Das Boot en VO est peut-être bien mon film de guerre préféré entre tous: une guerre sans gloire, vue du fond d'une cave humide et moisie; la lutte sans héroïsme de simples hommes qui ne veulent juste pas crever par 200 mètres de fond dans un cercueil d'acier; et une fin indigne et navrante, comme en ont souvent connu en temps de guerre ceux qui pensaient avoir survécu au pire. Absolument rien d'hollywoodien dans tout ça... Une fin si apocalyptique n'appelait pas réellement de suite. Pourtant, on peut supposer qu'en dépit de leur calvaire, les survivants de l'U-96 – des marins chevronnés, riches d'une expérience incontestable – auront été rapidement réaffectés sur un nouveau poste actif par une Wehrmacht aux abois. Le choix le plus intelligent, bien sûr, aurait été de maintenir indivise cette cellule presque familiale d'hommes ayant traversé tant d'épreuves ensemble. C'est en tout cas l'option que j'ai retenue.
Je précise que je n'ai jamais visionné la nouvelle série allemande Das Boot; je sais seulement qu'elle exploite de nouveaux personnages, tandis que cette aventure-ci reprend essentiellement des personnages ayant survécu au film original.
Rappel : De nombreux personnages de Das Boot ne sont jamais nommés au cours du film. C'est en particulier le cas des quatre officiers du bord, qui ne se désignent guère entre eux que par leur fonction: Herr Kaleun pour le commandant, L.I. pour le chef ingénieur neurasthénique, ou bien Eins WO (Numéro Un en version française) pour l'espèce de premier de la classe faisant office de second... Pour plusieurs autres marins, visuellement très identifiables, leurs noms ne sont guère prononcés qu'une fois, ou n'apparaissent qu'au générique, ou se limitent à des surnoms...
..Tout cela pour dire que cet état de choses ne rend pas les survivants ou les disparus de l'U-96 faciles à resituer dans une nouvelle écrite! Un lecteur qui aurait visionné le film aura peut-être quelques difficultés à visualiser immédiatement de qui il est question, lorsqu'un tel marin souvent présent mais jamais nommé est évoqué. Cela représentait donc un défi, que j'ai pourtant choisi de relever en n'inventant pas moi-même de noms à ces vétérans du film original. Seules les quelques nouvelles têtes présentes se seront vues attribuer un unique nom ou prénom, à la manière de ce qui se faisait dans le film. J'espère juste avoir surmonté avec succès ce handicap supplémentaire que j'ai choisi de m'imposer.
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O
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( 1 )
Der Kaleun
( Le capitaine )
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Été 1942, Golfe de Gascogne, au large de Lorient
Première patrouille dans l'Atlantique Nord pour l'U-666
Premier jour de mer...
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-–- Zum Befehl, Herr Kaleun. Paré à vous relever au Central. Rien à signaler?
-–- Danke, Eins WO. Non, rien à signaler. Maintenez la route au 255, émersion prévue d'ici deux heures à la tombée de la nuit. Comme d'habitude, n'hésitez pas à me réveiller s'il y a le moindre problème.
-–- Ja, natürlich, Herr Kaleun. Reposez-vous bien...
Son service au Central de navigation terminé, le Kommandant rejoignit ses quartiers pour y profiter d'un peu de sommeil avant sa prochaine prise de quart. Il n'avait guère de chemin à faire: l'endroit se situait à la sortie même du Central, côté proue, coincé entre le minuscule recoin du carré des officiers, et les postes d'écoute radio et hydrophone. Les "quartiers" du capitaine se limitaient à une simple couchette spartiate dans le prolongement du couloir de circulation, surmontée d'une paire d'armoires de rangement, et jouxtée d'une petite table de nuit faisant aussi office de pupitre de bureau. Quant au mince rideau qui aurait pu offrir un peu d'intimité à ce refuge symbolique, il n'était que rarement tiré – au mieux, lorsque le capitaine changeait de sous-vêtements, à l'occasion.
Le Kommandant commença par déposer sa casquette de marine à coiffe blanche – la seule du bord – sur sa tablette, puis s'allongea directement sans s'être défait de ses bottes de mer, ni d'aucune autre pièce de vêtement. Il serait ainsi prêt à réagir sur-le-champ à toute alerte, comme n'importe quel autre membre de l'équipage. Quelques mois plus tôt, lorsqu'il était encore le premier officier de quart du défunt U-96– erster Wachoffizier, I. WO, ou encore Eins WO, Numéro Un, comme l'appelait souvent son Kommandant d'alors –, il aurait sacrifié à son habitude de coucher sur un carnet ses réflexions du jour sur la vie militaire, la discipline et l'hygiène à bord, ou encore l'art du commandement... Cette habitude prétentieuse lui avait valu le dédain des autres officiers et de l'équipage de l'U-96, surtout lorsqu'on l'ajoutait à d'autres traits détestables de sa personnalité. Il avait fini par y renoncer, lorsqu'il avait enfin compris que lui qui croyait tout savoir, ne savait en fait rien du tout. Ses autres habitudes contestables à bord d'un U-Boot en opérations – l'arrogance, la morgue glaciale, l'obsession pour l'hygiène et la bonne présentation –, il y avait également renoncé, ce qui avait fini par faire de lui un capitaine bien accepté par son équipage, après qu'on lui eût confié son propre bâtiment, et qu'on l'eût promu au grade de Kapitänleutnant – Herr Kaleun pour faire court, c'est ainsi qu'on s'adressait à lui désormais à son bord.
Décembre 1941, le mois où l'U-96 avait été coulé à quai à son retour à La Rochelle, n'avait pas vu l'année s'achever sous les meilleurs auspices pour le Reich. Tout d'abord, la Marine Royale britannique avait lourdement renforcé sa présence en Méditerranée: cela, l'équipage de l'U-96 avait déjà pu s'en rendre compte, lorsqu'il avait failli y rester en tentant en vain de franchir le Détroit de Gibraltar. Rommel avait également été chassé de la moitié orientale de la Libye, et à l'Est, les Russes avaient contre-attaqué vigoureusement sur toute la longueur du front à la faveur de l'hiver, compromettant ainsi la capture de Moscou. Plus grave encore peut-être sur le long terme, les États-Unis étaient entrés dans la guerre, en y jetant tout le poids de leur marine et de leur incroyable puissance de production industrielle.
Cet été 42 marquait toutefois un retour de balancier assez positif. Au cours des mois passés, les U-Boote de l'amiral Dönitz avaient saigné à blanc le trafic maritime américain, au large des côtes mêmes des États-Unis. Ces boy-scouts yankees tout juste débarqués dans une guerre d'adultes faisaient encore figure d'amateurs faciles à plumer; mais les choses n'en resteraient sans doute hélas pas là encore très longtemps. Le Kommandant regrettait un peu d'avoir raté cette période faste, comme l'arme sous-marine allemande n'en connaîtrait peut-être plus d'autre avant longtemps… En Afrique, Rommel avait regagné le terrain perdu l'année passée, en infligeant au passage de lourdes pertes aux Anglais, et avait même solidement pris pied en Égypte. À l'Est, le Don avait été franchi, Stalingrad et la Volga seraient bientôt atteints, et les contreforts du Caucase étaient déjà en vue. Au fil des derniers jours, les communiqués de Berlin diffusés à la radio adoptaient un ton toujours plus triomphal, presque extatique. Chaque Allemand pouvait à nouveau se sentir fier de faire partie d'un peuple conquérant, d'un peuple victorieux, du grand peuple germanique destiné depuis toujours à régenter l'Europe depuis l'Atlantique jusqu'à l'Oural.
En vérité, ce genre de prose enflée ne touchait guère les membres de l'équipage du sous-marin dans leur ensemble: s'ils étaient satisfaits que la guerre semble progresser dans le bon sens, la plupart des hommes ne se souciaient guère de noms aussi abstraits qu'El-Alamein, Stalingrad ou Groznyï. Parmi les habitudes détestables auxquelles le Kommandant avait renoncé depuis ses mésaventures sur l'U-96, il y avait aussi eu l'enthousiasme nazi de bon aloi, resservi à haute dose à des compagnons de voyage que cela indisposait visiblement. Aujourd'hui, il demeurait certes un soldat patriote, servant fidèlement son pays engagé dans une guerre sans merci contre une redoutable alliance qui l'enserrait de toutes parts; mais il n'était plus un fanatique, prêt à tuer ou à mourir pour les rêves chimériques des idéologues mégalomanes de Berlin. Le jeune officier était en fait juste satisfait d'avoir pu reprendre la mer, et s'éloigner ainsi de toutes les intrigues dangereuses et répugnantes des amiraux et des politiciens. La mer n'est pas une amie: elle vous soumet aux plus rudes épreuves, elle vous frappe avec violence ou vous torture lentement, parfois même elle cherche à vous tuer; mais contrairement à ceux qui prétendent ne vouloir que votre bien, jamais elle ne vous ment...
La nouvelle monture du jeune commandant n'était guère beaucoup plus vieille que ses nouvelles épaulettes de Kapitänleutnant: l'U-666 n'était en effet sorti qu'à peine quelques mois plus tôt des chantiers navals de Brême. Les périodes de tests et rodage des nouvelles machines, et d'amarinage de leurs équipages, étaient de plus en plus abrégées à mesure que la guerre avançait, et qu'il devenait crucial de lancer de plus en plus d'U-Boote dans la Bataille de l'Atlantique. Ici toutefois, la majeure partie de l'équipage était composée de survivants de l'U-96: on pouvait difficilement imaginer vétérans ayant déjà traversé ensemble plus d'épreuves qu'eux! Aussi la durée de leur entraînement en Mer Baltique avait-elle été plus raccourcie encore qu'à l'ordinaire; et après avoir réussi haut la main toutes leurs épreuves de qualification, l'U-666 et son équipage avaient été déclarés bons pour le service en haute mer par leur commandant de flottille.
Deux mois plus tôt, le navire avait donc entamé son premier voyage depuis le port militaire de Kiel sur la Baltique, jusqu'à sa nouvelle base d'opérations dans l'Atlantique située sur les côtes de France occupée. Le départ de Kiel s'était déroulé dans l'habituel enthousiasme de circonstance, sous les accords martiaux de la fanfare militaire alignée sur le quai. Les saluts hypocrites des officiers supérieurs qui allaient rester bien au chaud à terre avaient moins touché les membres d'équipage présents sur le kiosque, que les adieux et les vivats bien plus francs des ouvriers du port, qui s'étaient rassemblés en nombre sur leur passage pour leur souhaiter bon voyage.
Mais alors que le sous-marin s'engageait dans la Mer du Nord, le compresseur d'air s'était mis à montrer des signes inquiétants de défaillance prématurée. Sans cet équipement indispensable, il n'y avait tout simplement pas moyen de se maintenir en plongée, ni surtout de pouvoir refaire surface! À tout prendre cependant, mieux valait encore que ce genre d'incident se produise ici, à proximité des côtes amies, plutôt qu'en plein milieu de l'Atlantique… Il avait donc fallu faire demi-tour en urgence vers la base allemande la plus proche, afin d'y effectuer les réparations nécessaires: Stavanger, dans le sud de la Norvège occupée. Une ville de pêcheurs, sympathique, propre, laborieuse – très germanique... Tout d'abord agacé par ce contretemps, le Kommandant avait fini par apprécier cette escale inopinée. Pour tout dire, il était même réellement tombé sous le charme de ce coin de Norvège, et ce à plus d'un titre.
En comptant une révision complète des machines et circuits effectuée par acquit de conscience, l'escale à Stavanger avait duré au total deux semaines complètes, avant que l'U-666 ne puisse reprendre sa route. Celle-ci avait fait le tour des Îles Britanniques, en passant au nord de l'Écosse et à l'ouest de l'Irlande. Aucun cargo n'avait été aperçu, ni aucun convoi signalé qui aurait pu être intercepté. Le sous-marin avait finalement atteint les côtes françaises avec encore sa pleine cargaison de torpilles, au terme d'une première patrouille inaugurale décevante à tous points de vue. La carrière de ce bâtiment flambant neuf commençait sous de bien mauvais auspices; et pour des marins portés à la superstition, ce genre de présage revêtait une importance funeste...
La Rochelle n'avait pas laissé de très bons souvenirs aux survivants de l'U-96. Heureusement, c'est à une autre base de l'Atlantique que l'U-666 avait été assigné: Lorient, une cité de navigateurs au long cours située sur une rade confortable, dans l'estuaire du Blavet. L'endroit avait sans doute pu être agréable, dans un passé encore proche, avant que les bombardements nocturnes de la Royal Air Force ne nivellent systématiquement les infrastructures portuaires et les environs de la base sous-marine, à coups de dizaines de tonnes de bombes. En tout cas, les Anglais s'étaient nettement cassés les dents sur les alcôves de protection des sous-marins, dont les revêtements bétonnés n'avaient jamais été entamés sérieusement. Mais les pâtés de maisons au voisinage des installations allemandes, eux, n'étaient plus guère qu'un sinistre champ de décombres, encore peuplé d'une poignée de civils terrifiés qui n'avaient plus nulle part ailleurs où aller.
Le Kommandant songea encore aux incidents qui avaient émaillé la première traversée de son nouveau bâtiment, ainsi qu'au numéro que portait celui-ci: 666, le Nombre de la Bête… Der Bibelforscher, le petit bigot de l'ancien équipage de l'U-96, y aurait sans doute vu un présage détestable. Comment s'appelait-il, déjà, ce rouquin pâle et maigre, toujours à prier corps et âme pour un pet de travers? Son sobriquet lui collait si bien à la peau, qu'il était impossible au Kommandant de se souvenir de son véritable nom. En tout cas, ses prières ne l'avaient pas sauvé, dans cette vie tout au moins: il était mort dans le raid aérien sur les quais de La Rochelle, tout comme était mort le II. Wachoffizier, ce petit histrion berlinois rouquin et vulgaire que le Kommandant n'avait jamais pu supporter, tout comme étaient morts Johann l'Obermaschinist et le petit aspirant Ullmann... Et surtout, comme était mort l'inoubliable Kaleun de l'U-96, dont le Kommandant avait tant appris...
Bien d'autres survivants réaffectés sur l'U-666 avaient souffert dans leur chair de ce bombardement. On pouvait d'ailleurs reconnaître l'insigne noir des blessés de guerre sur bien des uniformes... Mais dans l'ensemble, le Kommandant avait récupéré un bon équipage, prêt à reprendre la mer, et à y faire preuve de la même efficacité qu'il avait déjà démontrée auparavant. L'officier d'ingénierie du bord en particulier – Leitender Ingenieur, ou L.I. – était toujours l'Oberleutnant Fritz Grade, dont l'opiniâtreté et la compétence dans les profondeurs du Détroit de Gibraltar étaient parvenues à sauver un équipage condamné à une mort lente, et à gagner un sursis pour l'U-96 en lui permettant de regagner La Rochelle. Contrairement à bien d'autres, le L.I. s'était sorti indemne de l'attaque aérienne anglaise; mais le sort ne l'avait pas épargné pour autant, loin de là. Son épouse, gravement malade et pour laquelle il s'inquiétait tant, avait par s'éteindre vers la fin de l'hiver. Il aurait été réconfortant de penser qu'elle était partie en paix; mais cela n'avait pas été le cas. Ses dernières semaines avaient au contraire été un véritable calvaire, dont le souvenir traumatisait encore le pauvre Grade. En même temps que sa compagne adorée, il avait perdu tout qui le rattachait encore à la terre ferme. Et ses liens avec la vie elle-même semblaient de plus en plus ténus, au point que le Kommandant s'était personnellement juré de garder un œil discret sur l'état de santé mentale de son malheureux L.I.
Pour ce qui était des autres officiers de l'U-666, Kriechbaum, l'ancien chef navigateur de l'U-96, avait été promu Leutnant en reconnaissance de ses hautes compétences marines, et assurait à présent le rôle de second officier de quart. L'homme qui avait été assez malchanceux pour avoir été grièvement blessé au moment de la tentative de forçage du blocus de Gibraltar, avait aussi été assez fortuné pour avoir été évacué en ambulance juste avant le bombardement des quais de La Rochelle. Kriechbaum était resté fidèle à lui-même, aussi morose, taciturne, et porté au pessimisme que l'équipage l'avait toujours connu. Il avait cependant quelques bonnes raisons de l'être: il était en effet désormais père de pas moins de six garçons, puisque la dernière grossesse de sa femme avait finalement donné naissance à des jumeaux! Et pourtant, ni sa blessure, ni sa situation familiale n'avaient dissuadé la Kriegsmarine de le renvoyer au combat: les spécialistes de sa valeur étaient bien trop précieux pour être retirés du service actif pour si peu... Au moins l'avait-on gratifié à présent d'épaulettes d'officier: cette promotion aurait peut-être le mérite d'assurer à sa veuve et à ses orphelins une pension un peu moins squelettique, au cas où il ne reviendrait pas de mission.
Si l'expérience et le professionnalisme de Kriechbaum rassuraient quelque peu le Kommandant, ce dernier éprouvait nettement moins de confiance envers les compétences et la personnalité de son nouveau second, l'Oberleutnant Kroll, premier officier de quart de l'U-666. En premier lieu, les états de service passés de Kroll se limitaient à deux missions plutôt tranquilles en Méditerranée. Il était d'ailleurs à noter qu'il n'avait pas davantage réussi le franchissement du Détroit de Gibraltar que l'équipage de l'U-96: lui s'était contenté d'être muté à bord d'un U-Boot déjà basé en Italie, qui avait auparavant mené à bien sans lui cette périlleuse traversée. Bref, tout cela était un peu léger pour passer directement I. WO d'un bâtiment de guerre du Reich – et d'un équipage de 50 marins très expérimentés, eux. Mais il était déjà notoire au sein de l'équipage que le père de Kroll était un industriel prospère, membre apprécié du Parti, particulièrement influent auprès des milieux militaires, et qu'il avait intrigué pour que son fils accède à un poste à responsabilités, où ses actes pourraient être bien mieux remarqués et récompensés.
Ce genre de passe-droit suffisait déjà en lui-même à ruiner la réputation d'un officier, à bord d'un aussi petit bâtiment qu'un U-Boot. Mais Kroll s'était également avéré être un personnage haïssable par ailleurs, de bien des manières: volontiers dédaigneux envers les autres officiers, et franchement odieux envers les hommes d'équipage, ce fanatique se montrait en outre en toutes circonstances un fervent soutien du régime national-socialiste, prêt à tancer toute tiédeur qu'il pouvait percevoir chez son interlocuteur. Le Kommandant répugnait à l'admettre, mais son second lui rappelait un peu quelqu'un: lui-même, moins d'un an plus tôt, lorsqu'il occupait le poste de second de l'U-96, fort de ses certitudes, de ses préjugés, et de sa foi inébranlable en la Victoire finale du Reich! Bref, exactement le genre d'individu qu'il ne souhaiterait plus fréquenter aujourd'hui, alors même qu'il allait bien devoir s'y forcer, s'agissant de l'Oberleutnant Kroll. En ce qui concernait le reste de l'équipage, le nouveau venu était pour le moins considéré avec suspicion par les autres officiers, parfaitement méprisé par les vieux briscards de la maistrance, et cordialement détesté par les matelots du rang.
Le Kommandant décida de bannir Kroll de ses pensées, et de laisser plutôt vagabonder celles-ci vers un sujet plus personnel, et surtout bien plus agréable: vers Solveig, son amour secret de Stavanger...
Il avait rencontré la jeune femme chez un bouquiniste de la ville, où ils étaient tombés en arrêt en même temps devant un recueil original du poète espagnol Luis Rosales, un ouvrage pratiquement introuvable. Le Kommandant ne comprenait pas plus le norvégien que Solveig ne parlait l'allemand; mais tous deux s'étaient aperçus qu'ils parvenaient plutôt bien à communiquer en espagnol – langue que le jeune capitaine maîtrisait quant à lui parfaitement, pour avoir passé de longues années au Mexique sur les domaines de sa belle-famille. Solveig, elle, rêvait depuis longtemps de découvrir l'Amérique Latine, raison pour laquelle d'ailleurs elle suivait des cours d'espagnol. Le Kommandant avait insisté pour acheter le livre de Rosales et le lui offrir; et Solveig, elle, n'avait pas repoussé ce geste.
Elle avait tout de même refusé une invitation au café voisin, ne souhaitant pas être vue en compagnie d'un officier de la Kriegsmarine en uniforme; mais elle lui avait donné rendez-vous dans une anse boisée discrète, un peu à l'extérieur de la ville. Tous deux y avaient eu par la suite de longues conversations en espagnol, au sujet d'abord de la vie et des usages au Mexique, puis au sujet l'un de l'autre, et de leurs goûts respectifs sur lesquels ils s'étaient trouvés plus d'un point d'accord. Leurs conversations avaient soigneusement évité les sujets de la guerre et de la politique, et au fil de leurs rendez-vous, elles étaient devenues si fusionnelles, que leurs statuts d'officier allemand occupant et de civile norvégienne occupée s'estompaient dans l'arrière-plan.
Les deux jeunes gens n'avaient guère fait qu'échanger quelques cadeaux, quelques frôlements discrets, et pas plus d'une paire de baisers chastes; mais le Kommandant s'estimait déjà comblé d'un tel cadeau du Ciel... Il n'avait pas fréquenté de femme depuis la mort de sa fiancée sous les bombardements anglais, à Cologne l'année passée; aucune autre n'avait su retenir son attention. Mais Solveig était si... différente! Lui qui auparavant n'avait jamais eu d'attirance que pour la pure blondeur germanique, était totalement tombé sous le charme de cette étrange beauté, dont la chevelure d'un noir de jais formait un contraste saisissant avec la pâleur de ses grands yeux. Et il savait déjà que seul un naufrage sans rescapé l'empêcherait de revenir un jour à Stavanger...
Le Kommandant avait naturellement écrit à Solveig, durant son escale à Lorient – une correspondance en espagnol, qui avait dû poser bien des problèmes au service de censure de la Wehrmacht! Mais les réponses de la belle Norvégienne ne lui étaient pas parvenues avant qu'il ne reprenne la mer, à supposer seulement qu'elle ait pris la peine de lui répondre; et cette dernière pensée, ce doute torturaient le jeune homme. Il songea bien un moment à lui écrire une nouvelle lettre, ici et maintenant, qu'il ajouterait à toutes celles qu'il rédigerait durant sa mission, et qu'il posterait toutes d'un bloc à son retour à Lorient. Mais pour l'heure, il préféra s'accorder un peu de repos; et il ne tarda d'ailleurs pas à sombrer dans les brumes d'un sommeil aux doux rêves, bercé par la houle, et par le léger ronronnement des moteurs électriques plus loin à la poupe.
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