Et les étoiles disparaîtront

Chapitre 7 – Chansons après la tombée de la nuit

Partie 1

oOo

« C'est comme si rien ne s'était passé hier... » murmura Jaime-modèle en observant la façade du pensionnat d'un air pensif.

Cersei et lui avaient décidé de faire une promenade dans les jardins après le petit-déjeuner. Dans le ciel, de gros nuages noirs menaçaient de déverser des trombes d'eau sur eux d'un instant à l'autre, mais aucun d'eux ne s'en souciait vraiment. Les copies, elles, avaient été sommées de rester à l'intérieur – Jaime avait même cru comprendre que les cours de sports avaient été annulés.

Rester dehors sous la pluie, c'était prendre le risque de tomber malade. Et les copies n'étaient pas faites pour tomber malades, elles étaient faites pour soigner les maladies.

« Hmm. »

Jaime se demanda si Cersei l'écoutait vraiment. A quoi pensait-elle donc ? A Tyrion, toujours inconscient sur son lit d'hôpital ? A l'agression dont il avait été victime ? L'envie de lui redemander ce que leur petit frère fabriquait dans la rue alors qu'il aurait dû être au lycée le démangea de nouveau, mais il n'ouvrit pas la bouche, réduit au silence par les ombres qui obscurcissaient le ciel vert de ses yeux.

« Tu te souviens de la première lettre que tu m'as envoyée ? »

Le départ d'Alyssa avait quitté son esprit aussi sûrement qu'il avait été oublié par les copies – ou du moins, c'était l'impression que Jaime avait eue en les observant pendant le petit-déjeuner.

« Bien sûr, » répondit-il, une pierre au fond du ventre et du cœur.

C'était peu après la mort de Robert. Cersei, faute d'avoir un endroit où aller, était revenue vivre dans la grande maison familiale, où elle passait la plupart de ses journées seule puisque Tyrion était en cours et que leur père était désormais marié à la chaise de son bureau et ne la quittait que très rarement. A l'époque, Jaime ignorait encore à quel point Cersei avait été marquée au fer rouge par cette union désastreuse. Il n'avait vu en les lettres qu'un moyen romantique de lui faire savoir que, même s'il était loin d'elle, elle occupait toutes ses pensées.

« Je pourrais la réciter par cœur, » ajouta Cersei.

Un minuscule éclat de sourire rayonnait sur son visage. La gorge nouée par l'émotion, Jaime l'attira contre lui et l'embrassa passionnément. Quelques gouttes s'écrasèrent sur eux, donnant à leur baiser un étrange goût de pluie et d'orage – un goût d'interdit. Mais ils étaient seuls, et Jaime en avait assez de se cacher sans cesse. Il ne fit pas le moindre geste pour s'écarter au bout de quelques secondes à peine, et ils restèrent ainsi enlacés pendant plusieurs minutes.

« Allons voir Tyrion, » suggéra Cersei.

Ses cheveux, rendus plus sombres par la pluie, lui collaient aux tempes. Jaime écarta une mèche qui lui tombait devant les yeux et la rabattit derrière son oreille.

« Pars devant. Je te rejoins. »

Elle ouvrit la bouche, comme pour protester, mais aucune pensée qu'elle avait pu avoir ne fut verbalisée. Après un petit hochement de tête, elle se détourna, et partit sans un autre mot.

Elle avait son jardin secret. Elle ne pouvait pas lui reprocher d'avoir le sien.

En l'occurence, le jardin secret de Jaime n'était rien de plus qu'un coup de téléphone qu'il devait passer à Addam. Il négligeait de répondre à son meilleur ami depuis qu'il avait mis les pieds ici, d'abord parce qu'il avait d'autres choses en tête mais aussi et surtout parce qu'il passait presque tout son temps avec Cersei, et que Cersei détestait Addam – ce qui était d'ailleurs réciproque. Il ne tenait pas à éprouver davantage ses nerfs déjà à fleur de peau en communiquant avec lui juste sous son nez.

« Ah. Tu n'as donc pas oublié comment te servir de ton portable. »

Jaime accusa le coup en silence. Il l'avait mérité.

« Désolé. »

Ses plates excuses furent gratifiées d'un soupir. Heureusement, parce qu'il comprenait ce qu'il vivait, Addam décida visiblement de garder sa rancœur pour lui.

« Alors ? Comment ça se passe ? »

Le départ d'Alyssa vint planer devant ses yeux. Jaime voulut lui raconter comment les autres copies l'avaient applaudie. Comment la copie de Cersei était sortie du rang. Comment elles s'étaient enlacées pour la dernière fois avant qu'Alyssa ne se détourne pour se diriger vers son destin.

Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale.

Il ne pouvait pas parler de tout ça à Addam – jamais il ne trouverait les mots.

« Ça va, » éluda t-il. « Tyrion est stable. »

Même sans le voir, Jaime pouvait très bien deviner qu'il n'était pas satisfait de sa réponse. Il s'en contenta pourtant.

« C'est bien, c'est bien... »

Leur conversation était si pauvre qu'elle en était presque risible. Addam n'avait jamais été un grand causeur mais, par un heureux hasard, Jaime avait toujours été assez bavard pour deux. A présent que les mots lui échappaient, le silence reprenait ses droits et c'était bien trop foutrement angoissant.

« Je dois te laisser, » marmonna Jaime, mettant fin au supplice.

« Rappelle-moi. »

Ce n'était pas une question. Jaime promit en ignorant s'il trouverait l'envie de le contacter de nouveau avant que tout se soit arrangé. Glissant son portable dans sa poche, il se remit en marche avec l'idée de rejoindre Cersei et Tyrion avant de s'arrêter brusquement au bout de quelques mètres à peine.

De manière stupide, il se demanda pendant environ trois secondes comment Tyrion pouvait avoir quitté sa chambre d'hôpital et sembler être en parfaite santé. Puis, la réalité le rattrapa et, comme giflé par une force invisible, il détourna le regard tandis qu'une main glacée se saisissait de son cœur et serrait.

Ceci lui évoqua immédiatement sa première confrontation avec l'autre Cersei. C'était bien Tyrion qu'il avait en face de lui.

Mais ce n'était pas son petit frère.

« Qu'est-ce que tu fais ici ? » demanda t-il les dents serrées, refusant toujours de le regarder.

La pluie s'était mise à tomber. Jaime ne fit aucun effort pour chasser les gouttes qui roulaient sur son visage.

« Je croyais que les copies n'étaient pas autorisés à sortir sous la pluie. »

Du coin de l'œil, il vit Tyrion-copie hausser les épaules.

« En théorie, c'est le cas. Dans les faits, ils ne peuvent pas toujours nous en empêcher. »

Il y avait une raison pour laquelle Jaime s'était employé à l'éviter depuis qu'il avait mis les pieds à Hautjardin, et à présent qu'il l'entendait parler, il s'en souvenait avec une tristesse au goût d'amertume.

Il avait exactement la même voix que Tyrion, et c'était comme si c'était lui qui se tenait face à Jaime, qu'il n'avait qu'à faire trois pas pour l'enlacer et lui ébouriffer les cheveux et croiser son regard malicieux plein d'admiration et ça faisait mal, c'était insupportable parce que ce n'était qu'un Tyrion, et quoiqu'en dise la génétique, ce n'était pas son Tyrion, c'était juste un étranger de plus dans la masse de tous les êtres vivants qu'il avait un jour croisés.

« Je te dégoûte. »

Il n'y avait aucune note de tristesse dans sa voix, et c'est pour cela que Jaime daigna enfin tourner la tête et plonger son regard dans le sien – cet océan émeraude si familier sonnait pourtant horriblement faux.

Jaime se retrouva encore une fois à court de mots. Il ne pouvait pas acquiescer : le dégoût était un sentiment trop simple pour décrire les sentiments qu'il éprouvait à l'égard des copies.

Mais il ne pouvait pas nier non plus.

« Ça ne fait rien, tu sais. On a l'habitude. »

Jaime ne pouvait s'empêcher de le comparer à son Tyrion. Il s'exprimait d'une manière plus posée, moins angoissée – c'était tellement perturbant que l'envie de couper court à la conversation le brûlait.

« Comment ça ? » demanda t-il néanmoins, incapable de réfréner sa curiosité.

Tyrion-copie se mordit la lèvre.

« Une fois, je suis sorti du pensionnat avec Cersei. On a croisé Daenerys et Jorah... des gens avaient compris... qui ils étaient. »

Il ne donna pas plus de précisions, et Jaime ne lui en demanda pas. Le vague souvenir de la fois où, alors qu'il était avec sa mère et Cersei dans la rue, il avait croisé une copie était suffisant. Sa mère n'avait pas réagi comme les autres passants, mais sa mère avait toujours eu de la compassion pour les copies, comme si elle était aveugle à ce qui les différenciait des êtres humains – leur absence d'âme.

« Ça ne te fait rien ? »

La question de Jaime lui fit froncer les sourcils.

« Nous avons une mission à remplir, » éluda t-il. « Rien d'autre ne compte. »

Et les étoiles renaîtront. Lui aussi avait bien retenu la devise du pensionnat.

Jaime aurait voulu lui poser bien d'autres questions, savoir s'il considérait vraiment son Jaime et sa Cersei comme ses frères et sœurs, lui demander s'il avait conscience de ne pas avoir d'âme, savoir si la perspective de mourir dans moins de deux semaines l'angoissait, mais il ne parvint pas à s'y résoudre. Peut-être parce qu'entendre le son de sa voix était encore plus douloureux que de le regarder.

Peut-être parce que les réponses lui faisaient peur.

« Je vous ai vus, » reprit Tyrion-copie.

« Qu'est-ce que tu vas dire ? »

« Toi et ta Cersei. Je vous ai vus, tout à l'heure. »

Jaime en eut la respiration coupée. Je vous ai vus. C'était la phrase qu'il avait le plus redouté d'entendre depuis la première fois qu'il avait embrassé Cersei – la phrase qui lui faisait à présent le même effet qu'une sentence de mort.

Probablement parce que cet endroit était comme une bulle hors de la réalité, un lieu où presque aucun être humain ne vivait, ils avaient baissé la garde.

Ils s'étaient embrassés là où n'importe qui pouvait les voir.

Ils avaient été imprudents.

Je vous ai vus.

Le secret qu'ils avaient si jalousement gardé avait été percé aussi facilement que cela.

Il n'aurait pas dû s'en soucier, parce que Tyrion-copie n'était pas humain, parce qu'aucun jugement de sa part n'était donc supposé l'atteindre, et pourtant Jaime sentit son cœur partir au triple galop et ses jambes faiblir. La panique le clouait sur place tandis que la peur se chargeait de le submerger et de lui plonger la tête sous l'eau, là où elle pourrait tranquillement l'achever.

Une main posée sur son bras le fit brusquement sursauter et, pour un temps au moins, chassa la crise d'angoisse qui avait failli le faire sombrer.

« Hé... tout va bien, » dit gentiment Tyrion.

Dans d'autres circonstances, Jaime l'aurait peut-être repoussé sans douceur, mais l'idée ne lui traversa même pas l'esprit.

« Je ne dirai rien, si c'est ce qui t'inquiètes. Enfin... j'en ai déjà parlé à mon frère et ma sœur. Mais ils ne diront rien. »

Le déjà employé par Tyrion-copie sous-entendait qu'il les avait surpris au moins une fois auparavant, mais ce ne fut pas ce qui retint le plus l'attention de Jaime. A vrai dire, il s'en aperçut à peine.

« Ça ne te dégoûte pas ? »

Cela faisait six ans qu'il se demandait quelles réactions Cersei et lui récolteraient s'ils étaient découvert – six ans que, presque comme s'il n'en était pas conscient, il se préparait, parce qu'une part de lui savait qu'il était impossible que personne ne découvre jamais la vérité.

Il avait imaginé des remplis de répulsion, des grimaces dégoûtées, des insultes. De l'incompréhension, aussi, beaucoup d'incompréhension. Un refus d'écouter leurs explications, de chercher à comprendre. Des pierres, même, des pierres qu'on leur jetterait au visage en même temps que des mots abominables. Mais certainement pas ça.

Le regard de Tyrion-copie ne contenait aucune de ces choses horribles.

« Non, » répondit-il.

« Mais... pourquoi ? On ne vous apprend pas que l'inceste, c'est mal ? Que ça ne devrait pas exister ? »

Il se gratta l'arrière du crâne, lui aussi perplexe.

« Pas vraiment. On le sait, parce que les plus grands nous le disent quand on est petits. Mais c'est tout. »

Il se tordit les mains, et parce que c'était quelque chose que son Tyrion aurait pu faire, Jaime en fut tout retourné.

« Et puis... nous non plus, on ne devrait pas exister, mais on existe quand même. »

« Qu'est-ce que tu veux dire ? »

« Eh bien... si les étoiles des humains n'avaient jamais de problème, alors moi et les autres pensionnaires, on n'existerait pas. Mais elles ont parfois des problèmes, alors on existe. L'amour, c'est pareil. Si ça n'existait pas, alors ce qu'il y a entre toi et ta sœur n'existerait pas non plus. Mais puisque l'amour existe... alors, ce qu'il y a entre vous, ça existe aussi. Tu ne crois pas ? »

Et il lui adressa un sourire. Jaime le fixa bêtement pendant de longues secondes, les yeux ronds. Cersei, fervente amatrice de littérature, aurait qualifié cette métaphore de maladroite. Leur petit frère n'aurait peut-être pas été convaincu non plus.

Elle toucha Jaime plus qu'aucune tournure poétique n'aurait pu le faire. Elle était bancale, peut-être sans intérêt, et pourtant il la trouva splendide.

L'amour existait, alors il était normal que, parfois, il puisse apparaître entre un frère et une sœur. Ce n'était pas contre-nature – c'était comme ça, et il n'y avait rien de choquant là-dedans.

Il était particulièrement ironique que cette phrase dépourvue de tout jugement et au contraire emprunte d'acceptation ait été prononcée par quelqu'un qui n'était même pas censé avoir d'âme.

Jaime, malgré lui, lui rendit son sourire.

« Je suis d'accord. »

.

Cersei, prostrée dans le canapé du salon, fixait le plafond sans vraiment le voir. La maison était vide et seul le bruit des battements de son cœur brisait le silence. Depuis combien de temps était-elle allongée là ? Elle jeta un coup d'œil distrait à l'horloge accrochée au mur. Dix-huit heures... Tyrion allait bientôt rentrer du lycée. Elle ferait bien de se mettre à préparer le dîner...

Se lever lui parut être un effort insurmontable. Cinq minutes supplémentaires passèrent avant qu'elle ne parvienne à se mettre debout. Pieds nus, elle était encore en pyjama – elle n'avait pas eu la force de s'habiller. Cersei se rendit dans la cuisine d'un pas traînant. Elle sortit quelques légumes du frigo puis, presque sans y penser, ouvrit un placard et saisit un pot de pâte à tartiner et constata qu'il était presque vide. Quand l'avait-elle acheté, déjà ? Hier ? Avant-hier ? Elle perdait le compte des jours. Entre deux légumes coupés, elle plongeait une cuillère à soupe dans le pot avant de la porter à sa bouche et d'avaler goulument. Elle savait que la culpabilité ne tarderait pas à montrer le bout de son nez, elle savait qu'elle devrait arrêter de manger tout et n'importe quoi à longueur de journée, mais c'était plus fort qu'elle... et puis, au point où elle en était...

Elle acheva la préparation de son gratin de légumes et, se désintéressant du pot à présent vide, sortit récupérer le courrier. C'était la première fois qu'elle sortait de la maison aujourd'hui. Frissonnant sous la brise fraîche de début avril, elle récupéra le tas de lettres sans vraiment y faire attention. Un rapide coup d'œil lui apprit que, comme d'habitude, elles étaient toutes destinées à son père. Cependant, lorsqu'elle les jeta sur la table du salon, une écriture plus que familière attira son attention. Elle se saisit avec fébrilité de l'enveloppe. Pas de doute : c'était bien l'écriture de Jaime. Et le courrier lui était destiné.

Pourquoi donc Jaime lui écrirait-il ? De plus en plus intriguée, elle s'empressa de déchirer l'enveloppe et de déplier la lettre.

Cersei,

J'espère que tu vas bien et que tu ne te sens pas trop seule. Je sais que ça doit être dur pour toi en ce moment et j'aimerais être avec toi, du coup j'ai pensé que c'était une bonne idée de t'écrire une lettre. J'espère que tu ne trouveras pas ça trop ringard. Moi, en tout cas, je trouve ça romantique.

De mon côté ça va à peu près. Je n'aime pas vraiment les cours mais je m'en sors pas trop mal. L'entraînement se passe bien aussi. Le prochain match est dans deux semaines alors je m'entraîne dur. J'aimerais bien que Tyrion et toi soyez là pour m'encourager, pour que je puisse vous rendre fiers de moi.

Tu me manques beaucoup et j'ai hâte de te revoir.

Je t'aime,

Jaime

Cersei relut la lettre une deuxième fois, puis une troisième, et une quatrième. C'était officiel : son frère était inconscient. Et si leur père était tombé sur cette lettre ? Qu'auraient-ils fait, alors ?

Mais, au fond, elle ne parvenait pas à être en colère. Certaines phrases étaient un peu maladroites, et ce n'était pas la lettre d'amour la plus éloquente du monde, et pourtant, et pourtant...

Pour la première fois depuis une éternité, un sourire sincère se dessina sur les lèvres de Cersei. C'était incroyablement romantique – c'était Jaime.

Sans attendre, elle dénicha une feuille de papier et un stylo et, sans cesser de sourire, commença à rédiger une réponse.

.

La pluie cessa de tomber peu après le déjeuner, mais Cersei-copie n'était pas d'humeur à aller se promener dans les jardins. Ce matin, elle n'avait pas non plus été d'humeur à assurer le cours qu'elle était censée donner et s'était fait remplacer par Jaime, qui n'était normalement pas censé assurer des cours avant l'après-midi.

« Tu ne pourras pas faire ça plusieurs fois sans conséquences, » l'avait-il avertie.

« Ça te va bien de dire ça, » avait-elle répondu sèchement. « Dois-je te rappeler combien de cours de sports tu as séchés ces derniers mois ? »

Vexé, il s'était éloigné sans rien ajouter. Cersei avait été tentée de le rattraper pour s'excuser, parce qu'elle savait qu'il ne souhaitait que l'aider et que, même s'il avait une curieuse façon de le montrer, il la comprenait, parce que lui aussi était passé par là.

Pourtant, elle était restée plantée là, clouée sur place par l'entêtante mélancolie dont elle ne pouvait se débarrasser, même si c'était ce qu'on attendait d'elle. Si elle manquait d'assurer ses obligations à plusieurs reprises, Baelish allait finir par la convoquer dans son bureau. Peut-être même qu'il en référerait à Aerys.

Cersei pensait toujours au créateur du programme Constellation en montant les escaliers jusqu'au dernier étage du pensionnat. Se promener dehors, là où elle serait susceptible d'apercevoir le banc où elle s'asseyait toujours avec Alyssa et où elles avaient gravé leurs initiales, était exclu – le meilleur moyen de passer à autre chose était peut-être tout simplement reléguer leur histoire d'amour et les objets qui y étaient associés dans les oubliettes de sa mémoire.

Une fois arrivée au dernier étage, Cersei se dirigea vers l'échelle menant à une trappe située tout au bout du couloir. C'était Rhaegar qui avait découvert son existence des années plus tôt. D'après lui, Aerys aimait se rendre sur le toit du pensionnat pour y prendre le soleil et observer ce qui se passait dans les jardins.

Observer son empire, pensa Cersei en se remémorant le poème Ozymandias, qu'elle connaissait déjà par cœur.

Robert lui proposait souvent de passer un moment en amoureux ensemble sur le toit. Pour lui faire plaisir, Cersei acceptait à chaque fois, même si être ainsi perchée à des dizaines de mètres du sol ne lui plaisait pas vraiment. Après leur rupture, elle avait cessé de venir.

Si elle montait de nouveau l'échelle aujourd'hui, c'était parce qu'elle était certaine que personne ne la trouverait ici. Et elle avait désespérément besoin d'être seule.

Sauf qu'il y avait déjà quelqu'un sur le toit.

La vue des longs cheveux blonds trop semblables aux siens la fit se figer sur place et suffit presque à lui faire faire demi-tour. Une nouvelle altercation avec son modèle était la dernière chose dont elle avait besoin en ce moment.

Pourtant, quelque chose l'empêcha de rebrousser chemin. Une musique provenant du téléphone portable de l'autre Cersei, posé à côté d'elle, faisait vibrer l'air de nostalgie.

Verrouille mon cœur, jette la clé

Comble mon amour d'extase

Retiens mon cœur dans ton étreinte chaleureuse

Et dis-moi que personne ne prendra jamais ma place...

Cette chanson, elle la connaissait. Elle appartenait au monde lointain et maintenant inaccessible de son enfance, quelque chose qui n'existait plus que dans ses souvenirs.

Elle avait le nom de la chanteuse sur le bout de la langue. Agitant les doigts, comme si elle essayait de repêcher ces fragments invisibles du fin fond de son esprit, elle s'avança vers son modèle.

Mon amour, dis-moi, dis-moi, dis-moi

Que tu resteras auprès de moi toujours, toujours, toujours, toujours, toujours, toujours...

La musique faiblissant, Cersei se décida à prendre la parole.

« Je connais cette chanson. »

L'autre Cersei sursauta et fit volte-face, des éclairs dans les yeux, de toute évidence furieuse d'avoir été dérangée. Ce fut en la regardant dans les yeux que ce qu'elle cherchait lui revint enfin.

« Auprès de moi toujours, de Judy Bridgewater. De l'album Chansons après la tombée de la nuit. »

Elle avait pensé à voix haute, ce qui lui valut de récolter une grimace méprisante en guise de réponse.

« Qu'est-ce que tu fabriques ici ? »

« J'habite ici. »

C'était à croire qu'il s'agissait de la seule manière dont elles parvenaient à débuter une conversation.

Cersei-modèle roula des yeux.

« Je veux dire ici. Sur le toit. »

« J'avais besoin d'être seule. Et toi ? »

Elle se mordit la lèvre.

« Moi aussi, » admit-elle avec réticence, comme si avoir le moindre point commun avec elle, aussi bref soit-il, lui déplaisait fortement.

« Je peux m'asseoir ? » demanda Cersei en pointant le sol du doigt.

« Fais comme tu veux. Je m'en moque. »

Il n'y avait aucune rambarde autour du toit, rien pour empêcher quiconque s'y promenant de tomber et de faire une chute mortelle, et pourtant Cersei-modèle était assise sur le bord et balançait ses jambes dans le vide, comme inconsciente du danger – ou peut-être ne s'en souciait-elle tout simplement pas.

Cersei fit preuve de plus de prudence et s'assit en tailleur. Son modèle ne fit aucun effort pour lui parler pendant de longues minutes. Tout juste lui jetait-elle un regard où se mêlaient méfiance et curiosité de temps à autre.

« Tu as dit que tu connaissais cette chanson, » lâcha t-elle finalement.

« Oui. »

« Comment ? »

Cersei trouvait étrange le fait de parler à quelqu'un lui ressemblant à ce point et se demanda si c'était ce qu'éprouvaient les vrais jumeaux. A Hautjardin, aucuns Supernovas n'étaient les copies de vrais jumeaux. Peut-être ferait-elle une recherche sur internet la prochaine fois qu'elle irait à la bibliothèque – elle n'était pas certaine que Baelish approuve ce genre de questionnement.

« J'avais un lecteur de cassettes, quand j'étais petite. Je crois que Rhaegar ou Viserys l'avait trouvé en ville et me l'avait donné, avec plusieurs cassettes. Celle-ci en faisait partie. C'était ma préférée. »

« Tu ne l'as plus ? »

Elle secoua doucement la tête, pleine de nostalgie.

« Tyrion l'a cassé il y a quelques années. J'ai voulu en retrouver un, mais les lecteurs de cassettes étaient déjà passés de mode depuis bien longtemps. Aucune boutique à Hautjardin n'en vendait. Et quant aux cassettes... elles étaient devenues inutiles, maintenant que je n'avais plus rien pour les écouter. Je les ai rangées au fond de mon armoire, et je les ai oubliées... jusqu'à aujourd'hui. »

Ce n'était pas tout à fait exact. Cersei avait effectivement oublié presque toutes les cassettes, elle ne se souvenait plus des chansons qu'elle écoutait à l'époque, ou très peu, mais Auprès de moi toujours était gravée dans sa mémoire parce qu'elle était associée à un souvenir bien précis. Mais, puisque ce n'était pas quelque chose qu'elle souhaitait partager, et encore moins avec son modèle, elle ne le lui précisa pas.

Cersei-modèle s'était légèrement tendue à la mention de Tyrion mais reprit bien vite contenance.

« Et toi ? Comment tu connais cette chanson ? »

Elle haussa les sourcils, un peu comme si elle ne s'attendait pas à ce que la question lui soit retournée. Cersei crut même qu'elle allait l'envoyer balader, ce qui semblait être une de ses spécialités, mais heureusement, elle n'en fit rien.

« J'ai dansé avec Jaime sur cette chanson pendant un bal de fin d'année. »

Le ton détaché avec lequel elle avait prononcé cette phrase ne trompa pas Cersei – son émotion était bien visible, malgré toute la volonté avec laquelle elle s'employait à la dissimuler.

Cersei avait déjà entendu parler de cette tradition perpétuée par les lycées de Westeros et en avait même eu un aperçu dans plusieurs films. Elle savait donc qu'il était peu commun qu'un frère et une sœur s'y rendent ensemble mais, en raison de ce que Tyrion lui avait révélé, elle n'en fut pas étonnée. Le moment lui sembla idéal pour aborder le sujet. Prenant le risque de récolter une gifle douloureuse, elle se lança.

« Tyrion m'a dit pour... pour toi et ton Jaime. »

Comme c'était à prévoir, Cersei-modèle braqua deux yeux acérés sur elle.

« Qu'est-ce que tu veux dire ? » jeta t-elle avec agressivité.

Cersei ne broncha pas.

« Exactement ce que j'ai dit. Il vous a vus vous embrasser, et il me l'a dit. »

Pendant le déjeuner, son petit frère lui avait également rapporté la conversation qu'il avait eue avec Jaime-modèle.

Le visage de son modèle s'était vidé de toutes ses couleurs.

« N'aie crainte. Je ne dirai rien. »

Elle avait bien des défauts mais elle se targuait de savoir garder un secret, même si elle soupçonnait l'autre Cersei de ne pas la croire. Celle-ci, bouche bée, ne disait toujours rien.

« Tu l'aimes. »

La froideur détrôna la surprise dans la vert de ses yeux, accompagnée d'un soupçon de défi et, étrangement, de fierté.

« Oui. »

Son ton était aussi assuré qu'il était possible de l'être, et Cersei n'y percevait ni honte, ni remords.

« Et je me fiche de ce que tu penses, » poursuivit-elle, des flammes au fond des prunelles. « J'aime Jaime, et Jaime m'aime. Nous sommes faits pour être ensemble. »

Quelque chose lui disait qu'en cas de réaction négative de sa part, son modèle aurait été parfaitement capable de la pousser du haut du toit.

« D'accord, » se contenta t-elle de répondre.

L'image de Cersei-modèle embrassant son Jaime lui parut bien trop étrange pour qu'elle lui permette d'occuper son esprit pendant plus de cinq secondes, mais ce n'était pas l'inceste en lui-même qui lui posait problème – elle avait simplement l'impression de se voir elle en train d'embrasser Jaime, et elle n'aimait pas Jaime de cette façon.

« C'est tout ? » s'étonna Cersei-modèle, qui s'attendait de toute évidence à autre chose.

« Je ne vais pas te jeter des pierres, » railla t-elle.

Son interlocutrice renifla avec mépris.

« La plupart des gens ne se gêneraient pas. »

« Je m'en moque, » assura t-elle. « Et Tyrion aussi s'en moque. Ce ne sont pas nos affaires. »

« En effet. Ce ne sont pas vos affaires. »

Cersei comprit qu'elle était congédiée, mais elle ne fit pas un geste et demeura là où elle était.

« Et... ton Tyrion... est-ce qu'il sait ? »

Elle jouait avec le feu. Si Jaime et Talisa étaient présents, il ne faisait aucun doute qu'ils lui intimeraient de se taire avant qu'il ne soit trop tard.

« Bien sûr qu'il sait, » s'esclaffa Cersei-modèle. « Il le sait depuis le début, ou presque. »

Ses changements d'humeur étaient décidément bien difficiles à suivre, mais puisqu'elle ne lui avait pas sauté à la gorge parce qu'elle avait osé lui parler de son petit frère, Cersei décida de poursuivre :

« Comment l'a t-il découvert ? »

Son modèle remonta la manche droite de son pull pour se gratter, l'air pensif. Cersei ne put s'empêcher de qualifier intérieurement son style vestimentaire de déplorable : pourquoi donc portait-elle un pull bien trop grand pour elle ?

« Un après-midi, Jaime et moi étions en train de nous embrasser dans ma chambre... il est entré sans frapper. C'était deux ou trois mois après notre premier baiser. »

« Et... il a bien réagi ? »

« Evidemment. Il nous aime plus que tout. Il ne nous a jamais jugés, jamais. »

Elle pinça les lèvres et des larmes perlèrent au coin de ses yeux, qu'elle essuya aussitôt.

« Ça... ça a l'air d'être quelqu'un de bien, » offrit maladroitement Cersei.

Comment réagirait-elle, si c'était son Tyrion qui était dans cet état, plongé dans un sommeil de plomb après avoir frôlé la mort ? Comment réagirait-elle si elle ne pouvait plus lui parler, le serrer dans ses bras, l'entendre rire ?

Son esprit, qui était décidément très fort pour ignorer ce qui la dérangeait, occulta soigneusement que c'était ni plus ni moins ce qui l'attendait dès que les chirurgiens seraient revenus.

« Il est bien trop gentil et naïf pour ce monde, » répondit son modèle, amère.

Cersei ne sut que répondre, cette fois, et se contenta d'acquiescer sans rien ajouter. Le silence revint, et il aurait peut-être été préférable pour elle de s'en aller, mais elle ne pouvait se résoudre à mettre un terme à cet échange aux accents surréalistes.

« Comment tu l'as découvert ? » reprit Cersei-modèle sans la regarder.

« Découvert quoi ? »

« Ce que tu étais. Ce à quoi tu étais destinée. »

C'était une question à laquelle elle ne s'était pas attendue et à laquelle elle n'avait pas imaginé avoir autant de difficultés à répondre. Elle ouvrait la bouche pour la refermer immédiatement, un peu comme un poisson hors de l'eau perdu et déboussolé.

« Eh bien... je crois que je l'ai compris au fil du temps... »

Et les étoiles renaîtront. La devise du pensionnat, qui résumait parfaitement leur destinée, leur était inculquée dès leur plus jeune âge. Bien sûr, à l'époque, ni Cersei ni les autres n'avaient compris de quoi il retournait exactement. Ça, c'était venu au fur et à mesure, par petites touches, par des sous-entendus, par des explications glissées ici et là par les gardiens ou les pensionnaires plus âgés.

« Mais... il y a un moment dont je me souviens... un moment où tout est devenu clair. »

Son modèle tourna la tête et la regarda bien en face.

« Raconte-moi. »

Alors Cersei, la gorge serrée, raconta.

.

D'un air ennuyé, Cersei observait la pluie tomber par la fenêtre de la salle de classe.

« Pourquoi on ne peut pas aller jouer dehors ? » demanda t-elle à Talisa.

Celle-ci était chargée de les surveiller pendant la récréation du matin, qui aujourd'hui ne se passait pas à l'extérieur en raison du mauvais temps.

« Tu le sais bien, Cersei, » répondit-elle avec gentillesse. « Il pleut. Si vous allez dehors, vous tomberez malades. »

Elle soupira une nouvelle fois. Si ça continuait comme ça jusqu'à la fin de la semaine, elle serait condamnée à passer son neuvième anniversaire enfermée, ce qui ne la réjouissait pas le moins du monde.

« Quand je serai grand, j'irai à Essos, » lança Oberyn, se désintéressant de la feuille qu'il coloriait avec Elia. « Là-bas, il ne pleut jamais ! »

« Et qu'est-ce que tu feras à Essos ? » demanda Daenerys en roulant des yeux.

Oberyn fronça les sourcils, puis son regard s'éclaira.

« Je serai une star de cinéma, bien sûr ! »

Brienne échangea un regard peu convaincu avec Jaime. Margaery, elle, le fixait avec admiration et hocha la tête.

Du coin de l'œil, Cersei s'aperçut que Talisa s'était crispée. Alors que ses camarades se mettaient à discuter des métiers qu'ils exerceraient plus tard, la gardienne se racla la gorge.

« Ecoutez... je sais que vous ne pensez pas à mal... mais j'entends de plus en plus de conversations de ce genre depuis quelque temps. Je pensais que vous aînés vous l'expliqueraient, mais... après tout, ce n'est pas leur rôle. Peut-être qu'ils ne pouvaient pas se résoudre à le faire. »

« Qu'est-ce qu'elle veut dire ? » demanda Tyrion à Cersei.

« Je ne sais pas... »

Talisa reprit :

« Le problème, c'est qu'on vous a informés sans vous informer. Et les étoiles renaîtront... vous répétez volontiers la devise du pensionnat, mais aucun de vous ne la comprend vraiment. Certaines personnes ici sont très heureuses se s'en tenir là... mais ce n'est pas mon cas. Si vous voulez mener une vie décente, alors vous devez être mis au courant, et comme il faut. Aucun de vous n'ira à Essos, et aucun de vous ne deviendra star de cinéma. Et aucun de vous ne travaillera dans des supermarchés, comme j'ai déjà entendu certains d'entre vous l'envisager. Vos vies sont toutes tracées. Vous êtes des Supernovas, ce qui signifie que vous avez été créés à partir d'un être humain vivant quelque part dans le monde. Si jamais les étoiles de votre modèle rencontrent un jour un problème, vous lui donnerez les vôtres. Vos camarades Soleils, eux, quitteront le pensionnat le jour de leurs dix-huit ans pour un centre où leurs étoiles vitales seront prélevées. C'est pour cela que vous avez tous été créés. Vous n'êtes pas comme les acteurs que vous regardez sur vos vidéos, vous... vous n'êtes même pas comme moi. Vous avez été introduits dans ce monde dans un but précis et votre avenir à tous, sans exception, a été déterminé à l'avance. C'est... c'est pour cela que vous ne devez pas parler comme cela. »

Sa voix se brisa sur la fin et, avant que quiconque ait le temps de réagir, Talisa quitta précipitamment la pièce. Cersei aurait juré qu'elle pleurait.

Un long silence suivit son départ.


Les répliques de Talisa sont en partie reprises du roman Auprès de moi toujours.