Viens-tu, mignonne ?
Le professeur Belegind était assis sur un fauteuil, une table devant lui, dans un des bosquets de son jardin. Il occupait la partie haute de la terrasse, couverte par un auvent de bois ouvragé, et bordée par des arbustes denses assurant l'intimité de l'endroit. Le soleil commençait à chauffer la partie basse de la terrasse qui était à découvert. Océane devait arriver par-là, comme habituellement. Il avait prévu de commencer par lui faire écrire son alphabet et quelques sons basiques tirés de sa langue maternelle. Il ne savait que la calligraphie de son nom qu'il lui avait fait tracer au tout début des leçons pour mieux la connaître. Il voulait comparer ce qu'elle lui écrirait de ce qu'il avait étudié des écrits trouvés sur elle ou dans la forêt. Il apprendrait de sa langue autant qu'il lui enseignerait la sienne.
Il se leva et traversa la deuxième terrasse pour aborder une allée menant à l'entrée de son jardin. Il s'avança pour voir s'il apercevait son élève qui ne devait plus tarder. Celle-ci était là en fait, immobile, la main sur le portail de son jardin, le regard inquiet elle reprit contenance dès qu'elle le vit.
— Oui, Océane ? l'interrogea Belegind.
— Euh ! J'ai…
Océane ne savait pas comment lui dire ce qui venait de lui arriver sur le chemin de l'aller. Jusqu'ici Orophin l'avait amenée jusqu'au jardin du professeur et depuis quelques jours il la laissait revenir seule. Aujourd'hui, il avait voulu qu'elle se débrouille pour s'y rendre d'elle-même et en revenir. Orophin l'avait fait partir plus tôt au cas où elle ne parviendrait pas à trouver le bon chemin du premier coup, allongeant d'autant le temps qu'il lui faudrait pour arriver à destination.
Cela n'avait fait que quelques minutes qu'elle s'était mise en route lorsqu'elle avait rencontré un elfe sur une étroite coursive. Malgré son allure calme et son visage neutre, elle avait su immédiatement qu'il était en guerre. Sous son regard qui l'avait impitoyablement clouée, le cœur d'Océane s'était encagée d'effroi lorsque l'elfe lui avait parlé, posément pourtant, le visage impavide. Il était « terrible », avait-elle pensé, écrasée par l'aura et la personnalité de cet elfe. Son sac de cours serré devant elle pour seule protection, Océane avait instinctivement baissé la tête, seul mouvement dont elle avait encore été capable juste avant que la panique lui ait rendu ses sens. L'elfe avait à peine fini de parler qu'elle avait fait demi-tour et avait couru jusqu'au talain d'Orophin dans lequel elle s'était réfugiée. Mais son prince s'en était absenté. Celui-ci rapportait régulièrement les paniers-repas pris aux maisons de restauration. C'est sûrement là qu'il s'était rendu, s'était-elle dit. Elle avait dû se résoudre à ressortir du talain. Elle avait ouvert la porte avec précaution, n'avait vu aucune menace puis s'était décidée à partir à son cours. En apercevant l'étroite coursive au loin elle s'était mise en alerte mais n'y avait vu personne cette fois. Elle l'avait abordé, traversé rapidement, en regardant autour d'elle, puis avait continué sa route. Elle était parvenue sans autre incident au jardin du professeur qui l'attendait.
— Terrible, ellon, hir, (elfe, seigneur), finit par dire Océane en montrant la direction d'où elle venait.
Belegind s'approcha d'elle et la fit entrer, tout en cherchant le sens de ses mots, surtout le premier. Océane tenta de mieux lui dire ce qui venait de se passer mais après plusieurs tentatives, elle finit par renoncer.
Le professeur avait compris qu'un elfe, un de leur seigneur, qu'elle disait « terrible », – un mot de sa langue dont il ignorait le sens exact– l'avait effrayée. Elle avait mêlé ce terme de sa langue avec les noms d'Haldir, qui lui était connu, ou de ses seigneurs. Il prononça deux ou trois mots rassurants et lui sourit tout en l'emmenant avec lui dans son jardin. Qui l'avait apeurée ? Bon nombre de leurs guerriers ou de leurs seigneurs étaient effectivement à même d'épouvanter des jeunes filles impressionnables, notamment par la vigueur de leur aura. S'était-elle montrée insolente ou pas assez polie avec l'un d'eux, ce qui lui avait valu une réponse sévère de la part de l'elfe rencontré ? Si ce n'était que cela, il n'y avait pas grand mal. Il enseignerait à Océane l'attitude à adopter lorsqu'on croise un militaire en tenue, donc en mission et qui n'avait pas de temps à perdre, ou un membre de la noblesse, à qui on devait un respect particulier.
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Haldir vint ouvrir à celui qui avait frappé à sa porte d'entrée… à CELLE qui avait frappé à sa porte. C'était Indis. Après de mutuelles salutations, il l'invita à entrer.
— J'ai été surprise par ton ordre express hier de suspendre mes recherches, commença-t-elle une fois installée sur un sofa.
— C'est devenu trop délicat pour continuer.
— Qu'est-ce qui te fait renoncer aussi soudainement ? demanda Indis curieuse de savoir si Lindibess était pour quelque chose dans ce revirement.
— Ma curiosité déplaît… en très haut lieu.
La guerrière ne s'était pas attendue à ce que ses seigneurs soient sur cette affaire. Haldir n'avait pas pris la peine de lui dire sur quoi exactement il l'avait engagée même si elle s'était doutée, malgré les apparences, que c'était assez sérieux pour faire appel à elle et à sa discrétion.
— Je pense que c'est Lindibess qui m'a surprise venant de chez le graveur et qui a rapporté sur moi, expliqua-t-elle. Je suis navrée. Je me suis fait avoir. Je ne savais pas que nos seigneurs l'employaient à investiguer pour leur compte.
— Ce n'est pas grave. Tu as fait ce que tu as pu. Je te remercie. Il est impossible d'aller plus loin. Tant pis.
Il avait ajouté cela autant pour elle que pour lui, car il avait été convenu entre eux qu'elle recevrait tout son « paiement » seulement si elle réussissait à terminer son enquête. Or, elle avait été interrompue. Haldir écouta avec intérêt Indis lui rapporter sa conversation avec l'apprenti graveur et fut un peu contrarié de constater qu'elle avait été à deux doigt de connaître toute la vérité sur les pierres. Cependant, il admettait que cela n'aurait pas empêché son seigneur de découvrir ce qui était arrivé et de lui demander des comptes, le cas échéant, sur cette période où il avait été capitaine. Quant à Ohtarion, il en profiterait pour le malmener.
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Au retour de son cours de sindarin, les livres fourrés dans son sac, Océane se dirigea vers le talain de celui-ci, sans l'aide d'Orophin. Quand elle avait fait le chemin du retour, seule, la veille, elle s'était perdue plusieurs fois mais elle avait repéré quelques habitations ou ponts caractéristiques qui lui avait permis de retrouver le talain. Il fallait juste qu'elle retombe de nouveau dessus. Punaise ! Des escaliers, encore des escaliers et des échelles ! Même les ponts suspendus lui étaient devenus pénibles à parcourir. Oh, ses cuisses ! Maintenant elle se réveillait tous les matins avec des courbatures, principalement aux jambes et le reste de la journée n'était pas mieux ! Ses mollets étaient déjà cuits. Elle vieillissait ou quoi ? Il est vrai qu'elle n'était pas habituée à faire ces montées et descentes continuelles et puis c'étaient des elfes qui habitaient ici et y étaient nés. Ils étaient infatigables et la démarche nonchalante de certains ajoutait à son agacement de constater le gouffre entre sa condition physique et la leur. Evidemment elle ne jouait pas dans la même cour mais elle était quand même dépitée.
Elle s'arrêta pour vérifier si, d'ici, elle apercevait le talain d'Orophin et qu'elle prenait la bonne direction. Elle tourna la tête à droite, instinctivement. Son cœur se serra en voyant un elfe qui se tenait là. Pourtant, rien dans son comportement ne permettait de dire qu'il était un danger pour elle, mais le souvenir de sa confrontation avec l'elfe intraitable sur la coursive la prit d'assaut. Celui-ci au contraire lui adressa un fin sourire puis lui parla d'une voix posée au timbre grave dont elle ne comprit pas une parole mais qui pacifia son esprit. Mmmh, la délicieuse mélodie de ces mots qui coulaient et roucoulaient ! L'elfe intensifia son sourire. Ce fut comme un baume pour Océane qui fut séduite irrésistiblement. « Quel beau matin ! » se dit-elle en souriant à son tour.
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Erynion se demandait ce qu'il faisait là. La convocation du lieutenant Hador l'avait surpris. Il n'avait aucune idée du pourquoi de cette audition. La porte du bureau où on l'avait fait patienter s'ouvrit. Hador y entra, suivi du haut capitaine Ohtarion qui épingla désagréablement du regard le guetteur. Au soulagement de ce dernier, le haut capitaine s'assit devant le bureau et cessa de le fixer lorsqu'il prit de quoi écrire, tandis qu'Hador le salua et s'installa sur un siège, très près d'Erynion, qui en conclut que ce serait ce dernier qui lui parlerait. Tant mieux !
— Votre nom est Erynion et vous êtes guetteur sous les ordres directs du caporal Galweg, commença Hador.
— C'est exact. Je ne sais pas pourquoi je suis ici…
— Nous allons y venir. Je suis Hador. Le haut capitaine et moi-même sommes mandatés par le seigneur Celeborn pour poser quelques questions au sujet d'une affaire qu'il lui plait de voir instruire. Donc, je vais vous demander quelques renseignements, vous nous direz ce que vous pensez savoir et nous en prendrons note.
— Et après ?
— Après ce sera tout, vous repartirez.
Erynion ne savait pas trop quoi penser. Etait-ce vrai ? Il jeta un bref regard vers Ohtarion, mais ce dernier n'avait pas l'air très concerné par ce qui venait de se dire. Le lieutenant Hador affichait un air légèrement aimable. Le guetteur ne savait pas pourquoi mais il était en alerte.
— Je ne vous cache pas que l'affaire est délicate pour notre seigneur, continuait Hador. Elle peut concerner des personnes haut placées. Nous comptons sur votre discrétion. Voulez-vous bien nous aider ?
Erynion hocha la tête. S'il s'agissait de servir son seigneur… bien qu'il ne vît pas trop en quoi il serait utile. Il changea d'avis lorsqu'Hador ouvrit un petit sac qu'il posa sur le bureau et en sortit une pierre gravée, une peau encrée puis une dernière pierre. Ses œuvres ! Mais comment avaient-elle pu atterrir entre les mains du lieutenant ?
— Oh ! Vous les avez retrouvées !? Je n'aurais pas à les refaire ! fit-il heureux.
— Vous les reconnaissez ?
— Oui, bien sûr. Elles font partie du jeu de piste que je grave pour dame Talaganis. Elle compte lancer sa partie dans les semaines à venir et y faire participer tous ces messieurs-dames.
— C'est une commande… ?
— Elle m'a commandé tout un jeu de pierres gravées ainsi que les peaux à encrer donnant les instructions de recherche, confirma Erynion qui avait pris une des pierres dans sa main.
— Pourriez-vous nous communiquer cette liste ou nous la donner ?
— Oui. Elle est à la maison, dans le talain familial. Mais vu le temps que j'y ai passé, je peux déjà vous donner les diverses cachettes je les connais par cœur. Vous êtes sûrs que vous voulez savoir ? Si vous voulez participer, c'est mieux que vous vous réserviez la surprise.
Hador sourit et se tourna vers Ohtarion. Celui-ci se contenait pour ne pas secouer le graveur et lui faire dire tout de suite, si oui ou non il était un traître, ou un de ses camarades de jeu, voire tous le reste ne l'intéressant en rien. La demande de résultats tangibles formulée par son seigneur n'était pas pour l'attendrir. Le coup d'œil qu'Hador lui lança le calma un peu. N'y avait-il pas un avertissement dans ses prunelles ? Quel culot ! Cependant, il était obligé d'admettre que le lieutenant réussissait à soutirer de cet imbécile toute l'histoire. S'il intervenait, comme avec Elbenil, il pouvait tout gâcher. Le lieutenant était revenu à Erynion.
— Nous vous remercions mais il y a peu de chances que nous fassions partie des invités, répondit Hador dans un sourire. Pouvez-vous nous indiquer le périmètre des cachettes pour les pierres ?
— Caras Galadhon. Que du classique ! Tout dans l'enceinte, sauf pour un parcours alternatif où trois cachettes se trouveront en dehors mais pas à plus d'une centaine de mètres du mur circulaire.
— N'est-ce pas un peu restreint ? Je veux dire, il n'aurait pas été choquant que le jeu se déroule également à Cerin Amroth, par exemple.
— Oh non ! Dame Talaganis se lance. Pour une première, elle ne voulait que du traditionnel et rien de bien compliqué. Dès qu'on se disperse, ça devient difficile à gérer. Le… la maîtresse du jeu doit maîtriser et animer la partie de bout en bout. Elle a voulu se limiter. Par contre, elle veut faire un changement d'une cachette ou deux mais ne m'a toujours pas dit ce que c'était. J'espère qu'elle ne va pas tarder, sinon j'aurais trop peu de temps pour faire les modifications pour Yestarë.
— Et d'après-vous où cela pourrait-il amener la partie ?
— Vu le parcours prévu, aucune chance que ce soit loin de la capitale. Non, je verrais plutôt une… surprise, quelque chose qui sorte de l'ordinaire mais rien qui entraînerait les invités très loin.
— Loin, comme l'endroit où ces pierres ont été trouvées, fit Hador, comme pour lui-même. Avez-vous une idée d'où elles ont été prises ?
— J'allais vous le demander, fit Erynion sincèrement intrigué.
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Océane se dirigeait d'un pas vif vers le talain d'Orophin dont elle approchait. Elle était dans un état second, augmentant son allure déjà rapide, pressée par l'urgence de confier à son prince ce qui lui brûlait le cœur et l'esprit.
Elle entra enfin dans le talain et sans perdre de temps, appela Orophin tout en balançant ses chaussures une fois retirées de ses pieds. Elle entra dans la salle-salon pour obtenir son aide. Personne ne lui répondit. Elle envoya son sac sur la grande table. Peut-être était-il sur la terrasse, dehors ? Il ne s'y trouvait pas non plus. Elle appela plusieurs fois à l'intérieur. La cuisine était vide de sa présence ainsi que la salle de bain. Elle ouvrit sa porte de chambre. Sa gorge se serra en constatant l'absence de l'elfe. Elle devait se débarrasser de ce qui l'oppressait.
Elle retourna dans la salle-salon et hésita devant le meuble qu'Orophin lui avait interdit de fouiller. Elle en avait pourtant tellement besoin. Il comprendrait. Elle l'ouvrit et plongea la main tout en regardant à l'intérieur. Elle poussa un cri de déception. Il n'y avait rien de ce qu'elle cherchait ! Orophin les avait-il retirés ? « Non, non, non ! » se disait-elle. Elle ouvrit tous les tiroirs et les portes des autres meubles. Sa frustration montait à chaque déconvenue : rien de ce qu'elle découvrait ne pourrait la soulager. Elle jaillit de la pièce après l'avoir écumée, et ouvrit l'armoire dans l'entrée. Elle eut le temps de remarquer une robe bleu pâle aux beaux reflets moirés qui y était pendue juste avant d'en refermer la porte à clé. Elle était suffisamment perturbée pour ne pas s'étonner de la présence de cette robe.
Elle revint près de l'escalier menant à l'étage. Elle hésita. Orophin lui avait interdit de s'y rendre. Elle appela encore mais en vain. Elle gravit une ou deux marches, puis encore d'autres, tendant le cou pour voir un peu mieux. L'état du palier lui indiquait qu'il n'y avait rien ici, à part des murs nus. L'étage était en pleine réfection, d'où les échafaudages extérieurs qu'elle avait aperçu le premier soir en arrivant. Elle se souvint des deux elfes qui ressemblaient à des artisans qu'elle avait vu descendre l'escalier avant-hier. Ils devaient certainement y avoir besoin de faire des travaux là-haut. Elle redescendit et alla au fond du couloir.
Au lieu d'entrer dans sa chambre à elle, elle s'engouffra dans l'une des pièces qu'Orophin lui avait interdit. Il lui fallait de quoi écrire et vite ! Cette nécessité la tenaillait et lui était devenu vitale. Elle mit un certain temps à se rendre compte qu'elle était dans une chambre. Celle d'Orophin. Elle avait la main sur la clé d'une armoire qu'une fois ouverte elle avait refermé sans trop sans rendre compte. Il n'y avait rien ici non plus. Elle fouilla un peu la pièce, sans vraiment déranger quoique ce soit puis sortit, fiévreuse, la panique commençant à l'étouffer. Il restait la dernière porte, tout au fond du couloir qu'elle ouvrit en grand, heureuse de ce qu'elle y vit. Une petite bibliothèque ! Ou un bureau ! Ou les deux. Elle trouverait à coup sûr de quoi écrire. Cette assurance lui ôtait déjà un poids. Elle trouva rapidement une feuille de papier et ce qu'il fallait pour écrire et commença à transcrire, d'une écriture hâtive et furieuse, dans une phonétique approximative, ces sonorités qui l'empoisonnaient.
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— Et on n'a rien de mieux ? demanda Ohtarion.
Hador confirma, peu soucieux que sa réponse irrite le haut capitaine. Il avait mené avec habileté tous ces interrogatoires et on était enfin parvenu à faire toute la lumière sur cette affaire des pierres gravées. Hador voyait qu'Ohtarion n'était pas des plus satisfait mais la vérité était étalée sous leurs yeux. Il n'y avait eu aucune tentative de trahison avec ces cailloux. Il s'agissait d'un malheureux concours de circonstances, doublé d'imprudence. Ohtarion n'était pas convaincu mais les évènements trouvés et exposés dans les rapports fournissaient la seule explication vraisemblable. Ce n'était donc que ça ! Ohtarion trouvait la vérité grotesque ! Tous ces efforts pour arriver à ça ! Restait l'arrivée de l'humaine… Mais à part le lieu et le moment de son apparition, rien d'autre n'avaient aucun lien avec les pierres.
La convocation et l'interrogatoire des trois soldats affectés au poste de guet où les pierres avaient été trouvées avaient permis de découvrir ceci : Ausiweg, un des guetteurs sous les ordres du caporal Galweg, en chemin vers son flet de surveillance avait voulu étrenner sa nouvelle fronde. Il avait lancé quelques pierres avec, trouvées çà et là. Une fois à son poste, il avait continué avec un stock de petites pierres mises dans un seau par Erynion qui prenait régulièrement son tour de garde à ce flet. Ces pierres étaient destinées à être gravées. Certaines l'étaient déjà lorsqu'Ausiweg avait pris l'une d'elle emballée dans une peau et l'avait envoyée dans la rigole d'une rivière sèche, là où elle avait été trouvée quelques jours après. Il n'avait pas eu conscience d'envoyer autre chose qu'une pierre sans importance, même emballée ainsi.
Plus au sud, il avait réussi un joli tir : envoyer une pierre dans le trou d'un tronc d'arbre, découverte également plus tard. Ausiweg ne se rappelait pas si la pierre était gravée et encore moins quels écrits on aurait pu y lire. Que les instructions de la pierre dans sa peau correspondissent à la position de l'autre pierre était un hasard. Si le récit d'Ausiweg était vrai, alors la thèse voulant que la correspondance entre les deux pierres, l'une emballée, l'autre gisant dans le tronc d'arbre, ne soit que le fruit du hasard, tenait debout. C'était d'autant plus plausible que les indications sur la peau encrée parlaient plus précisément d'une trouée végétale, c'est-à-dire parmi des feuilles, et non dans un tronc. La concordance n'était donc que fortuite, confirmée par la liste des lieux de cache donnée par Erynion qui avait expliqué quels lieux c'étaient dans Caras Galadhon.
Succédant à Ausiweg, Elbenil imitant ce dernier s'était contenté, à la fin de son tour de garde, de canarder Erynion qui venait l'en relever, en prenant les pierres contenues dans le seau. Erynion les avaient toutes ramassées. Seule l'une d'elle était gravée. Il s'était enquis de son stock qu'Elbenil lui avait assuré intact, ce dernier n'y ayant pas touché sauf à l'instant, et ignorant les essais de tirs d'Ausiweg quelques jours avant.
Interrogé, Erynion avait confirmé ce qu'avait découvert Lindibess au sujet du nouveau jeu de piste organisée par Talaganis. Il avait transmis la liste des pierres à graver et des peaux à encrer. Elle correspondait à celle communiquée par la chanteuse qui avait réussi à l'obtenir. Du moins, celles dont ils avaient connaissance, car Erynion leur avait également confié qu'il y aurait du changement dans la liste des indices mais que sa cliente ne le lui avait pas encore communiqué, assurant qu'elle n'avait pas eu le temps d'en fixer les détails.
Ohtarion attendait cette précision, voulant s'assurer qu'elle ne menait à aucun autre manquement à leur sécurité. Hador pensa qu'en recevant les derniers rapports, leur seigneur ferait certainement relâcher Gelmir. Il ne pouvait plus être mis en cause au sujet des pierres. En revanche, il serait probablement suspendu et assigné à résidence à cause de l'arrivée de l'étrangère dans son secteur de surveillance, toujours inexpliquée.
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Océane finissait de se laver les mains dans la salle de bain. Le fusain qu'elle avait utilisé lui avait noirci les doigts mais lui avait permis d'écrire et même de dessiner. Elle allait beaucoup mieux. Contre toute attente, le pincement de son cœur s'était accru à mesure qu'elle avait couché sur papier ce qu'elle avait voulu extraire d'elle. Elle avait cependant continué, sachant instinctivement que c'était le seul moyen de se pacifier. Elle avait écrit, dans une première salve qui l'avait soulagée, les paroles obsessionnelles. Elle dû terminer cette purge dans sa chambre en dessinant ce qui la tourmentait. Ce n'est qu'une fois qu'elle avait placé la feuille au fond de la commode de sa chambre, dont elle avait retiré le tiroir tout en bas, que son trouble disparût tout à fait. Plier la feuille en quatre pour diminuer ses dimensions et cacher de sa vue ce qui s'y trouvait avait déjà fortement réduit sa douleur morale. Elle avait remis le tiroir en place.
Il lui était devenu impossible d'en confier quoique ce soit à qui que ce soit, de peur de provoquer une nouvelle crise. Et puis comment en parler sans pouvoir se faire comprendre ? Elle allait bien maintenant et souhaitait conserver cette paix retrouvée. Elle avait retiré sa tunique pour la jeter dans le panier de linge sale et la remplacer par une autre, tant elle avait transpiré. Ici, en Lorien, elle transpirait au bout de quelques minutes de marche, exacerbée par les montées, les descentes et son attention continuellement sollicitée devant le danger de chuter malencontreusement des hautes plateformes sans rambarde. Mais là, ça avait battu les records ! Elle finissait de se sécher lorsqu'elle entendit la porte d'entrée s'ouvrir puis se refermer. « Super ! Mon prince est enfin rentré » se réjouit-elle. Son cœur se gonflait de joie et de soulagement. Elle répondit à l'appel d'Orophin tout en lui demandant de patienter car elle n'avait pas fini de se rhabiller. Elle ouvrit la porte, une fois cela fait. La frayeur la saisit. L'elfe était là dans le couloir, planté devant elle, le visage fermé, un regard accusateur. On aurait dit Haldir lui-même ! Où était son prince celui qui n'était que douceur et charme ? Elle se sentit coupable bien qu'elle ignorât de quoi. L'elfe tourna très légèrement la tête. Elle suivit son regard et tourna la tête à droite, vers le fond du couloir.
« Oh, pu… naise !» pensa Océane, constatant que la porte de chambre d'Orophin était restée grande ouverte. Comment avait-elle pu faire cette erreur ? Elle fut tentée de lui mentir avec une phrase aussi idiote que : « ce n'est pas moi ! », dite dans sa langue, faute de pouvoir la traduire. Elle se retint, car même dit dans une langue étrangère elle redoutait qu'Orophin la prenne pour une menteuse... et pour cause. Ses yeux revinrent à lui qui la dardait d'un air de reproche, attendant toujours une explication.
Elle lui dit tant bien que mal qu'elle l'avait cherché, lui, jusque dans sa chambre, étonnée de son absence qui l'avait alarmée. Elle s'excusa et ajouta qu'elle avait une lettre à lui remettre de son professeur, dans son sac, qu'elle avait déposé sur la table de la grande salle. Sans rien dire, Orophin alla fermer sa porte de chambre non sans y avoir jeté un rapide coup d'œil puis dépassa Océane sans un regard pour elle en se rendant dans le séjour. Des paroles de celle-ci et de son mime, il avait compris qu'il y avait quelque chose pour lui dans son sac de cours. Effectivement, une fois ouvert et fouillé, il y découvrit un pli cacheté qui lui était destiné.
Océane avait la gorge serrée. Pourquoi le mécontentement d'Orophin l'affectait autant ? Peut-être parce qu'au lieu du réconfort de le voir, dont elle avait soif, elle reçut en plein cœur son irritation contre elle et qu'en plus, elle avait été obligée de lui mentir. Enfin, pas mentir mais juste ne pas tout lui dire. Elle était restée dans le couloir, n'osant pas bouger, cherchant dans ses souvenirs ce qu'elle avait fait exactement. Elle se revit fermant la porte du bureau, la claquer plutôt, tant elle avait été encore hors d'elle à ce moment, puis rejoindre sa chambre. N'avait-elle pas remarqué la porte de chambre d'Orophin ouverte lorsqu'elle était passée devant ? Elle en était à rassembler ses souvenirs qui la fuyaient lorsque celui-ci l'appela enfin. Elle le rejoignit.
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— Océane, plus à droite, l'apostropha Voronwë.
C'était la troisième fois qu'il rappelait à l'ordre son élève. Celle-ci était des plus déconcentrée cet après-midi. Il l'avait trouvée un peu taciturne lorsqu'elle était arrivée au terrain d'entraînement où il l'attendait. Il l'avait sortie une fois de sa rêverie et expliqué une deuxième fois ce qu'il voulait qu'elle fasse. Jusqu'ici il lui avait demandé des choses simples et faciles à retenir. Devant ses progrès et son aptitude à suivre, il avait pensé qu'il pouvait aborder des exercices moins évidents et qui exigeaient un peu plus d'attention. Il allait peut-être devoir fixer des objectifs moins ambitieux, surtout qu'Haldir voulait un rythme moins soutenu pour elle. Elle souffrait de douleurs musculaires et pour l'instant on ne savait pas jusqu'où aller sans compromettre sa santé. Il serait toujours temps, plus tard, d'intensifier les séances.
Océane se ressaisit. Elle avait vraiment du mal à suivre cet après-midi. Elle avait beau s'appliquer, son esprit n'était pas présent. Ses pensées étaient confuses concernant ce qui était arrivé ce matin. C'était comme un kaléidoscope de souvenirs en désordre, mêlés de sentiments désagréables ou angoissants. Elle se disait que si elle y plongeait, un gouffre s'ouvrirait en elle. Se détournant de cette bouillie émotive, ses pensées revenaient continuellement à ce midi, lorsqu'Orophin l'avait réprimandée au sujet de sa chambre dont il lui avait interdit l'accès. Elle avait découvert un aspect déplaisant de son prince et qui l'avait troublée. Le plus choquant avait été cette ressemblance avec Haldir. L'air de famille était indéniable. Dommage que leurs traits ne soient similaires que dans ces circonstances. Elle avait été incapable de lui livrer son tourment, de peur de l'éveiller. De toutes façons, elle n'aurait pas su le lui expliquer, pas plus qu'elle n'avait su avec Belegind, son professeur de sindarin. Et puis maintenant, son angoisse ou ses sentiments d'oppression avaient disparu, comme s'ils n'avaient jamais existé, hormis leur souvenir qui devenait de plus en plus vague. A condition de ne pas essayer de s'y pencher. Elle aurait aussi été obligée de lui avouer être entrée dans le bureau et l'avoir pillé d'une feuille, encore une… Le voir fâché lui avait suffi. Etait-ce si important ? C'était qu'une feuille et puis ça l'avait calmée de la gribouiller…
Océane leva les yeux. Une ombre la couvrait. Non, un corps, et qui occupait tout son champ de vision. Celui de Voronwë, qui s'était avancé. Elle arrêta ses mouvements. Il ne bougeait pas, ne disait rien et l'examinait tranquillement. Depuis combien de temps était-il là ? s'effraya-t-elle, redoutant qu'il découvre ce qui lui arrivait. Il y a une seconde, il était assis à plus de cinq mètres ! ». Elle ne se rappelait pas l'avoir vu se lever, encore moins s'approcher d'elle. Elle avait encore été distraite. Il allait se fâcher lui aussi ? A cause de ça ?
Voronwë demanda à Océane si elle allait bien. Celle-ci lui assura que oui, mais sans grande conviction. Elle avait ses pensées ailleurs, disait-elle, mais ne prenait pas vraiment la peine de se justifier comme si l'opinion de l'elfe l'indifférait. Celui-ci lui demanda si elle avait quelque chose à confier mais elle secoua la tête, avec un demi-sourire pour le conduire à passer à autre chose. Le guerrier la considéra un moment puis il lui donna ses instructions les dernières qu'elle n'avait pas entendues.
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Orophin repensait à l'incident de ce midi. Revenu au talain il avait constaté que sa porte de chambre n'était pas fermée, signe qu'Océane était entrée dans la pièce, ou du moins qu'elle en avait ouvert la porte, ce qu'il lui avait défendu. Elle avait tenté de lui donner une explication qu'il avait trouvé peu satisfaisante. Elle avait prétendu s'être inquiétée de son absence, qu'il lui avait pourtant annoncée. Peut-être ne l'avait-elle écouté qu'à moitié –ce qu'elle faisait la plupart du temps malgré son air faussement attentif. Il savait qu'elle était plus sensible à sa présence qu'à ses paroles et que ses pensées l'entraînaient dans des rêveries, réalisant à peine ce qu'il lui demandait. Il soupira. Il se résolut de ne plus prendre ses hochements de tête comme l'assurance qu'elle avait saisi ses paroles. Devrait-il faire poser une serrure à son bureau et sa chambre pour l'empêcher tout de bon d'entrer ? Car, à part sa désobéissance, quel était le préjudice ? Une rapide inspection de sa chambre ne lui avait pas révélé qu'elle ait pris ou dérangé quelque chose. Il lui avait fait savoir qu'il la punissait de son indiscipline, en lui faisant faire une corvée ou deux pour jauger sa réaction, mais elle n'eût pas l'air d'avoir compris. Du reste, elle s'était exécutée de bonne grâce pour faire la corvée.
Ce soir, il lui avait rendu une partie de ses habits qui lui appartenait. Elle en avait à peine fait cas. Il supposait que sa réaction atone venait du fait qu'il avait blâmé sa conduite antérieure. Jusqu'à quel point était-elle entichée de lui pour être autant affectée par sa désapprobation ? Il savait qu'elle était à un âge où les émotions étaient exacerbées. Un mot de travers menait au drame, tandis qu'un autre vous amenait à la félicité. Tout cela sans que ça dure. Demain, elle n'y pensera plus, sauf pour se souvenir qu'il ne cédait pas au sujet des interdits qu'elle devait respecter. Orophin repensa à la demande de Belegind : qu'Océane ait de quoi écrire en quantité suffisante. Très bien ! Elle n'aura ainsi plus besoin de piller son stock de papier d'excellente facture ! Y figurait également quelques instructions des mots et expressions à faire répéter à Océane pour favoriser ses progrès. Soit ! Il s'y plierait. Il n'y avait rien d'insurmontable.
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