Journal de bord, capitaine Kaleb Delacroix, 23 juillet
J'ai tellement envie de fumer. Je n'arrive pas à me souvenir de la dernière fois où j'ai tenu une cartouche de poussière d'étoiles entre les lèvres et que j'ai senti sa poudre entrer dans mon corps. Hamish en serait ravi, il m'avait fait promettre d'arrêter cette drogue. Du moins d'en limiter les excès. Il a raison bien sûr, comme toujours.
Je crois que je ne me rends pas compte réellement de la chance que j'ai de l'avoir pour second. Dans un monde bien fait, c'est lui qui serait capitaine. Pas un jeune blanc-bec aussi gringalet et imberbe qu'un gamin avec un œil aussi balafrée qu'un cliché.
Il y a une semaine, on a échappé à la flotte française. J'aurais aimé rapporter ici un récit épique rempli de vaisseaux volants, de canons qui tirent, de boulets qui heurtent des îles flottantes désertes, de pirates seuls contre tous au milieu d'une bataille dans le ciel du monde. Mais non. En vérité, c'était assez facile. Ces blaireaux sont toujours aussi mal organisés qu'à l'époque où j'étais dans les rangs. Je crois qu'ils nous en veulent encore pour le gros vaisseaux de plaisance. Il faut dire qu'on a complètement vidé les cales. On doit avoir des vivres pour les six prochains mois avec ce seul abordage. Ces touristes avaient même de la poussière d'étoiles planquée. Et de première qualité. Je ne l'ai pas dit à Hamish, il l'aurait balancée par-dessus bord.
Remarque, ça m'aurait bien fait rire. Sur un navire qui flotte sur l'eau, c'est comme ça qu'on se débarrasse de l'indésirable. Mais depuis notre pont aérien, les conséquences auraient été beaucoup plus… aléatoires. J'aurais adoré que ça franchisse plusieurs dizaines de mètres de chute libre pour finir dans la gueule d'un aristo parisien.
Mon envie de fumer ne baisse pas. Je n'ai pas réussi à sortir une seule fois de ma cabine aujourd'hui, ni à parler à mes hommes. Bonjour le capitaine…
La poussière d'étoile est connue pour laisser des marques bleues de plus en plus grandes sur le bout des doigts (et aussi pour vous faire saigner du nez lorsque vous vous apprêtez à faire une overdose, c'est comme ça qu'on le capte en général). Les miennes commençaient à dépasser les premières phalanges et à marquer les veines. Elles ont bien reculé depuis, tout de même. Hamish en est assez content même s'il n'en dit rien. Les types comme lui ne disent pas grand-chose. Les types comme lui, ils parlent avec un sourire ou un sourcil est tout est dit. Je les envie, les types comme lui.
Ce journal de bord n'a ni queue ni tête, j'arrive à me perdre même dans mes propres notes. Je ne sais pas comment font les autres pour me suivre.
J'entends la sonnette dehors. Par le hublot de ma cabine, je vois qu'on approche d'un archipel. Ces terres se trouvent parmi les nuages irlandais et par conséquence appartiennent à l'Empire Britanniques. Vive la reine. On doit se faire discrets. C'est la France qui me bannit et me pourchasse mais un rosbif serait toujours content d'attraper un « froggy ». Surtout quand ce dernier est un pirate.
Enfin, surtout quand « La Dynamique d'un Astéroïde » fut un de leurs plus beaux bâtiments avant que j'en hérite. J'insiste sur le fait que j'en ai bien hérité.
J'entends mes hommes dehors s'activer dehors. Ils sont pros et savent quoi faire. Pas besoin d'ordre. J'ai envie de fumer.
Je regarde la carte du monde accrochée au mur, avec toutes ces nations et leurs îles flottantes au-dessus de leur tête. Je ne sais pas où aller. Je crois que c'est moi qui perds le cap.
Je ne sais pas comment font les gens. Comment peuvent-ils rester là, à vivre leur vie Comment réussissent-ils à être contents d'être eux ? Je suis perdu. Cette impression de gâcher le temps qui m'est imparti me donne envie de hurler. Je stagne ! Et jamais je n'évolue ! Je veux sortir. Sortir de ma tête. Mon cerveau est en train de pourrir lentement, là en ce moment-même, je le sens ! Comment peuvent-ils être satisfaits de simplement exister sans jamais chercher à évoluer ? Je les méprise. Je les envie. Cela doit être si reposant, si agréable. Je sais que je ne suis pas quelqu'un de bien. Et je ne sais pas quoi faire. Ma peau me brûle tellement. Mon cerveau va se déchirer en deux. Je perds mon temps ! Je tourne en rond ! Je suis coupable, tellement coupable. Un jour, je réaliserai qu'après quarante ans et d'efforts, tout cela n'aura servi à rien et que toute ma vie n'aura rien à raconter. Ce jour-là, c'est moi qui me jetterai par-dessus bord.
J'ai tellement envie de fumer. Juste une. Ca ne peut pas me faire de mal.
