- Six mois après l'effondrement -

"Qu'est-ce que tu fais, plantée là ?!"

Elle lâcha le pied de biche, prise d'un coup en plein foie.

Ça y est, pensa-t-elle brièvement.

Elles y étaient ; écartelées au centre du désespoir.

Elles avaient tout traversé ensemble. Elles avaient tout perdu ensemble. Il ne restait plus que des cendres de ce qui les tenait auparavant en estime.

"Lexa !"

Elle ne bougea pas d'un cil, un sourire en coin - mi-rêveur, mi-abandonné. Une sorte de fantôme vengeur, l'exemple de ce qu'elle aurait dû accepter.

La jeune femme regarda les mains de celle qui lui faisait face. La mèche qui flânait par-dessus le nœud de son bandeau, la cicatrice, datant de quelques jours, qui lui barrait l'œil droit. Son aura effrayée, au bord du précipice, comme jamais elle ne l'avait été.

Lexa sentait l'horreur couler en sueur froide.

Elle comprenait qu'elles n'en avaient plus pour longtemps.

Un coup du destin, une sombre machination sans précédent... Juste une mise en arrêt précoce. Tout leur indiquait qu'il fallait se laisser aller. Oublier. Sombrer. S'engouffrer dans l'inconnu le plus ignoble. Lexa vit sa partenaire planter cette machette de mauvaise fortune dans un bras débraillé. Aussi fibreux qu'une poire - un dégoût sans nom. Un bruit de succion suivit l'action. Elle la vit grimacer lorsque du sang atteignit sa joue ; un sang noirci de terreur. Ce membre dénudé tressaillit un instant sur le sol avant de s'éteindre et de pourrir dans un cycle subitement naturel.

D'une élégance ridicule, Lexa observa sa camarade lui passer devant, lui attraper le bras, et la traîner dans la dernière pièce du bâtiment.

Elle les enfermèrent en bloquant la porte avec un pauvre balais en fin de vie.

"Il doit sûrement y avoir une fenêtre, ou une bouche d'aération..." s'emporta sa voisine dans un élan de panique aussi charitable que la vie.

Elle se débattait encore. Paraissant ne pas entendre les quatre cavaliers de l'apocalypse sonner le glas contre la porte.

Lexa se mit soudain à rire. D'abord, discrètement, puis, comme prise d'une folie de dernière minute.

Sa camarade la dévisagea avec effroi mais elle n'y pouvait rien. Lexa était traversée par l'épouvante ; Un milliers de souvenirs, d'instants, de mots, de regards, d'aperçus de son visage sous tous les angles, de bouffées de colère, de bouffées de rire la transpercèrent. Cette idée nauséabonde prenait enfin pleinement son essor, sorcière d'avoir choisi le dernier instant pour se déclarer. Comment avait-elle été aussi stupide pour ne pas comprendre ? Cela paraissait pourtant si évident. Cela coulait de source. Cela traçait une courbe parfaite et intransigeante.

Personne n'avait à le lui dire, parce que le moment n'aurait pu être plus parfait.

Elle fit un pas en avant, essuyant des larmes de rire - ou de bonheur - qui ruisselaient au creux de ses joues.

Le moment semblait être le bon. Stupidement. Il fallait que ça se déroule ainsi. Une sorte de continuité agile dans l'antre de son cercle implacable. Ce tatouage d'Ouroboros, ce serpent qui se mord la queue... Elle se trouvait si débile. Lexa prit enfin conscience de ce qui la tourmentait. Alors, dans un geste apaisant, elle remonta sa main sur son sternum.

Comme dans un rêve inachevé, flamboyant d'un réveil trop tardif... elle la voyait enfin pleinement. Il ne s'agissait pas d'une vérité mais plutôt d'une sincérité pure, inatteignable. Une sorte de drogue douce. Comme si ses émotions avaient été différées pendant les dernières heures, ou les derniers jours, elles la submergèrent tout à coup tandis qu'elle la regardait la supplier de réagir.

Lexa fixait Clarke d'un regard aussi intense qu'ivre de fièvre.

Elle regarda, immobile, ce visage à quelques centimètres maintenant d'elle, ces yeux noisette d'un calme si paradoxale au vue de la situation, sa bouche consternée, ses sourcils froncés d'agitation.

Elle le réalisait enfin alors que la mort grattait de ses ongles râpeux à la porte.

Que Lexa pouvait être idiote...

"Je suis désolé, Clarke, murmura-t-elle en lui replaçant, du bout de ses doigts, une mèche de cheveux derrière l'oreille. Si seulement j'avais compris... Si seulement j'avais su m'écouter.

- Qu'est-que tu racontes, il faut qu'on trouve un moyen de sortir ! soupira fébrilement, et avec le peu de force qui lui restait, la blonde. Tu devrais bloquer la porte le temps que-

- Je suis désolé.

- Tu-

- Je suis tellement, tellement, tellement désolé..."

Une larme s'éclata contre le carrelage poussiéreux de ces toilettes abandonnées. Lexa se dit qu'elle aurait pu faire un effort.

Qu'elle aurait pu trouver un meilleur endroit pour mourir.

Elle renifla bruyamment et rigola à gorge déployée, comme si tout ça n'avait plus d'importance. À quoi bon ?

"Lexa, il faut qu'on-

- J'aurais jamais dû t'embarquer là-dedans, la coupa-t-elle, plongeant son regard vagabond dans le sien - en quête d'une dernière honnêteté. J'aurais jamais dû te supplier de me suivre. M'abandonner au milieu de ce café aurait été bien mieux. Je suis désolé. Désolé pour tout ça. Désolé de ne pas avoir été assez présente. Désolé de ne pas t'avoir écoutée quand tu me parlais de ton groupe de rock préféré. Désolé de t'avoir rembarrer quand tu m'as montré ta borne d'arcade préférée. Je suis même désolée de ne pas avoir préféré la crème glacée à la vanille, comme toi tu l'adores. Je suis désolée de-"

Un coup gronda dans leurs dos et, la porte, sauta un peu plus de ses gonds.

"Lexa... Arrête ! Arrête ça ! Arrête, je t'en prie, ARRÊTE ! " la supplia Clarke, tremblante et, pourtant, gardant sa joue au contact de la main de sa voisine.

Comme si la mort pouvait les interrompre à tout instant.

"Je suis désolé... sincèrement. J'aurais dû te le dire plutôt...

- Me dire quoi ?"

Clarke tremblait violemment. La machette résonna dans un claquement dans l'air. Elle n'avait pas envie. La blonde n'avait pas envie de mourir ici. Elle était si jeune... si jeune...

Elle voulut crier au monde d'aller se faire foutre.

Elle voulut s'époumoner pour que le regard d'abîme de son amie ne s'écarte jamais du sien.

Clarke ne put retenir des sanglots désespérés de perler ses yeux, ses joues, le bout de son nez, son menton, les doigts de Lexa. Cette dernière, en réponse - comme si elle l'avait toujours comprise - posa ses mains sur ses épaules frémissantes. Elle lui extorqua un sourire maladroit, tordu par la peur de perdre l'autre. Elles éprouvaient cette réalité, ensemble.

Lexa pressa fort les épaules de Clarke, comme si elle lui insufflait une promesse éternelle. Puis, elle se pencha lentement en avant, éprouvant enfin ce qu'elle aurait dû accepter des mois plutôt, à l'embouchure d'une rue mal éclairée.

"Clarke, souffla-t-elle, heureuse, à quelques centimètres de ses lèvres, je-"

Un coup de feu retentit.

Les deux écarquillèrent les yeux ; suspendus au-dessus du vide.

PLIC

PLOC

Du sang coula par vague sur le carrelage maladif...