Et les étoiles disparaîtront

Chapitre 6 – Ozymandias

Partie 2

oOo

Assise à l'une des tables de la cuisine du pensionnat, où elle s'était réfugiée une vingtaine de minutes plus tôt, Cersei-modèle feuilletait distraitement son carnet, l'esprit ailleurs. La scène à laquelle elle avait assisté dans la matinée ne cessait de défiler devant ses yeux et aucune des aventures de Gendry et de sa petite sœur Mya qu'elle avait écrites ne parvenait à la dissiper.

Cette cérémonie avait été aux antipodes d'un enterrement et pourtant, c'était bien de la disparition de l'une des copies qu'il s'agissait – ou, comme toutes l'avaient scandé, de la renaissance de ses étoiles. Cependant, ce n'était pas cette partie de la scène qu'elle avait qualifiée de glauque qui la travaillait le plus.

Non, ce que Cersei ne parvenait pas à chasser de ses pensées, c'était la façon dont sa copie avait réagi. Elle n'avait pas applaudi avec le même entrain que les autres, son sourire avait sonné faux et elle avait même eu l'audace de s'écarter du rang pour embrasser cette copie qui lui servait de petite-amie une dernière fois.

Cersei ne comprenait pas.

Et s'il y avait bien une chose qu'elle n'avait jamais apprécié, c'était de ne pas comprendre quelque chose. Pour évacuer sa frustration, elle plongea une nouvelle fois la cuillère dans le pot de pâte à tartiner qu'elle avait déniché et ouvert sans aucune gêne, et la fourra dans sa bouche – le pot était à présent à moitié vide. Elle savait qu'elle aurait dû s'arrêter, mais c'était plus fort qu'elle. C'était une bonne chose que Jaime ne soit pas là – il se serait assurément mis à poser des questions, et Cersei aurait détesté devoir y répondre. Ce genre de crise ne s'était pas produit depuis un moment, pourtant... elle devait celle-ci au stress permanent dans lequel elle vivait depuis l'agression de Tyrion.

Les dents serrées, elle arracha une page de son carnet et, presque sans y penser, se mit à écrire quelque chose dessus.

« Oh. »

Entendre sa propre voix la fit violemment sursauter – la cuillère manqua de finir sa course sur le sol.

« Qu'est-ce que tu veux ? » cracha t-elle.

Cersei-copie se figea quelques instants, déconcertée, mais se ressaisit rapidement. Avec une extrême prudence, elle vint s'asseoir en face de Cersei, qui se tendit aussitôt.

« J'habite ici, » répondit-elle avec une certaine lassitude.

C'était la deuxième fois qu'elle lui servait cette réponse, que Cersei jugeait hautement insatisfaisante.

« C'est un grand bâtiment, » fit-elle remarquer avec une froideur qui en aurait fait frémir plus d'un.

Sa copie choisit de ne pas relever et fit comme si elle n'avait rien entendu. A la place, elle désigna le pot de pâte à tartiner en fronçant les sourcils.

« Tu as mangé tout ça ? »

La note de désapprobation était claire comme du cristal dans sa voix.

« Et si c'est le cas ? » rétorqua Cersei.

« C'est très mauvais pour la santé, » la tança t-elle. « Tu ne devrais pas en manger plus d'une cuillère à café par jour. »

Cersei resta pantoise pendant de longues secondes tant la situation était surréaliste. Une copie venait de la rabrouer sur ce qu'elle était en train de manger.

En d'autres circonstances, elle aurait peut-être éclaté de rire.

A la place, très lentement, elle porta la cuillère pleine de pâte à tartiner à sa bouche et avala avec provocation. Mal à l'aise, sa copie détourna le regard. Celui-ci erra quelques instants, en quête d'un endroit où se poser, pour finalement atterrir sur le carnet ouvert à une page quelconque.

« Qu'est-ce que c'est ? »

Son attitude décontenançait Cersei. Pourquoi donc se montrait-elle aussi curieuse ? Les copies n'étaient-elles pas censées avaler tout ce qu'on leur racontait, comme cette idiotie qu'était la devise du pensionnat ?

« Qu'est-ce que tu écris dedans ? » enchaîna t-elle immédiatement, le regard alerte.

Cersei, qui crut qu'elle allait tendre le bras pour le saisit sans sa permission, plaqua brusquement sa main dessus. Elle ne manqua pas le regard légèrement blessé de sa copie.

« Des trucs, » marmonna t-elle.

Personne ne savait ce que contenait ce carnet, pas même Jaime. Ce n'était certainement pas à elle que Cersei allait tout révéler.

« Quel genre de trucs ? » insista Cersei-copie.

Pour avoir la paix, Cersei fit glisser vers elle la feuille qu'elle venait de remplir. Elle s'en saisit avec une avidité presque enfantine.

« Qu'est-ce que c'est ? »

« Un poème. »

Il s'agissait d'Ozymandias de Percy Bysshe Shelley – son poème préféré. Cersei-copie entreprit de le lire à voix haute.

« J'ai rencontré un voyageur de retour d'une terre antique
Qui m'a dit : " Deux immenses jambes de pierre dépourvues de buste
Se dressent dans le désert. Près d'elles, sur le sable,
À moitié enfoui, gît un visage brisé dont le sourcil froncé,

La lèvre plissée et le rictus de froide autorité
Disent que son sculpteur sut lire les passions
Qui, gravées sur ces objets sans vie, survivent encore
À la main qui les imita et au cœur qui les nourrit.

Et sur le piédestal il y a ces mots :
« Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois.
Voyez mes œuvres, ô puissants, et désespérez ! »

À côté, rien ne demeure. Autour des ruines
De cette colossale épave, infinis et nus,
Les sables monotones et solitaires s'étendent au loin."
»

Son visage pensif demeura tourné vers la feuille de papier un long moment.

« C'est... étrangement beau, » commenta t-elle.

Quelque chose semblait la troubler. Cersei haussa les épaules.

« C'est mon poème préféré, » crut-elle bon de préciser avant de se fustiger mentalement.

Qu'est-ce qui lui prenait, à se justifier ainsi devant une copie ? Pour faire bonne mesure, elle avala une nouvelle cuillère de pâte à tartiner. Ce qui ne l'empêcha pas de continuer de parler.

Parler, c'était ne pas penser à Tyrion, si petit, si vulnérable, si seul sur son lit d'hôpital. Ne pas penser à Tyrion, c'était ne pas avoir mal.

C'était ne pas se sentir coupable.

Plop. Plop. Plop.

Le pot était désormais vide aux trois quarts.

« Quand j'étais adolescente, j'en avais plusieurs exemplaires accrochés aux murs de ma chambre. Je le récitais sans arrêt. »

« Pourquoi ? »

« Parce que ça emmerdait mon père. »

Elle croisa les bras sur sa poitrine et rejeta la tête en arrière, perdue dans un flot de souvenirs. Sa copie, intriguée, attendit qu'elle en révèle plus. Cersei se demanda à quel point le concept de parents lui était familier.

« Pourquoi ? » demanda de nouveau Cersei-copie, clairement perplexe.

Une lueur d'intérêt était apparue dans ses yeux. Cersei regretta alors d'avoir abordé le sujet. Le regard perpétuellement déçu de Tywin revint la hanter par-delà la mort.

« Il a bâti un empire commercial, » rétorqua t-elle, incapable de dissimuler ses émotions empreintes d'amertume. « Il se pavanait comme s'il était le roi du monde... »

Elle jeta un coup d'œil à la feuille que Cersei-copie tenait fermement.

« Ozymandias était roi de Westeros il y a des milliers d'années, bien avant la fondation des Sept Couronnes. »

Le continent n'avait aujourd'hui plus rien d'un royaume mais la façon dont on se référait aux régions qui le composaient n'avait pas changé.

« Il était extrêmement ambitieux... et arrogant. Il pensait que son empire durerait des milliers d'années. »

Elle n'ajouta rien. Le poème était suffisamment explicite.

« Et... est-ce que l'empire de ton père s'est effondré ? »

Cersei renifla avec mépris.

« Non. Mon père est mort mais son entreprise prospère encore. Jaime est censé en reprendre les rênes après la fin de ses études. »

« Et pas toi ? »

Il n'y avait aucune curiosité malsaine ou déplacée dans son regard, et pourtant Cersei fut immédiatement sur la défensive, comme à chaque fois que ce sujet était abordé.

« Je ne suis pas allée à l'université, » rétorqua t-elle froidement.

A la place, son père l'avait envoyée tout droit à l'autel. Dans les griffes de Robert.

Plop. Plop. Plop.

La conversation prenait une tournure qui ne lui plaisait pas du tout. Décidée à reprendre la main, elle lança avant que sa copie n'ait eu le temps de poser une autre question :

« Pourquoi tu as pleuré, ce matin ? »

Pour la première fois depuis le début de leur discussion, Cersei-copie parut sincèrement déstabilisée.

« Pardon ? »

« Ce matin. Quand ta... ta petite-amie est partie. »

Le concept de couple au sein des copies lui paraissait grotesque.

« Tu as pleuré, » reprit-elle. « Pourquoi ? »

Les doigts de Cersei-copie se crispèrent sur la feuille de papier, qui fut irrémédiablement froissée.

« Je... je... »

Le conflit intérieur qui l'habitait transparaissait dans la moindre expression de son visage.

« J'aime Alyssa, » déglutit-elle finalement. « Je... pourquoi est-ce que je n'aurais pas pleuré ? »

Cersei, de plus en plus mal à l'aise, engloutit une nouvelle cuillère de pâte à tartiner.

Parce que tu n'as pas d'âme, voulut-elle répondre, mais étrangement, elle n'en eut pas le courage.

« Mais tu n'étais pas censée pleurer, » poursuivit Cersei.

Nouvelle cuillère. Elle se sentait lourde – elle aurait de la chance de ne pas faire une indigestion.

« Aerys était furieux. Les autres copies te regardaient d'un drôle d'air. Tu n'étais pas censée pleurer, tu n'étais pas censée sortir du rang pour l'enlacer. »

Le goût de chocolat-noisette dans sa bouche lui paraissait de plus en plus écœurant. Elle ne reposa pas la cuillère pour autant.

« Non, » confirma doucement Cersei-copie, la voix vibrante d'émotions. « Je n'étais pas censée sortir du rang... »

Elle tapota la table du bout des doigts.

« Tous les Soleils quittent le pensionnat le jour de leurs dix-huit ans. Ce n'est pas comme si je ne savais pas que ça allait arriver... j'ai eu tout le temps de faire mes adieux. Et puis, c'est notre destin à tous... mais... »

Quelques larmes roulèrent sur ses joues.

« Je n'ai pas pu m'en empêcher. C'était plus fort que moi. »

Cersei se mordit la lèvre et se demanda si elle sortirait aussi du rang lorsque le moment serait venu pour elle de dire au revoir à la copie de Tyrion.

« Toi, tu ne serais pas sortie du rang pour un membre de ta famille ? » souffla sa copie.

Cersei laissa échapper un petit rire méprisant.

« Moi, je n'aurais jamais laissé quiconque les emporter. Je les aurais gardés auprès de moi pour toujours. Mais c'est différent. Toi, tu n'as pas de famille. »

« Alyssa est ma famille, » protesta t-elle. « Jaime et Tyrion sont ma famille. Mes frères. »

Le pot de pâte à tartiner était désormais vide. Il y avait de la conviction mêlée à une note de doute dans la voix de sa copie. Et Cersei avait envie de vomir.

« Tu as quel âge ? » demanda t-elle soudainement, pour changer de sujet.

C'était la première question qui lui était venue à l'esprit et, bien évidemment, elle en connaissait déjà la réponse. Pour créer une copie, on prélevait généralement des cellules de l'embryon lorsque la mère était à environ trois mois de grossesse. Ce qui signifiait que les copies avaient le plus souvent trois mois d'écart avec leur modèle.

Cersei tomba donc des nues lorsque sa copie lâcha :

« J'ai dix-neuf ans. »

« C'est impossible. »

La réponse était sortie de sa bouche de manière automatique.

« Je crois être la mieux placée pour connaître mon âge. »

Son ton était devenu plus sec.

« J'ai vingt-trois ans. Tu es censée avoir trois mois de différence avec moi, pas quatre ans. »

Ça n'avait aucun sens. Un horrible goût acide se répandit dans sa bouche.

« Quand est-ce que tu es... venue au monde ? »

Elle n'avait pas pu utiliser le verbe naître. Les copies n'étaient pas des humains. Elles ne naissaient pas : elles sortaient d'un tube. Si Cersei-copie perçut son hésitation, elle n'en montra rien.

« Le 8 août 1998. »

Cersei ne lui fit pas l'affront de lui demander si elle était sûre. Il n'empêche que quelque chose clochait.

Jaime et elle étaient nés le 14 juillet 1994. Pourquoi donc leurs parents avaient-ils attendu si longtemps avant de demander à ce qu'on leur fournisse des copies ? Et surtout, pourquoi ne leur avait-on jamais révélé ce détail ?

La nausée qui remontait de sa gorge se faisait de plus en plus forte, de la sueur coulait dans son dos. Elle devait décamper, et tout de suite.

Cersei se leva, attrapa son carnet et, sans prendre la peine d'ajouter quelque chose, partit en courant.

.

« Donc, d'après toi, on n'est pas vraiment frères et sœur ? » demanda Jaime-copie, les sourcils froncés.

Il était assis avec Cersei et Tyrion dans l'herbe. Le printemps était revenu depuis plus d'un mois mais le temps commençait à peine à s'améliorer et, en ce jour ensoleillé, leurs gardiens avaient jugé bon qu'ils jouent dehors au lieu de rester enfermés. Si la plupart de leurs camarades s'étaient lancés dans une partie de cache-cache, eux avaient préféré débattre d'une question de la plus haute importance.

« Je ne sais pas, » répondit Cersei en jouant avec une mèche de ses cheveux, les sourcils froncés. « Pour être avoir des frères ou des sœurs, il faut des parents. »

Elle avait prononcé ce dernier mot dans un souffle en jetant des regards inquiets autour d'elle, comme si elle craignait de voir Aerys surgir de nulle part et s'en prendre à elle.

« C'est vrai, » admit Tyrion.

C'était quelque chose qu'ils voyaient ou dont ils entendaient parler dans tous les films qu'ils regardaient, ou presque.

« Mais nos modèles ont les mêmes parents, » reprit Jaime. « Ils sont frères et sœur. Comme les modèles de Rhaegar, Viserys et Daenerys, et ceux de Margaery et Loras. »

C'était une information qu'ils avaient apprise dès leur plus jeune âge. En tant que Supernovas, ils avaient l'honneur de garder les étoiles d'une grande famille de Westeros, et devaient en être fiers.

« Et nos sommes identiques à nos modèles, » poursuivit Tyrion. « Donc... on devrait être frères et sœur nous aussi, non ? »

Ce n'était pas la première fois qu'ils abordaient le sujet, et pourtant ils ne cessaient d'y revenir, comme s'ils ne parvenaient pas à trouver une réponse satisfaisante.

« Je ne sais pas... » répéta Cersei pour la deuxième fois dans un soupir.

Jaime lui offrit un sourire rassurant. Pour lui, ces débats n'avaient pas beaucoup de sens.

« Pour moi, vous êtes mon frère et ma sœur. C'est comme ça que je vous vois... et c'est tout ce qui m'importe. »

Cette réponse plut à Cersei et Tyrion, qui échangèrent un regard et hochèrent doucement la tête.

« C'est tout ce qui importe, » confirmèrent-ils.

Quelques minutes plus tard, leurs rires d'enfants montaient jusqu'au ciel alors qu'ils s'amusaient à se poursuivre, perdus dans leur jeune insouciance.

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« Tu ne trouves pas ça bizarre? » insista Cersei.

Jaime-modèle laissa courir ses doigts sur son poignet droit, une habitude qu'il avait prise et dont il ne s'apercevait même plus, et soupira.

« Je ne sais pas, Cersei. »

Tous deux étaient assis sur un banc et observaient le vent faire virevolter les feuilles rouge, orange et jaunes. Des nuages gris foncé recouvraient le ciel – il allait sûrement pleuvoir un peu plus tard dans la journée. Cersei avait le bout du nez tout rouge à cause du froid. Un vrai temps d'automne.

Jaime n'aimait pas cette saison. C'était peut-être le cas à une époque, mais désormais, l'automne était pour lui l'équivalent d'un retour à l'université. Loin de Tyrion.

Loin de Cersei.

Il l'avait embrassée un jour de printemps. C'était un jour d'été qu'ils avaient fait l'amour pour la première fois.

C'était pendant l'automne qu'il avait été forcé d'assister à son mariage avec Robert.

« Ce n'est pas normal. Pourquoi est-ce que Maman et Père auraient attendu si longtemps avant de faire faire nos copies ? »

C'était effectivement étrange, mais Jaime n'avait pas le cœur à s'appesantir sur ce mystère – pas alors qu'un autre ne quittait pas son esprit.

Pourquoi est-ce que tu ne me dis pas la vérité ? songea t-il en tournant la tête vers Cersei. Pourquoi est-ce que tu ne me dis pas ce que Tyrion faisait dans la rue en pleine journée ?

Il ne partagea aucune de ses pensées acides de reproches avec elle.

« Tu sais bien que Maman a toujours eu de l'empathie pour les copies, » dit-il à la place. « Peut-être que Père a mis du temps pour la convaincre. »

« Hmm... »

Elle n'était pas convaincue, mais quelque chose l'empêcha d'insister, ou plutôt quelqu'un : à une dizaine de mètres d'eux, Robert-copie se baladait avec deux de ses camarades. Cersei se crispa aussitôt. S'il les avait vus, il n'en montra rien et poursuivit sa route comme si de rien n'était.

« Pourquoi est-ce qu'il est encore là ? » siffla Cersei avec hostilité.

« C'est une copie. Où veux-tu qu'il aille ? »

Elle roula des yeux et claqua la langue avec agacement.

« Réfléchis, Jaime. Robert est mort. A quoi bon conserver une copie qui ne pourra plus servir à son propriétaire ? »

Comme toujours, Cersei ne mâchait ses mots lorsqu'il s'agissait de parler des copies, et le pire était qu'elle avait raison. Cersei-copie, Jaime-copie et Tyrion-copie leur appartenaient. N'étaient-ils pas sur le point de le prouver en disposant des organes de ce dernier comme ils le souhaitaient ?

« Pourquoi ne l'ont-ils pas rétrogradé au rang de Soleil à l'instant où ils ont cessé de recevoir les versements de Robert ? »

Jaime se frotta les mains pour se réchauffer, évitant soigneusement son regard inquisiteur.

« Je ne sais pas, » répéta t-il pour la seconde fois.

Cersei haussa les épaules et reporta son attention sur le paysage et, ce faisant, ne vit pas l'éclair de culpabilité dans ses yeux.

En réalité, Jaime savait parfaitement pourquoi Robert-copie était toujours à Hautjardin. Les versements n'avaient pas cessé à la mort de Robert, comme Cersei le pensait. Quelqu'un d'autre avait simplement pris le relais.

Il n'avait jamais eu le courage d'aborder ce sujet avec elle – à quoi bon lui rappeler le terrible souvenir de ses seuls et dévastateurs mois de mariage ? Avec une certaine tristesse, il pensa qu'elle n'était pas la seule à avoir des secrets.

« Tu as froid, » remarqua t-il en voyant Cersei trembler.

« Ce n'est rien, » grommela t-elle.

Un petit rire amusé franchit la barrière de ses lèvres. Il passa un bras autour de la taille de sa jumelle et l'attira contre lui.

« C'est mieux ? »

« Hmm... » admit-elle de mauvaise grâce.

Leur position enlacée évoquait bien davantage celle de deux amants que celle de jumeaux, mais en cet instant, il n'y accordait aucune importance.

Certaines choses ne se contrôlaient pas – la météo, le temps qui passe, la couleur des yeux.

Les battements effrénés de son cœur à chaque fois qu'il serrait Cersei contre lui en faisaient définitivement partie.

« Rentrons, » proposa t-il. « Allons voir Tyrion. »

Cersei murmura son assentiment et, à sa grande joie, prit l'initiative de glisser sa main dans la sienne. Jaime la porta à ses lèvres et y déposa un baiser.

Comme une promesse.

.

Embrasser Cersei avait un goût de secret et c'était une saveur qui, bien que par certains aspects était douce-amère, était rapidement devenue indispensable à Jaime-modèle.

Cela faisait à peine un peu plus d'un mois qu'il avait posé ses lèvres sur les siennes pour la première fois et cette courte période était sans conteste la plus belle de sa vie. Il avait bien conscience que c'était une pensée particulièrement clichée, mais il s'en moquait. Il était un incorrigible romantique et ça ne semblait pas déranger Cersei le moins du monde.

Il regrettait simplement qu'ils doivent sans cesse se cacher pour pouvoir se presser l'un contre l'autre et s'embrasser avec tendresse et passion. Les vacances d'été leur facilitaient la tâche mais ils ne pouvaient se résoudre à se montrer imprudents, pas alors qu'il y avait une infime chance que leur père débarque à tout moment et surprenne une scène qui ne manquerait pas de lui donner envie de vomir.

Quant à Tyrion... Jaime se doutait qu'il avait compris que quelque chose avait changé entre Cersei et lui, même s'ils n'en avaient pas encore discuté ouvertement. Il supposait que ça ne tarderait pas et devait commencer à réfléchir à la meilleure façon d'aborder le sujet, mais en cet instant, quelques jours avant leur dix-septième anniversaire, il avait totalement autre chose en tête.

Leur père était parti le matin même pour un voyage d'affaires et ne serait pas de retour avant plusieurs jours. La présence de Tyrion les empêcha de se montrer trop... affectueux au milieu du salon mais, pour la toute première fois, ils purent s'embrasser dans la chambre de Cersei sans craindre de voir leur père surgir dans la pièce en vociférant.

Comme chaque année, l'été était particulièrement chaud à Port-Lannis, et ce jour-là ne faisait pas exception. Cersei ne portait qu'un débardeur et un short qui, bien que n'ayant rien de vulgaire, le mettaient dans tous ses états.

Ces dernières semaines, leurs contacts physiques s'étaient faits plus longs, leurs caresses plus sensuelles. La crainte de leur père les avait empêchés de faire quoi que ce soit mais à présent, la voie était libre.

Alors que Cersei continuait de l'embrasser, Jaime songea qu'ils savaient tous les deux ce qui allait se passer. Ils allaient franchir la dernière limite, briser le tabou ultime.

Et ils allaient le faire avec le sourire.

Le soir venu, après un dîner rapidement avalé – ce qui déclencha un haussement de sourcil surpris chez Tyrion – ils s'éclipsèrent à l'étage. Leurs lèvres scellées dans un langoureux baisers, ils titubèrent jusqu'à la chambre de Jaime et s'écroulèrent sur le lit sans aucune grâce.

« Jaime... » murmura Cersei, la voix vibrante d'émotions. « Je... »

« Si tu n'as pas envie, on arrête tout, » la rassura t-il en posant une main sur sa joue, craignant de l'avoir effrayée.

« Non, ce n'est pas ça... »

L'assurance que Cersei s'efforçait d'arborer en permanence semblait s'être envolée.

« Je... j'en ai envie, » lui dit-elle avec un petit sourire. « C'est juste que... »

Ses joues s'empourprèrent.

« Je... je ne sais pas... »

Jaime la rassura d'un tendre baiser.

« Moi non plus, » s'esclaffa t-il en rougissant à son tour.

Lui aussi ne connaissait des plaisirs de la chair que la théorie. Oh, des occasions, il en avait eues, pourtant, des filles qui lui jetaient des regards intéressés, certaines qui osaient même l'approcher, mais jamais il n'avait ressenti la moindre envie de les saisir. Il s'était voilé la face pendant trop longtemps mais en cet instant, alors qu'il regardait Cersei dans les yeux, sa peau contre sa peau, son cœur contre son cœur, il comprenait pleinement pourquoi.

Tout avait toujours été pour Cersei.

« Je suis heureux de découvrir ça avec toi, » lui murmura t-il, le regard brillant d'émotion.

Cersei se détendit, acquiesça doucement.

« Moi aussi. »

Leurs vêtements tombèrent sur le sol les uns après les autres. Leurs baisers fiévreux s'entremêlèrent de quelques éclats de rire quand Jaime ne parvint pas à dégrafer le soutien-gorge de Cersei.

« Tu es bien maladroit, pour un joueur de baseball, » se moqua t-elle gentiment.

Mais son sourire s'effaça lorsqu'elle se trouva entièrement nue. Elle se mordit la lèvre et baissa les yeux, comme honteuse. Jaime savait qu'elle n'aimait pas beaucoup son corps, ce qu'il ne comprenait pas, parce que lui le trouvait magnifique.

« Cersei... tu es superbe, » souffla t-il en déposant mille petits baisers sur la moindre parcelle de sa peau.

Des petites larmes perlèrent au coin de ses yeux. Il les essuya du bout des doigts et se pressa de nouveau contre elle.

« Est-ce que tu as... » commença Cersei entre deux baisers.

« Oui, » confirma t-il.

Plusieurs membres de l'équipe de baseball du lycée avaient jugé bon de lui offrir une boîte de préservatifs quelques mois plus tôt, espérant l'inciter à « enfin se décoincer ». Addam avait trouvé cela de très mauvais goût et ne s'était pas privé de le faire savoir, ce qui avait déclenché une dispute mémorable. Jaime jugea cependant préférable de ne pas dire à Cersei où il avait obtenu ces préservatifs – lui parler d'Addam au beau milieu de leur première fois lui semblait être quelque chose à éviter absolument.

« Cersei... est-ce que tu es sûre ? » lui demanda t-il quelques minutes plus tard alors qu'ils s'apprêtaient à sauter du précipice au bout duquel ils se tenaient depuis des semaines. « Si on fait ça... il n'y aura plus de retour en arrière possible. »

Ils pouvaient encore s'arrêter, se rhabiller et prétendre que tout ceci n'avait jamais existé, prétendre qu'ils ne s'étaient jamais embrassés, enlacés, aimés, prétendre que cela ne faisait pas des années que leur amour germait au fond de leurs cœurs.

Ils pouvaient encore oublier.

Cersei prit délicatement son visage en coupe et pressa son front contre le sien.

« Je ne veux pas revenir en arrière. »

Jaime ne le voulait pas non plus.

Alors, loin de s'éloigner du précipice, ce fut avec joie qu'ils sautèrent dans le vide.

Et ce fut encore mieux que ce que Jaime avait imaginé. Il ne s'agissait pas que des sensations physiques, certes délicieuses, mais qu'il aurait potentiellement pu obtenir avec une autre fille.

Non, c'était bien au-delà de ça. C'était comme s'il ne faisait plus qu'un avec Cersei, comme si le monde s'était désormais réduit à ses yeux émeraude où brillaient les étoiles de l'amour, comme s'il nageait dans un océan d'euphorie qui avait la couleur de ses cheveux d'or.

Il aimait Cersei et Cersei l'aimait. Peu lui importait que le monde entier leur jetterait la pierre s'il les voyait, peu lui importait que ce qu'ils venaient de faire était considéré comme un outrage à la morale.

Il aimait Cersei et Cersei l'aimait.

C'était tout ce qui comptait.

.

Tyrion-copie frappa doucement à la porte de la chambre de Jaime. Le dîner venait à peine de se terminer mais son grand frère n'y avait fait aucune apparition, comme cela lui arrivait de plus en plus souvent. Cersei, qui avait espéré pouvoir amorcer un geste vers lui dans un début de réconciliation, en avait été très peinée, et même l'étreinte réconfortante que lui avait offerte Tyrion n'était pas parvenue à lui rendre le sourire.

Le fantôme d'Alyssa dansait au fond de ses yeux en permanence.

« Entrez. »

Jaime lui tournait le dos et regardait il ne savait quoi par la fenêtre. Il se glissa à ses côtés en silence.

« Cersei pense que tu es en colère contre elle. »

Soupir.

« Je ne suis pas en colère, » répondit-il, incroyablement las. « C'est juste que... »

Il tourna la tête et plongea ses yeux dans les siens. Tyrion y lisait une immense fatigue mêlée d'incompréhension.

« Que veut-elle que je fasse, Tyrion ? »

Il se mit à faire les cent pas dans la pièce.

« J'aimais Brienne, » lâcha t-il, les poings crispés. « Bien sûr que je l'aimais. Mais qu'aurait-elle voulu que je fasse ? »

Tyrion n'était pas en mesure de lui apporter une réponse et Jaime en avait parfaitement conscience. Ce qui ne l'empêcha pas de poser inlassablement la même question.

« Que veut-elle que je fasse, bon sang ? »

Cette question n'aurait même pas dû exister, parce qu'ils n'étaient pas censés faire quoi que ce soit, et pourtant... et pourtant...

Jaime finit par se calmer, s'assit sur le lit et se prit la tête entre les mains. Tyrion s'assit à ses côtés et posa la main sur son épaule, et tous deux restèrent ainsi un long moment. Qu'y avait-il d'autre à dire, après tout ?

« J'ai vu ton modèle, tout à l'heure, avec le modèle de Cersei, » reprit doucement Tyrion.

Il se promenait dehors, un léger vague à l'âme, en se demandant si Cersei réagirait comme elle avait réagi ce matin quand l'heure serait venue pour ses étoiles de renaître, quand il les avait vus. Sans le savoir, ils s'étaient installés sur le banc préféré de Cersei et Alyssa, là où elles avaient gravé leurs initiales entourées d'un cœur.

« Ils... ils étaient proches. »

« Qu'est-ce que tu veux dire ? » demanda Jaime en haussant un sourcil.

Tyrion se mordit la lèvre.

« Ils s'enlaçaient... et ton modèle a baisé la main de celui de Cersei. »

Il n'osait pas être plus explicite. Jaime, qui avait de toute façon compris où il voulait en venir, en fut déstabilisé.

« Oh, » fut sa seule réponse.

Tyrion savait que l'inceste était un grand tabou à Westeros mais il ne ressentait aucun dégoût.

Il n'avait aucun droit de les juger, absolument aucun.

Et il savait reconnaître le véritable amour lorsqu'il le voyait.

Finalement, sans même se concerter, ils convinrent que Tyrion dormirait avec Jaime, cette nuit-là. C'était quelque chose qu'ils faisaient souvent lorsqu'ils étaient enfants et ils n'avaient jamais totalement perdu cette habitude.

« Jaime ? » souffla Tyrion alors que la nuit les recouvrait de son manteau obscur.

« Oui ? »

« Est-ce que je vais te manquer, quand je ne serai plus là ? »

Il ne lui avait pas demandé si, comme Cersei, il allait sortir du rang en le regardant s'éloigner pour la dernière fois. Il ne lui avait pas non plus demandé s'il allait pleurer.

Jaime le serra contre lui. Tyrion s'aperçut qu'il tremblait.

« Bien sûr que tu vas me manquer, petit frère. »

Aucun ne fut surpris d'entendre la porte s'ouvrir dans un grincement. Ils n'eurent même pas besoin de relever la tête – ils auraient reconnu le bruit de ses pas n'importe où.

Cersei se glissa sous la couette et passa un bras autour de la taille de Tyrion. Le lit n'était pas assez grand pour que trois adultes s'y installent mais, malgré ce rappel amer du fait qu'ils n'étaient plus des enfants, ils ne s'en souciaient pas le moins du monde.

Tyrion ne demanda pas à Cersei s'il allait lui manquer.

Il se contenta de fermer les yeux et d'apprécier la sensation de sécurité qui l'accompagnait à chaque fois que son frère et sa sœur étaient avec lui.

Des larmes qui ne lui appartenaient pas roulèrent sur ses joues.

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Cersei-copie descendait prendre son petit-déjeuner, morose. Elle n'avait pas très bien dormi et elle se souvenait d'un rêve confus où Alyssa pleurait et la suppliait de l'aider qui lui donnait la chair de poule.

Elle n'avait rien dit à Jaime et Tyrion. Eux-non plus n'avaient pas très bien dormi, comme en attestaient les cercles sombres sous leurs yeux verts, leurs yeux si semblables aux siens.

Dans la poche de sa veste, elle avait glissé le poème que son modèle avait abandonné sur la table la veille. Elle l'avait tant relu qu'elle le connaissait à présent par cœur. Sans qu'elle ne comprenne pourquoi, ce récit de l'empire déchu d'un roi lui donnait des frissons.

Lorsqu'elle passa devant les photos narrant l'histoire du programme Constellation, elle se figea brusquement.

Les yeux violets qui avaient hanté bon nombre de ses cauchemars de petite fille la terrifiaient toujours autant. Elle tendit la main et effleura le verre du cadre.

Aerys Targaryen.

Un homme ambitieux qui avait bâti un véritable empire, qui était allé plus loin qu'aucun autre avant lui.

Un Ozymandias des temps modernes.

Une voix fantôme sembla hurler à ses oreilles.

Voyez mes œuvres, ô puissants, et désespérez !