Note : nous voilà partis pour 5 petits chapitres, chacun séparé des autres par une petite ellipse temporelle ! Ce projet regroupe des éléments d'origin story pour Elias ainsi que des interludes aux épisodes de la série et de mes précédentes fics (d'ailleurs à ce stade, il devient compliqué de comprendre certaines choses sans avoir les lues, ou au moins en saisir le fil directeur), pour en revenir là où nous nous étions laissés à la fin d'Un Premier Pas. C'est mon tremplin pour la suite :)

La chanson qui a inspiré tout ce micmac est « Le Festin » par Camille, connue notamment pour être la chanson phare du Disney « Ratatouille ».


Le Festin

Les rêves des amoureux sont comme le bon vin
Ils donnent de la joie ou bien du chagrin
Affaibli par la faim, je suis malheureux
Volant en chemin tout ce que je peux
Car rien n'est gratuit dans la vie


Derrière Elias, la porte de la maison s'ouvrit en grinçant.

Les nerfs à vif, l'adolescent interrompit immédiatement les cent pas qui n'allaient pas tarder à creuser un trou dans le plancher et se précipita vers le nouveau-venu.

« Père ! glapit-il sans pouvoir maîtriser la panique dans sa voix. J'ai fait une connerie ! »

L'aveu était sorti tout seul, éraillé et pitoyable, mais face à l'ampleur de la catastrophe Elias n'avait plus trop d'emprise sur ses réactions. La terreur crue qui inondait ses veines aurait pu lui faire avouer les pires offenses, légitimes ou non.

Gregor de Kelliwic'h ferma la porte de son foyer d'un mouvement brusque, croisa les bras sur son large poitrail et fixa sur son fils le regard le plus noir qu'un homme pouvait lancer.

« Une connerie ? grogna sombrement le grand magicien brun. J'crois pas, non. Une connerie, c'est quand on oublie de verrouiller la porte en partant aux commissions, ou qu'on se trompe de sentier sur le chemin de la plage. Ce que t'as fait, gamin, c'est une énorme connerie, une calamité, un désastre ! Du genre qu'on fait qu'une seule fois dans sa vie parce qu'après on en crève ! »

La voix rugissante du démoniste furieux avait de quoi faire trembler les murs de bois de toute la bicoque. Instinctivement, Elias se ramassa sur lui-même. Il n'avait jamais vu son père dans une telle colère, pas même les deux ou trois fois où il avait failli mettre le feu à la boutique par mégarde en expérimentant avec quelques potions volatiles. Etre le réceptacle de toute cette rage le mettait profondément mal à l'aise.

« J-je suis désolé, tenta-t-il faiblement de se défendre. Je voulais pas, je… j'ai pas fait exprès-

- On n'envoie pas une boule de feu dans la gueule de quelqu'un « sans faire exprès », espèce d'abruti fini ! Bordel, ça fait dix ans que je me casse le cul à te répéter qu'on n'utilise jamais la magie en public, jamais ! Seulement quand je parle, j'ai l'impression que t'ignores un mot sur deux et que tu craches sur le reste !

- Non c'est pas vrai !

- Bah pardon mais c'est l'image que ça donne ! Je vois pas bien pourquoi je continue à me faire chier à t'enseigner des trucs alors que t'es même pas capable de suivre une consigne aussi évidente que : on n'utilise pas la magie en public ! »

Pire que la colère, la déception cinglante incrustée dans les mots de son père fouetta Elias en travers du visage, plus humiliante et douloureuse que si Gregor lui avait collé un revers de la main. Il ne tenta même pas de répondre et baissa les yeux vers le plancher poussiéreux, désemparé, avec le goût aigre de la bile à l'arrière de sa gorge.

Il ne pouvait pas se permettre de décevoir son père. Le soleil de son existence, aussi inatteignable qu'indispensable. Le centre autour duquel il avait toujours gravité mais ne pourrait jamais égaler. Trop brûlant pour être touché, trop flamboyant pour s'en détourner. Et actuellement trop enragé pour oser en croiser le regard.

Tout ça pour quoi ? Une amourette débile qui était morte avant même d'avoir existé.

Elias avait pourtant été tellement sûr de son coup… Depuis six mois désormais, il suivait le fils du chef de village et sa bande de copains écervelés dans tous leurs coups fourrés débiles. Voler les vieilles mules de la ferme derrière la colline. Les monter pour faire la course à toute allure dans la forêt. Se planquer dans la petite grotte près de la rivière, la nuit, et imiter des cris de vouivre pour faire peur aux villageois. Chaque idée était plus stupide que la précédente, pour autant Elias se débrouillait pour être de la partie, invariablement. N'importe quel prétexte était bon pour passer du temps avec le chef de leur petite troupe. Il n'était pas particulièrement fier ou content de rebondir sur l'échine pointue d'un vieux mulet en tentant tant bien que mal d'esquiver les arbres ; mais au moins, pendant un moment, il gagnait le droit de rire – bêtement, c'était convenu – avec des gens de son âge, de s'intégrer au groupe, et surtout, il y avait à chaque fois une opportunité inestimable de se rapprocher du garçon qui occupait toutes ses pensées.

Le fils du chef de village l'intriguait autant qu'il l'attirait. Il était, par définition, son opposé complet. Très grand, très blond, le jeune homme arborait déjà une barbe assez fournie là où ses camarades du même âge n'en étaient qu'aux premiers balbutiements de pilosité faciale – Elias compris. Il avait le cheveu long, la carrure imposante, et le rire aussi franc qu'un coup de tonnerre du mois d'août. Son sourire en coin, présent la quasi-totalité du temps, puait l'arrogance et la supériorité mais du point de vue d'Elias, cet inconvénient ne pesait pas bien lourd dans la balance vu tout ce qu'il y avait en face.

Mais bon. Il ne s'était pas fait beaucoup d'illusion. Il n'était pas du tout taillé dans le même bois que le gaillard, lui, que l'adolescence avait frappé sur le tard comme le gel pernicieux surprend injustement les premiers bourgeons du printemps. Elias le savait, il avait grandi trop vite, trop inégalement certains jours, il ne lui semblait être fait que de deux bras ballants et deux jambes cagneuses encore plus maladroites que celles d'un poulain nouveau-né. Il était trop maigre, trop pâle pour pouvoir rivaliser avec la statue grecque qui servait de meneur à leur groupe de voyous. En plus, de telles inclinaisons auraient pu le faire bannir du village, voire pire selon l'humeur générale du jour.

Alors Elias s'était contenté d'observer de loin, désespérément rongé par la tentation mais terrorisé à l'idée de lui donner voix au chapitre.

Ces derniers temps, il lui avait pourtant semblé que le fils du chef de village retournait certaines de ses attentions. Une tape sur l'épaule en passant. Une proposition de partager une monture pour le chemin du retour. Une main frôlant la sienne, par mégarde ou par dessein, au moment de lui passer une bride. Elias avait alors entamé un des jeux les plus dangereux qui soient : il s'était mis à espérer.

A croire.

Quand on se retrouve à grandir dans un milieu dénué de tout, on apprend très tôt à planter les griffes dans ce que l'on veut. A avaler sans mâcher, à amasser, à garder jalousement ce qui est sien et à désirer tout ce que l'on ne peut pas obtenir. Ces petites marques d'affection, Elias les avait couvées aussi farouchement qu'un dragon sur son tas d'or, les collectionnant, les recherchant activement et, plus récemment, les initiant dans un étalage de bravoure qui l'avait étonné lui-même.

Ce soir-là, cela faisait un mois que le jeu du chat et de la souris avait commencé. Ce soir-là, tout le reste de la bande à part eux deux s'était endormi autour du feu, des flasques de l'alambic – parfaitement dégueulasse mais très concentré – que le vieux cordonnier bricolait dans sa cave éparpillées autour d'eux, vidées de leurs contenus. Ce soir-là, Elias avait puisé encore plus avant dans ses maigres réserves de courage. Il avait fait le premier pas, bégayant et tremblotant mais enhardi par le bras pressé contre le sien ainsi que quelques rasades de la bouteille que le fils du chef et lui se passaient depuis une demi-heure.

La joie ressentie à la vue du large sourire de son « ami » s'était révélée aussi intense que de courte durée. Aussitôt la déclaration terminée, l'enfoiré s'était empressé de réveiller l'entièreté de la compagnie pour leur annoncer, rictus narquois aux lèvres, que le gringalet lui avait enfin avoué ses sentiments et qu'ils lui devaient tous du fric pour toutes ces semaines pénibles passées à faire semblant de retourner son affection.

Entre les corps ivres secoués de rires railleurs et l'air goguenard tout simplement détestable sur le visage nettement moins attirant du grand blond, le sang alourdi d'alambic d'Elias n'avait fait qu'un tour. La magie s'était mise à affluer vers ses mains de façon naturelle, modelée par la colère du rejet et l'humiliation de s'être laissé mener en bateau tout ce temps. Lorsqu'il avait pris conscience de ce qu'il était en train de faire, la boule de feu était déjà partie, ainsi que la moitié du visage de l'ahuri qui ne riait définitivement plus.

Sous les hurlements horrifiés de toute la bande, Elias avait fui, instantanément dégrisé, les jambes flageolantes et l'échine dégoulinante de sueurs froides. A chaque foulée imprimée dans le sol meuble de la forêt, à chaque trébuchage parmi les ombres, une voix dans son crâne lui persiflait qu'il avait merdé, qu'il était le dernier des débiles. Que son père allait le tuer.

Ce qui était bien vrai. Son père allait le tuer. Ça se lisait sur son visage.

« C'était quoi l'idée ? poursuivit Gregor en faisant un pas dans sa direction. Trouver le moyen le plus rapide de finir cramé sur la place centrale ? Parce que si c'est ça, mon coco, t'as gagné la timbale ! On peut savoir ce qui t'as pris de faire ça, histoire de se marrer un peu ? »

Elias continua de fixer le plancher en silence. Il ne saurait même pas par où commencer à expliquer, et il était hors de question d'aborder le sujet de ses inclinaisons amoureuses, dont il commençait à peine l'exploration lui-même et qu'il avait le plus grand mal à comprendre.

Heureusement, Gregor n'insista pas plus.

« Ouais, t'as raison, me dis rien. De toute façon je savais que traîner avec ce groupe de tocards allait t'attirer des emmerdes. » Le démoniste de profession leva les yeux au ciel quand son fils lui décocha un regard déconcerté. « Eh oui, j'étais au courant, tu m'as pris pour un bleu ou quoi ? A filer comme un pet dès le boulot terminé et passer une nuit sur deux dehors, tu croyais vraiment être subtil ? J'ai laissé faire parce que c'est de ton âge, ce genre de connerie, si j'avais su que ça finirait comme ça crois-moi bien que je serais venu te chercher par la peau du fion ! Mais le pire, c'est que c'est pas ça qui me fout vraiment en rogne, ou même que t'aies cramé la gueule de l'autre ! Ce qui me fume par-dessus tout, c'est que ton premier réflexe c'est de venir ici et de tout déballer à ta connasse de mère au lieu de venir me chercher à la boutique ! »

Elias avala sa salive avec difficulté. Cette réflexion, il se l'était faite aussi, au moment même où sa mère s'était tirée en lui promettant d'arranger la situation, juste après lui avoir ordonné de ne pas quitter la maison.

« Elle... elle a dit qu'elle allait te chercher, bredouilla l'adolescent mal à l'aise. Et puis c'était trop tard de toute manière...

- Non, c'était pas trop tard. Maintenant, c'est trop tard. Si t'étais venu me chercher immédiatement, on y serait retournés ensemble, j'aurais envoûté tous ces corniauds pour qu'ils oublient la soirée. J'aurais fait passer ça pour un accident. Putain de merde, Elias, je les aurais même tous butés et balancés de la falaise pour sauver ton cul, espèce de pébron ! Pourquoi est-ce qu'il a fallu que tu ailles... » Gregor s'interrompit dans un soupir frustré et passa une main dans ses courts cheveux bruns. « Bon, on n'a plus le temps pour les « si » et les « mais », ça sert à rien. »

Le magicien tourna le dos à Elias pour jeter un coup d'œil par la petite fenêtre près de la porte d'entrée, sondant l'obscurité grandissante de la fin de soirée.

Le jeune homme se sentait encore plus mal, si une telle chose était possible. Il n'avait jamais voulu laisser entendre à son père qu'il lui faisait moins confiance qu'à sa mère, les Dieux savaient à quel point c'était le contraire qui était vrai. Mais la terreur avait si bien pris place dans son esprit qu'elle l'avait embué, guidant sa fuite vers la maison et extirpant ses aveux à la femme qui s'y trouvait, et qui avait pour seul apanage celui de l'avoir vu débouler en panique.

« Qu'est-ce qu'on fait, du coup ? demanda Elias à voix basse tout en se tordant les doigts avec fébrilité.

- T'as défiguré et possiblement tué le fils du chef de clan, à ton avis on fait quoi ? » Gregor se détourna de son étude de l'extérieur pour dévisager son fils, sombre et déterminé. « On dégage, gamin. On se tire avant qu'ils viennent te chercher pour te faire cramer, et moi avec. Fais tes bagages, ne prends que le strict nécessaire, et au trot. »

Soulagé de pouvoir suivre une directive simple et sans détour, Elias se précipita vers la petite pièce qui lui tenait lieu de chambre. Il attrapa la besace pendue à un crochet et la retourna pour en vider le contenu. Les quelques fioles vides qu'il gardait toujours à portée de main dégringolèrent pour s'éclater au sol, les éclats de verre bientôt recouverts de morceaux de parchemins griffonnés et de lambeaux d'écorce de saule blanc récoltés le matin même.

D'une main empressée, le jeune homme fourra dans son sac les quelques possessions qui lui seraient utiles. Une paire de gants, un bonnet, une gourde vide qu'il remplirait à la rivière, un couteau. Après un instant d'hésitation, il ramassa les morceaux d'écorce et les ajouta au paquetage. Selon où la route les mènerait, ils ne rencontreraient peut-être pas beaucoup de saules blancs ; or leur écorce était l'ingrédient central de la potion contre la migraine, dont Elias était un consommateur régulier. Mieux valait avoir un coup d'avance pour ne pas se retrouver à la merci d'une crise inattendue.

Il parcourut ensuite des yeux la petite douzaine de livres qui trônait fièrement sur l'étagère, songeur. S'il connaissait un sort de rétrécissement d'objet, il les aurait tous embarqués ; mais il ne savait pas faire, et son père était bien trop remonté pour qu'il ose lui demander. Alors Elias sélectionna son ouvrage favori, un traité sur le thème de la métamorphose et l'envoûtement des animaux, et fit ses adieux silencieux à tous les autres. Après avoir fourré le petit recueil dans sa besace, il enfila son épais manteau noir à capuche, passa la lanière en travers de son torse et courut rejoindre son père dans la pièce principale.

Gregor se tenait près de la porte, lui aussi en tenue de voyage et avec à l'épaule un sac bien plus imposant que celui d'Elias. Debout sur un tabouret, il avait les mains posées sur une des grosses poutres de la charpente, les sourcils froncés de concentration alors qu'il explorait à tâtons la surface du bois poli.

« Je suis prêt, annonça Elias.

- Bien. Laisse-moi juste une seconde et... ah ! »

L'injonction triomphale accompagna l'ouverture d'une petite trappe dissimulée, donnant sur une loge creusée à même la poutre. Gregor y enfourna la main et en extirpa un objet long et droit qui ressemblait à une canne. Une fois secoué pour le débarrasser de la sciure, Elias put constater que l'objet en question était un bâton, au manche taillé dans un bois sombre et surmonté d'un élégant dragon en cuivre.

Gregor se fendit d'un sourire ambigu, à la fois carnassier et attendri. Il observa le bâton orné à la lueur de la lampe, faisant jouer les reflets de la flamme à la surface du dragon de métal.

« Salut toi, chuchota-t-il. Bien dormi ? Je t'avais bien dit qu'on reprendrait du service... »

Pendant un bref instant, il sembla à Elias que le bâton émettait lui-même une lumière dorée, au lieu de se contenter de renvoyer celle de la lampe. Mais un clignement d'yeux incrédule plus tard, Gregor glissait l'objet hors de vue dans sa besace et sautait à bas de son tabouret.

« Bien. J'ai pris tout le pognon, et toute la bouffe que je pouvais porter. Ça suffira amplement pour quitter le pays. Pour la suite, on se démerdera, j'me fais pas de souci. Allez, en route. »

Père et fils sortirent de la petite maison de bois à la même allure pressée, leurs silhouettes comparables en tous points excepté la taille. Ils n'avaient parcouru qu'une vingtaine de pas quand Elias se figea soudainement, rattrapé par une notion jusqu'alors reléguée à l'arrière de ses pensées par l'urgence de la situation.

« Et Mère ? demanda-t-il quand Gregor s'arrêta à son tour. Tu l'as croisée, au final ? Elle t'a dit quelque chose ?

- Ah ça, je l'ai vue, ouais. Fieffée peau de vache, tu parles si elle attendait que ça...

- Quoi ?

- Elle vient de découvrir que je t'ai enseigné la magie, alors qu'elle m'avait interdit de le faire, et que tu t'en sers pour attaquer des gens. J'crois qu'on peut dire sans trop se tromper que l'affaire est pliée et qu'on n'a plus rien à se dire. Allez, magne-toi. »

Gregor reprit la direction des bois environnant mais Elias demeura figé sur place, tiraillé.

« Mais... mais alors quoi, on... on l'abandonne pas, quand même ? »

Le démoniste s'immobilisa net. Les doigts crispés sur la lanière de sa besace, il garda le dos tourné un long moment, avant de faire volte-face pour se rapprocher de son fils. Si son expression était soigneusement neutre, la main qu'il posa sur l'épaule d'Elias était lourde de commisération.

« Petit, t'as pas compris, dit-il lentement. Si j'ai su ce qui c'était passé, si j'ai pu arriver ici à temps, c'est seulement parce que je l'ai vue en train de tout raconter au chef de clan, y compris l'endroit où tu te planquais. Probablement pour éviter d'être comptée dans le lot des coupables. C'est elle qui t'a abandonné, gamin, pas l'inverse. Elle t'a rayé de sa vie à la seconde où t'as lancé ce sort. »

S'il n'y avait pas eu la présence solide de son père à ses côtés, les jambes d'Elias se seraient dérobées sous le poids de son sentiment de profonde trahison. Il était bien conscient que sa mère n'était pas la plus aimante du comté et qu'ils n'avaient jamais partagé une relation qui aurait pu être qualifiée de « plaisante » ou même « normale », mais... de là à le jeter en pâture aux loups...

L'adolescent hébété resta sans voix, réduit au silence par le choc de la nouvelle, et Gregor lui tapota le côté du visage avec compassion comme s'il pouvait lire la douleur dans ses yeux.

« Je suis désolé, gamin, mais t'es beaucoup trop naïf. Si tu comptes survivre dans ce monde, il va falloir t'endurcir, et pas qu'un peu. » Le magicien laissa son regard dériver sur un point au-dessus de la tête d'Elias. « Tu sais quoi, tiens, on va commencer maintenant. Tu vas foutre le feu à la baraque.

- La baraque... la nôtre !? parvint-il à hoqueter.

- C'est plus la nôtre, et s'ils pensent qu'on est en train de cramer dedans, ça nous fera gagner du temps. En plus ça lui fera les pieds à l'autre morue, on verra bien lequel des enfoirés qu'elle se tape dans mon lit quand je suis au boulot sera prêt à la ramener chez lui. J'suis pas devin mais à mon avis ça va pas se bousculer au portillon. »

Gregor posa ses deux mains sur les épaules d'Elias et l'incita à se retourner pour faire face à la maison qu'ils venaient de quitter. Le jeune homme embrassa du regard le seul foyer qu'il avait jamais connu. La façade abîmée par les éléments. La toiture biscornue, envahie par le lierre. Le petit fenestron de sa chambre, par lequel il parvenait encore à voir un bout de son lit et ses bouquins, sagement alignés contre le mur.

Le théâtre d'une enfance froide et d'une adolescence malhabile, placées sous l'égide du mensonge et de la tromperie.

Elias serra les mâchoires et sentit ses poings faire de même le long de ses flancs. « Ici », il n'était personne. Il n'était autorisé à être personne, sinon un gamin chétif rejeté par ses pairs et obligé de dissimuler la seule chose pour laquelle il était vraiment doué. Mais « là-bas »... il y avait dans ce mot une promesse tentante, comme un doux chant de sirène. « Là-bas » l'attendait peut-être une vie plus gratifiante, où il serait reconnu, sans besoin de se cacher. Une vie à la hauteur de ses rêves et de ses ambitions.

Une vie où il serait quelqu'un.

« Laisse parler la colère, ne la combats pas. Lâche prise. » Gregor lui décocha un sourire prédateur. « T'as montré aujourd'hui que tu savais faire. »

L'incantation était sur les lèvres d'Elias dans la seconde qui suivit et, comme frappée par la foudre, la maisonnette devint la proie des flammes. Ces dernières l'attaquèrent de l'intérieur, rongeant le bois, le faisant siffler, répandant le chaos dans une danse si satisfaisante que le jeune homme à l'origine du sortilège ne pouvait que regarder, fasciné. Perdu comme il l'était dans la contemplation de sa propre puissance à l'œuvre, il n'eut pas la moindre pensée pour ses chers livres partis en fumée.

Derrière lui, Gregor éclata d'un rire triomphant, presque inquiétant par son volume sonore.

« Bravo, gamin, bien joué ! félicita-t-il en donnant une bonne claque enthousiaste dans le dos d'Elias. Putain, qu'est-ce que ça fait du bien, pas vrai ? Allez viens, on s'tire avant que les autres glandus rappliquent. J'vais te dire, sur le coup ça m'a gonflé mais c'est pas plus mal qu'on se casse en fait, j'arrivais plus à les piffer de toute manière. Tous ces clampins commençaient à me sortir par les yeux, si c'était pas toi aujourd'hui ç'aurait été moi dans une semaine. La liberté, y a que ça de vrai, petit, l'oublie jamais. »

Dans un geste d'une rare tendresse, Gregor encadra le visage d'Elias de ses mains et se pencha pour presser leurs fronts ensemble.

« Tu as une affinité rare avec la magie, fiston. Pendant trop d'années j'ai regardé tes compétences hors du commun croupir dans ce trou paumé. Gaspillées. Négligées. Inhibées. Mais c'est fini tout ça. Tu n'auras plus à faire semblant. » Le démoniste caressa les cheveux bruns de son fils avant de déposer un baiser sur les boucles indomptables et d'essuyer des pouces les larmes involontaires qui avaient trouvé leur chemin le long des joues d'Elias. « Rien ne te retient ici, tu ne peux pas perdre ce que tu n'as jamais eu. Toi et moi, on va partir, et je te promets qu'on va accomplir de grandes choses. Ta vraie vie, la seule qui vaut le coup d'être vécue, elle commence ce soir. »


Note : la légende place la ville de Celliwig (aussi appelée Kelliwic, comme de par hasard) en Cornouailles, et sa traduction en cornique signifie « ville des bois ». Voilà voilà.