutien qu'il aurait pu avoir en lui ayant parlé, lui manquait. Shion l'aurait aidé à attendre. Mais là, il était seul. Et les conséquences allaient être lourdes. Il avait tout simplement mis en jeu, sur un coup de dés, l'avenir du Sanctuaire, rien de moins. Sans parler des personnes qui subiraient de plein fouet les répercussions de son acte. Etait-il donc désespéré à ce point pour avoir fait cela ?

Assis à son bureau, le regard perdu dans les circonvolutions du marbre qui dallait le sol, le temps passait sans qu'il ne fît rien. Ce n'était pas le travail qui lui manquait, pourtant. Mais il ne parvenait pas à penser à autre chose. Se faisant violence, il prit un parchemin et commença à le parcourir des yeux. Une demande de Shion justement. Il souhaitait faire transformer les vielles granges de l'ouest en dispensaire mieux équipé pour le soin des malades et ainsi libérer la salle de garde et la rendre aux soldats. Le Médecin avait accompagné sa lettre d'un descriptif des travaux à effectuer. Le Roi sourit tout en se demandant pourquoi personne n'y avait songé plus tôt. Shion ne faisait vraiment rien à moitié. Il décida d'accéder à sa requête puisque la lettre comportait l'approbation du Seigneur Cardia, Ministre de la Santé. De toute manière, il n'avait aucune raison de la lui refuser.

Une autre demande. Pour une autorisation de mariage cette fois. Un de ses lieutenants souhaitait épouser l'une des Dames de compagnie de sa fille. Un autre sourire étira ses lèvres entourées d'une moustache et d'une barbe blanche fournies. Malgré les temps sombres qu'ils traversaient, la vie poursuivait son chemin, immuable, constante. Il y avait des gens qui se mariaient encore, des enfants qui venaient au monde… Là non plus, il n'avait pas de raison de retarder ce mariage. A la condition que la Dame en question soit d'accord, évidemment.

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Après une nuit assez courte, Shion était malgré tout à son poste, au chevet des malades et des blessés. Kieran allait mieux. Sa mère restait auprès de lui tandis que son père avait trouvé de quoi se rendre utile auprès des aides-soignants du Médecin du Roi pour tenir la salle de garde la plus propre possible. Il sortait les paniers de linges souillés, lavait le sang sur le sol à grand renfort de baquets d'eau chaude et prêtait mains fortes aux hommes de l'extérieur pour améliorer leurs abris.

Nya assistait Shion qui lui donnait de plus en plus de choses à faire. A l'évidence, la jeune femme avait un don pour s'occuper des autres et elle le faisait avec énormément de gentillesse et de douceur. C'est en la cherchant du regard qu'il vit entrer le Maître Tanneur qui s'avança vers lui, un linge ensanglanté autour de sa main.

- Tu t'es blessé ?
- Mouais… grogna Angelo en s'asseyant devant Shion.
- Comment as-tu fait ?
- Le racloir m'a échappé des mains.

Le Médecin arqua un sourcil dubitatif. Jamais Angelo ne s'était blessé avec un outil. Il était bien trop adroit pour ça. Il les manipulait avec une dextérité qui l'étonnait toujours lorsqu'il le voyait faire. Et à voir la mine renfrognée qu'il arborait, Shion devina qu'il y avait autre chose.

- Tu veux qu'on en parle ?
- De quoi ?
- Des raisons qui t'ont fait lâcher ce racloir…
- Il m'a glissé des mains ! Ça peut arriver, non ? bougonna l'homme d'un air renfrogné.
- Pas à toi. Et que tu sois sur la défensive ne fait que confirmer mes soupçons. Que se passe-t-il ?
- J'avais l'esprit ailleurs… marmonna le Angelo après quelque secondes de silence.
- Et où ça ?
- Je réfléchissais à cette guerre… Shion, pourquoi n'allons-nous pas sur le front ? Nous pourrions mettre un terme à ce conflit ! ajouta-t-il en baissant la voix.
- C'est donc cela ? fit le Médecin en désinfectant la plaie.

Elle n'était pas grave, mais particulièrement handicapante. Il faudrait plusieurs jours avant qu'Angelo puisse se servir à nouveau de sa main correctement.

- Je veux dire… Nous sommes les plus à même de terminer cette guerre une bonne fois pour toute. Nous vallons vingt hommes au bas mot !
- Vingt hommes avec l'aide de la Magie. Mais notre mission est tout autre et tu le sais. Et ne crois pas que nous ne faisons rien. A notre manière, nous participons à l'effort de guerre. Tu fournis du cuir pour les armures et les boucliers que Mû fabrique. Nos pêcheurs, nos fermiers et nos chasseurs alimentent nos soldats sur le front, moi je les soigne lorsqu'ils reviennent blessés, Aliandro fournit du bois pour les flèches et les armes. Et Shura dresse les chevaux pour le combat. Tu vois, nous ne sommes pas inutiles.
- Je sais tout ça, mais je me dis que là-bas, dans le sud, on serait encore plus efficaces. Rien ne nous résisterait.
- Les quelques fois où j'ai consenti à vous laisser y aller, votre présence a sauvé beaucoup de vies. Même sans Magie. Ça aussi, c'est important, Angelo. Mais notre mission…
- … prime sur tout le reste, je sais, le coupa le jeune homme en soupirant.
- Nous devons rester auprès de la famille Royale. C'est notre devoir. Ce n'est pas parce que les combats se déroulent loin dans le sud que l'ennemi n'a pas infiltré Egide. Et la Cité vidée de ses soldats, nous sommes les seuls à pouvoir intervenir rapidement si c'est nécessaire.
- J'ai malgré tout l'impression de ne servir à rien. Aïe !
- Je suis désolé. Mais le pansement doit être serré si tu veux cicatriser rapidement.
- Combien de temps vais-je devoir arrêter de travailler ?
- Tu peux continuer, mais fais-toi aider. Tu dois garder ta main au repos le plus possible. Fais les travaux qui ne demandent pas beaucoup de force et pour les autres, Dohko ou Aliandro pourraient te donner un coup de main. Ils ne refuseront pas.
- Ils ont aussi leur travail.
- Dohko a fabriqué assez d'armes pour trois armées ! Il t'aidera.
- Je lui demanderai en redescendant chez moi.
- Voilà. Reviens demain, je changerai ton pansement.
- Seigneur Shion !
- Nya ? Pourquoi as-tu l'air si affolé ?
- Une femme est sur le point d'accoucher, mais on dirait que ça ne se présente pas très bien.
- J'arrive. Je te vois demain, fit-il à l'adresse d'Angelo.
- D'accord.

Angelo s'éloigna et le Médecin suivit la jeune femme. Sur une couche à l'écart et cachée par de grand draps suspendus sur des cordes, une femme gémissait. A la vue de Shion, elle sembla se calmer mais une nouvelle contraction lui arracha un cri de douleur. Il palpa le ventre rond et se pinça les lèvres.

- Nya, va me chercher le désinfectant et ma sacoche. Celle avec les instruments.

Il se tourna vers la future mère et lui caressa tendrement le front en souriant.

- Comment t'appelles-tu ?
- Dil… Dilwen… Seigneur…, souffla la jeune femme, entre deux grimaces.
- Je ne te mentirai pas, Dilwen. Ton enfant est mal placé. Si je veux vous sauver tous les deux, je vais devoir ouvrir ton ventre.
- Mais… Non ! Je ne veux pas ! cria-t-elle en regardant vers les deux servantes, cherchant, dans leurs yeux, du soutien.
- Je ne te cache pas que se sera douloureux, mais si je ne le fais pas, vous mourrez tous les deux.

Shion laissa ses paroles faire leur chemin dans l'esprit de Dilwen. Nya revint avec le matériel du Médecin et se tint derrière lui.

- Je vais te faire dormir. Ensuite, je sortirai ton enfant de ton ventre et je recoudrai la plaie. Tu ne devras pas bouger pendant plusieurs jours. Petit à petit, tu te sentiras mieux et vous serez vivants tous les deux. Es-tu d'accord ?
- Cet enfant a déjà perdu son père, je ne veux pas qu'il perde sa mère, murmura Dilwen, en larmes.
- Je te promets de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous sauver tous les deux.
- Aie confiance Dilwen, le Seigneur Shion est un grand médecin, appuya Nya en prenant la main de la jeune femme dans la sienne.

Shion fut surpris. Elle ne le côtoyait que depuis quelques jours, mais elle lui vouait une confiance aveugle. Il fut flatté et un peu effrayé. Par les dieux ! Faites qu'il ne déçoive jamais Nya. Tout en préparant l'infusion, il pria Asclépios plus que jamais pour qu'il l'aide. Cette technique était rarement utilisée sur les femmes. Elle était réservé aux vaches et aux juments, mais Shion s'était dit que si c'était valable pour des bêtes, pourquoi pas pour des femmes ? Trop d'entre elles étaient morte en couches parce qu'il avait été prévenu trop tard. Il ne l'avait que peu pratiquée et n'avait essuyé qu'un seul échec. Il savait qu'il pouvait sauver Dilwen et son enfant.

- Il me faudra agir vite, fit-il en s'adressant à ses aides. L'enfant ne supportera pas longtemps la drogue. Vous devez être concentrées sur mes ordres et les exécuter au plus vite.

Les trois femmes hochèrent la tête. Pendant que les plantes infusaient, il prépara le ventre de Dilwen en le désinfectant sur toute sa surface. Hors de sa vue, il aiguisa les fins couteaux qui lui serviraient à opérer. Dilwen but l'infusion et sombra rapidement dans un profond sommeil. Aussitôt, Shion pratiqua une première incision sous le nombril.

- Tu vois, fit-il à Nya, ce sont les muscles du ventre. Je vais devoir les couper.

Ce qu'il fit avec une redoutable précision. Une servante épongea le sang et il poursuivit.

- Maintenant, je vais devoir pousser la vessie.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda Nya, captivée par les gestes du Médecin.
- C'est le… le réservoir qui contient l'urine. Il ne faut surtout pas le percer. Et dessous, on trouvera la poche qui entoure le bébé. Préparez des linges propres, ordonna-t-il aux deux autres femmes qui s'empressèrent d'obéir. Il fit ce qu'il avait expliqué et incisa l'utérus sur une longueur de main.

- Voilà. Maintenant, je vais sortir l'enfant. Garde la plaie ouverte avec ses deux spatules.

Nya n'eut pas la moindre hésitation. Shion plongea les mains dans le ventre chaud et sentit le bébé bouger entre ses doigts. Il chercha le cordon ombilical, le saisit et tira doucement l'enfant vers l'extérieur. Aussitôt qu'il fut sorti, l'une des femmes tendit un linge et le Médecin déposa son précieux paquet au milieu. Elle prit deux crins de cheval qu'elle noua au cordon à peu d'espace d'intervalle et coupa celui-ci entre les deux. Le sort en était jeté. Le petit garçon était maintenant un être autonome, vivant par lui-même. Shion lui souleva les pieds et lui donna deux claques sur les fesses. Les vagissements de cette nouvelle vie tirèrent un sourire à toutes les personnes qui les entendirent, aussi bien à celles qui avaient aidé à la mettre au monde qu'à celles qui attendaient de l'autre côté des tentures. Shion perçut les murmures de soulagements et son cœur se gonfla de joie.

Il se rinça à nouveau les mains, ôta le placenta et entreprit de refermer le ventre de Dilwen. Il utilisa une aiguilles très fine et du fil de soie. Il recousit toutes les incisions avec le talent d'une couturière puis, toujours avec l'aide des trois femmes, il fit un pansement serré autour du ventre.

- A son réveil, elle devra boire aussi souvent que possible cette préparation, expliqua-t-il.
- A quoi sert-elle ? s'enquit encore Nya, une lueur d'adoration dans les yeux.
- Elle aidera Dilwen à cicatriser et à lutter contre l'infection. Et demain, je lui donnerai de quoi faire face aux saignements inhérents à un accouchement et à la douleur.
- Seigneur Shion, voici l'enfant.

Comme un réflex, Nya tendit les bras et la femme lui confia le bébé. Son visage se transforma, affichant une expression de tendresse qui émut le Médecin.

- Il va falloir lui trouver une nourrice en attendant que sa mère puisse l'allaiter, murmura-t-il, conscient que la jeune femme s'attachait déjà au nourrisson.
- Une femme a eu une petite fille il y a quelques jours. Elle acceptera peut-être de le nourrir.
- Allons la voir.

Après s'être assuré que Dilwen respirait calmement, ils allèrent trouver la maman qui accepta immédiatement. A peine lui présenta-t-elle son sein gonflé de lait que le bébé mit à téter avec avidité.

- Il aspire fort, dit-elle. Il est vigoureux.

Shion et Nya sourirent, heureux d'avoir aidé ce petit bonhomme à venir au monde.

- Les trois prochains jours vont être cruciaux pour Dilwen, expliqua le Médecin à la jeune femme. Si elle n'a pas de fièvre, nous pourrons considérer qu'elle est aussi sauvée. Je veux que tu veilles sur elle. Je vais dormir ici aussi, on ne sait jamais…
- Vous avez l'air fatigué.
- Je le suis. Demande qu'on nous apporte de quoi manger.

La jeune femme s'éloigna et croisa Dohko qui venait voir pourquoi son amant ne l'avait pas rejoint. Il le vit au milieu d'une foule de personne qui le remerciait d'être là, de les soigner. A cet instant, il était l'homme le plus puissant du Royaume. Il avait réussi à repousser la fatalité de la mort. Certains n'étaient pas loin de le considérer comme un dieu.

- Tu as encore accompli un miracle.

Shion se retourna et sourit. Il posa une main sur l'épaule du Maître d'Armes et l'entraîna avec lui vers le coin où il auscultait les malades.

- Ce n'est pas un miracle. Je savais quoi faire, je l'ai fait.
- Et tu l'as très bien fait.
- Voilà de la soupe et du pain, Seigneur Shion. Seigneur Dohko, en voulez-vous aussi ?
- Merci Nya, j'ai déjà diné. Alors, comment se nomme ce nouveau sujet du Roi ?
- Nous le demanderons à la mère lorsqu'elle se réveillera.
- Va-t-elle dormir longtemps ? demanda la jeune femme.
- Au moins jusqu'à demain après-midi. Tant qu'elle dort, elle ne souffre pas, lui répondit Shion en avalant une cuillerée de soupe. Mange ! Tu as besoin de reprendre des forces toi aussi.
- Je suppose que tu vas dormir ici ?
- C'est nécessaire. Excuse-moi.
- De quoi ? De faire ton métier ? sourit tendrement Dohko. Essaie de te reposer quand même, fit-il en s'éloignant après avoir serré la main de Shion dans la sienne.

Le Médecin du Roi s'endormit aussitôt que sa tête toucha sa couche. Nya s'allongea aux cotés de Dilwen et lui prit la main. Si elle bougeait, la jeune femme s'éveillerait immédiatement.

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- Shion ! Jo anin ne ladallen. Rastal me in im sorbryss nen Flity Kerkus… Shion… Shion…(Shion ! Je suis de retour. Rejoins-moi dans le bosquet des Cinq Chênes… Shion… Shion…)

Le Médecin du Roi ouvrit les yeux sans bouger. Il entendait encore l'écho de cette voix dans sa tête. Plus discret qu'une petite souris, il se leva, mit son manteau et sortit de la salle de garde. Une pluie soutenue le cueillit avec les cris de quelques oiseaux nocturnes qui bravaient le froid et l'averse pour se nourrir. Telle une ombre, il se glissa dans les rues de la Cité jusqu'à une porte dérobée dont il avait la clé. Il la referma soigneusement et se dirigea vers la forêt. Il connaissait si bien le chemin que même sans torche, il était capable de se diriger. Il déboucha sur une vaste clairière au milieu de laquelle trônaient cinq énormes chênes plusieurs fois centenaires qui avaient poussés à partir de la même souche. Avec le temps, les lieux avaient été chargés de magie par les hommes à l'esprit simple et personne ne s'en approchait, ce qui arrangeait bien Shion et ses amis.

Il fit le tour de l'énorme tronc lorsqu'il entendit un léger craquement. Il se figea puis fit volte-face quand un homme se laissa tomber d'une branche basse, non loin de lui.

- Si tu n'avais pas bougé, je ne t'aurais pas vu.
- Bonsoir Shion. Je suis désolé de te déranger en pleine nuit.
- Ce n'est pas grave. Alors ? Quelles nouvelles rapportes-tu du sud ?
- Rien de bien concluant, j'en ai peur. Il y a effectivement des fermiers sur les terres du Sanctuaire, mais ils ont l'air d'être de chez nous. Je n'ai rien vu qui me prouve le contraire.
- Mais ?
- Mais quoi ?
- Gabriel, je te connais. Tu as toujours cette impression ?
- Oui… souffla le précepteur. Je n'arrive pas à me départir de cette sensation. Il se passe quelque chose, j'en suis sûr, mais je ne peux pas être catégorique.
- Que font ces gens ?
- Ils préparent la terre pour les semailles de printemps. Les habitations sont très sommaires, ils n'ont pas de bétail hormis des bœufs et des ânes pour les travaux des champs et quelques volailles.
- Tu as vraiment fouiné partout ?
- Partout où j'ai pu sans me faire remarquer. Je suis déçu.
- Pourquoi ?
- J'étais tellement certain de trouver quelque chose…
- Ce n'est pas grave. Il vaut mieux que ce soit ainsi. Si tu avais vu juste…
- Nous aurions eu un second front et un nouvel ennemi sur les bras. Je sais…
- Tout à fait… Où est ton cheval ?
- Un peu plus loin. Tu as quelque chose à manger ?
- Du pain, murmura Shion en tendant deux belles tranches qu'il avait pris soin d'emporter avec lui et qu'il tendit au jeune homme qui se jeta dessus, affamé.
- Depuis quand n'as-tu pas mangé ?
- Hier matin, je voulais rentrer le plus vite possible.
- Laisse Aurora à Shura pour qu'elle reprenne des forces. Elle doit aussi en avoir besoin.
- Shion…
- Oui ?
- Je sais que j'ai raison. Ces paysans… Ils ont quelque chose d'étrange, mais je n'arrive pas à savoir quoi.
- Prend du repos et la solution se présentera peut-être à toi. Tu es fatigué et tu n'arrives plus à penser avec clarté. Rentre chez toi. Demain, tu y verras plus clair.
- Je ne parlerai pas au Roi de mes doutes. Je lui ferai un rapport objectif.
- Pourquoi ?
- Pour les mêmes raisons pour lesquelles tu ne lui a pas dit tout ce que tu avais vu dans les étoiles.
- Je ne te contredirai pas. J'ai, moi aussi l'intime conviction que nous devons garder cela pour nous. En tout cas, pour l'instant. Fais attention à Dégel. Il te connait mieux que tu ne le crois. Il t'a formé à l'espionnage et il a toujours dit que tu avais été son meilleur élève.
- Il m'a aussi appris à mentir, à dissimuler et à percevoir le mensonge.
- Justement. Il saura si tu mens.
- Je ne vais pas mentir… Je vais simplement passer sous silence mes impressions. Ne t'inquiète pas, tout ira bien.
- Je vais nous réunir dans quelques jours, tu pourras nous faire part des moindre détails de ta mission.
- Je serai là. Allez ! Rentrons ! Je suis épuisé.

Gabriel laissa sa jument à l'écurie. Le jeune écuyer qu'il avait réveillé lui promit d'en prendre bien soin et l'espion, trempé jusqu'aux os et transi de froid, rentra chez lui. Shion regagna la salle de garde et s'arrêta au chevet de Dilwen à coté de qui dormait Nya. Il toucha le front de la jeune mère et son visage se ferma. Elle était brûlante. Son pouls battait très vite, aussi s'empressa-t-il de préparer un remède pour faire tomber sa fièvre. Il la réveilla et lui fit boire la potion. Elle ne réalisa même pas ce qu'elle faisait, encore dans les brumes de son sommeil forcé. Elle se rendormit aussitôt. Nya n'avait pas bougé. Il lui restait encore un peu de temps avant l'aube, avant que la salle de garde ne se remette à vivre au rythme des soins quotidiens.

Le Roi fut informé du retour du Seigneur Gabriel avant même que celui-ci ne se manifeste auprès de son Souverain. C'est tout juste s'il ne fut pas tiré de son lit par les hommes de la Garde Royale. Comme il s'en doutait, le Seigneur Deutéros, Ministre de l'Intérieur et le Ministre Dégel étaient déjà dans le bureau Royal lorsqu'il entra. Il salua son Roi et ses pairs avant de s'asseoir sur le troisième siège.

- Nous attendons votre rapport avec impatience, Seigneur Gabriel.

Il sentit sur lui les yeux inquisiteurs de son ancien instructeur et mit un point d'honneur à ne pas se laisser troubler. Il fit le récit de ce qu'il avait vu et entendu d'une voix parfaitement neutre. Il répondit tout aussi calmement aux questions qui lui furent immanquablement posées. Il ne laissa rien transparaître de ses doutes ni de ses impressions. Mais le Seigneur Dégel ne s'y trompa pas.

- Donc, d'après vous, ce sont bien des gens de chez nous, qui, estimant la région tranquille, se sont installés pour exploiter à nouveau les terres.
- Oui, Sire. Rien ne m'a laissé supposer autre chose.
- Vous aviez pourtant des doutes avant votre départ, dit Dégel sans le regarder.
- C'est vrai, mais heureusement, ils étaient infondés.
- Quels étaient-ils ? s'enquit le Ministre de l'Intérieur, en croisant les jambes et appuyant son bras sur l'accoudoir.
- J'avais émis l'hypothèse que ces fermiers pourraient être des citoyens des Ténèbres. Nos terres frontalières étant inexploitées faute de main d'œuvre, ils auraient pu y voir une opportunité.
- Se peut-il que ce soit des déserteurs ? s'enquit le Roi d'une voix blanche, songeant que son peuple pouvait abandonner le champ de bataille pour les champs tout court. Qu'ils se soient regroupés dans un lieu discret, en attendant la fin de la guerre ?
- Je n'ai vu que des garçons trop jeunes pour se battre et des hommes âgés ou blessés. Certains boitaient, d'autres avait un bras en moins.
- C'est une théorie intéressante. Et vous dites maintenant qu'elle est infondée ?
- C'est exact. Mais si vous ne vous fiez pas à mon jugement, envoyez quelqu'un d'autre. Je n'en prendrai pas ombrage. Il y va de la sécurité du Royaume.
- Je crois que vous avez largement fait vos preuves, Seigneur Gabriel, intervint le Roi. Vous avez toute notre confiance et vous n'avez jamais failli à votre devoir. Ces nouvelles sont donc rassurantes. Messieurs, je vous remercie.

Et ces mots valaient congédiement pour les trois hommes qui laissèrent le Roi seul. Gabriel se hâta de mettre le plus de distance possible entre lui et le Ministre Dégel. Mais c'était sans compter sur la persévérance de ce dernier.

- Gabriel ! Un instant je te prie, l'interpella son ancien professeur en le tutoyant comme ils étaient seuls.

Le représentant de la Maison d'Aquarius grimaça avant de se composer un visage impassible qu'il présenta à son mentor.

- Mon Seigneur ?
- Tu mens très bien… mais pas assez bien pour moi. Dis-moi ce que tu as caché au Roi.
- Absolument rien. J'ai fidèlement rapporté ce que j'ai pu constater de visu.

Les deux hommes s'affrontèrent du regard. Gabriel savait que s'il baissait les yeux, le Ministre interprèterait cela comme le signe évident qu'il avait effectivement omis certains détails.

- Très bien, murmura Dégel en plissant les yeux d'un air soupçonneux. Tentons une approche différente. As-tu toujours l'impression que les gens que tu as vus ne sont pas du Sanctuaire ?
- Je l'ai dit. Mes soupçons étaient infondés. Je ne vois pas ce que vous essayez de me faire dire, Seigneur Dégel.
- Je te connais Gabriel. Je t'ai formé. Avant toi, c'est moi qui occupais ce poste de précepteur et d'espion du Roi. Peut-être demain seras-tu toi-même Ministre du Renseignement. Ne me fais-tu plus confiance ?
- Maître, commença le jeune homme espérant qu'en l'appelant ainsi, Dégel se détendrait un peu. Je vous assure que je ne cache rien. Si j'ai eu une intuition, des doutes, ils ont été balayés par ce que j'ai vu. Des fermiers de chez nous qui cultivent à nouveau des terres en friche pour se nourrir.
- Leur as-tu parlé ?
- Bien sûr. Je leur ai même rappelé qu'une partie de leur récolte devrait être acheminée à Egide pour nourrir les réfugiés. L'un des hommes n'a pas été très content et m'a rétorqué que les réfugiés n'avaient qu'à faire comme eux !
- Et qu'as-tu répondu ?
- Qu'ils étaient là sans le consentement royal et que la garde pouvait très bien les chasser jusqu'à ce que la région soit réellement sécurisée. Ça l'a calmé !
- Bien joué, sourit le Ministre. Pourquoi n'as-tu rien dit tout à l'heure ?
- Cet homme a eu une attitude un peu égoïste je trouve, et je n'ai pas voulu que Sa Majesté soit attristé de savoir que certains de ses sujets adoptent un tel comportement. Nous vivons une époque où le partage des ressources et la solidarité sont plus que jamais primordiaux.
- C'est délicat de ta part. Tu as bien agi. Je te laisse rejoindre tes élèves.
- Merci Seigneur Dégel, fit Gabriel en s'inclinant.

Il s'éloigna d'un pas rapide et disparut au coin du couloir. Ce n'est que là qu'il s'autorisa à respirer à nouveau. Shion avait raison, Dégel le connaissait vraiment bien. Par contre, il fut surpris lui-même de sa capacité à improviser. Cet énorme mensonge qu'il venait de servir à son ancien Maître avait fonctionné au-delà de toute espérance. C'est l'esprit plus tranquille qu'il gagna sa salle de classe. Shaka, l'écrivain public, le vit entrer avec soulagement. Les enfants avaient bien failli le rendre chèvre. Gabriel jeta un regard glacial sur la classe, aussitôt, le silence se fit.

- Je suis bien content que tu sois guéri, fit le jeune homme aux longs cheveux blonds attaché en catogan servant devant les enfants l'excuse qu'ils avaient mis au point, à savoir que le précepteur avait attrapé froid. Je te les rends.
- Merci mon ami. Je peux te parler un instant ? Et le premier que j'entends sera sévèrement puni ! termina-t-il en s'adressant aux élèves d'une voix autoritaire.
- Ta mission s'est bien passée ? demanda Shaka, une fois qu'ils furent dehors. Tu as été absent longtemps.
- Le sud, c'est loin et je suis resté trois jours à observer. J'ai fait part de mes doutes à Shion. Il compte nous réunir bientôt, je vous en dirai plus.
- Très bien. Je ne sais pas comment tu fais pour tenir ces gamins. Ils sont insupportables !
- L'âne et la carotte, mon ami. Je leur promets quelque chose qui, je sais, leur fera plaisir à la condition qu'ils se tiennent tranquille. Au moindre écart de conduite, j'annule la promesse.
- Ce n'est pas très gentil.
- Mais c'est le seul moyen que j'ai trouvé. Sinon, il aurait fallu que je leur fasse visiter les cachots et même la salle du trône.
- Tu leur promets ce genre de choses ? sourit Shaka, pour le coup amusé.
- L'appât doit être irrésistible si tu veux attraper un poisson et en l'occurrence, là, j'en ai huit.
- Bien, je te laisse. J'ai du retard dans mes courriers que je vais tenter de rattraper. A plus tard.
- Merci, Shaka.

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Saga finissait d'étaler le fourrage dans les auges de ses vaches lorsque Tegwen vint le trouver.

- Le Seigneur de la Maisons Piscès souhaite vous voir, l'informa-t-il en lui prenant la fourche des mains d'un geste machinal.

Le jeune homme sortit de l'étable et la contourna. Devant sa demeure, un homme, chaudement habillé l'attendait. A chaque fois qu'il le voyait, il était surpris par sa beauté. Ils se connaissaient pourtant depuis des années, mais Saga n'arrivait pas à s'habituer à une telle douceur, une telle délicatesse de traits, surtout pour un homme qu'il savait impitoyable sur le champ de bataille.

- Bonjour Mikael !

Celui-ci se retourna et planta ses yeux turquoise dans ceux de son ami. Un sourire embellit encore son visage.

- Bonjour Saga ! Je viens voir si tu n'as pas besoin d'aide. Mes pêcheurs ont du temps de libres en ce moment.
- Entre, fit le maître des lieux en désignant la maison d'un geste.

Les deux hommes s'assirent face à face tandis qu'une servante leur apportait une infusion chaude.

- Tu veux manger quelque chose ?
- Non, merci. Alors ? As-tu besoin de main d'œuvre ?
- Eh bien, il va falloir préparer les champs pour les semailles comme tous les ans. J'aurais effectivement besoin de quelques hommes sachant conduire un cheval de labour. Vous ne sortez pas en mer ?
- Le temps est trop incertain et il change beaucoup trop vite. Heureusement que nous avons eu une belle saison. Les greniers sont bien remplis pour cette année.
- Espérons que nous aurons assez de nourriture jusqu'au printemps. Tous les jours, des réfugiés arrivent.
- De combien d'hommes as-tu besoin ?
- Une vingtaine ce serait parfait. Tu viendras aussi ?
- Bien sûr. Je suis toujours prêt à aider un ami. Et peut-être que cet été, tu viendras pêcher avec moi.
- Je ne pense pas, non… murmura Saga après un instant de silence.
- Pourquoi pas ? T'as peur d'un petit poisson ? plaisanta Mikael.
- Non, mais la pêche… c'est pas… je n'aime pas ça…
- Comme tu veux. Quand commences-tu les labours ?
- Début février. Ensuite, il faudra fumer la terre, attendre qu'elle assimile et on pourra commencer à semer à la mi-mars je pense.
- Fumer la terre ? Heureusement que les mauvaises odeurs ne m'incommodent pas ! Ton calendrier coïncide avec la reprise de la pêche, c'est parfait.

A nouveau, Saga regarda son ami. Décidément cet homme avait le don de le mettre mal à l'aise. Il ne pouvait s'empêcher de le regarder et en même temps, il savait que c'était très malpoli. Mais Mikael ne semblait pas s'en offusquer. A chaque fois qu'il croisait les yeux de Saga, il lui sourirait. Un sourire franc, lumineux, honnête qui remuait le fermier jusqu'au plus profond de son être.

- Tu veux dîner avec moi ce soir ?

Mikael le fixa, surpris puis esquissa un sourire. Il aimait la compagnie de Saga. C'était un homme simple et solide malgré ses démons intérieurs. Un homme fort, sur qui on pouvait compter. Il se souvint de la fois où, sur le champ de bataille, une des rares fois où Shion avait accepté de les envoyer combattre dans le sud, Saga lui avait sauvé la vie. Alors qu'il était blessé et à bout de forces face à cinq Marinas, il parvint à en tuer trois et Saga tua les deux derniers alors qu'ils allaient l'attaquer dans le dos. Il n'aurait pas survécu.

- Avec plaisir, finit-il par dire. Avec les temps difficiles que nous vivons, nous avons bien le droit de nous détendre un peu.
- Je suis d'accord.
- J'ai su que tu avais été à Port Sounion ?
- Nous en reparlerons ce soir, si tu veux bien. On dîne chez moi, au Palais ?
- D'accord. A ce soir…

Saga regarda son ami s'éloigner sur son cheval, un étalon Palomino à la robe dorée répondant au doux nom de Demon. Il se demandait encore pourquoi il avait lancé une telle invitation. Il l'avait fait sans réfléchir, mais maintenant, il allait devoir être à la hauteur. Il sauta sur Maoken et fila vers le Palais. Il laissa son cheval dans la cour derrière les cuisines et entra.

- Chef Pryce ! s'écria-t-il alors que les marmitons s'inclinaient devant lui.

Un homme aussi grand que large émergea de derrière un four, le visage jovial et couvert de transpiration.

- Seigneur Saga ! C'est un honneur de vous voir ici. Que puis-je pour votre service ?
- Un problème avec votre four ?
- Il a des fuites et ne tient pas la température comme il le devrait. Il est vieux mais on va réparer ça.
- J'ai un invité ce soir. Pouvez-vous me préparer un bon repas ?
- Je vais faire de mon mieux avec les denrées que nous avons, mais ne vous attendez pas à un repas de banquet, Seigneur Saga.
- Je ne vous en demande pas tant. Juste quelque chose de convivial et agrémenté par quelques-uns de vos petits secrets culinaires. Merci.

Ooooo00000ooooO

Devant son miroir, le Seigneur Mikael mettait la dernière touche à sa tenue. Il avait choisi un pantalon de cuir noir ajusté, des cuissardes, une chemise en coton épais de couleur indigo. Par-dessus, il mit son pourpoint en brocart noir brodé de soie bleue et blanche. Il passa à son cou une chaîne avec un médaillon en or et une lourde bague à son majeur gauche. Il était rasé de près et ses boucles bleues tombaient librement sur ses épaules. Il s'observa un moment et secoua la tête. Pourquoi soignait-il tant son apparence ? C'était un homme élégant quand les circonstances le demandaient, mais là, il ne s'agissait que d'un dîner informel, pas d'un banquet en présence du Roi. Un dîner avec un ami, rien de plus. Rien de plus… Il attacha sa cape sur ses épaules et sortit.

Il longea le couloir, éclairé par des torches, descendit un étroit escalier en colimaçon et se retrouva à nouveau dans un couloir. L'appartement de Saga était à cet étage. Arrivé devant la porte, il soupira comme s'il voulait se donner du courage. Mais pourquoi ce diner l'intimidait-il autant ? Il frappa à la porte en bois massif.

- Mikael ! Entre ! fit Saga en souriant et s'effaçant pour laisser passer son invité.
- Je ne suis pas en retard ?
- Non. Donne-moi ta cape.

Le maître des lieux prit le vêtement et l'accrocha à une patère du mur. Mikael détailla l'intérieur. Il n'était jamais venu. La décoration était sobre mais élégante. La table et les chaises de la pièce étaient en chêne et en fer forgé. De nombreuses torches étaient allumées ainsi que des chandeliers. Dans la cheminée, un feu crépitait joyeusement. Des tentures de velours rouge grenat couvraient les fenêtres. Par une porte à double battant, il vit un grand lit à baldaquin recouvert de fourrures.

- Tu veux une coupe de vin ?
- Oui, merci.
- Assieds-toi, je t'en prie, proposa Saga en prenant lui-même place sur un fauteuil, non loin du foyer.
- Ton appartement est très agréable, commenta Mikael, pour être poli.
- Merci. Malheureusement, je n'en profite pas beaucoup. La plupart du temps, je vis à la ferme.
- Je fais la même chose. J'ai une chambre à l'auberge du port. Mais ça fait du bien de rentrer chez soi de temps en temps.
- Je me sens plus chez moi à la ferme qu'ici.
- Alors ? Port Sounion ? demanda le Maître Pêcheur pour orienter la conversation sur son hôte.
- C'était… nécessaire. Shion avait raison.
- Nous connaissons tous le drame que tu as vécu. Je ne sais pas ce que ça fait d'avoir un frère, encore moins un frère jumeau, mais je sais ce que j'éprouverais si je devais perdre l'un de vous. Alors je peux imaginer ce que tu as dû ressentir.
- Non Mikael ! Pour le comprendre, il faut l'avoir vécu et je ne le souhaite à personne.

La voix de Saga était feutrée, lointaine. Glaciale aussi. A l'évidence, il souffrait encore.

- Je suis désolé, je ne voulais pas te blesser.
- Ce n'est rien. Ce voyage m'a permis de comprendre beaucoup de chose, en particulier qu'ils seront toujours à mes côtés. Je n'ai pas besoin de vivre dans le passé pour penser à eux. Il m'a fallu des années pour comprendre que ce n'est certainement pas ce qu'ils auraient voulu.
- Alors maintenant, tu vas vivre… vraiment.
- C'est ce que je dois faire. Le passé sera toujours là, mais l'avenir sera ce que j'en ferai.
- Que veux-tu dire ?
- Que je ne peux pas changer ce qui a eu lieu mais que je peux façonner mon futur. Jusqu'à présent, j'étais incapable de le faire. Je me contentais de survivre à ce drame, à ces drames je devrais dire, parce que la mort de ma mère et plus tard celle de mon père ont aussi été des épreuves terribles. Je vais vivre non pas en fonction de ces évènements mais en les intégrants à mes choix de vie.
- C'est une bonne chose. Tu vas enfin pouvoir apprécier cette vie et non plus la subir.
- C'est tout à fait ça. Et toi ? Tes parents ?
- Ils sont à Asgard. La sœur de ma mère les héberge en attendant qu'ils puissent regagner leur domaine, dans le sud.

Deux coups frappés à la porte interrompirent leur discussion. Saga se leva pour aller ouvrir et laissa entrer trois serviteurs qui portaient des plats couverts de cloches et qu'ils posèrent sur la table avant de se retirer silencieusement.

- J'espère que tu as faim, sourit Saga en désignant un siège à son invité.

Il s'assit face à lui et prit un bol qu'il remplit d'une soupe de légumes chaude et odorante.

- Je meurs de faim ! Et ça sent très bon.

Saga fit le service et ils avalèrent la soupe dans un silence religieux, seulement troublé par le bruit de leurs cuillères.

- Tu en veux encore ?
- Non, merci. Je suis curieux de savoir ce qu'il y a d'autre, sourit Mikael d'un air espiègle.
- Voyons ça, fit Saga en soulevant la cloche.
- Rôti de porc et pommes de terre ! s'écria Mikael. Pryce s'est saigné aux quatre veines pour toi, dis-moi ! Que lui as-tu promis ? plaisanta le pêcheur.
- Absolument rien. Je lui ai même dit de faire simple, que ce n'était pas un banquet.
- Simple ? Pryce ? C'est un mot qu'il ne connait pas !
- Goûte-moi ça ! C'est délicieux ! s'écria le maitre des lieux en mordant à belles dents dans un morceau de viande.
- Un vrai régal ! On devrait organiser des repas de ce genre plus souvent. J'en ai assez parfois de manger du porc salé ou du poisson séché !
- C'est vrai, je suis d'accord avec toi.
- Je te sers du vin ? demanda Mikael en levant le pichet.
- Moui ! Merchi ! répondit son hôte, la bouche pleine en tendant sa coupe.
- Il va falloir que je te rende la politesse.
- Tu n'es pas obligé.
- Pourquoi m'as-tu invité à dîner, Saga ?

Le jeune homme planta ses yeux d'un vert foncé mais lumineux dans les deux orbes turquoises de son ami.

- Je ne sais pas… je ne pense pas avoir de raison particulière… ou peut-être un besoin de parler…
- Je vois… souffla Mikael incompréhensiblement déçu par la réponse. Je me suis trouvé au bon endroit au bon moment, c'est ça ?
- Non, je… non. Je n'aurais pas lancé cette invitation à quelqu'un d'autre.
- Alors pourquoi moi ?

Les deux hommes s'affrontèrent du regard pendant un instant, ou plutôt plongèrent dans la contemplation des prunelles de l'autre comme s'ils avaient envie de s'y noyer. Mikael reprit contenance le premier et détourna le regard.

- Pourquoi toi ? J'apprécie ta compagnie, poursuivit Saga. Tu es calme, apaisant. Je crois que c'est ce dont j'avais besoin après mon voyage.
- Tu apprécies ma compagnie ?
- Oui. Ta présence me fait du bien.

Saga souleva la seconde cloche en argent pour découvrir le dessert et mettre un terme au silence gênant qui s'était installé. Oui, il prenait plaisir à la compagnie de Mikael, bien plus qu'il ne l'aurait cru. Il aimait son calme, le son de sa voix, ses gestes gracieux sans être féminins. Il vit l'éclat de gourmandise dans ses yeux lorsqu'il découvrit la tarte aux pommes.

- Et elle est même déjà coupée ! s'écria son invité en riant.
- Pryce est une perle.
- Je crois surtout que ça faisait longtemps que personne ne lui avait commandé un repas et que ça lui a fait plaisir de cuisiner pour toi.
- Pour nous, rectifia Saga.
- Oui, pour nous…
- Mais tu dois avoir raison. Il s'est fait plaisir, à l'évidence.
- Tu savais que Gabriel était parti en mission dans le sud ?
- J'ai croisé Mû qui le tient de Dohko. D'après ce que j'ai compris, il y a des paysans qui se sont installés sur des terres abandonnées pour les exploiter.
- Je ne vois pas où est le mal.
- Le Roi n'a rien ordonné et tu connais les intuitions de Gabriel.
- Shion devrait bientôt nous réunir pour nous informer de tout ça.
- Cette tarte est un délice, s'extasia Saga en fermant les yeux pour mieux goûter les saveurs de la pâtisserie.
- Et ce vin doux est traitre.
- C'est bien ce qui me semblait. Je crois qu'il m'est un peu monté à la tête.
- Moi aussi. Je ne m'y attendais pas…
- Bah… c'est pas bien grave… tant qu'on roule pas sous la table…
- Peut-être qu'une infusion nous ferait du bien.
- Bonne idée, je nous prépare ça.

Tandis que Saga s'occupait à faire chauffer de l'eau, Mikael ne put s'abstenir de l'observer. Ses yeux parcoururent la haute silhouette, les épaules larges, les jambes interminables. Il appréciait particulièrement les longs cheveux d'un bleu lavande foncé. Il aimait cette assurance tranquille, cette force cachée qui émanait de son ami. Il le trouvait très séduisant et il était même surpris qu'il ne soit pas encore marié avec une ribambelle de gosses.

- Maintenant que tu as vaincu tes démons, tu vas pouvoir songer sérieusement à fonder une famille, non ?
- Quoi ? Me marier ? sourit Saga en versant l'infusion dans deux bols. J'avoue que je n'y ai jamais pensé. Tu sais, Mikael, la mission qui est la nôtre nous prend tout notre temps. Et le secret dont elle est entourée ne s'accorderait pas avec une vie de famille.
- C'est vrai, tu n'as pas tort. Mais alors, sommes-nous condamnés à ne jamais avoir ni épouse, ni descendant ?
- Non ! Regarde tes parents ! Et les miens ! Mais je crois qu'il faut trouver la personne qui saura s'accommoder de notre mode de vie, qui nous soutiendra au lieu de nous reprocher de ne pas toujours être à la maison.
- Trouver la bonne personne… reprit Mikael dans un murmure, je crois que ça ne sera pas facile…
- Et il faut aussi que nous transmettions notre charge.
- Aucun de nous n'a encore envisagé d'avoir un apprenti, remarqua le pêcheur en buvant une gorgée du liquide chaud.
- Oui, pourtant nous devrions. Qui sait ce que nous réserve l'avenir…

Le vin aidant, la fatigue se fit plus pesante sur les épaules des deux hommes et Mikael décida qu'il était temps de rentrer chez lui. Il se leva en titubant légèrement, sous le petit rire moqueur de Saga.

- Ne te perds pas dans les couloirs, plaisanta celui-ci en décrochant la cape de son ami et la lui tendant.
- Ce n'est pas trop loin, je devrais y arriver, répondit ce dernier en se couvrant du vêtement.

Il tenta bien d'attacher la fibule mais ses doigts avaient perdu de leur dextérité.

- Attends… laisse-moi faire…

Saga prit l'attache et leurs doigts s'effleurèrent. Ils étaient proches l'un de l'autre, leurs yeux s'accrochèrent. Le maître des lieux avait réussi à crocheter la fibule mais ne lâchait pas pour autant la cape. Il tira doucement vers lui son invité, rapprochant encore leurs visages. Alors que leurs raisons leur hurlaient de mettre un terme à cette situation, leurs corps susurraient malicieusement tout autre chose. Saga se pencha d'avantage et ses lèvres se posèrent sur celles de son ami qui ferma aussitôt les yeux pour répondre à ce baiser.

C'est comme si la foudre venait de les frapper. Un simple contact qui en disait long sur ce qu'ils éprouvaient. Mikael rompit le baiser pour mieux reprendre possession de cette bouche qui l'émerveillait par sa douceur et sa fermeté. Saga soupira et son invité s'éloigna pour le regarder. Longtemps, leurs yeux se caressèrent tendrement.

- Je suis désolé, finit-il par dire en détournant le regard et en laissant retomber ses mains. Ce vin…, je ne sais pas ce qui m'a pris…
- Ce n'est rien… Ce vin est vraiment traitre.
- Tu devrais rentrer…
- Oui, c'est plus raisonnable… La prochaine fois, c'est moi qui t'invite ? se hâta de proposer Mikael.
- D'accord, avec plaisir…

Le jeune homme s'éloigna dans le couloir et Saga referma la porte contre laquelle il s'appuya et ferma les yeux. Il passa sa langue sur ses lèvres et y retrouva la saveur de celles de Mikael. Une vague de chaleur lui dévasta les reins et le ventre, un violent frisson le secoua tout entier.

Lorsqu'il entendit le loquet de la porte se refermer, Mikael se mit à courir éperdument dans le couloir. Il grimpa les marches de l'escalier quatre à quatre, courut encore jusqu'à son appartement où il s'enferma. Il lui semblait que c'était le seul endroit où il serait à l'abri des sensations et des sentiments qui venaient de déferler en lui comme un raz-de-marée. Il jeta sa cape au pied du lit et se laissa tomber dessus à plat ventre. Par les Dieux ! Quel baiser ! Il réalisa qu'il en avait rêvé toute la soirée, inconsciemment, et maintenant que cela s'était produit, il était incapable de faire face à l'émotion que cela avait suscité en lui. Etait-il amoureux de Saga ? Il leva brusquement la tête des fourrures. Oui, on dirait bien… Mais comment cela avait-il pu lui arriver ?

A suivre…

J'espère que vous avez aimé.


(1) Léda et Tyndare : selon l'Odyssée d'Homère ils sont les parents de Castor et Pollux, célèbres frères jumeaux de la mythologie grecque. D'autres sources disent qu'ils sont les fils de Zeus et Léda. Pour cela, ils sont également appelés les Dioscures (fils de Zeus) Source Wikipédia.

(2) Digitale : Les digitales forment le genre Digitalis, environ 20 espèces de plantes herbacées classiquement placées dans la famille des Scrophulariaceae. Les études récentes situent désormais ce genre dans les Plantaginaceae. Elles sont originaires d'Europe, d'Afrique du nord-ouest et d'Asie occidentale et centrale. Le nom provient du latin digitus c'est-à-dire « doigt », et se réfère à la facilité avec laquelle la fleur de Digitalis purpurea peut s'adapter à l'extrémité d'un doigt humain. En français d'autres appellations existent comme "Dé de Bergère", "Gant de Bergère", "queue-de-loup". La digitale est également la fleur que, selon les récits de Bill Graham, broutent les Fingercows. Ces plantes peuvent se révéler être très toxiques. L'absorption d'environ 8g de feuille s'avère être létale sur un sujet humain de corpulence moyenne.

Toutes les préparations, de toutes les digitales, à partir de la plante entière, sont toxiques et donc ne sont plus employées du fait de l'impossibilité de faire un dosage exact.

(3) Sage est le Grand Pope dans The Lost Canvas, ancien Chevalier d'Or du Cancer pour celles et ceux qui ne le sauraient pas ou ne s'en souviendraient pas.