Ce chapitre est certainement l'un de mes préférés (avec le dixième). :)

Il est un peu raide au début, mais les choses s'améliorent vite!

[ TW : violences psychologiques et sexuelles mentionnées ]


CHAPITRE 15 : PINTES


Galvanisée par l'atmosphère joyeuse du festival, la majorité des personnes présentes dans la salle commune de l'auberge semblait baigner dans l'euphorie. L'ambiance était chaleureuse : des dizaines de torches éclairaient l'endroit, sécurisées par des mages, tandis que de larges tables en bois couvertes de boissons diverses l'occupaient. Éclats de rire retentissants et danses ridicules improvisées cadençaient ces retrouvailles pour le moins… arrosées.

Eijiro et Denki sont vivants.

Izuku n'en revenait pas. Il oscillait depuis une trentaine de minutes entre l'exaltation la plus pure et de lourds sanglots de soulagement. Son regard brillant ne cessait de scruter les deux jeunes hommes installés face à lui.

Ils sont là. Ils vont bien.

Ils s'en étaient en effet sortis suite à leur exil forcé…

Avec un bagage émotionnel de plusieurs tonnes.

Sauvés in extremis par la lumière de Denki, ils avaient voyagé des semaines durant vers la capitale, se dissimulant régulièrement dans les fourrés afin d'éviter les traqueurs à la botte des Aînés. Conscients qu'ils seraient tués sur-le-champ s'ils étaient découverts, leur périple s'était éternisé – avec la faim et l'épuisement pour seule compagnie.

Enfin, lorsqu'ils atteignirent Kamino, pleins d'espoir et résolus à se bâtir une vie meilleure, ils comprirent que jamais le monde ne se montrerait si clément.

Ils enchaînèrent les rencontres désastreuses et les petits boulots humiliants, à la solde de soiffards des bas-fonds. À peine âgés de huit ans, ils consentirent à beaucoup trop de tâches dangereuses et immorales : vols, cambriolages, livraisons douteuses, arnaques, pièges tendus dans des ruelles sombres… Ils se vendirent et se laissèrent corrompre, du moins en apparence. Ils s'en voulaient terriblement de céder à de telles facilités pour survivre.

Puis ils grandirent, et saisirent les abus dont ils avaient été victimes : les chantages, la pression psychologique, les menaces.

Les mensonges éhontés, les caresses tendancieuses, les traquenards pervers.

Ils n'étaient que des enfants… Des enfants ayant déjà subi les pires travers de l'humanité.

À partir de là, ils se jurèrent d'acquérir une indépendance absolue.

Eijiro explora l'étendue de ses pouvoirs et les possibilités qu'ils offraient. Denki, lui, leur dénicha un réseau d'acheteurs intéressés par ses créations d'excellente qualité. Ils firent de leur mieux pour développer leurs compétences respectives, pour construire un petit commerce itinérant robuste.

Le rouge parvenait à transposer avec précision ses désirs sur la pierre. Ses mains épaisses s'avéraient extrêmement douées dans la fabrication d'objets, leur conférant une grâce, une finesse et une solidité rares. Peu après le lancement de leur affaire, deux ans plus tôt, son habileté fut encensée à travers Kamino et ses alentours, ce qui lui valut le surnom du Sculpteur Écarlate.

Le blond, quant à lui, possédait une aisance rageante : il pouvait persuader n'importe quel individu de jeter un œil à leur étalage, en déployant ses talents innés de vendeur. Il était particulièrement doué pour convaincre les flâneurs qu'ils avaient besoin de leurs produits. Son charisme solaire, peut-être dû à sa magie, impressionnait encore son meilleur ami.

Ils savouraient cette fortune bien méritée. Ils avaient le savoir-faire, la renommée, l'argent – ce qui, expliquèrent-ils, suffisait à l'accomplissement de leur revanche. Ils ne ressentaient plus aucune rancœur : tout était derrière eux depuis longtemps.

En silence, Ochaco s'imprégnait douloureusement de leurs propos, dévastée par les épreuves affreuses qu'ils avaient vécues.

« Eh, pleure pas. » la réconforta Eijiro en lui frottant maladroitement le dos. « On est passés à autre chose, tu sais? »

La jeune charmeresse ne répondit pas et le serra contre elle dans une étreinte quasi désespérée. Combien d'horreurs allaient-ils encore découvrir au cours de cette quête? Combien d'existences détruites, de destins funestes?

« Je n'ai pas les mots. » avoua Tenya, égaré dans le vide.

« T'en fais pas, mon vieux. » le tranquillisa Denki. « C'est l'ère des Ténèbres, on n'y peut rien. On est tous passés par des trucs moches. »

« Vous vous rendez compte? » murmura Ochaco sans relâcher l'artisan. « On a tant perdu. »

« On va se refaire. » gronda Katsuki. « On va botter le cul de cet enfoiré, Ocha. »

Une quiétude amusée se lova : les regards s'adoucirent, se montrèrent aussi davantage assurés.

« Et donc, vous… Vous allez sauver le royaume, c'est ça? » reprit Eijiro, libéré.

« Il paraît. » acquiesça le brunet.

« C'est bizarre de savoir que c'est toi, l'Élu. » remarqua Denki en s'adressant à Izuku. « T'as toujours été le plus malin de Yuei, mais j'étais persuadé que la prophétie parlait d'un mage. »

« Je t'avoue que je ne comprends pas ce choix moi-même. » lui confia le concerné, penaud. « J'apprends chaque jour, mais j'ai encore du mal à m'imaginer en plein combat contre l'ancien roi. »

« T'inquiète, tu vas le dépecer. » plaisanta-t-il. « Je me fais même pas de souci, tu nous pondras sous peu une stratégie en or massif. »

« Nous? » relevèrent les aventuriers, secoués.

« Vous voulez pas? »

« Attends, c'est pas ça… » rétorqua le vert. « C'est juste que ce serait égoïste de notre part de vous demander de tout plaquer pour nous suivre! »

Eijiro et Denki éclatèrent d'un rire franc, ayant vraisemblablement entendu la meilleure vanne de l'année. Les autres en restèrent comme deux ronds de flan.

« Dès l'instant où on vous a retrouvés, on savait qu'on pourrait pas vous lâcher. » leur expliqua le plus grand. « Ouais, vous menez une campagne cruciale et Izuku est le poulain du prophète du siècle ; et alors? »

« On n'osait pas espérer. » poursuivit son camarade. « On a eu beaucoup de galères, mais on vous a jamais oubliés. Vous êtes nos potes et on va vous filer un coup de main. Y'a pas de débat possible. »

C'en était trop : l'apprenti élu laissa à nouveau ses pleurs prendre le dessus, déclenchant une vague de panique.

« Deku, qu'est-ce que t'as? » s'alarma évidemment Katsuki en se précipitant près de lui, fixé par un Eijiro perplexe.

« J-je suis… t-trop content… » chouina-t-il.

Un profond soupir apaisé monta de l'assemblée.

« T'as pas soigné ce côté geignard, hein? » ricana le doré.

« C'est comme ça qu'on l'aime! » plaisanta Ochaco avec un clin d'œil complice.

Une fois la pression retombée, la soirée put suivre son cours, rythmée par les railleries, les confidences, une affection flambant neuve… et les entrechoquements des pintes.


« Ils ont trop picolé, on est d'accord? » spécula Denki en retenant à grand-peine son hilarité.

« Ce n'est pas le genre d'Izuku, normalement… » déplora Tenya.

« Je ne pensais pas voir un jour Katsuki dans un état pareil. » ajouta la charmeresse d'air, stupéfaite.

Face à eux se tenaient le vert et le blond cendré, enlacés sur l'un des bancs, qui balbutiaient des phrases sans queue ni tête. Apparemment, il était question de boucles douces et d'odeur de feu

« Le bercail de votre copain est loin? » demanda Eijiro.

« À l'autre bout du village… » pesta le non-mage en se plaquant une main consternée sur le front.

« Peut-être qu'Isay pourrait nous aider? » proposa Ochaco.

« Elle pourrait si les rues de ce patelin n'étaient pas si étroites. »

« Pas jouable de les trimballer jusque-là… » résuma le lumineux. « Eh, on a qu'à prendre leur place et leur filer notre chambre! Hein, Eiji? »

« Bah… ouais, tant qu'à faire. Ça dérangera pas vos hôtes? »

« Je ne pense pas, la famille de Koji est adorable. Elle comprendra, j'en suis sûr. » garantit Tenya.

L'affaire fut vite conclue : Eijiro et Denki s'arrangèrent avec le patron de l'établissement qui accéda volontiers à leur demande. Après tout, tant qu'il était payé en fonction du bon nombre d'occupants…

Tenya et Ochaco leur firent entièrement confiance pour gérer la situation et retournèrent auprès d'Isay, histoire de la tenir au courant. Les missionnés tentèrent alors de communiquer avec Izuku et Katsuki, afin de leur expliquer le contexte – bien sûr, sans succès. Les garçons étaient beaucoup trop éméchés pour comprendre quoi que ce soit et se laissèrent donc faire, soutenus par leurs amis – qui ne cessèrent de les asticoter, pouffant à chaque marche de l'escalier menant à l'étage.

Enfin, la porte desservant leur refuge nocturne initial fut atteinte, leur permettant de se débarrasser de leur fardeau sur les lits jumeaux. Ils essayèrent une ultime fois de se justifier… avant de se rendre compte qu'ils parlaient dans le vent.

Les deux ne se lâchaient plus, leurs iris fermement accrochés.

« Qu'est-ce qu'on fait? On les surveille? » chuchota Denki, gêné.

« Ils ont dix-sept ans, mec. » le raisonna Eijiro d'une intonation similaire. « Puis, soyons honnêtes : ils se tournent autour. Ils sont mordus, c'est clair et net. »

« Mais ce serait peut-être mieux de leur éviter une mauvaise surprise, tu crois pas? »

« Ils feront rien. Beurrés comme ils sont, ils vont s'endormir en moins de dix minutes. Je te parie ce que tu veux. »

« Tu casses la tête à toujours avoir raison. »

Tandis qu'ils poursuivaient leurs chamailleries, le rouge posa en évidence la clé confiée par l'aubergiste sur une petite console. Puis, ils quittèrent la pièce, en laissant le battant se verrouiller derrière eux.


Le parquet ancien grince un peu.

Les draps et parures semblent propres, les meubles dépoussiérés régulièrement.

La nuit envahit la fenêtre donnant sur une ruelle adjacente. Ses étoiles offrent leurs lueurs au travers de la vitre épaisse.

Un âtre minuscule occupe une partie du mur en face de Katsuki…

Vide. Austère.

« J'veux pas que t'aies froid. » marmonne-t-il à Deku en se levant.

Sans réfléchir, il projette une orbe au milieu des bûches sèches, qui s'enflamment en quelques secondes. Content de lui, le mage se laisse tomber sur la couche de son voisin, enfouissant son visage dans l'un des oreillers légèrement tassés par les précédents dormeurs. L'odeur est agréable, signe que le linge est entretenu.

« J'pensais que ce serait plus miteux. »

Les mots sortent sans qu'il s'en aperçoive. Il veut juste… parler. Avec Deku. Entendre sa voix, avoir son attention. Peut-être même profiter de son contact, de la douceur de son épiderme laiteux. Compter ses taches de rousseur, passer ses doigts dans ses ondulations folles…

« T'es beau, putain. »

Il se redresse lentement, croisant ces émeraudes qu'il chérit et fuit. Tous les jours. La balance penche sans arrêt. Il n'arrive jamais à se décider.

C'est sacrément emmerdant, quand même.

« J'regrette. J'me suis comporté comme… comme un connard. »

Qu'est-ce qu'il risque à se laisser aller? Cette dimension existe uniquement dans sa tête, pas vrai?

« Tu me rends dingue. Tu me gonfles. Tu me rends heureux. J'comprends rien de ce que tu me fais. »

Deku ne pipe pas mot, happé par ses propos décousus. Ses paupières papillonnent. Il tente sans doute de déterminer si cette parenthèse douillette est tangible ou non.

« J'sais pas ce que je ressens pour toi. Mais c'est… fort. J'arrive plus à réfléchir quand t'es là. »

« Moi non plus. »

Cet aveu, libéré dans un souffle, bouleverse assez le palpitant de Katsuki pour qu'il s'emballe. Il n'est pas seul dans ce bordel sans nom.

« Kacchan. »

« Deku. »

« J'ai pas envie d'être juste ton ami. On n'est plus des gamins. Je sais ce que je veux, maintenant. »

Sa poitrine va se déchirer. Son cœur va s'envoler.

Mais qu'est-ce qu'il en a à foutre, finalement?

« La quête passe avant… Mais je peux pas m'empêcher de te réclamer. »

« J'peux t'embrasser? »

« Tu le regretteras pas? Ce sera trop tard, après. »

« Pourquoi? »

« Parce que je vais tomber amoureux. »

Katsuki s'approche de ces lèvres entrouvertes, au doux parfum d'orge. Délicieusement charnues, mordillées par le stress. Est-ce qu'il pourra leur infliger le même traitement un jour? Est-ce concevable de graver cette vision osée dans son esprit? D'en faire une sculpture grandeur nature?

« Ce serait si mal? »

« Peut-être pas. Mais ce serait irréversible. »

« Ça te fait peur? »

Leurs souffles se mêlent. Il va devenir fou s'il ne rejoint pas cette bouche, s'il ne la scelle pas de la sienne.

« Pas si c'est de toi. »

Là, assis sur la couette usée d'une auberge perdue dans l'immensité d'un royaume, Kacchan embrasse Deku.

Leur baiser est d'abord hésitant, c'est leur premier. Mais ils trouvent vite leurs repères, prennent leurs marques et lient le reste de leurs corps. La chaleur est vive, elle les traverse avec la même brutalité qu'une des explosions du cendré. Leurs mains se faufilent, caressent et tirent. Ils se délectent en oubliant le lendemain : c'est trop bon pour être réel.

« Kacchan… » susurre le plus petit.

Le dénommé ne relève pas et l'autorise à respirer. En attendant, il chatouille la peau fine de son cou avec son nez. Il refuse que ça s'arrête, il prie pour ne pas être rejeté. Il veut que ça dure, il veut mourir dans ces bras.

« Tu t'enfuiras pas, cette fois? »

Il stoppe, reste en suspens.

« Je te veux trop, tu vas me détruire si tu me laisses encore. »

« Je te laisserai pas, Deku. »

Ses rubis le scrutent. Il espère sincèrement qu'ils sauront transmettre la passion qui l'habite, la résolution qu'il prend.

« Je ne… te promets pas un comportement irréprochable ou une relation simple. Mais je te jure que je te donnerai tout ce que j'ai. »

« Ce sera notre secret? »

« On tombe pas amoureux aussi facilement. »

Ce mensonge les rassure suffisamment pour qu'ils s'enlacent à nouveau. Plus tard, ils rejoignent les cieux de la Mount Lady dans une douce étreinte emplie d'engagements.

En fait, si : c'est aussi facile.