Chapitre 13 : Les fils rouges du destin

Balsa sortait d'une chambre après avoir traité un patient à la maison de guérison. Ses sens se mirent en alerte. Yuka, qui transportait des médicaments sur un plateau, vit son air troublé.

« Balsa, quelque chose ne va pas ?

- Hum... j'ai une étrange sensation. Je reviens. »

Elle s'élança vers la sortie, traversa le jardin et poussa la porte en bois. Ses yeux s'agrandirent.

« Oncle Jiguro, Alika ! »

Jiguro transportait sa fille dans ses bras, la tenant en princesse. Elle tenait leurs deux armes dans ses mains.

« Tu peux me déposer maintenant, Papa, je peux marcher vers la maison, lui fit remarquer Alika.

- J'ai une meilleure idée ! sortit Balsa. C'est à mon tour de te la prendre, Oncle Jiguro. »

Il lui passa sa cousine dans les bras, reprenant les deux lances entretemps. Yuka apparut dans la porte et ses yeux se remplirent de larmes en voyant son mari et sa fille. Jiguro ne lui laissa pas le temps de répliquer, il scellait déjà ses lèvres contre les siennes.

« Nous avons réussi, murmura-t-il à son oreille.

- Je sais, répondit-elle doucement. Quand Alika se sentira mieux, nous célèbrerons la Cérémonie des Remises en famille.

- ... Suis-je encore puni ? Tu sais... à propos de ce qui s'est passé... »

Sa femme se mit à rire.

« Pour cette fois, non. Nous avons beaucoup de choses à célébrer. Ma couche était vide sans toi pendant tout ce temps-là. Tu m'as manqué, n'amour.

- Et moi, plus encore.

- Viens me raconter tout à la table alors que notre fille est entre bonnes mains. »

Balsa alla porter sa cousine dans sa chambre. Ses blessures étaient superficielles, mais certaines d'entre elles étaient profondes. Elle aida Alika à se changer et la coucha sur le lit.

« As-tu réussi à réaliser ton rêve d'être danseur ? s'enquit-elle.

- À ton avis ? répliqua Alika avec un clin d'œil.

- Alors tu as succédé à ton père. Je suis heureuse pour toi et notre famille.

- Habituellement, la danse des lances n'est pas si difficile que ça à exécuter. Tu n'as pas besoin d'être un lancier extraordinaire avec des capacités hors-normes. Tant que notre âme est capable d'être à découvert, et que l'on peut se connecter au hyohlu et le laisser se décharger de toutes ses émotions et fardeaux antérieurs, les luishas ont toujours été offerts.

- Est-ce qu'être médium et spirituelle aurait pu te donner un avantage sur le fait d'avoir été reconnue pour exécuter la danse cette année ?

- Que veux-tu dire par là ?

- Ton âme est ouverte aux mondes intangibles et invisibles. Tu sais que les esprits peuvent lire ton âme comme dans un livre et ils doivent savoir que tu as l'ouverture d'esprit pour comprendre leur dimension. »

Alika haussa les épaules et fit une grimace.

« Je ne sais pas... mes blessures physiques vont guérir... mais en combattant les hyohlu, j'ai été blessée ici, indiqua-t-elle au niveau de son cœur. Cette blessure sera plus difficile à calmer. Je ne peux pas te dire ce que j'ai vécu, car j'ai fait le serment de ne rien dévoiler une fois à l'extérieur de la montagne, mais je peux te dire que j'ai très mal... je me sens épuisée.

- Repose-toi, dans ce cas.

- Une dernière chose... »

Elle glissa sa main sous son oreiller.

« J'ai demandé la permission à Yoyo si je pouvais en avoir un personnellement... et ceci est pour toi. »

Lorsque la main de sa cousine se retira de sa propre main ouverte, Balsa échappa une faible exclamation de surprise. Dans sa main reposait un petit luisha, pas plus gros qu'une goutte d'eau.

« Alika, tu—

- C'est pour que tu puisses revoir ton âme-sœur Tanda très bientôt, la coupa-t-elle. S'il te plait, accepte-le, mais ne le dis pas à personne. Pas même à Oncle Karuna. C'est un secret entre toi et moi. »

L'émotion l'envahit et Balsa essuya ses larmes. Alika, sous ses airs de brutes, possédait un petit côté romantique bien caché. Elle la serra dans ses bras.

« Merci, ma cousine adorée, murmura-t-elle. Tu sais comment prendre les gens droit au cœur malgré ton air sévère, parfois froid. Veux-tu que j'envoie un messager pour aller chercher Amaya à la capitale ?

- Oh oui, j'aimerai beaucoup la revoir, même si je risque de faire dodo la plupart du temps.

- Tu le mérites bien. »

Elle referma la porte et fouilla dans son sac pour y retrouver une petite pochette en cuir enfin d'y glisser sa pierre précieuse à l'intérieur.


Alika passa les longs mois d'hiver à récupérer de la danse des lances. Les deux premières semaines, elle les passa à dormir la majeure partie de la journée, et Amaya – qui avait reçu la missive de Balsa – venait faire des siestes avec elle lors de son séjour à la maison de guérison. Des siestes mutuelles, disait-elle souvent.

« Mais ton travail ? lui demanda Alika.

- Ça va aller. Ma patronne m'a donnée congé le temps que je te vois. »

Amaya travaillait dans une garderie à la Capitale et gardait les enfants quand les parents étaient débordés avec leur travail et ne pouvaient les garder proche d'eux. Et les fins de semaine, elle travaillait dans une friperie et faisait des altérations de vêtements. Les deux jeunes adolescentes avaient des horaires chargés, mais elles parvenaient toujours à trouver des moments libres pour se voir et entretenir leur couple.

Doucement, Alika fut capable de se lever hors de son lit et rester éveillée plus longtemps au fils des jours.


Une année presque s'écoula depuis leur voyage au Nouvel Empire de Yogo. Balsa avait reçu deux lettres de Tanda grâce à des messagers Kanbalese qui s'occupaient de faire passer les messages de pays en pays, mensuellement. De son côté, elle avait envoyé le double des lettres à Tanda. Elle rêva encore des paysages verdoyant, chaud et riche du Nouvel Empire de Yogo, rien à voir avec les paysages montagnards et grisâtre de Kanbal. Et sur cette pensée, le visage de Tanda lui revenait en mémoire. Elle n'avait jamais cessé de penser à lui. Elle voulait sa présence à ses côtés constamment, mais elle était tiraillée entre l'idée de quitter son pays natal ou d'y rester.

Elle avait eu beaucoup à faire avec son nouvel emploi en tant que médecin officiant dans la capitale, en plus de servir la reine et les princesses. Balsa avait continué les préparatifs de son futur voyage, gardant secret son luisha, offert par Alika. Le pays prospérait depuis la Cérémonie et le peuple était plus heureux. Pas besoin d'être médium pour ressentir l'énergie joyeuse du pays.

Cet après-midi-là, Balsa discutait joyeusement avec la propriétaire du restaurant, Mahina, assise sur une terrasse à l'extérieure, à sa place habituelle. Les deux étaient en train de coudre à la main devant un bon thé koluka. Un homme s'arrêta en face d'elles.

« Mademoiselle Balsa, est-ce bien ça ?

- Eh, oui ? répondit-elle timidement.

- Vous avez une lettre. »

Elle la prit en fronçant les sourcils.

« Qu'est-ce que j'ai fait de mal ?

- Rien du tout, très chère. On m'a chargé de vous le délivrer c'est tout. Bonne journée, mesdames. »

L'homme s'éloigna. Mahina se pencha en avant, curieuse, en voyant Balsa dérouler le papier parchemin. L'écriture était écrite dans la langue Kanbalese, et même s'il y avait des erreurs d'orthographes, elle pouvait en saisir le sens directement et apporter des corrections au fur et à mesure de sa tête.

« Quelle est cette lettre ? Tu me sembles confuse.

- Je suis surtout surprise... est-ce un rêve ? Dame Mahina, pince-moi pour être sûre que je ne rêve pas. »

Mahina se mit à rire et pinça son amie à sa demande, doucement.

« Ah non, je ne rêve pas.

- Est-ce la lettre d'un prétendant ? émit comme hypothèse la propriétaire du restaurant.

- Je pense bien. Il n'y a qu'une façon de le savoir, et c'est d'aller au rendez-vous qu'il m'a fixé pour l'heure du souper. Il veut que je le retrouve à un restaurant.

- As-tu besoin d'être accompagnée ? Je ne pense pas que l'on te veuille du mal, mais—

- Non merci, ça ira bien, je le sais. Je retourne chez moi pour me changer. Merci pour la couture, c'était vraiment amusant. »

Elle rangea ses affaires dans son sac, avala d'une traite son thé et s'inclinant devant Mahina. Une fois à son appartement, Balsa se retrouva dans l'incertitude devant la panoplie de vêtements sous ses yeux. Devait-elle prendre un kimono rouge ? Sa robe avec une goutte rouge ? Son habit du dimanche composé d'un chandail avec la même goutte, mais possédant une belle boucle en or ? Une robe Kanbalese dont l'encolure en rond était brodée de motif et qu'elle rajoutait par-dessus le vêtement, au niveau de la taille, une ceinture qui faisait office de corset ?

« Pourquoi ai-je autant de difficulté à me décider ? s'écria-t-elle. »

Finalement, son choix tomba sur son habit du dimanche et elle décida de détacher ses cheveux pour les laisser libres et exposer leur longueur qui lui arrivait à la taille, presqu'aux fesses ! Elle mit un baume légèrement teint de rouge sur ses lèvres et prépara son sac à main avec un peu d'argent.

Elle sortit de son appartement et traversa la capitale pour trouver le restaurant où elle avait été convoquée. La place était particulièrement reconnut par les voyageurs provenant des pays étrangers et l'endroit était multilinguistique. Balsa espéra que son prétendant se démarquerait des autres Yogoese. En entrant dans le restaurant, elle laissa ses yeux chercher d'eux-mêmes. Un homme, tout au fond de la salle lui fit un signe de la main. C'était bien Tanda, en chair et en os. Elle alla le retrouver, heureuse comme jamais auparavant. Il était proche de la galerie, mais toujours à l'intérieur, comme ça, elle n'aura pas trop froid ni trop chaud. Il avait vraiment pensé à tout.

« Tanda ! s'exclama-t-elle alors qu'il se levait et lui faisait la bise.

- Bonjour, Balsa, la salua-t-il en Kanbalese, à sa plus grande surprise.

- De-depuis combien de temps parles-tu le dialecte Yonsa ? s'étonna Balsa en s'asseyant en face, alors qu'on leur apportait un pichet d'eau et deux verres.

- Un magic-weaver a plus d'un tour dans son sac, lui dit-il avec un ravissant sourire. Mais quand nous nous sommes quittés, je me suis promis d'apprendre la langue Kanbalese.

- Mais pourtant... il ne doit pas y avoir de cours de Kanbalese au Nouvel Empire de Yogo. À moins que des marchands de mon pays n'aient écrit des parchemins sur notre langue et les ai vendu dans les pays voisins. »

Tanda dû se mordre les lèvres. Il n'était pas pour lui dire qu'au moins deux fois par semaines, il avait effectué des appels d'âmes pour lui jeter un coup d'œil avant de suivre des cours sous forme spirituelle dans une l'école à la capitale. Avant d'aller plus loin dans la discussion, il choisit d'aller dans son sens pour ne pas la choquer. Il passait du Yogoese au Kanbalese quand il ne parvenait pas à exprimer clairement ce qu'il désirait communiquer.

« J'ai effectivement trouvé quelques parchemins et livres sur Kanbal. Les esprits m'ont également aidé dans mon apprentissage.

- Je suppose que ça a un bon côté de voir les esprits. Mais dis-moi, depuis combien de temps tu es ici ?

- Deux jours. Je ne sais pas combien de temps je resterai, je n'ai pas de limite de temps. »

Balsa piailla intérieurement à l'idée de pouvoir enfin passé du temps avec son bien-aimé, et encore mieux, dans son pays !

« Tu sais, commença-t-elle attrapant un morceau de fromage dans le plat d'entrée, j'avais l'intention de retourner te voir à Yogo cet été. J'avais commencé mes préparatifs et j'ai économisé dans l'espoir que l'on puisse se retrouver. C'est vraiment une surprise de te voir ici, et j'ai eu beau me pincer, je me crois toujours dans un rêve.

- Et si je te disais que ce n'était pas un rêve ? »

Il prit sa main et l'embrassa de ses douces lèvres. Son contact lui donna un frisson et Balsa dû s'avouer que c'était bel et bien réel.

« Où loges-tu en attendant ? demanda la jeune femme.

- Dans une auberge, non loin du restaurant.

- J'ai une chambre d'invité dans mon appartement. C'est à mon tour maintenant de te rendre la pareille comme quand je suis venue en voyage avec ma cousine. Alors après le souper, allons chercher tes bagages et ta monture.

- Eh... je n'ai pas de cheval, avoua-t-il doucement.

- Quoi ?! Comment es-tu venu ici alors ?

- ... À pieds ? répondit Tanda simplement, en se grattant le derrière de tête. »

L'expression ahurit de Balsa l'amusa et il se mit à rire, caressant doucement sa joue.

« Tu as vraiment fait tout ce chemin... à pied ?

- Oui. Je suis peut-être un apothicaire, mais être un magic-weaver à fait en sorte que j'ai accompagné très souvent mon maître dans des endroits inexplorés de Yogo. J'ai un petit côté aventurier, même si ça ne paraît pas, mais je ne suis jamais venu à Kanbal.

- Ton maître n'est pas venu avec toi ?

- Non. Je suis seul. Maître Torogai est... disons-le, une femme très étrange et bizarre. Elle se dit être totalement asociale et n'aime pas les grandes foules ni changer de pays.

- Ça ne la dérange pas que tu aies quitté le refuge le temps de ta visite ici ?

- Elle dit que je suis un adulte maintenant que j'ai quinze ans. Le refuge peut très bien tenir sans moi pendant quelques temps.

- Tu es un adulte maintenant ? s'étonna Balsa.

- À Yogo, oui. Comment est-ce à Kanbal ?

- Nous sommes officiellement reconnut comme étant des adultes à l'âge de dix-huit ans. Nos parents nous couvrent un peu trop, comme la mortalité infantile est très élevée ici.

- Ah bon ?

- Oui. Ici, une femme est chanceuse si quatre enfants sur dix survivent à la petite enfance. Je viens d'avoir dix-sept ans au printemps. Donc je ne serai considérée comme majeure l'an prochain uniquement. »

Lorsque les menus arrivèrent, Tanda montra une curiosité sans borne. Il était prêt à gouter à tout. Balsa lui présenta donc un met typique de son pays : la ponco.

« C'est quoi une ponco ? demanda-t-il rapidement.

- Une ponco est un plat Kanbalese qui a trouvé une popularité déconcertante après que la femme d'un des lanciers du roi ait décidé d'improviser un plat composé uniquement de frites, des gashas coupés en lanières, et de morceaux de laga, du fromage de chèvre. Le tout est garni d'une sauce brune. C'est le plat traditionnel, mais il existe des variantes où les gens rajoutent de la viande et divers légumes. »

Tanda choisit de prendre une version alternative avec de la viande alors que Balsa garda le côté traditionnel du plat. Lorsque les plats furent servis, il fut surprit de voir autant de sauce recouvrir les frites et le fromage. Les Kanbalese n'utilisaient jamais de baguettes pour manger, mais bien des ustensiles comme des cuillères et des fourchettes. Il prit sa fourchette et trempa la pointe dans la sauce. Le goût salé roula sur sa langue et il n'hésita pas à goûter ce mélange de gasha et de laga.

« Tu aimes ? se renseigna Balsa, qui pour elle, adorait tellement ce plat qu'elle ne comprenait pas comment les gens ne pouvaient pas aimer la ponco.

- C'est spécial, mais c'est vraiment bon, annonça Tanda.

- Fais attention. Comme les lossos, ce mets est très bourratif. »

Après avoir bien mangé et discuté longuement, Tanda paya pour les deux repas – même si Balsa avait protesté pour payer sa part. Ils allèrent à son auberge et après avoir également régler l'addition, ils se rendirent chez elle dans son appartement.

« J'ai fait rapidement un ménage avant de venir au restaurant, dit-elle, mais en général, je suis une personne ordonnée.

- Le ménage n'est pas ce que je regarde le plus quand je vais chez des gens, rit-il. »

N'ayant été habitué qu'aux petites habitations Yakue fait en terre cuite et d'argile, ainsi que le petit refuge de Torogai, tout semblait nouveau pour Tanda. C'était à son tour d'être émerveillé par la nouveauté. Les bâtiments étaient faits de bloc de pierres et soutenu par des poutres en bois. Les Kanbalese avaient des chaises et des tables et leurs lits étaient majoritairement des matelas qui reposaient sur une base de lit. Lorsqu'il s'assit sur le lit d'invité, il fut surpris de la hauteur. Balsa s'en amusa.

« Alika s'est plaint d'un mal de dos monstre quand elle est revenue ici. Nous ne sommes pas habituées de dormir sur le sol.

- Si c'est ce à quoi elle a été habituée, je puis comprendre.

- Nos nuits sont trop fraîches et la température est tellement sec à la fois humide que nous ne pouvons pas dormir sur le sol directement comme à Yogo. »

Balsa s'approcha de Tanda et se pencha pour l'embrasser de nouveau. Ce sentiment lui avait beaucoup manquée. Il posa une de ses mains dans ses cheveux, l'autre dans son dos. Il mit plus d'ardeur au baiser et, soudain, la fit chavirer et tomber sur le lit. Balsa échappa un couinement de surprise, rit et le ré embrassa. Une nouvelle sensation prit naissance en elle et elle se surprit à réagir à ses caresses. Mais soudain, elle prit peur et arrêta sa main.

« Pardon, Tanda... je ne suis pas encore prête... pas avant le mariage du moins. »

Tanda se redressa et baissa la tête, soudain gêné.

« Désolé, je me suis laissé un peu emporter...

- Nous nous sommes laissé emporter, le corrigea-t-elle. »

Il y eut un silence qui rendit mal à l'aise, mais finalement, Balsa fit passer cette gêne en le ré embrassant.