J'inhalai une nouvelle bouffée de nicotine, observant le paisible océan devant moi. C'était un des seuls moments pendant lesquels je pouvais m'apaiser et faire taire mon cerveau et ses milliers de réflexions.
L'équipage entier dormait encore, j'étais toujours le premier debout, il fallait au moins ça pour avoir le temps de préparer le petit-déjeuner, avec un capitaine aussi goinfre.
Ce n'était pas une corvée de me lever aux aurores, j'aimai écouter le cliquetis des vagues sur la coque en fumant ma première cigarette, sentir la brise jouer avec mes mèches blondes, renifler l'odeur iodée de la mer à plein poumons , regarder l'étendue d'eau danser en harmonie avec le vent, et les oiseaux rares chanter comme si rien n'importe.
La confection des repas n'en était pas une non plus, j'adorai cuisiner plus que tout, et c'était une aubaine pour moi d'être ici en tant que cuistot.
J'étais infiltré ici depuis un peu plus d'an, désormais, avec un équipage complètement loufoque quoi-qu'attachant.
J'avais été déposé sur ce navire par un charmant concours de circonstances, et mes supérieurs m'avaient proposé d'y rester et de me laisser porter par le vent. Lorsque l'équipage a pris de l'ampleur, il s'avère que cette décision fut un très bon investissement pour eux, puisque Luffy n'avait eu de cesse que de gagner en puissance, défiant toujours plus le gouvernement mondial. Lui qui n'était au début qu'insignifiant, un moustique en quête du trésor du feu Roi des pirates comme tant d'autres en cette ère, était devenu toujours plus acharné et gênant. Ma présence ici était donc un moyen de le garder à l'œil, sous contrôle, en attendant le moment propice pour le bouchon.
Bien sûr, il s'était entouré de compagnons tout aussi remarquables.
D'abord, Zoro, sabreur talentueux qui se battait toujours avec honneur et une hargne incroyable, et qui par dessus le marché parvenait sans arrêt à me faire perdre mon calme.
Nami, navigatrice hors pair, qui, à ce que j'avais compris, jouait elle aussi double jeu au début à l'exception près qu'elle avait fini par réellement entrer dans l'équipage, sauvée dans tous les sens possibles du terme par le capitaine.
Ussop, canonnier habile et menteur invétéré. Chopper, médecin de bord sérieux mais émotif. Robin, archéologue discret et intelligent. Franky, charpentier déjanté. Et enfin, Brook, musicien squelettique mais envoûtant arrivé quelques jours auparavant.
Et bien sur, moi. Sanji, vrai faux cuisinier, espion infiltré et traître.
Je jetai mon mégot consommé dans la mer avant d'aller m'atteler à la cuisine, rejetant ces pensées acides. Après tout, chaque guerre exige son lot de sacrifices, et la tâche qui m'incombait était importante pour garantir la paix future.
Le seul répit que je m'accordais était le moment où je faisais tinter les casseroles, danser les chaudrons, voler les spatules et les fouets, comme en transe, mû par la force invisible de l'habitude. Je ne pensais plus qu'à donner le meilleur de moi même pour faire plaisir à l'équipage. A minima pendant les repas.
Une fois que tous les plats étaient possibles disposés sur la table, la porte s'ouvrit doucement, laisse la place à Robin, que je saluais vivement avec toutes les politesses, répétées presque à l'identique lorsque la navigatrice fit à son tour son apparition . Je n'avais pas trop à me forcer pour faire ce cinéma auprès de deux jeunes femmes séduisantes.
J'avais toujours aimé séduire et réussi un malin plaisir à cela, bien qu'elles n'aient jamais répondu à mes avancées, évidement.
L'équipage entra au compte goutte, Franky, Brook, Chopper et Ussop, puis Luffy qui fit presque sauter la porte de ses gonds en arrivant avec son habituel fureur de manger, avant de se jeter sur la nourriture. Avant de le connaître, j'avais toujours cru que « se jeter sur la nourriture » n'était qu'une expression, mais je savais maintenant que c'était possible.
Le dernier arrivé fut la tête d'algues, une fois que tout le monde a quitté la cuisine et que j'avais effectué la vaisselle. Je le reconnais à sa démarche. Il était arrivé lentement du bout du couloir, faisant tinter les sabres accrochés autour de sa taille, et j'imaginai qu'il avait sa main gauche posée sur les gardes, jouant avec. Lorsqu'il avait ouvert la porte, les gouttes dorées attachées à son oreille gauche avaient cliqueté à leur tour dans un son que je connaissais bien, puisqu'il avait souvent tendance à indiquer l'arrivée d'une querelle.
Il vint s'adosser contre le comptoir, à ma droite, et je délaissais quelques secondes la vaisselle, me séchant les mains. J'ouvrai le four et en sorti un croissant – que je cachais là pour éviter toute disparition inexpliquée – avant de lui servir une tasse de café que je posais à côté de lui.
« 'rci.
- De rien. »
Ce que certains ne prendraient que pour un grognement était en fait un genre de remerciement. Il n'était pas du matin et s'exprimait toujours en grommelant avant son café, que je lui servais bien corsé pour éveiller au plus vite ses sens.
Il l'avalait d'une traite avant d'entamer le croissant. Je revenais à ma plonge, sachant qu'il était inutile d'attendre plus longtemps une discussion qui ne viendrai jamais.
Il finit par poser la tasse juste à côté de l'évier, avant de quitter la cuisine pour son entraînement matinal. Jamais je n'étais parvenu à comprendre comment il faisait pour trouver la motivation pour aller de la fonte dès le saut du lit, mais soit, de toute façon l'entièreté de cet homme était une énigme...
Une fois mes petites besognes terminées, je prépare deux boissons à aller apporter aux jeunes femmes. Robin bouquinait sur une chaise longue installée sur la pelouse du pont principal, tandis que Nami s'occupait de ses mandariniers, sur le pont supérieur. Je servais la première en lui faisant les yeux doux avant d'aller apporter la seconde boisson à la jolie rousse.
Je l'aperçu, un arrosoir à ses pieds, inspectant le feuillage des petits arbustes, et me précipitai vers elle.
« Nami-Chwaan ! J'ai de quoi te rafraîchir. Elle leva les yeux vers moi, tout sourire.
- Merci Sanji-kun !
- Dis-moi Nami-chérie, tu sais dans combien de temps on accoste ? La réserve commence à se vider, si on en a encore pour longtemps il faudra que je la cadenasse. »
Elle jette un œil à l'étrange boussole à son poignet, où une aiguille rouge oscillait.
« On accostera dans un peu moins de deux jours si tout va bien. Mais je ne sais pas quel genre d'île ça sera. J'ai parlé un peu avec Brook, il m'a dit qu'il y avait pas mal d'îles dans le coin mais les trois quarts sont désertes.
Elle jette un œil à l'horizon, semblant réfléchir.
- Je vois. Je vais commencer à rationner. Merci Nami Swaaan ! »
Je m'éloignais d'elle, retournant à l'intérieur du navire.
L'excuse d'une possible pénurie de nourriture n'était qu'un prétexte pour avoir plus de renseignements sur notre position sans pour attirer les soupçons. C'était une question que je lui posais régulièrement, après quelques semaines sans avoir croisé un lopin de terre, et elle n'avait jamais semblé intriguée. Après tout c'était une question légitime, j'étais le cuistot et c'était de mon devoir de m'assurer du réapprovisionnement, encore plus avec un singe élastique à bord qui engloutissait des kilos de nourriture à chaque repas.
Une fois dans la cuisine, j'ai saisi un couteau avant de fouiller dans un des placards, sous l'évier, et plongeais presque à l'intérieur, écartant les casseroles et marmites qui ne m'intéressaient pas pour le moment. Après quelques contorsions dans l'immense cache – je remerciais intérieurement Franky de m'avoir construit des rangements si spacieux, il fallait bien ça pour entreposer les centaines d'ustensiles – j'atteignis le fond. Je fis levier à l'aide de la lame, découvrant un double fond. J'avais demandé à Ussop de me découper une planche correspondante aux dimensions, prétextant qu'il me fallait réaménager une étagère, et à la place je l'avais placé là, permettant ainsi un espace invisible entre le vrai fond et la plaque de bois .
Derrière s'est révélé un mini Denden-Mushi. Il était programmé pour ne pas recevoir d'appels, empêcher ainsi qu'il ne retienne lorsque je n'étais pas seul, ce qui pourrait poser problème.
Je le glisse dans ma poche avant de remettre le fond en place rapidement.
Je m'extirpais du placard et sortait à nouveau de la cuisine pour aller me percher sur le toit de la vigie, par hasard il existait une échelle à l'extérieur de celle-ci, m'évitant de croiser le regard de l'abruti de marimo qui s'entraînait encore à cette heure.
Je m'allumais une clope avant de sortir l'escargophone de ma poche, puis je pressais le bouton sur sa carapace, qui se mit aussitôt à émettre le son indiquant qu'il tentait d'entrer en communication avec mon interlocuteur. Lorsque celle-ci fut établie, ses yeux-antennes se redressèrent.
« Ici base j'écoute.
- Jambe noire. Nous sommes à deux jours d'une île non identifiée. Localisation inconnue. Je vous recontacte dès que j'en sais plus. Terminé.
- Bien. Pas d'instructions pour le moment. »
L'appareil baissa de nouveau les yeux, replongeant dans son sommeil et je le rangeai dans ma poche avant de regarder le ciel. Quelques nuages blancs flottaient dans l'étendue azur. Je tirai une longue bouffée de nicotine avant de faire danser la fumée devant mes yeux.
« Oï abruti de cuistot, qu'est-ce que tu fous ici ? » Clama une voix familière dans mon dos, provoque en moi une vague d'adrénaline. Je me sentais comme un gamin prit sur le fait, alors que je savais bien que si ça avait été le cas, il ne m'aurait pas simplement interpellé comme ça mais j'aurai certainement été jeté par dessus bord.
C'était une chose qui me fascinait chez cet homme : il ne savait pas faire semblant. Nous étions vraiment différents en tout points. Lui était sincère, impulsif, avec un sens de l'honneur particulièrement exacerbé, loyal. J'étais faux, calculateur, je mentais comme je respirai, et je ne connaissais que la définition littéraire de loyauté.
« Un problème le manieur de cure-dents ? J'espère pouvoir être tranquille un moment sans qu'un abru ne se pointe. »
Pour toute réponse j'ai reçu un simple « je t'emmerde », alors que je m'étais attendu au son de ses lames quittant leur fourreau. Il vint s'accouder au bastingage à ma droite. Le vent faisait danser sa chevelure émeraude tandis que les trois gouttes d'or sur son oreille droite produisaient une mélodie familière en s'entrechoquant.
Il ne dit rien, se contentant de fixer l'horizon l'air pensif. Qu'avait-il dans la tête ?
Ce n'était pas la première fois que j'utilisai cet endroit pour appeler la base, et je ne pus m'empêcher de m'estimer chanceux qu'il ne m'ait jamais surprit, et me fit la note de redoubler de prudence à l'avenir.
De tout l'équipage, il était le seul que je n'avais jamais réussi à cerner – avec Robin bien évidemment, mais je n'étais pas le seul – il était parfaitement imprévisible. À chaque fois que je m'attendais à quelque chose de sa part, il faisait tout le contraire.
Comment réagirait-il s'il acceptait que je jouais double jeu depuis le début ? Lorsque j'avais rejoint l'équipage, nous avions chacun vu en l'autre un rival, et je me demandai s'il ne cachait pas sa méfiance de cette manière. Après ces nombreux mois ensemble, à partager d'abord le Vogue Merry puis le Sunny, nous n'avions jamais eu de conversation réelle. Seulement des insultes, des échanges de coups, des querelles que nous étions les seuls à avoir. Alors que les autres s'étaient plus ou moins dévoilés et avaient ouvert leurs cœurs, il était le seul qui restait renfrogné.
Je voulais entamer la conversation mais ne savais quoi dire, je n'allais tout de même pas parler du beau temps ?
En bas, Luffy, Ussop et Chopper se sont avérés pourchasser par la navigatrice qui hurlait toute sa colère envers les plaisantins, les menaçant d'augmenter leur dette s'ils ne la laissaient pas les étriper.
Un sourire tendre étira les lèvres de l'escrimeur.
« On fait quand même une sacrée famille, tu trouves pas ? » Dit-il à voix basse.
Ma mâchoire se crispa d'elle même tandis que je m'allumai une nouvelle clope, avant de descendre sans essayer de lui répondre. Je sentais son regard intrigué me percer le dos.
J'arrive enfin sur le pont et me dirigeai à vive allure vers la cuisine où je mis toute mon attention à l'élaboration d'un repas pour le midi.
La journée se déroula rapidement, et sans que je n'eus le loisir de réfléchir à nouveau, j'étais enveloppé dans mes draps, lessivé.
C'est peu avant que je m'endorme que ces mots me revinrent en tête, résonnant de manière peu agréable dans mon esprit.
Une famille ?
