GROSSE FATIGUE
S04E21
Mai 1987
Lee n'avait pas respecté sa parole, rien d'étonnant, il ne prenait jamais soin de sa santé.
Il avait pourtant les meilleures intentions du monde. Comme prévu, il avait passé la nuit à peaufiner son rapport sur l'affaire Brody, avalant des litres de café noir plus ou moins réchauffé pour garder les yeux ouverts. Au petit matin, Billy Melrose l'avait menacé de l'éjecter de l'Agence à grands coups de pieds quelque part s'il ne prenait pas au moins trois jours de repos.
Lee était donc rentré chez lui, désespérément seul, trop épuisé pour dormir et en pleine descente émotionnelle. La motivation, la tension nerveuse et la fureur qui l'avaient soutenu durant des semaines s'effondraient comme une rangée de dominos, et lui avec. Assis dans son canapé, il se tenait la tête entre les mains, incapable d'échapper à l'abîme vertigineux qui l'aspirait - sans pour autant fermer l'œil. Non qu'il n'ait jamais vécu ce genre de situation : il n'était pas homme à s'épargner et des contrecoups pourris, il en collectionnait un certain nombre. Mais depuis qu'il avait commencé à prendre conscience de ses sentiments pour Amanda, au cours de l'année précédente, il avait pris goût à sa présence apaisante et à l'attention qu'elle portait aux autres. En particulier quand il s'agissait de lui. Depuis qu'ils étaient enfin ensemble, qui plus est mariés depuis un bon moment, il détestait s'endormir loin d'elle dans la solitude de son appartement. Ce mariage secret était une calamité.
Le sommeil le fuyait malgré l'enclume qui lui ratatinait la cervelle et le poids insoutenable de ses grands membres courbaturés. Et dire que toute la nuit, il avait lutté pour ne pas s'écrouler sur le clavier de son ordinateur !
Il se traîna jusqu'à la salle de bain, arracha ses vêtements, se fourra sous le jet brûlant de la douche dans l'espoir de se relaxer suffisamment pour réussir à s'endormir. En vain. Quand il se contempla dans le miroir, dégoulinant, les cheveux plaqués sur la tête, ses yeux étaient injectés de sang, comme après une cuite d'anthologie. Sauf qu'il n'avait pas consommé une goutte d'alcool depuis plus d'une semaine. Il entendait encore résonner la voix d'Amanda la veille au soir : « Tu as besoin d'au moins trente-six heures de sommeil ! ». Il avait promis. Mais ces promesses-là, il ne les tenait jamais.
Il songea vaguement à l'appeler. Peut-être le son de sa voix l'aiderait-il à se calmer, à trouver le chemin du repos… Il regarda sa montre et grimaça : à cette heure-ci, Amanda veillait à ce que ses garçons n'arrivent pas en retard à l'école et à ce que sa maison retrouve un semblant d'ordre. Elle n'avait pas le temps de bavarder au téléphone. Bon sang ce qu'elle lui manquait !
Après avoir enfilé un tee-shirt et des sous-vêtements propres, il se planta devant son lit, stupide. S'étaler là et fixer le plafond pendant des heures ? Sombrer minute après minute sans pour autant perdre conscience, encore assez lucide pour comprendre qu'il perdait toute forme de lucidité ? Non. Pas de doute, Scarecrow faiblissait avec l'âge. Au fond, il s'en foutait. Il avait donné à l'Agence les meilleures années de sa vie, il méritait bien de passer à autre chose.
Il ouvrit son armoire, attrapa un jeans, une chemise, des chaussettes et un blouson, et se rhabilla. S'il voulait dormir tout son saoul et récupérer, il n'avait pas cinquante solutions. Trois minutes plus tard, il roulait vers Arlington au volant de sa Corvette.
Le linge était lavé, le ménage fait, les garçons en classe, Dotty en courses pour la journée dans le centre-ville… un jour à marquer d'une pierre blanche ! Amanda songea qu'elle pourrait profiter de son temps libre pour se promener – il faisait un temps magnifique. Ou aller voir Lee… mais non, il dormait sans doute à poings fermés, le pauvre ! Encore qu'elle pourrait se glisser sans bruit dans l'appartement avec son jeu de clés et s'assurer qu'il se repose convenablement – ce qui, le connaissant, était plus douteux. Elle aurait volontiers parié qu'elle le retrouverait vautré sur son canapé, en proie à une somnolence agitée.
Indécise, elle retourna à la cuisine et décida de confectionner des cookies pour le goûter des garçons – elle en garderait pour Lee. À peine venait-elle de mettre une première tournée au four que la sonnette de la porte d'entrée retentit. Qui pouvait bien lui rendre visite un matin de semaine à neuf heures et demie ?
Quand elle le découvrit sur le pas de sa porte, hagard, les cheveux en bataille, presque titubant, elle se contenta de soupirer un « Oh, Seigneur ! » accablé. Il bredouilla quelque chose d'obscur à propos de son rapport, qu'elle évacua d'un geste agacé. Assez avec le boulot. Elle le prit par la main, comme un petit garçon, et le conduisit directement dans sa chambre à l'étage. Assis au bord du lit, tout étourdi, il la regarda tirer les rideaux – assez épais pour occulter la lumière généreuse du soleil, mais laissant passer suffisamment de jour pour ne pas plonger la chambre dans l'obscurité. Lee détestait l'obscurité.
- Enlève tes chaussures et allonge-toi, dit Amanda. Je reviens.
La contrarier, très mauvais plan. Il obtempéra, avec l'impression désagréable de s'effondrer comme un pantin désarticulé. Ses dernières forces, l'énergie qu'il avait brûlée à conduire jusqu'à Mapplewood Drive, l'abandonnaient. Au moins, il n'était plus tout seul et l'odeur de la literie, celle de la propriétaire, l'enveloppait par vagues apaisantes.
Quand Amanda revint, un verre à la main, il lui jeta un regard piteux :
- Je suis désolé.
- Mais j'espère bien ! répliqua-t-elle, implacable. Bois !
L'eau avait un goût bizarre. Elle avait dû y mettre de quoi l'assommer pendant une éternité. Après tout, pourquoi pas… Lorsqu'il lui rendit le verre, elle lui décocha une œillade de basilic :
- Si je te surprends à traîner dans la maison avant cet après-midi, gare à toi !
- J'aimerais que tu t'allonges à côté de moi…
- Certainement pas ! Les récompenses de ce genre, ça se mérite !
Le somnifère agissait déjà. Il ferma les yeux, soulagé. Enfin ! Son corps se détendait petit à petit. Il eut vaguement conscience qu'elle lui caressait les cheveux – un geste qu'il adorait même s'il lui reprochait parfois de trop le materner, lui qui, par la force des choses, ne l'avait pas été assez. Le sommeil le terrassa d'un coup, il ne lui opposa aucune résistance.
Satisfaite, Amanda se releva. Avec ce qu'elle venait de lui administrer, il dormirait au moins jusqu'à ce que les garçons rentrent de l'école. Ce qui lui laissait le temps de procéder à des modifications radicales dans son programme du jour : elle allait mitonner un dîner digne de ce nom qu'ils dégusteraient tous en famille.
- Eh, regarde un peu ça !
Jamie se glissa sous le bras de son aîné et considéra avec stupéfaction l'homme étalé sur le lit de leur mère.
- Qu'est-ce qu'il fait ? Il est mort ?
- Mais non, imbécile, il respire !
- Arrête de me traiter d'imbécile !
- Alors arrête de raconter des imbécillités !
- Bah, toi, tu ronfles tellement fort qu'on ne risque pas de te confondre avec un mort !
- Tu ne t'entends pas, espèce de crétin !
Comme chaque jour, ils s'affrontaient. Désespérant. Jamie fit un pas dans la chambre, très hésitant. Ses problèmes relationnels avec Lee Stetson n'avaient pas duré bien longtemps – Lee avait déployé des trésors de patience pour l'apprivoiser. N'empêche que le retrouver là, comme un fait accompli, sur le lit de leur mère, c'était perturbant. Jamie n'avait pas encore tout-à-fait intégré ce qu'impliquait un remariage, contrairement à Philip qui prenait toujours les choses comme elles se présentaient. Maman, c'était maman. Un homme, autre que son père, avec elle, c'était une addition bizarre. La greffe prenait petit à petit mais formait encore une excroissance incongrue, après toutes ces années durant lesquelles elle les avait élevés avec la seule aide de sa propre mère. Peut-être, dans quelques temps, quand Lee Stetson habiterait définitivement avec eux, le tableau paraîtrait-il anodin. Mais pour le moment…
- Peut-être qu'il faudrait le réveiller ?
- Vas y, gros malin ! Il pourrait te casser en deux d'un claquement de doigts !
Cette fois, Jamie admit que son frère avait raison. Lee n'avait jamais manifesté la moindre tendance à la violence depuis qu'ils le connaissaient. Mais peut-être qu'il n'aimerait pas du tout être réveillé en sursaut alors qu'il dormait aussi profondément.
- Mais qu'est-ce que vous faites là tous les deux ! Allez, ouste !
Philip et Jamie n'auraient jamais eu la désastreuse idée de désobéir à un ordre aussi direct émanant de la bouche de leur mère. Aussi s'exécutèrent-ils sans protester tandis qu'Amanda refermait soigneusement la porte après s'être assurée que ses deux garnements n'avaient pas interrompu le sommeil de Lee.
- Maman, pourquoi est-il ici ?
- Nous sommes mariés, tu te souviens ?
- Oui, mais il n'habite pas avec nous.
- Bientôt. Quand il aura changé de travail.
- Pourquoi ?
- Jamie, je t'ai déjà dit que c'était un secret !
- Mais…
- La ferme ! grogna Philip. T'as pas fini avec tes questions idiotes, tête d'œuf ?
- Philip ! gronda Amanda. Je te l'ai répété mille fois : pas de noms d'oiseaux ! Compris ?
- Oui, maman…
- Allez faire vos devoirs ! Et que je ne vous reprenne pas à traîner dans ma chambre !
- Oui, maman, soupirèrent en chœur les deux garçons.
Rassurée, elle redescendit à la cuisine. Il était à peine seize heures. Elle avait encore le temps de filer à l'appartement de Lee et de lui rapporter quelques affaires. Et peut-être…
- Amandaaaaaa ! Je suis là !
- Par ici, maman !
Dotty apparut, gaie comme un pinson, les bras chargés de sacs. Apparemment, elle avait écumé toutes les boutiques du centre-ville.
- Amanda, tu ne devineras jamais ce qui m'est arrivé ! Je sortais de chez le coiffeur quand je suis tombée, oui littéralement tombée, sur Scarlett Woodbridge – tu sais, Scarlett du bureau de poste ! Et alors…
- Plus tard, maman, je suis pressée. Ah ! Il y a des cookies et du lait dans le frigo pour le goûter des garçons. Il faudrait que tu vérifies qu'ils font bien leurs devoirs et pas autre chose. Philip a un contrôle de maths demain et Jamie…
- Amanda, est-ce que ça t'arrive de souffler deux minutes dans ton existence ?
- Les mères de famille n'ont jamais le temps de souffler, maman, tu le sais bien. Surtout, veille à ce que les garçons ne fassent pas de bruit, Lee dort à l'étage.
- Lee ? Ton mari habite ici à présent ?
- Non… et c'est trop long à expliquer. Je reviens d'ici une heure, d'accord ?
- Amanda, tu trouves logique que ton mari dorme en plein milieu de l'après-midi ?
- Oui, maman ! Et j'aimerais qu'il puisse le faire au moins jusqu'à l'heure du dîner !
- Mais enfin…
- J'y vais, maman, à plus tard !
Qu'avait-elle donc fait au ciel pour hériter d'une tornade pareille ? Dotty se laissa choir sur une chaise, désespérée. Ses deux petits-fils ne constituaient pas le public rêvé pour l'écouter débiter ses folles aventures de la journée. Quant à Lee Stetson… Ah, mais au fait… Elle était désormais seule à la maison avec trois hommes, même si deux d'entre eux atteignaient tout juste l'âge de la puberté.
Ragaillardie, Dotty se releva – il lui en fallait largement plus pour l'abattre – et monta l'escalier à pas de loup.
Chose extraordinaire, Philip planchait bel et bien sur ses maths, une règle dans une main, une équerre dans l'autre, et marmonnait tout bas, furieux. Quant à Jamie, à défaut de faire ses devoirs, il étudiait de près le fonctionnement de l'appareil-photo sophistiqué que Stetson lui avait offert. Parfait. Prenant garde à ne pas révéler sa présence, Dotty poursuivit son chemin et entrouvrit tout doucement la porte de la chambre de sa fille.
Il était bien là, dans la pénombre relative, son grand corps étalé sur toute la largeur du lit, si profondément endormi qu'elle entendait à peine sa respiration. L'œil appréciateur de Dotty détailla la carrure athlétique, la mâchoire carrée, les mains puissantes, les muscles soulignés où il fallait par la coupe soignée de ses vêtements… Ce qu'il était bien bâti ! Elle avait de la chance, Amanda, d'avoir rencontré une perle pareille ! Avec des manières raffinées et un goût irréprochable en matière de vêtements, qui plus est ! Elle n'aurait pu rêver mieux pour sa fille et ses petits-enfants. Peut-être même qu'avec vingt-cinq ans de moins, elle aurait tenté sa chance. La vie était injuste.
Un effleurement ténu le tira peu à peu de son inconscience réparatrice. Pas grand-chose, rien de plus que la caresse à peine perceptible d'une plume sur son visage. Son métier et son entraînement l'avaient programmé à une vigilance constante, y compris dans le sommeil. Lee se contraignit donc à émerger du néant avec un soupir mécontent. Mais sans inquiétude : il connaissait la pulpe de ces doigts qui redessinaient avec douceur les lignes de son front et les contours de ses arcades sourcilières. Une seule personne le traitait avec autant de délicatesse.
- Amanda… marmonna-t-il, sans ouvrir les yeux. Quelle heure est-il ?
- Six heures et demie. Du soir. Tu as dormi près de neuf heures de rang.
- J'ai l'impression que ça fait seulement deux minutes…
Il roula vers elle et accrocha une main à la sienne. Voilà, un point d'ancrage pour reprendre pied. Ses yeux papillonnèrent, étonnés de ne pas se heurter à la lumière du jour – il faisait déjà presque noir dehors.
- C'est l'heure du dîner, dit Amanda. Je suppose que tu as faim, tout de même.
- Mmm… ouais.
- Tu passeras une meilleure nuit si tu as l'estomac plein.
- Je passerai une excellente nuit si c'est avec toi… grommela-t-il en enfouissant son visage dans son cou.
- Oh, oh, doucement, Stetson ! répliqua-t-elle, sévère. Tu as la permission de dormir ici…
- C'est vrai ? s'exclama-t-il, soudain plus alerte.
- … et uniquement de dormir.
- Hmppffff ! souffla-t-il, le nez dans un creux stratégique de sa clavicule. Il est temps que je change de boulot, j'en ai assez de cette situation !
- La balle est dans ton camp, Scarecrow. En attendant, à table, j'ai deux monstres à rassasier !
Voire trois, constata-t-elle un quart d'heure plus tard, alors que Lee dévorait tout ce qu'elle avait mis dans son assiette. Neuf heures de récupération lui avaient manifestement aiguisé l'appétit. Il conversait de choses et d'autres avec Philip et Jamie qui, eux non plus, ne boudaient pas leurs parts.
- Je te l'ai toujours dit, Amanda, murmura Dotty à mi-voix. Les chemins qui mènent au cœur d'un homme passent par son estomac. Avec ces trois-là, le budget nourriture va atteindre des sommets vertigineux !
- Nous économiserons sur autre chose, maman, voilà tout. Et puis Lee n'est pas à charge.
- Les hommes sont toujours à charge, ma petite. Même celui-là. La preuve aujourd'hui !
Elle n'avait pas tort. Amanda s'abstint de poursuivre sur ce terrain dangereux. Sa mère était bien capable de proférer une de ces énormités pleines de sous-entendus dont elle était coutumière. Autant éviter.
- Eh, Lee ! lança Philip. Tu viens voir mon match de softball samedi ?
- J'en serai ravi, répondit-il, toujours désireux de s'attirer les bonnes grâces de ses deux beaux-fils. Ton équipe a une chance de gagner ?
- Tu parles ! grommela Jamie. Ils ont perdu les quatre matches précédents !
- Arrête de raconter n'importe quoi, le nabot !
- Philip ! tonna Amanda.
Elle adressa à Lee un sourire contrit : à en juger par son expression perplexe, il ne comprenait pas par quelle mystérieuse alchimie la conversation avait dégénéré aussi rapidement. Bienvenue dans le monde imprévisible des adolescents, songea-t-elle.
- Hum ! fit Lee. Est-ce que tu as remarqué le mode « speed » sur ton appareil-photo, Jamie ?
- Oui. Mais je n'ai pas compris à quoi ça servait.
Lee expliqua au garçon soudain très attentif les mécanismes des priorités de l'appareil en général et de la vitesse d'obturation en particulier.
- Ainsi, conclut-il, tu as la possibilité de faire des clichés très dynamiques, lors de compétitions sportives, par exemple, quand ton frère est en pleine action.
Ou comment réconcilier Jamie avec les sports qu'il n'aimait pas. Finalement, Lee se débrouillait comme un chef, question pédagogie enfantine. Car à présent, Jamie était à deux doigts de trouver le temps trop long jusqu'au samedi suivant.
- Philip, tu en es où avec tes maths ?
- M'man ! protesta le garçon.
- Il est hors de question que tu ramènes encore un D à la maison, je te le rappelle ! Ou tu veux que ton père se fâche ?
- Nan… marmonna Philip.
- Alors file !
- Mais c'est de la trigonométrie, je déteste ça !
Lee s'était bien gardé de réagir, autant parce qu'il s'estimait mal placé pour intervenir, que pour s'épargner un pensum inutile avec des notions qu'il avait chassées de son esprit depuis longtemps. La trigonométrie, c'était loin… et il n'en gardait pas un souvenir ému.
- Je m'occupe de la vaisselle avec Jamie, dit-il.
- Parfait ! s'exclama Dotty. Je vais enfin pouvoir me reposer !
Elle déchanta dix minutes plus tard quand de grands bruits d'éclaboussures en provenance de la cuisine, additionnés d'éclats de rire, commencèrent à couvrir le son de l'émission qu'elle regardait à la télévision. Pas de doute, Lee Stetson et Jamie King s'entendaient désormais comme larrons en foire. Une bonne nouvelle pour l'équilibre familial, nettement moins pour l'équilibre de la maison.
- Misère ! marmonna-t-elle entre ses dents. Comme si nous n'avions pas déjà assez de deux enfants ! Amanda, ma petite fille, tu as épousé un homme absolument charmant, mais il va falloir le discipliner ! Tout au moins quand tu en auras fini avec la trigonométrie… peu importe de quoi il s'agit !
Les devoirs de Philip étaient à l'origine de la bataille d'eau qui avait éclaté entre Lee et Jamie, le premier ayant demandé au second de lui rafraîchir la mémoire à propos de la signification des notes.
- Facile, dit Jamie. F comme Fatal, D comme Désastreux, C comme Correct, B comme Bien et A comme Admirable. Rudy Cooper prétend qu'il a un jour reçu un T comme Troll… mais je pense qu'il blague. C'est un grand farceur.
Ce qui poussa Lee, qui en avait déjà assez, à asperger copieusement Jamie d'une grande giclée d'eau savonneuse. La situation, bien évidemment, dégénéra en moins de deux secondes car Jamie se rebiffa aussitôt. En quelques minutes, la cuisine impeccable se transforma en camp retranché et les deux belligérants en éponges dégoulinantes.
- Ahhh ! Tu triches ! hurla Jamie, que Lee venait de saisir à bras le corps pour l'immobiliser.
- À la guerre, tous les coups sont permis !
Et il lui fourra la tête pendant dix secondes sous le robinet grand ouvert. Jamie hoqueta, se débattit et, lorsque l'étreinte de son adversaire se relâcha, se jeta sur lui pour le chatouiller. Chose étonnante, Lee tomba sur le carrelage en se tortillant comme un ver.
- Ce n'est pas réglementaire ! protesta-t-il.
- M'en fiche !
Ou quand un agent du gouvernement, expert en matière de contrespionnage, est à deux doigts de se faire terrasser par un gringalet de douze ans, expert en chatouilles… Lee dut se rendre à l'évidence : tout son entraînement, pourtant poussé, au corps-à-corps ne servait à rien face aux petits doigts agiles de son beau-fils. Une leçon à retenir quand il affronterait une prochaine fois un espion à la solde des Soviétiques. Il ne pouvait déjà plus respirer.
- C'est bon, je me rends ! grogna-t-il.
- Excellente idée, Stetson !
Les deux délinquants se relevèrent précipitamment, aux abois. Les éruptions, la famine, les sauterelles, tout mais pas ça ! Amanda les toisait de haut, les bras croisés, le visage figé sur une expression minérale.
- Euh… bafouilla Lee, confus. Nous avons peut-être un peu dépassé les limites…
- Un peu ? gronda-t-elle.
- Ne t'inquiète pas, nous allons tout ranger et tout redeviendra comme avant !
- Toi ? Ranger ? Vraiment ?
- C'est mamie qui nous a dénoncés ?
- Laisse ta grand-mère en dehors de tout ça !
- Oui, merci de m'épargner vos enfantillages ! clama Dotty depuis l'autre pièce.
Des enfantillages. La réflexion, plus que la fureur rentrée d'Amanda, mortifia profondément Lee Stetson. Il s'entendait bien avec sa belle-mère et se savait apprécié, sans doute plus qu'il ne le méritait. C'était comme récupérer une sorte de figure maternelle par procuration, lui qui n'avait plus personne depuis l'âge de cinq ans. La critique, à peine voilée, se planta dans sa poitrine comme une flèche acérée. Dotty, à l'instar de sa fille, savait très bien remettre les pendules à l'heure. Il échangea un regard lourd de sens avec Jamie qui avait déjà sorti les serpillères. Tous deux se mirent au travail, dans le plus grand calme à présent.
Cette fois, il allait s'endormir comme un nouveau-né. Lee se lova contre sa femme avec un ronronnement satisfait.
- Tout va bien ?
- Et comment… marmonna-t-il.
Il s'appliquait à bien fermer les yeux, histoire de ne pas se faire rabrouer une fois de plus. Jamie et lui avaient passé une heure et demie à briquer la cuisine, qu'ils avaient rendue étincelante à sa propriétaire. Laquelle semblait avoir rapidement oublié l'incident – ou il n'aurait eu droit qu'au canapé et à une couverture. Inutile de la mettre à nouveau en colère.
Mais il se permettait tout de même de savourer l'instant présent durant quelques précieuses minutes ! Les doigts fins d'Amanda qui se perdaient dans ses cheveux, l'odeur fleurie qui émanait de son corps, la texture de sa peau contre la sienne… Elle le rendait dingue ! Il constatait, depuis de longs mois, qu'il n'était plus le même homme et qu'il aurait parcouru la terre entière à genoux si elle le lui avait demandé. Ce qu'elle ne ferait pas. En revanche, elle exerçait sur lui un ascendant nouveau qui avait commencé… tiens, quand Billy lui avait attribué provisoirement un grade supérieur au sien, l'année précédente, après ce mauvais choc qu'il avait reçu à la tête. Il ne s'en plaignait pas, ceci dit, Amanda n'abusait jamais de rien et surtout pas de ces choses-là.
Il fit lentement glisser sa main le long de ses côtes, jusqu'à la courbe d'une hanche prometteuse…
- Tu as perdu quelque chose ?
- Non… murmura-t-il, en arrêtant son geste.
- Dors !
- Je vais déménager.
- Ah oui ? Pour aller où ?
- 4247 Mapplewood Drive, à Arlington.
- Il paraît que c'est charmant en cette saison…
Il se risqua à soulever une demi-paupière :
- Tu es d'accord ?
- Si tu me jures de plus risquer ta vie – et la nôtre par ricochets – sur le terrain.
- Billy m'a fait part d'une place à pourvoir au bureau du département d'état du renseignement et de la recherche. Consultant en relations du renseignement diplomatique international. Double salaire. Horaires de bureau. Quelques missions épisodiques à l'étranger, mais uniquement dans les consulats, les ambassades et les grandes messes diplomatiques.
- Plus d'adrénaline. Plus de bastons. Plus de méchants à flinguer. Tu ne vas pas t'ennuyer ?
- Il m'a fait remarquer, à juste titre, que je ne trouverais plus aucune perspective de promotion au sein de l'Agence. Et que j'allais devoir choisir entre mon travail et ma famille. Tu sais parfaitement que je refuse de vous mettre en danger, les enfants, ta mère et toi. Et nous n'allons pas vivre comme nous le faisons actuellement pendant une éternité. C'est insupportable !
- En effet, murmura-t-elle en accentuant la pression de ses doigts sur son crâne. Il reste néanmoins un problème colossal que tu n'as pas pris en compte…
Il ouvrit les yeux en grand, quelque peu inquiet. De quoi parlait-elle ? Il s'était débarrassé depuis longtemps de tous les… hem… souvenirs encombrants relatifs aux trop nombreuses conquêtes qui avaient traversé, telles des étoiles filantes, son passé tumultueux. Place nette. Amanda en avait d'ailleurs éliminé elle-même une quantité non négligeable : quelques vêtements (ou sous-vêtements) féminins, des chemises au col maculé de rouge à lèvre – qu'il avait vainement tenté de faire passer pour des taches de sang –, des prénoms et des numéros de téléphone oubliés sur des bouts de papier… Il n'en était vraiment pas fier.
- Quoi ? demanda-t-il.
- Comment vas-tu faire entrer le contenu de ton appartement dans ma maison qui est déjà pleine à craquer ?
- Je ne prendrai que mes affaires et mes objets personnels.
- Oh ! Sans regrets ?
- Absolument aucun.
- Dans ce cas…
Elle posa ses lèvres sur les siennes. Oui, savourer l'instant présent, se répéta-t-il. Il avait de la chance, finalement.
- Maintenant, tu dors, commanda-t-elle. Au moins douze heures. Et encore autant la nuit qui suivra.
- À vos ordres, m'dame… répondit-il, le sourire aux lèvres, en refermant les yeux.
Il sombra en quelques minutes.
FIN
