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( 2 )
Der Mischling
( Le sang-mêlé )
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Deuxième jour de mer
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-–- C'est notre Destin, Herr Kaleun. Notre Destinée! Cette guerre, nous la gagnerons... Et le peuple allemand tout entier en sortira transfiguré!
-–- Ja, ja, Eins WO... Vous avez raison, comme d'habitude... Nous gagnerons la guerre, et tout ce qui s'ensuit...
Le ton las et fatigué du Kommandant montrait combien il en avait déjà assez des habituelles réactions enflammées de l'Oberleutnant Kroll, après que le dernier communiqué triomphant de la Wehrmacht eût été diffusé sur la radio du bord, plus tôt dans la journée. Deux nouvelles villes soviétiques aux noms imprononçables avaient été capturées; un convoi de ravitaillement britannique en route vers Malte assiégée était en passe d'être anéanti sous des attaques incessantes; et un raid nocturne de la Royal Air Force sur le Reich avait, parait-il, subi de lourdes pertes. Kroll était décidément bien le seul parmi les officiers du bord à vouloir se laisser bercer d'illusions par toute cette propagande infantile. En dépit de quelques succès épisodiques, les autres savaient déjà, eux, à quoi s'en tenir quant au sort de la guerre sur le long terme: à savoir que l'Allemagne aurait de la chance, si elle s'en tirait aussi mal qu'en 1918...
Le Kommandant, Kroll, Kriechbaum, et l'ingénieur Grade prenaient alors leur souper au carré des officiers – un bien grand nom pour un simple renfoncement dans la cloison, permettant de caser à peine une étroite banquette de cuir et deux strapontins disposés en U autour d'une table carrée minuscule! Le Kommandant continuait de hocher machinalement la tête face aux déferlements de lyrisme nationaliste de Kroll. Kriechbaum et le L.I., quant à eux, faisaient semblant de se concentrer sur leur repas pour mieux échapper aux monologues tonitruants de leur premier officier de quart. Rien de bien fascinant ne les attendait pourtant au fond de leurs assiettes... Le menu du souper de ce soir-là consistait en poitrine de porc avec riz, patates et carottes. Le tout était noyé dans une sauce grasse, et accompagné d'un pain qui ne resterait plus mangeable encore bien longtemps, pas plus d'ailleurs que les fruits frais qui feraient office de dessert.
En toute logique, les produits embarqués périssables devaient toujours être les premiers à disparaître, avant que l'on entamât les conserves indispensables aux voyages au long cours. Comme c'était le cas au début de chaque mission, l'intérieur du U-Boot ressemblait à une véritable cave d'épicier. Chapelets de saucisses, quartiers de bœuf, saucissons et miches de pain pendaient aux parois entre valves et tuyaux; cagettes de choux ou de pommes, et caisses de conserves étaient entassées dans chaque espace libre, y compris sur un certain nombre de couchettes et dans la toilette de poupe. Au bout de seulement quelques jours de mer, le pain serait couvert de moisissures, et la plupart des autres vivres fraiches ainsi exposées à l'air libre auraient pris la saveur du Diesel. C'était tout l'art d'un véritable cuistot sous-marinier, que de préserver l'appétit de l'équipage en parvenant à masquer ce goût infect sous les sauces et les condiments.
D'où il était assis, le Kommandant pouvait garder un œil sur le poste de veille audio, mais il ne pouvait qu'entrapercevoir l'épaule gauche et une mèche de cheveux de l'opérateur qui y était assis. Il devinait toutefois qu'il devait s'agir du chef communications du bord, l'Oberfunkmaat Hinrich. Ce précieux collaborateur, qui avait été grièvement blessé lors du raid aérien meurtrier sur La Rochelle, avait reçu un galon de plus bien mérité sur le col. Il n'en avait pas moins conservé sur l'U-666 la fonction de 'Sani' – d'infirmier embarqué – qu'il avait déjà exercée auparavant avec compétence et dévouement sur l'U-96. Et surtout, il demeurait toujours la meilleure oreille de tout l'équipage. Le savoir assis au pupitre de l'hydrophone, écouteurs en place quand le bâtiment avançait à l'aveugle en immersion, était une pensée rassurante pour tout l'équipage, Kommandant compris. Hinrich était l'un des seuls membres de l'équipage que l'ancien capitaine de l'U-96 ait vraiment considéré comme un ami. En fréquentant davantage ce garçon plus intelligent et sensible encore qu'il n'en donnait l'air, le nouveau Kommandant avait fini par comprendre pourquoi: sa seule présence, plus encore que sa conversation, avait vraiment quelque chose d'apaisant et de réconfortant.
Aussi le Kommandant ne fut-il pas peu surpris, lorsqu'il vit tout à coup Hinrich déboucher de l'écoutille du Central pour rejoindre le poste d'écoute de l'hydrophone. L'homme qui y était déjà assis, et que Hinrich venait relever, était en fait le Funkmaat Meyer, un nouvel opérateur radio suppléant, qui n'avait rejoint l'équipage de l'U-666 que quelques jours avant le départ depuis Lorient. Il est vrai que la confusion était pardonnable: de loin et vu de dos, Meyer possédait à peu près la même stature, et la même tignasse sombre que Hinrich.
Le Kommandant connaissait encore peu ce Meyer, mais il ne put s'empêcher de repenser à la lecture rapide qu'il avait faite de son dossier. Il s'y trouvait quelque chose de relativement embarrassant, quelque chose sans doute, le Kommandant le devinait par avance, qui ne tarderait pas à poser problème à bord. Et il en eut la confirmation, lorsqu'il intercepta le regard noir dont l'Oberleutnant Kroll fusillait l'homme qui venait de quitter le poste de l'hydrophone, un regard plus méprisant encore que celui dont il balayait habituellement les autres membres de l'équipage. Un problème de plus à régler prochainement, se dit-il, sachant que bien d'autres problèmes n'allaient pas tarder à s'empiler dans les jours à venir...
Depuis sa banquette, le Kommandant vit Meyer se diriger d'un pas leste vers l'avant du sous-marin, où se trouvait la chambre des torpilles, puis en revenir presque aussitôt en affichant une moue frustrée. Le jeune officier connaissait suffisamment bien les usages des U-Boote, pour pouvoir deviner que le radio avait dû vouloir faire un détour par l'unique toilette encore disponible sur tout l'U-666, à présent que son service était terminé, et qu'il avait dû trouver l'endroit déjà occupé, ainsi qu'il l'était presque en permanence. Meyer se décida finalement à prendre la direction du Central de navigation, vraisemblablement pour rejoindre le poste de maistrance où son grade l'autorisait à occuper une couchette.
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Entretemps, on peut dire que les conversations allaient déjà bon train dans cette petite chambrée, bien avant que Meyer n'en prenne le chemin.
De manière habituelle sur tous les U-Boote de Type VII, le dortoir des officiers mariniers se situait vers l'arrière du bâtiment, entre le Central et la minuscule cambuse du bord, juste avant le compartiment des moteurs Diesel. Ce petit local cylindrique hébergeait huit couchettes en tout, superposées deux à deux contre les parois, et dont deux étaient alors occupées par les vivres que l'on entreposait là. Pour autant, les résidents ne manquaient pas trop d'espace: pour sa première mission dans l'Atlantique Nord, l'U-666 n'embarquait cette fois-ci ni aspirant cadet, ni journaliste de la Wehrmacht. Au bout de seulement deux jours de mer, l'atmosphère de la chambrée était encore tout à fait respirable, en dépit du voisinage constant des moteurs Diesel. Il n'en irait cependant plus de même d'ici moins de deux semaines, dans cet espace exigu privé d'aération, où s'entassaient des hommes pourvus d'une rechange de vêtements moins que minimale, et où ils dormiraient bientôt dans des draps moisis d'humidité, suintant l'odeur mêlée du Diesel et de la vieille sueur. L'espace de vie des officiers, à l'avant du navire, était moins surpeuplé et plus éloigné des machines; et pourtant lui aussi, à l'issue d'une croisière de deux mois, finirait par dégager un relent propre à soulever le cœur de la plus exaltée des patriotes berlinoises!
La plupart des hommes présents ne portaient guère, en dehors de leurs pantalons en grosse toile, que des pulls civils légers ou des débardeurs, voire demeuraient torse nu. Les uniformes de service de la Kriegsmarine, si seyants mais également si difficiles à maintenir présentables, avaient été laissés à terre et n'étaient déjà plus qu'un lointain souvenir. Quant aux ensembles de cuir gris pâle si volontiers associés à l'image des sous-mariniers de l'amiral Dönitz, ils n'étaient guère portés que pour le service au Central ou sur le kiosque d'observation. De fait, les matelots affectés à l'entretien des machines, ou au rechargement des tubes lance-torpilles, préféraient généralement disposer de la plus complète liberté de mouvement, et pouvoir suer tout leur soûl à bras nus lors de leur besogne exténuante.
Le maître d'équipage de l'U-666, le Bootsmann Lamprecht, était en fait le seul ici à porter sa veste d'uniforme vert-de-gris réglementaire, avec ses épaulettes de Feldwebel bien visibles, en plus de sa casquette de marine bleu sombre. Assis jambes pendantes dans le vide sur l'une couchettes supérieures, il donnait l'impression d'un coq perché surveillant sa basse-cour. Celui qui, en son temps, avait déjà été le bosco de l'U-96, avait survécu aux blessures reçues lors du raid aérien sur La Rochelle, tout comme Hinrich. Mais contrairement à ce dernier, lui n'avait reçu aucune promotion après leur réaffectation: Lamprecht était resté le simple garde-chiourme de l'équipage, rôle qu'il assumait toujours comme à son habitude à coups d'aboiements, de blasphèmes, et de menaces de taloches. Plusieurs matelots ricanaient derrière son dos en affirmant qu'il était bien trop bête pour savoir faire autre chose. Le fait est que la lueur qui se lisait parfois dans son regard respirait davantage la cruauté vicelarde que l'intelligence native...
Plus bas, assis face à face sur deux banquettes opposées, on retrouvait comme bien souvent Pilgrim et Frenssen, les deux inséparables lurons les plus habituellement bruyants du poste de maistrance. On aurait pu dire d'eux qu'ils passaient le plus clair de leur temps libre à échanger toujours les mêmes blagues salaces, mais ç'aurait été faux: en vérité, leur répertoire de cochonneries se renouvelait à chaque mission en mer, pour l'étonnement et pour le plus grand plaisir de leurs compagnons de chambrée hilares. Pilgrim portait les chevaux aussi gluants de gomina qu'à son habitude, et il était toujours le plus imaginatif parmi les deux obsédés sexuels pour ce qui était des perversions malsaines. Mais Frenssen, lui, avait quelque peu changé, sans pour autant que cela ne saute immédiatement aux yeux. Il avait été blessé lors du bombardement de décembre dernier, tout comme Lamprecht et Hinrich; et tout comme eux, cela ne l'avait pas empêché de reprendre du service sur l'U-666. Son caractère était toutefois sorti très assombri de cette épreuve; et il aurait facilement pu verser dans la neurasthénie, n'eussent été la présence et les taquineries constantes de son compère Pilgrim, qui l'obligeaient à maintenir un esprit de répartie affûté.
Quelques étrangers à la chambrée s'étaient également invités pour partager les conversations de la maistrance. Après tout, on ne faisait guère de manières, à bord d'un fuseau étroit où s'entassaient 50 hommes dont l'un des principaux ennemis était l'ennui. Parmi ces visiteurs plus ou moins réguliers, on trouvait actuellement Ario, l'une des plus grandes gueules parmi les matelots des machines. Le solide mécanicien se tenait à l'arrière, calé bras croisés dans l'encoignure du passage vers la cambuse, le dos nu et luisant exposé aux vapeurs de soupe aux choux que le cuistot était alors occupé à y mitonner pour le repas du prochain quart. Était également présent le nouveau chef navigateur, un certain Neuhoff, arrivé avec le dernier train de renforts en même temps que le radio Meyer, juste avant le départ en mission. L'homme était plutôt secret, placide, peu bavard, bref rappelait assez Kriechbaum lorsque c'était ce dernier qui tenait le rôle d'Obersteuermann de l'U-96. En tant que troisième officier de quart, Neuhoff couchait à l'avant avec Kriechbaum, Kroll et le Kommandant; mais il aimait à venir prendre part aux débats passionnés qui se tenaient dans cette chambrée, écoutant bien plus qu'il ne parlait lui-même.
Pour finir, trois autres officiers mariniers sommeillaient dans leurs couchettes, enroulés tout habillés dans leurs couvertures, ni intéressés ni autrement importunés par la conversation qui s'animait autour d'eux. Car rien, en dehors d'une alerte, n'aurait pu les empêcher de grapiller ainsi quelques heures d'oubli, et peut-être de rêves du foyer qu'ils avaient laissé derrière eux, souvent le meilleur moment de véritables journées de forçats des mers. Suivant le système dit de la 'banette chaude', ces hommes étaient allés s'allonger dès la fin de leur quart sur les paillasses des collègues censés les relever. Trop d'hommes, pour trop peu d'espace vital: c'était toujours la même rengaine pour tout sur un U-Boot, toilettes comprises... C'est ainsi par exemple qu'en fonction de leurs quarts de service, Pilgrim récupérait la couchette de l'Oberfunkmaat Hinrich, tandis que Frenssen abandonnait ses draps et les relents de ses flatulences nocturnes au nouveau Funkmaat Meyer.
Comme d'habitude au début d'une croisière de combat, les échanges verbaux étaient encore vifs et passionnés. L'apathie générale ne commencerait à se manifester qu'au bout des premières semaines de mer, entre lassitude, mauvais sommeil, manque d'appétit et digestion difficile. Lamprecht venait de lancer l'un des sujets de conversation favoris de ces jeunes hommes frustrés de sexe: le sexe!
-–- Hé, au fait, Ario, t'es arrivé à te lever une poulette, pendant notre petite escale à Stavanger?
-–- Nix! répartit d'un air mauvais le mécanicien aux allures de voyou. Pas une qui m'ait regardé comme autre chose que du fumier! À croire que ces foutues Norvégiennes sont toutes des Luthériennes enragées, encore plus coincées du cul que les filles de Kiel... Et tu te rappelles quel sport c'était déjà, pour arriver à tirer sa crampe là-bas!?
Pilgrim ne rata pas une occasion de placer là une de ses habituelles saillies grivoises:
-–- Och! Tu devrais plutôt venir par chez moi, à Munich. La très catholique Munich... On dit qu'il y a peu de villes en Europe où il y ait autant de Vierges dans les églises... et aussi peu dans les écoles de jeunes filles!
Un énorme éclat de rire salua le trait d'esprit de Pilgrim, d'une vulgarité encore très mesurée pour l'instant. L'hilarité retombée, Lamprecht se mit à soupirer avec regret, sans qu'aucune réelle lueur d'espoir dans son regard brutal ne vienne éclairer la fin de sa phrase:
-–- On n'aura guère eu le temps de tenter le coup avec les petites Françaises de Lorient. Au retour, peut-être, si on a de la chance...
Frenssen soupira à son tour, en poursuivant sur un ton soudain très sérieux:
-–- Les Françaises... Ça aura pas porté chance au petit aspirant Ullmann! Vous vous souvenez? Il fréquentait une petite fleuriste de La Rochelle, mignonne, vous voyez surement qui... On dit qu'il l'avait laissée enceinte. Personne chez nous aura trouvé le courage d'aller lui parler après que... après l'attaque aérienne. Merde, c'est moche quand même, quand j'y repense...
-–- Mouaip, admit Pilgrim. Dire qu'il doit y avoir maintenant à La Rochelle un petit bébé français, qui va peut-être devoir se traîner pour le restant de ses jours le même regard de pauvre chien battu que son papa marin allemand mort...
-–- C'était un gars gentil, le petit Ullmann, renchérit Lamprecht. Pas compliqué, je l'aimais bien... Mais j'aurais jamais voulu servir sous les ordres d'un type comme lui: pas l'étoffe d'un chef, si vous voyez ce que je veux dire!
Les survivants de l'U-96 avaient toujours un peu de vague à l'âme, quand ils évoquaient la mémoire des disparus de leur ancien équipage: le jeune officier cadet Ullmann, Johann le chef mécano amoureux de ses Diesels, le cher vieux Kaleun et ses tours de magie... Après tout, nombre d'entre eux, dont Frenssen et Lamprecht, n'avaient souvent dû qu'à la chance de ne pas se retrouver allongés pour toujours dans le même cimetière militaire qu'Ullmann et les autres...
-–- Pour en revenir aux Norvégiennes, poursuivit Ario, c'est quand même dommage: y avait de sacrés jolis petits lots à Stavanger, des blondes comme je les aime, avec de ces yeux à vous faire péter les boutons de braguette! Mais elles m'ont toutes tourné le cul, et pas de la façon que j'aurais appréciée!
-–- Elles aiment peut-être juste pas nos uniformes allemands, avança Neuhoff, qui prenait la parole pour la première fois ce soir-là, et qui ne faisait d'ailleurs pas encore partie de l'équipage au moment de l'escale à Stavanger. Faut admettre qu'on est pas vraiment entrés dans leur pays en invités, en s'essuyant les pieds et en apportant des fleurs...
-–- N'importe quoi! contesta Frenssen avec véhémence. Sauf votre respect, Herr Obersteuermann, s'il y a des femmes des pays occupés avec lesquelles on peut se permettre d'être aimables et même intimes, c'est justement bien les Scandinaves! Après tout, on est cousins, elles et nous, du même sang...
-–- Ach so! jubila Pilgrim. Il me semblait bien que ça se faisait par chez toi, de coucher avec ses cousines!...
-–- Je me comprends! se rebiffa Frenssen face aux rires gras de ses collègues. Je veux juste dire qu'on est du même sang et de la même culture germaniques, elles, et nous tous ici à bord...
-–- Ouais, bon, enfin presque tous, glissa Ario à mi-voix, presque sur le ton de l'anecdote.
Frenssen se demanda d'abord ce qu'Ario avait bien voulu dire. Mais les regards agressifs de Pilgrim et Lamprecht à l'adresse du mécanicien trop bavard, et l'air dépité du chef navigateur Neuhoff qui détourna les yeux en hochant la tête, lui suggérèrent fortement qu'il avait raté quelque chose, et qu'on l'avait délibérément laissé en dehors d'un secret de polichinelle. C'est donc avec rudesse que le grand escogriffe aboya:
-–- Ça veut dire quoi, ça, Ario? Tu en as déjà trop dit, et pas assez... Allez, accouche!
-–- Ben, comment dire? commença maladroitement le mécano sous les regards désapprobateurs de ses compagnons. L'Oberleutnant Kroll a lâché l'info à Lamprecht; Kriechbaum et Neuhoff l'ont confirmée... Ça ne se sait pas encore dans tout l'équipage, mais ça concerne le dossier du nouveau radio, là, Meyer – qui devrait bientôt venir reprendre ta couchette, d'ailleurs. Et... Bon, enfin bref: c'est un Mischling!
Frenssen roula des yeux éberlués. En vertu des lois raciales dites de Nuremberg, les Allemands ayant un ou deux grand-parents juifs s'étaient retrouvés classifiés en Mischlings – métis. Si ce statut leur fermait les portes de nombreuses carrières et leur interdisait de se marier avec des Aryens certifiés, il ne leur interdisait pas en revanche de servir dans l'armée, même en tant qu'officiers. Et si un tel paradoxe pouvait sembler aberrant aux yeux d'un observateur extérieur, que diable alors pouvaient bien en penser les intéressés eux-mêmes servant sous l'uniforme, eux qui portaient sur leur poitrine l'aigle à svastika d'un régime qui condamnait leurs aïeuls en vertu de leur sang, et qui les considérait eux-mêmes comme les résidus impurs, comme les scories du peuple allemand? Eux qui pourtant, dans le cas des sous-mariniers, couraient les mêmes dangers et se prenaient sur la tête les mêmes grenades aquatiques anglaises que les Aryens "pur-sang"?
Ce genre de considération philosophique n'atteignait vraisemblablement pas l'esprit étroit de Frenssen. Car le dégoût perçait au moins autant que la colère dans sa voix, lorsqu'il rugit:
-–- Meyer, un Mischling!? Et vous le saviez tous, bande de fumiers?! Bordel, ça vous faisait marrer, de me voir partager sans le savoir mon lit avec une crevure de demi-Juif...?!
Le silence s'abattit brusquement au moment où l'intéressé, le Funkmaat Meyer, émergea de l'étroite écoutille circulaire menant vers le Central de navigation. Le nouveau venu commença par se redresser en prenant son temps, sous des regards où l'expectative le disputait à la défiance. Puis sans agressivité, il entreprit de corriger les derniers mots de Frenssen avec un aplomb désarmant:
-–- ...Quart de Juif: je ne suis Mischling qu'au deuxième degré... Et je me sens pas plus fils d'Abraham qu'aucun d'entre vous, bande de ploucs! Je mange du porc; je baise et je joue aux cartes le samedi; et j'ai surement plus de peau autour de mon gros gland que tu n'en as pour emballer tes petites couilles, Frenssen...
L'écho de ricanements discrets parcourut la petite chambrée, avec un éclat de rire plus franc lancé par Pilgrim. La technique de Meyer semblait être la bonne: le culot viril et l'humour de caserne étaient généralement le meilleur choix pour mettre de son côté ce genre de rudes hommes des mers! Ario demanda toutefois encore:
-–- Quart de Juif, hein? Bon, ben ça doit vouloir dire que tu sers le Reich à au moins 75%... Mais qu'est-ce qu'il en est de ton quart de famille juive?
Meyer eut un sourire étrange, comme s'il avait justement attendu le moment de pouvoir détailler cette partie de sa généalogie, tournée sous forme d'argument à son avantage:
-–- Mon quart de famille juive repose depuis vingt-cinq ans maintenant dans un cimetière militaire de France, du côté de Verdun. En fin de compte, Grand-Père Adam est le seul quart de ma famille qui aura sacrifié pour le Vaterland à la fois sa jeunesse, et toutes les promesses de sa vie. Ça fait réfléchir, je trouve... Non?
De fait, personne ne trouva rien à répondre à cela. Quelques regards, dont celui de Neuhoff, plongèrent même dans le vague. Si d'autres parmi ces très jeunes hommes avaient pu perdre toute chance de connaître certains membres de leur famille lors du grand étripage mondial des années 14, aucun ne le précisa cependant. Oh, Meyer aurait pu mentir sur ce coup-là, bien sûr...Mais son regard demeurait droit et franc: soit celui d'un honnête garçon, donc, soit celui d'un sacré prédateur au poker! Frenssen allait pourtant répondre quelque chose, quand à ce moment Lamprecht, qui venait de regarder sa montre, lui lança brutalement:
-–- Hé, dis donc un peu, Frenssen! Meyer est à l'heure sur sa sortie de quart, ce qui veut dire que toi, tu es en retard sur la prise du tien... Alors fais-moi le plaisir de virer ton cul de cette paillasse, avant que je te le botte jusqu'à ton poste! Verstanden?
Le maître d'équipage n'était pas réputé pour son sens de l'humour en ce qui concernait la discipline. Aussi Frenssen prit-il la menace très au sérieux, éjectant en catastrophe sa grande carcasse de la banquette pour se ruer vers le Central, presque à quatre pattes! Meyer libéra obligeamment l'accès à l'écoutille pour l'homme pressé, en le gratifiant au passage d'une tape sur les fesses accompagnée d'un grand sourire d'enfoiré. Frenssen n'eut le temps que de lui retourner un regard furieux mais muet, avant d'aller rejoindre son poste au pas de course.
Une fois Frenssen parti, Lamprecht sauta à son tour à bas de sa couchette perchée, puis vint se placer juste en face de Meyer, mains sur les hanches. Les autres ne bougèrent pas de leur place, Ario demeurant ainsi debout bras croisés contre la cloison arrière. Dans un silence pesant, Lamprecht dévisagea longuement le nouveau radio de son regard inquiétant. Puis ayant constaté qu'il ne l'intimidait pas outre mesure, il finit par s'adresser à lui d'une voix ferme mais sans dureté:
-–- On n'a rien contre toi ici, Meyer... T'es nouveau, on attend de voir. Alors on compte tous sur toi, au moins parce que de toute façon, on n'a pas de le choix. Après tout, tu sais comment ça se passe sur un U-Boot: si tu nous lâches au mauvais moment, on y passe tous; et si on y passe, tu y passes aussi!
Sur ces derniers mots, le Bootsmann rajusta sa casquette de marine, contourna Meyer, et rejoignit le Central. Le chef navigateur Neuhoff le suivit de peu, avant qu'Ario ne retourne à son tour vers ses moteurs à la poupe, sans rien avoir ajouté à la déclaration de Lamprecht. En dehors des dormeurs, il ne restait donc plus dans le poste de maistrance que Meyer et Pilgrim. Ce dernier, toujours assis, continua à fixer le Mischling durant un moment, avec un demi-sourire narquois; puis juste avant de se laisser tomber en arrière sur la couchette libérée par Hinrich pour y faire un petit somme, le loustic gominé lança rapidement:
-–- Fais juste pas ton youpin, et tout ira bien...
Le ton espiègle de Pilgrim, et le clin d'œil appuyé sur lequel il avait conclu son avertissement, semblaient toutefois indiquer que le joyeux drille venait de se livrer sans méchanceté à l'une de ses habituelles plaisanteries "fines", plutôt qu'à une véritable attaque antisémite. Dieu merci, l'équipage n'était tout de même pas entièrement composé de Krolls...
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[ À suivre... ]
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