Little Hangleton, 31 Décembre 1926
Le sol de la petite pièce sombre était dur et froid comme le marbre. Peu de lumière parvenait à s'infiltrer à travers la mince fente que formaient les deux planches de bois condamnant la fenêtre crasseuse. La misère et la moisissure suintaient par toutes les parois grisâtres des murs nus de la pièce sombre. Une jeune femme peu jolie et semblant empreinte d'une douleur atroce était étendue à même le sol. Visiblement, elle était sur le point de mettre au monde un enfant. Son ventre paraissait sur le point d'éclater et ses cheveux masquaient une partie de son visage peu avenant, collés contre sa peau luisante de sueur. Ses traits étaient lourds et ses yeux souffraient d'un strabisme. Auprès d'elle se trouvait un petit être très étrange, presque irréel : il avait de grandes oreilles pointues d'où sortait une maigre touffe de poils, des yeux de la taille d'une balle de tennis, des longs doigts maigres et il portait en guise d'habit un unique morceau de tissu, ressemblant à un vieux torchon brunâtre. La jeune femme poussait de petites plaintes quelque peu étouffées par ses sanglots incessants. Les larmes salées se mêlaient à la sueur qui recouvrait chaque pore de sa peau rêche. La jeune femme parvint à articuler d'une voix rauque, à peine audible :
Hinselv… Je t'en supplie, aide-moi…
Pour essayer de la réconforter, l'elfe de maison caressa la joue trempée de sa maîtresse vêtue de haillons – sa robe grisâtre était comme incrustée depuis toujours dans sa peau sale de la même couleur. Les yeux immenses de la créature brillaient d'un éclat de terreur et de douleur, même si l'elfe tâchait de rester fort et prévenant face à cette situation désespérée.
La jeune femme ne tarderait plus à donner naissance à son enfant, ses hurlements de souffrance et ses spasmes devenaient de plus en plus violents au fil du temps. Elle crachait des jets de sang vermillon et poisseux, suffoquant et pleurant en même temps. Ses mains disgracieuses, ridées et tailladées étaient posées sur son énorme ventre. L'elfe n'était guère plus attirant que la future mère à l'air lugubre, mais tous deux paraissaient empreints de bonté et meurtris par de profondes blessures.
Hinselv avait disposé des couvertures crasseuses à même le sol, là où, depuis plusieurs heures, la jeune femme prénommée Merope se tordait de douleur, les yeux baignés de larmes intarissables et le corps secoué de tremblements incontrôlables. L'elfe tentait de préserver au mieux sa maîtresse des souffrances qu'elle subissait, mais sa magie peu développée était assez inefficace. Merope luttait, s'efforçait de pousser pour faire avancer le travail. Mais depuis le début de la soirée, rien d'extraordinaire ne s'était produit. Seules les contractions et les plaintes incessantes de la future mère venaient troubler le silence profond de la nuit noire. L'elfe épongeait le visage ruisselant de Merope avec un linge sale et abîmé, en essayant de ne pas trop observer les parties intimes de sa maîtresse, dévoilées en attendant la sortie du nouveau-né. Hinselv poussa alors un grognement de douleur qu'il ne put retenir. L'elfe combattait lui aussi une souffrance persistante, mais d'une toute autre nature que celle qu'endurait sa jeune maîtresse. Il perçut alors la voix, cette même voix mielleuse qui le tannait depuis des heures pour qu'Hinselv le rejoigne. Il tenta de repousser ces ordres qui lui vrillaient les tympans, mais cela faisait trop longtemps qu'il luttait et il céda à contre-cœur.
Soudain, l'elfe de maison eut la sensation que son petit crâne se fendait en deux. « Hinselv ! Viens ici, petite vermine ! HINSELV ! » s'égosillait la voix, de plus en plus irritée. L'elfe était aveuglé par sa douleur lancinante qui transperçait son maigre corps crasseux. Mais il ne pouvait abandonner sa maîtresse dans un moment aussi éprouvant.
Tout à coup, sa maîtresse poussa un hurlement plus déchirant que les autres et Hinselv sut ce qu'il se passait avant même que ses yeux ne rencontrent le corps meurtri de la jeune femme. Une forme se dessinait indistinctement au travers de la brume de douleur sourde qui enveloppait l'elfe dévoué. Un minuscule corps apparut alors entre les jambes écartées de sa maîtresse, toujours haletante et tremblante. Leurs souffrances respectives semblèrent disparaître à la vue du nourrisson, si innocent, si délicat. Le nouveau-né aurait redonné espoir à quiconque le contemplait. Cette nouvelle vie qui venait de débuter devait être préservée, quoi qu'il arrive – Hinselv y veillerait personnellement. Il se saisit du nourrisson dégoulinant de diverses substances gluantes dont Hinselv ignorait le nom mais qui n'altéraient en rien la beauté presque divine du petit garçon. Ce dernier était très calme et ne pleurait pas.
L'elfe l'enveloppa d'un bout de couverture ocre qu'il arracha hâtivement. Puis, il déposa délicatement l'enfant sur la poitrine de sa maîtresse, qui se soulevait encore de manière saccadée. Dès l'instant où le nourrisson entra en contact avec la peau luisante et tiède de la jeune mère, celle-ci parut revenir à la vie. Son souffle redevint plus régulier, sa température corporelle baissa légèrement et ses tremblements se firent plus rares. Tout son corps fut traversé d'une vague de bonheur intense et d'un apaisement bienvenu après ces longues heures éprouvantes. En cet instant précis, tout ce qui comptait, c'est qu'elle avait réussi. Son fils avait survécu à sa longue et difficile gestation, et avait la chance de pouvoir vivre, tout simplement. C'était le plus beau présent qu'on pouvait lui offrir. L'espace d'un instant, Merope oublia tous ses problèmes. Elle profita de ce moment incroyable et inespéré. Hinselv était si subjugué par cette scène émouvante qu'il avait la gorge nouée. Mais sa douleur refit surface, alors il décida d'agir au plus vite. Trop absorbée dans la contemplation de son bébé, Merope ne remarqua pas que l'elfe était au bord du gouffre, prêt à sombrer. Hinselv se précipita vers sa maîtresse et son enfant, les tint fermement de ses longs doigts souillés de sang et se concentra de toutes ses forces sur le lieu où il souhaitait le plus se trouver à ce moment précis. Un grand crac retentit dans la pièce obscure et l'unique bougie de la pièce s'éteignit brusquement.
Le silence semblait presque déplacé dans cette maison en ruines et à l'abandon, où tant de disputes avaient éclaté, tant de remontrances avaient été prononcées, où de nombreux coups et humiliations avaient plu. La maison silencieuse parut elle-même faire le vœu que l'enfant ait une belle vie.
Londres, Orphelinat Wool, 31 Décembre 1926
Un crac sonore rompit le silence ambiant. Soudain, une jeune femme visiblement très faible apparut devant l'édifice grisâtre. Elle respirait difficilement, son visage luisait de sueur et elle semblait sur le point de sombrer dans l'inconscience. La jeune femme sanglotait en serrant contre sa poitrine une masse informe entourée d'un duvet. À quelques pas de là, se trouvait une étrange créature jamais vue auparavant dans ce quartier reculé et peu fréquenté. Elle regardait la jeune femme éplorée de ses yeux globuleux. L'air inquiet et déboussolé, le petit être lui prit la main et dit de sa voix aiguë :
Miss Gaunt, Hinselv doit vous laisser. Mr. Riddle veut qu'Hinselv le rejoigne, maintenant. Hinselv ne peut désobéir au maître, ou le maître infligera à Hinselv une punition très sévère. Hinselv va aller frapper à la porte de l'orphelinat – Miss Gaunt sera entre de bonnes mains, à présent. Hinselv souhaite bon courage à Miss Gaunt et espère que Miss Gaunt vaincra la mort parce que la maîtresse est très gentille avec Hinselv. Battez-vous, Miss Gaunt, pour votre enfant, ajouta l'elfe, l'air plus déterminé que jamais.
L'elfe de maison relâcha la main de Merope Gaunt. Hinselv s'avança vers les hautes grilles entourant l'orphelinat, emprunta l'allée de graviers et frappa deux coups à la porte d'entrée du bâtiment à l'air sinistre, qui résonnèrent dans le silence profond de la nuit. Les nuages parsemant le ciel laissaient progressivement place à une obscurité croissante. Le vent soufflait moins fort mais faisait tout de même frissonner Merope. Les larmes menaçaient de couler le long de ses joues encore humides. Elle observa l'elfe qui se tenait près de la porte en bois de l'établissement. La jeune femme essaya de réagir aux mots qu'il lui avait adressés mais tout son corps était comme paralysé par la douleur et le désespoir.
Hinselv savait que c'était la meilleure chose à faire. Son regard s'attarda sur le nourrisson que tenait fermement sa maîtresse contre elle. Si seulement cet enfant pouvait vivre à l'abri, loin des problèmes de sa mère… L'elfe voulait juste que le nouveau-né ait cette chance. Il souhaitait aussi que Merope survive aux épreuves qu'elle traversait. Hinselv pria pour tout cela de toutes ses forces. Il entendit des bruits de pas se dirigeant vers la porte d'entrée. Il ne devait pas être vu de ces Moldus, quoi qu'il se passe. L'elfe ne savait pas utiliser le sortilège d'Amnésie et Merope n'était pas en état pour jeter un quelconque maléfice. Et surtout, ils avaient besoin d'une personne de l'orphelinat parfaitement consciente afin qu'elle puisse prendre en charge sa maîtresse et son enfant. Hinselv se retourna une dernière fois vers sa maîtresse si affaiblie après cet accouchement difficile pendant lequel seul son elfe de maison était resté auprès d'elle – son Moldu de mari l'avait abandonnée quelques mois auparavant, après qu'il eut découvert que Merope lui avait administré un Philtre d'amour pour qu'il tombe amoureux d'elle. La jeune femme et Hinselv échangèrent un ultime regard. Merope comprit ce que l'elfe allait faire. Hinselv claqua des doigts et disparut dans un bruit assourdissant qui se répercuta dans la rue.
Un instant plus tard, la lourde porte en bois s'ouvrit sur une dame âgée, un peu trapue et de petite taille. Son visage ridé affichait une mine surprise, tandis qu'elle cherchait la personne qui avait frappé, en vain. Un reflet de Lune lui permit d'apercevoir une silhouette imprécise. La directrice de l'orphelinat sortit alors du vestibule. Elle était vêtue de sa longue robe de chambre qui raclait les graviers de la cour obscure et déserte. Tout en marchant, la vieille dame scrutait les environs à l'aide du faible faisceau lumineux que produisait son cierge ruisselant de cire nacrée. En s'approchant des grilles entourant la cour, elle distingua les traits d'une jeune femme épuisée, ayant l'air accablé, qui serrait contre elle un tas de couvertures informe qui contenait sans aucun doute un nouveau-né. L'instinct maternel de la vieille dame ressurgit et elle fut submergée par la compassion et la pitié. La vision de cette jeune femme au bord du gouffre et de ce nourrisson innocent et fragile resterait à jamais gravée dans sa mémoire. Alors, la vieille dame fit ce que tout être humain sensé et empreint d'une quelconque sensibilité aurait fait. Elle se précipita vers la jeune femme au teint pâle, visiblement très mal en point, au bord de l'évanouissement. La jeune mère ne connaissait pas cette dame mais elle décida de lui faire confiance pour veiller sur son petit garçon. Avant que la directrice n'ait pu prononcer le moindre mot, la jeune mère lâcha d'une voix faible, entremêlée de sanglots :
C'est… C'est un garçon. Appelez-le Tom, comme son père. Et Marvolo, comme le mien. Tom Marvolo Riddle. Prenez soin de lui. S'il vous plaît…
À ces mots, la jeune femme ne put combattre davantage les affres de l'inconscience qui la guettaient depuis trop longtemps. Elle croisa le regard gris de la directrice, tandis que celle-ci hochait la tête pour lui assurer qu'elle respecterait sa volonté. Soudain, les yeux sombres de la jeune mère se figèrent. Une étrange expression se peignit sur son visage défiguré par les souffrances qu'elle avait endurées. Tout son corps meurtri et frissonnant se raidit et resta immobile pour toujours. Une larme roula le long de sa joue d'un blanc cireux et se perdit dans sa chevelure sale. Merope Gaunt accueillit les bras de la mort avec soulagement et une certaine passivité. Mrs. Cole n'avait jamais vu une personne trépasser mais elle n'eut pas besoin de prendre le pouls de la jeune femme pour savoir qu'elle était partie. La directrice était émue pour la première fois depuis longtemps. Elle se pencha vers la jeune mère défunte et murmura une prière à l'adresse de Dieu qui l'avait appelée trop tôt.
Mrs. Cole prit dans ses bras le nourrisson profondément endormi et jeta un dernier regard humide à la jeune mère inerte, ses yeux presque noirs rivés sur le ciel étoilé qu'elle ne pourrait plus voir désormais. La vieille dame se détourna du corps sans vie de la jeune femme et regagna à grands pas le hall de l'orphelinat. Mrs. Cole avait déjà vécu des moments éprouvants dans sa vie, surtout à l'orphelinat, mais ce moment déchirant et funeste la hanterait jusqu'à la fin de ces jours, elle en était certaine.
La directrice s'empressa de recouvrir le nourrisson d'un grand drap ocre et propre, après avoir ôté le bout de tissu brunâtre qui entourait son petit corps frêle et nu. De nombreuses questions l'assaillaient à présent : avait-elle bien fait de recueillir cet enfant ? Qui était cette jeune mère éplorée ? Devait-elle tout simplement élever l'enfant comme tous les autres orphelins ? Ou aurait-elle des ennuis avec les autorités ? Mais son dévouement et sa compassion prirent le dessus. Peu importe qu'elle ait ou non des remords à l'avenir, elle décida d'accomplir la dernière volonté de la jeune mère défunte. Mrs. Cole prénommerait le petit garçon comme le lui ait imploré la jeune femme. Elle l'éduquerait à l'image des autres enfants de l'orphelinat, de manière sévère mais juste.
La vieille dame se rendit compte qu'elle était déjà arrivée face à la porte de sa propre chambre. Mrs. Cole y entra de sa démarche lente mais assurée, attentive aux bruits environnants – la respiration calme et régulière de l'enfant, le vent soufflant vigoureusement contre la fenêtre et les battements de son propre cœur qui s'étaient accélérés à cause des évènements inattendus et bouleversants de la soirée. La directrice déposa le nourrisson dans le berceau destiné aux enfants les plus jeunes qu'elle recueillait. Elle défit les couvertures à la hâte, puis les rabattit jusqu'à son menton. L'enfant avait sûrement besoin d'un bon bain mais voyant son visage apaisé, la vieille dame se dit que cela pouvait attendre le lendemain. Elle songea que le petit garçon avait enduré assez d'épreuves durant ses premières heures et qu'il avait bien mérité son repos. Elle le contempla encore pendant quelques instants puis s'éloigna silencieusement du couffin.
Après s'être assise sur son lit simple mais douillet, Mrs. Cole prit son téléphone et appela la police. Elle leur raconta ce qui s'était passé et ils lui assurèrent qu'ils enverraient une équipe pour prendre en charge le corps de la jeune femme décédée. Après qu'elle eut raccroché, le regard de la vieille dame se voila de nostalgie et d'une certaine mélancolie, s'attardant sur le ciel étoilé et d'un noir d'encre, sans vraiment le voir. La directrice s'allongea et s'endormit aussitôt, d'un sommeil profond et dénué de rêves. Mrs. Cole ne pensait plus à rien, pas même au pauvre petit garçon et à sa jeune mère défunte. Elle n'avait pas conscience de l'ampleur de la situation, de ce qu'impliquerait l'hébergement de cet enfant entre les murs de l'orphelinat. Pas plus qu'elle ne soupçonnait que ce nourrisson paraissant si vulnérable et innocent deviendrait le mal incarné.
(…)
To be continued…
