Bonsoir à tous !

J'espère que vous allez bien depuis la dernière fois ! Me revoici avec un nouveau chapitre, le dernier de ce looong flash-back ! Bon, vous vous en doutiez sûrement au vu des évènements du dernier chapitre, ce n'est pas le morceau qui respire le plus la joie, mais j'espère que cela vous plaira (enfin, façon de parler, vous me comprenez) malgré tout.

Bonne lecture :)


Chapitre 23 - Malédiction

Le roi cadet, où est le roi cadet ?

Les pas cliquetants du soldat en armure résonnaient dans les couloirs et m'ont brusquement tiré de ma réflexion. J'étais arrivé à la bibliothèque du palais tôt, ce matin-là, afin préparer le prochain conseil des ministres, et Shinbo m'avait rejoint pour me donner des conseils. En temps normal, la bibliothèque était un lieu paisible, dépourvue de la présence d'hommes en armes. Aussi, quand le garde a fait irruption devant la table où je travaillais, j'ai eu un mauvais pressentiment. Le front de l'homme perlait de sueur et les tics de son visage trahissaient une grande fébrilité ; pour qu'il entre en trombe dans cet espace du palais, il avait dû se passer quelque chose de grave. Était-il arrivé quelque à Chii ou à mes fils ?

Que se passe-t-il, soldat ? ai-je demandé en me levant de mon siège.

Une femme demande à parler au roi aîné, c'est urgent !

Mais … mon frère est parti en déplacement ce matin.

Je sais, c'est pourquoi on m'a chargé de venir vous trouver, votre majesté. Vous devez entendre cette femme, c'est terrible !

La voix du garde tremblait, il n'exagérait pas la gravité de la situation. J'ai adressé un regard à Shinbo, qui a hoché la tête.

Vas-y.

Dix minutes plus tard, je prenais place sur le trône de la salle d'honneur : c'était la première fois que je recevais l'un des sujets du royaume seul. Peu rompu à l'exercice, je craignais de commettre un faux-pas, aussi, j'avais fait mander Clef, qui assistait toujours mon frère lors de ses audiences.

Devant moi se tenait une femme aux traits tirés, aux cheveux nattés et aux habits humbles. J'ignorais de quelle partie du royaume elle provenait, mais elle paraissait épuisée : elle avait dû parcourir une longue distance pour arriver jusqu'ici. Elle serrait ses bras contre elle, sans oser lever les yeux vers moi. Pour la mettre en confiance, j'ai pris la parole le premier :

On m'a informé que vous souhaitiez voir le roi aîné, madame. Malheureusement, mon frère est actuellement absent du château, c'est pourquoi je vous reçois. Je suis Hideki Ier de Valeria, le roi cadet. Tout ce que vous direz sera transmis à mon frère dans la plus grande exactitude, vous pouvez parler sans crainte.

La femme a lentement relevé la tête vers moi et j'ai frémi. Ses yeux hagards charriaient une souffrance et un abattement si profonds que ma gorge s'est immédiatement nouée.

C'est horrible, votre majesté … les gens de mon village, à l'est des montagnes des Danhligh, et ceux des villages alentour … ils sont presque tous morts.

Mon cœur a manqué un battement et des sueurs froides ont coulé le long de mon dos. Près de moi, Clef avait pâli. La bouche sèche, j'ai demandé :

– Comment est-ce arrivé ? Que s'est-il passé ?

C'est l'eau, votre altesse … l'eau que nous tirons de nos puits et du loch. Je crois qu'elle est devenue empoisonnée. Tous qui en ont bu sont morts ou sont tombés gravement malades.

Je l'ai dévisagée tout en m'efforçant de garder mon sang-froid. Notre pays avait déjà connu des épidémies par le passé et il s'était toujours relevé de ces dures épreuves. Toutefois, si de l'eau avait empoisonné plusieurs villages, le reste du royaume devait immédiatement en être informé.

Majesté, a soufflé Clef. Nous devons dépêcher au plus vite des mages dans ces villages pour trouver la cause de l'empoisonnement de l'eau.

J'ai hoché la tête, puis je me suis tourné vers la villageoise :

– À combien pensez-vous que s'élève le nombre de victimes ?

L'inconnue a cillé et des larmes ont rempli ses yeux.

– Au moins cinq cents personnes. Dont mon mari et deux de mes fils.

Une pierre m'est tombée dans l'estomac et je me suis maudit pour mon manque de tact.

– Je suis sincèrement désolé, madame. Je vous présente mes plus sincères condoléances.

– Ce … ce n'est rien, votre altesse. Vous n'êtes pas responsable de ce malheur.

Pourquoi, à ces simples mots, ai-je senti mes entrailles se tordre ? Et pourquoi avais-je l'impression qu'au contraire, j'étais en partie responsable de cette catastrophe ? Le nombre de morts était beaucoup plus élevé que je ne l'imaginais, si le poison contenu dans l'eau des puits et des lochs était consommée par les villages les plus proches, le chiffre risquait de grimper à toute vitesse. Je ne pouvais pas attendre que mon frère revienne de voyage.

– Clef, fais préparer un cortège de mages et une escorte. Je vais me rendre sur place, et tu vas m'accompagner.

Le mage m'a adressé un regard surpris, mais aussi teinté de respect, et pour la première fois de ma vie j'ai eu l'impression d'avoir pris la bonne décision en tant que souverain.

– Oui, votre majesté.

Une heure plus tard, je me mettais en selle dans les écuries royales. Avant mon départ, j'étais passé prévenir Chii dans nos appartements : quand je lui avais révélé ce qu'il s'était passé, elle avait blêmi, puis elle avait hoché la tête.

– Pars vite. Ce sont tes sujets, tu dois leur porter secours.

Son ton se voulait ferme, pourtant je n'avais pas pu m'empêcher de noter une légère oscillation dans sa voix, comme si elle ne s'inquiétait pas uniquement pour les habitants de Valeria. Sur le moment, j'avais décidé de ne pas y prêter attention. J'avais pris ses mains dans les miennes et j'avais soufflé :

– Oui. Prends bien soin de Fye et de Yuui pendant mon absence.

Elle avait acquiescé et j'avais rejoint le cortège que Clef avait rassemblé. Une calèche avait été attelée à l'intention de la villageoise qui était venue nous avertir, et tandis que nous prenions la route, j'espérais que mon frère serait rapidement de retour au palais. S'il revenait avant moi, j'avais chargé Chii de l'informer de la situation afin qu'il prenne les mesures qu'il jugerait nécessaire.

Nous avons atteint le village à l'est des montagnes de Danhligh le lendemain, en fin de matinée. Cinq jours seulement s'étaient écoulés depuis que la femme que j'avais reçue avait quitté ses terres, mais le nombre de victimes avait continué de croître. Dès mon arrivée, la sensation d'entrer dans un village fantôme m'a saisi à la gorge. Les biens portants se relayaient de maisons en maisons pour soigner les malades, les bras chargés de remèdes. Au-dessus de petits feux qu'on avait allumés en pleine rue pendaient des herbes aromatiques dont le parfum combattait l'odeur atroce de la mort, et à l'écart des zones d'habitations, des hommes et des femmes creusaient des tombes pour ceux qui avaient déjà succombé. Seul le bruit de leur pelle contre la terre et le crépitement des foyers venaient troubler le silence glaçant.

La moitié des mages qui nous avaient accompagnés ont prêté main-forte aux guérisseurs, les autres ont inspecté l'eau des puits et du loch et les soldats ont épaulé ceux qui portaient les cercueils. Ce village comptait à lui seul près de sept cents morts et presque autant de malades ; les quatre bourgs à proximité se trouvaient dans un état similaire. Si cela continuait, c'était toute la vallée qui risquait d'être touchée. Les mages ont ordonné aux familles de filtrer l'eau à travers un tissu fin, puis de la faire bouillir pendant quelques minutes avant de la consommer. Le soir même, Clef est venu me trouver dans une maison qu'on avait mise à notre disposition.

– Les nouvelles ne sont pas bonnes, votre altesse. Les mages ont travaillé toute la journée, mais ils ne parviennent pas à déterminer la cause de l'empoisonnement de l'eau. Même en la faisant bouillir, il semblerait que cela soit insuffisant à la rendre potable. Les magiciens peuvent la purifier à l'aide de sortilèges, mais cela est long et pour offrir de l'eau à tous les habitants de la vallée, il nous faudrait presque un mage pour deux familles … même à la cour, nous ne possédons pas une telle réserve d'hommes.

J'ai serré les poings, ne pouvant me résoudre à abandonner des centaines d'innocents à une mort certaine.

– Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir. Envoie un message à la cour pour mobiliser le plus de mages possibles. Seuls ceux qui occupent un poste clé devront rester sur place.

– Majesté, nous devons faire attention à la manière dont nous employons nos effectifs. Si tous les mages disponibles sont dépêchés ici, à l'extrémité est du pays, cela pourrait s'avérer problématique en cas d'évènement grave à l'autre bout du royaume.

J'ai froncé les sourcils : la remarque de Clef était judicieuse, mais je me refusais à limiter mon action dans le cas d'une hypothétique autre catastrophe.

– Par ailleurs, votre altesse, il y a autre chose qui me préoccupe.

– Quoi donc ?

– Les puits peuvent être condamnés, mais l'eau du loch se ramifie en plusieurs rivières et court dans toute la région. Le risque de contamination massive est réel.

J'ai blêmi en prenant conscience de la justesse de ses propos. Je me préoccupais du sort des habitants les plus proches, mais le fléau pouvait en effet s'étendre bien au-delà des quatre villages actuellement concernés… et affecter tout le pays.

– Tu as raison, Clef. Je vais envoyer les soldats qui nous ont accompagné avertir les bourgs de la vallée au plus vite. Si les mages concentrent leur action sur le loch, pourraient-ils purifier l'eau ?

– C'est possible, mais cela risque de prendre du temps.

– Peu importe le temps. Nous déplacerons temporairement les familles rescapées et nous leur rendrons leurs sources d'eau.

– Vous rendez-vous compte ce que suppose le déplacement de plusieurs villages ?

– Je ne laisserai pas mourir ces gens. Je suis le roi cadet de ce royaume, il est de mon devoir de les aider.

– Oui, je comprends. Veuillez me pardonner d'avoir contesté votre décision.

Le lendemain, des renforts sont arrivés de la capitale : les soldats ont pris la direction des villages de la région pour les avertir du danger et commencer à organiser l'évacuation des populations. Pendant ce temps, les magiciens ont commencé à étudier la meilleure façon de purifier l'eau du loch. Clef a insisté pour que je rentre à la capitale afin d'être présent pour parer à tout type d'urgence. Il m'a assuré qu'il resterait pour coordonner les magiciens sur place, j'ai donc repris la route avec une escorte réduite.

À mon retour, j'ai appris que mon frère était lui aussi revenu au palais. Chii l'avait mis au courant de mon voyage et je lui ai rapporté les derniers évènements. J'espérais que l'installation des populations dans des villages sains et le traitement de l'eau par nos magiciens sauverait cette région, mais j'avais conscience que de nombreux malades pouvaient décéder dans les jours à venir.

– Tu aurais dû me prévenir plus tôt ! m'a reproché mon frère. Un pigeon voyageur est rapide à envoyer et si j'avais su ce qu'il se passait, j'aurais pu te rejoindre.

– Excuse-moi … j'ai pensé que vu l'urgence de la situation, mieux valait que je me déplace seul.

– À l'avenir, évite de prendre ce genre de décisions hâtives. Je te rappelle que je suis le roi aîné de Valeria, je dois être le premier informé de tout.

J'ai haussé les sourcils : j'avais toujours su que mon frère n'aimait pas qu'on supplante son autorité, mais je croyais pourtant avoir bien agi face à la gravité des évènements. Me faire des reproches me paraissait exagéré, voire puéril. À moins que … en observant mon frère, j'ai eu l'impression que sa contrariété allait au-delà de cette affaire d'empoisonnement.

– Y-a-t-il autre chose qui t'inquiète ?

– Comment ? Non, non, rien. Les mages qui surveillent la prison d'Ingvar ont-ils bien été maintenus à leur poste ?

– Évidemment, ils font partie des magiciens inamovibles.

– Bien.

J'ai froncé les sourcils : que mon frère se préoccupe de la prison d'Ingvar aurait dû me paraître normal, pourtant il me semblait que cette question en cachait une autre. J'ai pris congé et j'ai rejoint Chii dans nos appartements. Fye et Yuui jouaient dans une chambre attenante à la nôtre et Chii lisait, assise dans un fauteuil près de la fenêtre. Elle a paru soulagée de me revoir et m'a pressée de questions. Son visage s'est assombri à mesure que je lui résumais ce que j'avais vu, mais lorsque j'ai mentionné l'étrange attitude de mon frère, elle s'est brusquement tendue. Son regard s'est perdu dans le vide et ses poings se sont serrés si fortement que ses jointures ont blanchi.

– Chii … Chii, qu'y-a-t-il ?

Ses yeux avaient pris une teinte grise et sa bouche s'était contractée en un rictus de défiance.

– Hideki … à ton avis, pourquoi ton frère t'a posé cette question à propos d'Ingvar ?

– Il devait s'inquiéter, non ? Après tout, cet homme est dangereux.

– Non, ce n'est pas pour ça.

– Pourquoi alors ?

– Avant que tu ne reviennes, ton frère m'a demandé si Fye et Yuui allaient bien et si j'avais constaté des changements dans leur caractère ou dans la manifestation de leurs pouvoirs magiques.

– C'est bien la première fois qu'il s'intéresse à nos fils !

– Oui, et qu'il le fasse au moment où survient cette vague d'empoisonnements ne me rassure pas du tout.

– Comment ça ? Où veux-tu en venir ?

– Tu te rappelles de ce qu'a dit Ingvar, le jour où il a été arrêté ?

Comment aurais-je pu l'oublier ? Les mots qu'il avait prononcés, alors que son escorte le conduisait hors de la salle d'audience, étaient gravés dans mon esprit. « Ces enfants portent une magie trop puissante, une magie maudite, votre altesse. D'ici peu, des fléaux vont s'abattre sur notre pays. » Mes yeux se sont agrandis et j'ai compris où Chii voulait en venir.

– Mais enfin, c'est impossible ! Fye et Yuui ne seraient jamais responsables ce qui se passe dans l'est du pays ! Ce ne sont que des enfants, et même s'ils possèdent une grande magie, ils ne pourraient jamais déclencher une telle catastrophe, encore moins aussi loin !

Ma femme a pincé les lèvres.

– Chii, ne me dis pas que tu penses que …

– Non, bien-sûr que non. Je sais que nos enfants sont innocents, mais j'ai peur … J'ai peur que ton frère s'imagine qu'Ingvar disait la vérité.

– Il ne penserait jamais une chose pareille. Il déteste Ingvar, cela se lit dans ses yeux, il ne lui accordera jamais aucun crédit.

– Alors pourquoi l'a-t-il écouté parler, ce jour-là ?

J'ai ouvert la bouche, mais je suis demeuré incapable de répliquer quoi que ce soit. J'ignorais pourquoi mon frère avait agi de la sorte et je lui en avais voulu de ne pas avoir éconduit Ingvar plus rapidement.

– Il m'a assuré qu'il ne croyait cru un mot de cette histoire d'enfants maudits.

Chii m'a longuement dévisagé et dans ses yeux, la méfiance ne s'effaçait pas. Elle a finalement lâché, d'une voix grave :

– J'espère qu'il ne t'a pas menti.

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Malgré mes précautions pour protéger les villages de l'est, un grand nombre d'habitants, souvent les plus fragiles ou ceux qui n'avaient pas pu être prévenus à temps, sont décédés après avoir bu de l'eau empoisonnée. Au total, plus de cinq mille personnes ont perdu la vie en six mois. De leur côté, les mages ont eu toutes les peines du monde à créer les sortilèges adéquats pour purifier les rivières et les puits, et lorsqu'ils ont trouvé enfin les bonnes formules, ils ont vite compris que les appliquer à toute la vallée de Dangligh relevait d'un tour de force. Pendant plusieurs semaines, ils ont sillonné cette région désertée de toute vie et ont rendu à l'eau sa potabilité. Plus de cent mages avaient été réquisitionnés pour cette tâche qui exigeait une énergie considérable.

Un an s'était écoulé quand les habitants déplacés ont enfin pu regagner leur région d'origine et retrouver une eau propre à la consommation. Pour remercier les rois de Valeria du secours qu'ils leur avaient apporté, nous avons reçu de nombreux dons de leur part. J'espérais que malgré les morts, cette région se reconstruirait peu à peu. J'avais le sentiment d'avoir accompli mon devoir de souverain et même si j'aurais souhaité faire plus, je savais le peuple de Valeria enfin en sécurité.

Mais cela n'a pas duré.

Alors que débutait le mois d'août, un homme s'est présenté à la cour et a demandé à être reçu en audience par le roi aîné. Mon frère, une fois de plus, était absent, et lorsqu'un soldat est venu me chercher à la bibliothèque, une désagréable sensation de déjà-vu m'a tordu les boyaux. Avec appréhension, je l'ai suivi jusqu'à la salle d'honneur : l'expression accablée de l'inconnu m'a rappelé de manière saisissante celle de la femme que j'avais entendue un an auparavant. La façon dont il fixait ses pieds tout en retournant un chapeau entre ses mains a porté mon angoisse à son comble ; je me suis hâté de prendre place sur le trône. Clef avait été prévenu, comme la dernière fois. Je lisais sur son visage la même inquiétude que la mienne, mais je me suis efforcé de rester calme. Après avoir excusé l'absence de mon frère et m'être présenté, j'ai invité l'homme à prendre la parole. Il a décliné son identité, puis a expliqué :

Je viens du sud du pays, votre altesse, de la région de Beartas. Comme vous le savez sûrement, c'est une contrée agricole, nous vivons de la terre et nos champs nourissent tout le royaume.

En effet.

Il y a trois jours, un orage a éclaté et de la grêle est tombée sur nos champs. Cela arrive parfois, mais jamais avec la violence dont nous avons été témoins cette fois-ci. Les toits des maisons ont été troués et de nombreuses récoltes en ont pâti, alors que nous commencions tout juste la moisson. Au moins un tiers de notre production annuelle a été anéantie.

J'ai avalé ma salive. Le sud de Valeria concentrait la plupart de nos terres arables et tout le pays dépendait des denrées produites dans cette région. Un tiers de la production perdue, cela signifiait des restrictions à prévoir pour tout le peuple d'ici le prochain hiver …

Nous avions commencé à couper les cultures touchées par la grêle pour permettre aux céréales et aux légumes encore en état de continuer à croître, mais la nuit suivante, il a commencé à neiger.

Pardon ?

Oui, votre altesse, vous avez bien entendu. Les températures brusquement chuté et il a commencé à neiger. Depuis, ça ne s'arrête plus. Ici, vous n'en ressentez pas encore les effets, mais d'ici quelques jours le même temps arrivera sur la capitale. Toutes les récoltes qui ont échappé à la grêle vont geler. Nous risquons la famine, votre majesté.

J'ai eu l'impression que mon sang venait brusquement de s'arrêter de circuler dans mes veines. Nous avions déjà perdu de nombreuses vies à cause de l'empoisonnement des puits et des lochs ; si la famine s'abattait sur le pays, ce serait une véritable catastrophe. Je ne pouvais pas rester les bras croisés en attendant mon frère revienne de voyage, je devais agir. J'ai échangé un regard avec Clef.

Fais préparer un bataillon de deux cents hommes, nous partons sur-le-champ. Il faut sauver les récoltes qui peuvent encore l'être.

Le mage a acquiescé, même si, cette fois, j'ai lu plus d'inquiétude que de respect dans son regard. J'ai pris soin d'avertir mon frère de la situation par pigeon voyageur, afin qu'il ne puisse me faire aucun reproche, puis je suis allée informer Chii de la situation. À mesure que je parlais, j'ai vu son expression se décomposer.

C'est terrible …

Je savais à quoi elle pensait, et j'ignorais si les mots qu'elle avait prononcés faisaient allusion au risque de famine ou à la menace qu'elle sentait planer sur nos enfants. Je l'ai prise par les épaules et j'ai déclaré :

Ne pense pas à ce qu'a dit Ingvar. Tu sais très bien que tout cela n'est qu'un tissu de mensonges.

Oui, je sais …

Sa voix tremblait, mais je ne pouvais pas m'attarder. Je lui demandé de faire attention à elle, à Fye et à Yuui, je l'ai embrassée, puis j'ai rejoint la garde qui m'attendait.

Si les villages décimés par l'empoisonnement m'avaient horrifié, il m'a fallu un certain temps avant d'admettre que le paysage que j'ai découvert à mon arrivée était bien réel. J'avais laissé derrière moi une capitale brûlante sous le soleil d'août pour me retrouver face à des champs recouverts de vingt centimètres de poudreuse. Je n'avais jamais douté de la sincérité de l'homme que j'avais reçu, mais observer ce phénomène de mes propres yeux n'en restait pas moins incroyable. Ici, aucun cadavre ne s'entassait en attente d'une sépulture, mais en filigrane des cultures ravagées par le gel j'imaginais les futures victimes d'une famine générale. Les hommes qui m'accompagnaient ont rejoint les paysans qui s'affairaient et je suis descendu de ma monture pour les aider.

Le soir-même, un dixième de la production avait été mise à l'abri. C'est tout ce que nous avons pu sauver avant qu'une nouvelle chute de neige ne vienne anéantir la moindre racine encore en vie. Je savais que ça ne serait jamais suffisant pour nourrir toute la population durant l'hiver, même en divisant les rations par deux. À cet instant, un soldat est venu m'avertir :

Votre altesse, le roi aîné vient d'arriver.

Mon frère avait donc reçu mon pigeon voyageur ? Il avait fait vite. Je me suis levé au moment où il entrait dans la maison que l'on avait mise à ma disposition. Étrangement, ses cheveux m'ont paru encore plus blancs que d'habitude, et les reflets ardents que la cheminée dessinait sur son visage lui conféraient une allure presque effrayante.

– J'ai reçu ton message, même si j'aurais préféré ne jamais lire une telle nouvelle.

– Merci d'être venu si vite. J'ai pris les devants avec une escouade des soldats pour venir en aide aux paysans. Un dixième de la production a pu être mis au sec dans les granges.

– Un dixième seulement ?! Ce ne sera jamais assez !

– Nous avons fait tout ce que nous avons pu.

– Maudite soit cette neige !

Mon frère s'est mis à tourner en rond, le visage empreint d'une inquiétude qui accentuait les rides de son front et des ailes de son nez. À mesure qu'il marchait, je me suis rendu compte que son expression se durcissait.

– Ce n'est pas possible … ce n'est pas possible ! fulmina-t-il. D'abord, l'empoisonnement de l'eau, et maintenant, la grêle et le gel ?

– C'est vrai que les aléas de la nature ne nous laissent aucun répit depuis un an …

– Les aléas de la nature ? Ne dis pas d'idioties ! Nous sommes au mois de juillet et trente centimètres de neige recouvrent nos terres les plus fertiles ! À ce niveau-là, ce n'est plus un aléa, c'est une malédiction !

J'ai sursauté et les paroles d'Ingvar ont résonné dans ma tête, une fois de plus. Non, ça ne pouvait pas être ça. Mon cœur s'est comprimé et j'ai murmuré d'une voix blanche :

– Ne me dis pas … que tu crois qu'Ingvar avait raison ?

Mon frère m'a adressé un long regard, qui m'a fait frémir. Dans ses pupilles noires, des émotions contradictoires ferraillaient. La neige qui désolait nos terres n'était pas la seule cause de sa rage, j'en aurais mis ma main à couper. Il paraissait aussi en colère contre Ingvar, contre moi, et enfin … contre lui. Pourquoi ? Quel était cet étrange sentiment contre lequel il luttait et qui le rendait si menaçant ? Je l'ignorais, mais ses yeux me donnaient la sensation d'abriter une créature pleine de rancœur, prête à sortir ses griffes pour lacérer quiconque oserait le contrarier. Il m'a dévisagé pendant quelques instants, puis, d'une voix où pontait le dédain, il a finalement lâché :

– Ingvar ? Je me moque de ce que peut penser cette vermine …

J'aurais dû me sentir soulagé de cette réponse, je le sais. Alors, pourquoi dès que mon frère mentionnait Ingvar, j'avais eu l'abominable impression qu'il me mentait, et qu'il se mentait à lui-même ? J'aurais préféré qu'il avoue franchement son opinion, mais je ne savais pas comment agir pour qu'il change d'attitude. Il a détourné le regard et a déclaré :

– Cette neige d'été nous prend au dépourvu. J'espère qu'elle ne durera pas.

– Nous possédons des réserves d'urgence, n'est-ce pas ? Nous pouvons y recourir pour fournir des céréales à la population pour tenir le prochain hiver ?

– Oui.

– Alors, il n'y a plus qu'à prier pour les récoltes de l'an prochain soient abondantes.

Mon frère a froncé les sourcils.

– En effet … il n'y a plus qu'à prier.

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Les dieux n'ont pas entendu les suppliques d'Hideki et de son frère. Loin d'être passagères, les chutes de neige qui s'étaient abattues au sud de Valeria se sont étendues à l'ensemble du pays en l'espace de deux mois. Le blé qui n'attendait que d'être moissonné, les fruits et légumes qui étaient prêts à être cueillis, tout a été fauché par les vents septentrionaux.

À l'automne, le roi aîné a ouvert les réserves de grains du royaume et un système de rationnement a été mis en place. Hélas, les portions journalières demeuraient trop faibles pour nourrir correctement la population, et certains légumes, touchés par le gel, étaient devenus impropres à la consommation. Le peuple a commencé à souffrir de la faim et pour pallier l'insuffisance alimentaire, un marché noir s'est développé : sur les étals clandestins, le pain valait quatre fois son prix habituel. Le roi aîné a demandé au pays de Dál Gleann de nous venir en aide ; étrangement, la neige ne touchait que Valeria et épargnait les contrées voisines. Le souverain de Dál Gleann a accepté de partager avec nous une partie de ses récoltes, ce qui nous a permis de tenir deux mois supplémentaires. Le froid, tel le harfang près à fondre sur sa proie, avait refermé ses serres sur Valeria et les températures sont demeurées négatives de novembre à mars. Craignant de condamner leurs troupeaux d'ovins à la mort par hypothermie s'ils les tondaient, les éleveurs n'ont pas prélevé la laine de leurs moutons. La disette générale s'est installée : tout manquait, les vêtements chauds, la nourriture, et surtout le bois, entraînant une baisse de la production de tous les biens nécessitant une source de chaleur pour être fabriqués. Les céramistes, les forgerons, les souffleurs de verre, les potiers d'étain, les tanneurs, tous ont quasiment cessé leur activité. Certains ont fait faillite, d'autres ont subsisté à grand-peine. Les privations et le bouleversement climatique a fragilisé la résistance de la population. Les femmes enceintes, sous-alimentées, donnaient naissance à des bébés malingres qui mourraient dans les trois jours. Les vieillards, au corps moins vigoureux que les jeunes, succombaient à un simple rhume. Quant aux pauvres des villes, qui peinaient à trouver du bois de chauffage et qui vivaient dans des maisons insalubres, ils n'ont guère résisté longtemps aux températures glaciales.

Près de vingt mille personnes sont décédées durant cet hiver.

Afin de protéger Fye et Yuui, Hideki et moi avons décidé qu'ils ne sortiraient plus du palais. Moi-même, je ne le quittais presque pas. Je restais la plupart du temps auprès de mes fils, qui, malgré leur réclusion, comprenaient parfaitement que leur pays vivait une tragédie. Ils poussaient souvent un fauteuil près de la fenêtre de leur chambre et, juchés sur le même siège, ils observaient le paysage asphyxié de blanc avec inquiétude. Ils maîtrisaient parfaitement le langage désormais et je devinais qu'ils écoutaient aux portes. Ils savaient que leur pays souffrait, ils savaient que les habitants de Valeria mourraient, ils savaient que leur père et leur mère avaient peur, mais la plupart du temps, ils ne disaient rien. J'aurais préféré qu'ils pleurent ou qu'ils me fassent part de leurs craintes ; des enfants aussi jeunes n'auraient pas dû garder pour eux de telles angoisses. De temps en temps, ils me posaient une question. Je me rappelle ce jour où Yuui s'est approché de moi et m'a demandé d'une toute petite voix :

Maman … pourquoi il fait aussi froid dans notre pays et pas dans les autres ?

Dans ses grands yeux bleus, je lisais tout le sentiment d'injustice qu'il éprouvait. D'une voix que j'ai tâché de ne pas faire trembler, j'ai répondu :

Je ne sais pas, Yuui. Votre oncle a ordonné à ses mages et à ses druides de mener une enquête afin de déterminer l'origine de ce froid. Les mages ne parviennent pas à donner une explication rationnelle à tout cela, et les druides ne croient pas que nous ayons offensé les dieux. Alors, pour le moment, ce froid reste un mystère.

Mais il s'arrêtera, hein ? Les gens pourront de nouveau manger normalement ? Et toi aussi, tu ne seras plus obligée de te priver ?

Je pensais qu'il ne l'avait pas remarqué. Depuis plusieurs mois, j'avais diminué mes portions journalières afin que lui et Fye mangent à leur faim. Je croyais avoir été discrète, mais je me trompais. Yuui continuait de me fixer nerveusement et j'aurais voulu pouvoir lui répondre avec plus de conviction que je ne l'ai fait, mais le sourire que je lui ai adressé était bien fade.

Oui, sans doute.

Il savait que je lui mentais, mais il ne m'a fait aucun reproche. En miroir de mon sourire feint, il s'est composé un visage faussement rassuré et est retourné jouer avec son frère. J'ai été lâche, je le sais. Je mentais à mon fils en croyant le protéger, mais je ne faisais qu'accroître sa peur. Et lui, bien plus courageux que moi, encaissait tout sans broncher. Pourquoi ne s'énervait-il pas ? Je m'en voulais terriblement, j'aurais voulu le rassurer, mais j'en étais incapable.

Quand avril est arrivé les températures ont repassé au-dessus de la barre des zéros, tout en demeurant très froides. Le peuple exsangue espérait de toute son âme l'arrivée du printemps afin de pouvoir semer de nouvelles récoltes, mais le printemps n'est jamais arrivé. Si la neige a fondu en mai, le froid avait tellement durci les champs qu'il était impossible de les labourer.

Le jour du quatrième anniversaire de Yuui et de Fye, la neige a recommencé à tomber. À partir de cette date, elle n'a plus jamais laissé notre pays en paix. Le gel a crevassé nos terres impuissantes, a brisé les os de nos arbres atrophiés. Les réserves de grains du royaume étaient épuisées et les souverains voisins, qui devaient aussi penser à la sécurité de leur peuple, ont refusé de partager une nouvelle fois leurs récoltes avec nous. À la disette a succédé la famine : on se battait devant les boulangeries, on achetait illégalement des denrées à prix d'or, on tuait les cochons et les moutons qui avaient été précieusement gardés en vie jusqu'alors. Au mois d'octobre, un blizzard impitoyable a décimé les troupeaux. Avec l'accord d'Hideki, j'ai supervisé l'ouverture de trois hospices afin d'accueillir les plus indigents. Ces établissements ont rapidement débordé de miséreux, de personnes âgées démunies et de malades : il était impossible de tous s'en occuper convenablement.

Au palais royal, de nombreux nobles avaient quitté la cour pour rejoindre leurs terres et aider comme ils le pouvaient les paysans de leur fief. Les plus lâches, toutefois, étaient restés dans l'enceinte protectrice du château afin de bénéficier des livraisons de nourriture que nous recevions chaque matin. L'ambiance entre courtisans s'était envenimée et des querelles éclataient parfois, mais je ne m'en mêlais jamais.

Pourtant, un jour que je remontais de la bibliothèque vers nos appartements, des bribes de conversation me sont parvenus. Je n'y ai d'abord prêté attention et j'ai commencé à gravir les marches du grand escalier. Les échos me sont alors parvenus plus distinctement. Je me suis approchée de la rambarde et j'ai repéré un groupe de quatre nobles qui discutaient en contrebas.

Cet hiver qui n'en finit pas … plus de blé, plus de légumes, le bétail se meure, si ça continue nous allons tous mourir !

Depuis l'anniversaire des princes jumeaux, les conditions climatiques se sont à nouveau dégradées, c'est pire que l'hiver dernier.

Oui, depuis l'anniversaire des princes jumeaux … et vous savez ce que l'on dit ? Que ces enfants seraient en grande partie responsables de tout ce qui nous arrive.

Vraiment ?

Absolument. Il paraît qu'ils possèdent en eux une quantité de magie incommensurable, tellement puissante qu'elle en serait maudite.

Maudite, tu dis ? Oui, ça expliquerait bien des choses. Les fléaux qui s'abattent sur notre pays résultent forcément d'une malédiction. Sinon, les mages et les druides auraient déjà trouvé un moyen de contrer ce froid dévastateur … mais les sortilèges des sorciers ne résolvent rien et les prières des druides restent sans effet.

Personne ne peut plus rien faire, parce que ces jumeaux sont trop puissants.

Et si le roi aîné les condamnait à mort ? Cela sauverait le pays !

Tu es fou ? Si on les tue, les phénomènes cataclysmiques pourraient s'intensifier !

Alors quoi, on va tous crever, c'est ça ?

Ce serait au roi aîné de trancher.

C'est sûr qu'il ne faut pas poser la question au roi cadet. Il ne sera jamais objectif puisque ce sont ces fils !

Une main plaquée sur ma bouche, j'étais incapable de bouger. J'avais l'impression qu'on avait coulé sur mes pieds un baquet de chaux vive pour me paralyser et me contraindre à entendre les paroles abjectes de ces nobles. « Personne ne peut plus rien faire, parce que ces jumeaux sont trop puissants. » «Et si le roi aîné les condamnait à mort ? Cela sauverait le pays ! » Un haut-le-cœur m'a soulevée, mais mes jambes ne répondaient toujours pas. Comment savaient-ils ? Comment étaient-ils au courant de la prédiction d'Ingvar ? Comment ce mensonge avait-il pu filtrer à travers les murs du palais au point qu'un banal courtisan en connaisse la teneur ? Je devais parler à Hideki immédiatement, nous devions mettre fin à cette rumeur au plus vite. La sécurité de Fye et de Yuui en dépendait. D'un pas chancelant, j'ai réussi à me remettre en mouvement. Parvenue à l'étage, j'ai pressé le pas, de plus en plus vite. Je courais presque quand j'ai croisé deux femmes qui provenaient d'un couloir perpendiculaire au mien : il s'agissait de nobles de rang inférieur. Elles se sont arrêtées, sans doute surprises de me voir sans mes dames de compagnie, et leurs chuchotements me sont parvenus.

C'est la reine cadette …

On la voit peu, ces derniers mois …

Elle doit avoir honte de se montrer en public. Après tout, c'est elle qui a mis au monde les enfants maudits.

Le pays n'agoniserait pas si le roi cadet ne l'avait pas épousée et si ces jumeaux n'étaient pas nés. À la place de la reine cadette, je n'oserais plus sortir de ma chambre.

Moi, je crois que je culpabiliserais tellement que je mettrais fin à mes jours.

J'avais envie de leur hurler de se taire. J'ai bifurqué à droite, puis à gauche. Plus que quelques centaines de mètres et j'aurais rejoint mes appartements. Enfin, j'ai vu la porte de notre chambre. J'ai tourné la poignée d'un geste sec et je me suis engouffrée à l'intérieur. J'ai refermé le battant avec violence pour m'y adosser, le souffle court et la nuque trempée de sueur.

Hideki travaillait à son bureau, Fye et Yuui jouaient sur les tapis près de notre lit. Devant mon arrivée fracassante, ils ont tous suspendus leur activité et m'ont dévisagée avec stupeur.

Chii, a murmuré Hideki. Qu'est-ce qu'il se passe ?

Je dois te parler. Tout de suite.

Hideki, préoccupé, a jeté un coup d'œil à Fye et à Yuui.

Les garçons, vous voulez bien aller jouer un moment dans votre chambre, s'il vous plaît ?

Les jumeaux ont échangé un regard, puis, sans un mot, ils se sont levés et ont disparu dans la pièce adjacente. Dès que nous avons été seuls, j'ai raconté d'une traite à mon mari ce que j'avais entendu.

Ils sont tous persuadés que Fye et Yuui sont la cause des malheurs de Valeria. Comment sont-ils au courant de la prédiction ? Comment ce bruit infâme a-t-il pu se répandre aussi vite ?

Peut-être les gardes qui étaient présents le jour de l'arrestation d'Ingvar ont-ils parlé de ce qu'ils avaient entendu ?

Pourtant, Ingvar a été emprisonné, personne ne devrait croire de telles calomnies !

Les temps sont durs, les gens deviennent paranoïaques.

Il faut absolument freiner ça. Si tu savais avec quel détachement il parlait de tuer nos enfants … rien que de m'en rappeler, j'en suis malade !

Hideki m'a prise dans ses bras pour me calmer et m'a serrée contre lui.

Je vais aller parler à mon frère.

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– Son altesse le roi aîné n'est pas disponible pour le moment.

Consterné, j'ai fixé les deux gardes dont le ton ne souffrait aucune contradiction.

– Comment ça ? Je sais qu'il est dans son bureau depuis le début de l'après-midi, il n'est pas sorti aujourd'hui.

– Il n'est pas disponible. Demandez une entrevue.

– Mais … je ne vais pas demander une audience officielle pour parler à mon frère ! Laissez-moi passer.

Les deux soldats se sont interposés entre moi et la porte.

– Nous avons ordre de ne laisser entrer personne.

– Mais …

– Puis-je vous aider, votre majesté ?

Clef était apparu au coin d'un couloir et observait l'agitation que nous causions d'un air perplexe.

– Mon frère refuse de me recevoir, pourtant, je dois lui parler de toute urgence …

– J'allais justement le voir. Puis-je transmettre un message de votre part ?

J'ai dévisagé le petit mage, sidéré. Passer par un intermédiaire alors que j'étais le frère du roi ? On marchait sur la tête ! Pourtant, à l'expression hostile des gardes, j'ai compris que je n'avais pas le choix. Après quelques secondes d'hésitation, j'ai expliqué à Clef le motif de ma visite. Ce dernier m'a écouté sans m'interrompre, sans sourciller, sans laisser paraître le moindre sentiment d'inquiétude ou de révolte. Son flegme m'a mis mal à l'aise, j'avais l'impression qu'il ne me prenait pas au sérieux. Quand j'ai eu terminé ma tirade, il a simplement hoché la tête.

– Bien. Je rapporterai tout cela au roi aîné.

Après s'être incliné respectueusement, Clef a disparu. Encore abasourdi de m'être fait refouler, je suis retourné dans nos appartements. J'osais croire que mon frère ne souhaitait pas être dérangé à cause de son travail, mais je savais très bien que la cause était toute autre. J'espérais que sitôt informé de mon message, il viendrait me voir, ou bien qu'il réunirait la cour pour dissiper le malentendu qui se formait autour de nos fils. Chii et moi avons échangé quelques brèves paroles, puis nous nous sommes tus et nous avons attendu.

Mon frère ne s'est pas présenté à nos appartements. Alors qu'il se faisait déjà tard, c'est Clef qui a toqué à notre porte. Son regard sombre, sa tête basse et sa main crispée sur son bâton m'ont fait comprendre qu'il n'apportait pas de bonnes nouvelles.

– Le roi aîné juge qu'il est trop tard pour mettre fin à la rumeur qui s'est emparée du palais, pour la bonne raison qu'elle est aussi connue du peuple. Nous ne pouvons plus la contrôler.

Nous avons pâli et Chii a balbutié d'une voix blanche :

– Comment … comment ça, connue du peuple ?

– Comment mon frère peut-il ainsi laisser tomber sa famille ? me suis-je exclamé, indigné. Une affirmation publique de sa part écarterait pourtant les médisants !

– Le roi aîné doute.

– Il doute ? De quoi ? Ne me dîtes pas qu'il envisage qu'Ingvar ait pu avoir raison ? Il m'a dit qu'il ne croyait pas un mot de ses paroles !

Clef m'a adressé un regard indéchiffrable. Cette fois, c'en était trop, je devais parler de vive-voix avec mon frère. D'un pas vif, je me suis dirigé vers la porte.

– Attendez un instant, votre altesse.

– Quoi, encore ?

– J'étais également venu vous annoncer que je souhaiter suspendre l'enseignement que je dispense à vos enfants.

Le regard noir, je me suis retourné vers le mage.

– Pourquoi ? Vous pensez qu'ils sont responsables d'une malédiction, vous aussi ?

– Je ne sais pas. Je n'ai aucune preuve pour affirmer ou écarter cette théorie. Cependant, je suis sûr d'une chose : la magie que détiennent ces enfants est incommensurable, et je ne crois pas que leur apprendre à développer leurs capacités alors notre pays traverse des heures sombres soit une bonne idée.

– Pourquoi ?

– Ils sont trop jeunes pour maîtriser un tel pouvoir. Même s'ils ne sont pas responsables des catastrophes qui s'abattent notre royaume, un mauvais contrôle de leur magie pourrait représenter une menace. Vous ne pouvez pas continuer à nier l'évidence, votre altesse, ces enfants sont dangereux.

Hors de moi, j'ai répliqué :

– Puisque vous considérez mes enfants ainsi, je ne vous retiens pas, Clef. Et ne vous attendez plus à ce que je vous fasse confiance, à l'avenir. Je ne m'adresserai plus jamais à vous !

Le magicien m'a longuement dévisagé, et dans son regard turquoise j'ai cru lire une pointe de regret. Je moquais de ses remords : ne venait-il pas d'insulter mes fils ? Il s'est incliné, puis s'est retiré à pas lents. Quelques secondes après son départ, je suis sorti à mon tour en trombe et j'ai rejoint les appartements de mon frère. Cette fois, je n'ai même pas prêté attention aux gardes à l'entrée, j'ai forcé le passage sans aucun scrupule. Malgré l'heure tardive, mon frère lisait. Les ombres que projetait sa bougie sur les murs de la pièce m'ont donné l'impression d'entrer dans un tribunal où des juges m'attendaient pour me condamner, moi et ma famille. Mon frère a relevé la tête de son livre et ses traits m'ont paru encore plus creusés que la dernière fois.

– Je croyais avoir demandé à Clef de te transmettre ma réponse.

– Tu avais peur de me parler en face ? De me dire que tu penses que mes enfants sont des monstres ?

Mon frère a plissé les yeux.

– J'ai retourné le problème dans tous les sens, Hideki. Je ne vois pas d'autre solution : aucun de nos mages ne réussit à contrer les plaies qui dévastent notre pays, les oraisons des druides restent vaines. Cela signifie que nous sommes sous le coup d'un pouvoir plus grand que celui que peuvent réunir nos meilleurs serviteurs. Qui, dans le royaume, possède un tel pouvoir ? Seuls tes fils pourraient avoir déclenché un tel cataclysme, Hideki. Sais-tu combien de personnes sont mortes de la faim, du froid ou de la maladie cette semaine ?

– …

– Dix mille. Dix milles âmes en une semaine seulement. À combien s'élèvera ce chiffre à la fin de l'hiver, si ce dernier prend fin un jour ?

– Si Ingvar n'avait pas parlé de malédiction, tu ne rejetterais pas la faute sur Fye et Yuui ! Comment peux-tu croire cet homme, alors que tu le détestes ?

– Même si je ne l'apprécie pas, il faut être aveugle pour ne pas se rendre compte qu'il a raison. Peut-être l'ai-je mal jugé, peut-être devrais-je le prendre comme conseiller au lieu de le laisser croupir dans sa prison.

J'ai senti mes jambes fléchir.

– Tu plaisantes j'espère ?

– Pas le moins du monde.

– Laisse-nous encore du temps. Je suis sûr que nous parviendrons à prouver que ces phénomènes ne sont pas liés à la magie de mes fils !

– Combien de temps ? Combien de morts te faudra-t-il encore pour admettre que tes enfants portent malheur ?

J'ai dégluti. J'avais l'impression que les dents d'acier du destin étaient en train de se refermer sur moi. Mon frère a eu une moue de mépris.

– Je ne t'ai jamais considéré très qualifié pour la politique et les affaires du royaume, Hideki. Tu es trop idéaliste pour cela. Mais tant que tu demeurais dans l'ombre, tu n'étais pas gênant. Le jour où tu as épousé cette femme, l'engrenage s'est mis en marche. La naissance de tes fils n'est que l'aboutissement de tes décisions inconscientes : par ta faute, Hideki, Valeria se meurt.

J'avais l'impression qu'on me coulait le métal en fusion dans l'estomac. Mes entrailles se tordaient de culpabilité, mais je n'avais pas le droit de faillir : je devais protéger les miens.

– Donne-moi du temps. Je t'apporterai la preuve.

– Tu as jusqu'au cinquième anniversaire de tes fils. Si d'ici-là, le sort du pays ne s'est pas amélioré, je ferai sortir Ingvar de sa prison et prendrai les mesures que je jugerai adéquates.

Mon frère a trempé une plume dans de l'encre.

– En attendant, je vais achever les décrets que j'avais prévu d'appliquer pour maintenir l'ordre dans notre pays.

– Quels décrets ?

– On continue de vendre des denrées de manière illégale, le marché noir s'accroît, et les voleurs se multiplient. En ces temps de crises, tout le monde doit se plier au rationnement : tous ceux qui seront reconnus coupables de vendre des biens alimentaires ou du bois de chauffage ailleurs que sur les marchés public, ainsi que tous ceux qui seront pris en train de voler seront condamnés à mort.

– Quoi ? Condamnés à mort ? Mais enfin, c'est excessif ! Les gens meurent de faim, certains n'ont plus d'argent pour s'acheter de quoi manger, ils ne font qu'essayer de survivre. Il y a déjà bien assez de morts comme ça, on ne va pas en rajouter avec des exécutions !

Mon frère a lentement relevé la tête et m'a adressé le sourire le plus cynique qui m'ait été donné de voir. Ce rictus terrifiant a accentué les rides aux commissures de ses lèvres, de son nez, et a fait se tordre dans son regard le feu de la folie. Rien que d'y repenser, des frissons parcourent mon échine.

– Je suis le roi de Valeria. Face à ces catastrophes, je mettrai de l'ordre dans notre pays.

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Qu'avais-je fait ?... Je n'avais aucune idée de la manière dont je pouvais prouver que Fye et Yuui n'étaient pas responsables des évènements que subissait Valeria. Si tous les mages et les druides que comptait le royaume ne réussissaient pas à déterminer la cause de ces fléaux, comment moi, qui ne possédais aucun don, allais-je pouvoir y parvenir ? J'avais voulu gagner du temps, mais dans mon inconscience je venais peut-être de condamner mes enfants. Je me haïssais et je ne voyais aucun moyen de me sortir de ce pétrin.

À mon retour dans mes appartements, j'ai expliqué d'une voix terrifiée à Chii le marché que j'avais passé avec mon frère. Elle m'a dévisagé avec épouvante et j'ai cru qu'elle allait se mettre à pleurer. Pourtant, au lieu de se briser son regard s'est graduellement durci, ses poings se sont serrés. Elle avait la même expression que celle qu'elle avait arborée le jour où elle s'était battue contre Tugdual de Laíth. D'une voix résolue, elle a déclaré :

– Je vais chercher. Je vais enquêter, essayer de trouver cette preuve.

– Mais … si elle n'existe pas ? Depuis près d'un an et demi, personne n'est capable d'expliquer cet hiver éternel !

– Je trouverai. Et si je n'y arrive, nous protégerons Fye et Yuui d'une autre manière. Je ne laisserai personne les toucher.

L'océan de ses yeux roulait de colère. Chii ne ployait jamais, et elle contournait toujours les obstacles, les escaladait pour continuer de lutter, quoi qu'il arrive. Son courage et sa détermination m'ont impressionné.

– D'accord, je compte sur toi.

– Toi, prends soin des sujets de Valeria. Redouble d'attention envers eux afin de leur montrer que ne les abandonnerons pas, car jamais nous n'avons voulu ces malheurs.

J'ai hoché la tête : nous n'avions pas encore dit notre dernier mot. Pour protéger nos fils, nous allions nous battre.

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Durant les mois qui ont suivi, j'ai tenté de prouver l'impossible. J'ai étudié la magie de Fye et de Yuui sous toutes les coutures, les phénomènes cataclysmiques qui rudoyaient nos terres et cherché un moyen de démontrer l'absence de corrélation entre les deux. Je m'acharnais jour et nuit, je dormais peu. J'avais l'impression de ne faire que répéter toutes les actions entreprises par les mages et les druides de notre royaume, sans parvenir à de meilleurs résultats qu'eux. Le temps filait. Hideki et moi partagions la sensation d'être pris dans une course contre la montre. Nous étions persuadés que si baissions notre garde, le roi aîné en profiterait pour s'en prendre à Fye et à Yuui.

L'hiver n'en finissait plus. Privés de grains et de chair d'élevage, les habitants se sont tournés vers la chasse : certains ont commencé à pêcher les poissons des lochs, à chasser les animaux sauvages. Traqués jusque dans leur tanière, ces derniers se sont rapidement raréfiés. Alors, pour tenir, les gens s'en sont pris aux animaux domestiques. Tout ce qui possédait des poils, des plumes ou des écailles était susceptible d'être mangé : les familles rôtissaient les chiens, les chats, les pigeons, les serpents. Les rats n'ayant plus de prédateur naturel, ils ont peu à peu proliféré en semant la maladie dans leur sillage. Près de trois cents mille personnes sont décédées pendant l'hiver.

Hideki se rendait aux hospices à ma place pour aider les pauvres, mais plus le temps passait, plus l'accueil que lui réservaient les indigents était hostile. Certains refusaient son aide, d'autres ne le regardaient même pas, et on murmurait à voix basse. La rumeur de la malédiction s'était répandue à toute vitesse, de manière incontrôlable. Désormais, tout le pays était convaincu que nos fils causaient la perte du royaume.

Un matin, nous avons appris qu'un village venait d'être pillé par une horde de brigands affamés : plusieurs dizaines d'habitants avaient été tués, blessés et dépossédés de leurs biens. Hideki a décidé de lever une troupe sur-le-champ afin d'aller leur porter assistance. Shinbo a insisté pour l'accompagner. Je n'oublierai jamais la fidélité de Shinbo à notre égard : pas à un seul moment, au cours des mois d'épreuves que nous avons traversés, il ne nous a tourné le dos. Il n'a jamais imputé les fléaux qui ravageaient notre pays à nos fils et s'est ouvertement opposé à certaines décisions du roi aîné, notamment celle d'appliquer la peine capitale aux voleurs. Malheureusement, sa voix ne pesait pas lourd face à nos détracteurs.

Alors que le bataillon réuni par mon mari quittait le palais en direction du village dévasté, une clameur s'est soudain élevée depuis la cour du château. Inquiète, je me suis approchée de la fenêtre et mes yeux se sont écarquillés.

À la tête d'une colonne de cavaliers et de fantassins, Hideki s'apprêtait à passer le mur d'enceinte qui entourait le palais. De l'autre côté de la porte, une foule grouillante comme une armée de fourmis les attendait. Avec effroi, j'ai deviné la pointe de faux, de piques et de lances qui tintaient au-dessus de cette masse mouvante.

Maman, qu'est-ce qu'il se passe ?

Yuui et Fye m'avaient rejointe sur la terrasse. Accrochés aux barreaux du balcon, ils discernaient les gens du peuple qui empêchaient leur père de passer. Dès que les habitants ont vu sortir d'Hideki, une clameur s'est élevée de la multitude, si fort que j'ai pu en deviner quelques bribes :

Honte au roi cadet !

À mort les princes jumeaux !

On va tous mourir par votre faute !

Honte au roi cadet !

Les hommes ont levé leurs piques et les ont pointées vers Hideki avec un regard menaçant. Cependant, au lieu de tirer son épée, mon mari a immobilisé son cheval et s'est contenté de dévisager ses agresseurs. Shinbo m'a dit plus tard qu'il n'avait jamais vu Hideki arborer un visage aussi noble. Il s'était adressé à la foule de manière digne, sans l'ombre d'une hésitation.

Partout l'on vous dit que mes fils sont responsables des catastrophes que nous vivons. Je comprends votre colère et moi-même, je suis révolté par les fléaux qui s'abattent sur nous. Mais sachez que mes fils ne sont pas la cause de nos malheurs : je suis votre roi, j'ai toujours voulu vous servir. Ma famille nourrit le même désir. Sans vous, ce royaume n'existerait pas. Je vous remercie de tout ce que vous faîtes pour lui, que vous soyez artisan, paysan ou ouvrier. Je sais que nous traversons des temps difficiles, c'est pourquoi je quitte souvent le palais pour aider ceux qui en ont le plus besoin. Je donnerai à manger à celui qui a faim, j'offrirai un gîte à celui qui subit le froid. Je ne vous abandonnerai pas, alors, je vous en prie, ne nous abandonnez pas non plus : la reine cadette s'est dévouée pour vous dans nos hospices et mes fils ne souhaitent qu'une chose, mettre leur magie à votre service lorsqu'ils seront plus grands. Ne vous laissez pas influencer par les rumeurs, soyez plus fort que cela.

De mon balcon, j'ai vu la foule se figer, et pendant un bref instant j'ai cru qu'elle allait se jeter sur Hideki. Le vent me glaçait les mains, mais il ne transportait plus aucun cri : les gens s'étaient tus. Puis, lentement, ils se sont écartés de part et d'autre du cheval d'Hideki. Stupéfaite, j'ai vu la colonne se remettre en marche sans que mon mari ou ses hommes n'aient eu besoin d'utiliser leurs armes. Les habitants de la capitale l'ont observé pendant encore quelques minutes, puis ils se sont détournés et n'ont pas tardé à se dissiper.

Hideki avait contenu une émeute.

Près de moi, Fye et Yuui fixaient la silhouette de leur père, impressionnés. J'ai surpris leur regard et je me suis agenouillée à leur hauteur :

Votre père a empêché ces gens de s'énerver sans leur faire de mal. Vous aussi, gardez à l'esprit que la force doit toujours être votre ultime recours, lorsque toutes les autres solutions n'ont pas fonctionné. D'accord ?

Ils ont acquiescé en silence, puis, ils ont échangé un bref regard et Fye s'est avancé moi.

Pourquoi ces gens étaient-ils en colère contre papa ? Parce qu'ils pensent que nous portons malheur, c'est ça ? Tu sais, maman, on sait bien avec Yuui ce que les autres disent de nous.

Je me suis mordue la lèvre tandis que la culpabilité m'envahissait. Fye a tordu ses petites mains et a ajouté :

La seule chose qu'on se demande avec Yuui, c'est … est-ce que c'est vrai ?

Je les ai dévisagés, bouleversée. Puis, je les ai pris tous les deux dans mes bras et j'ai murmuré :

Bien sûr que non … vous ne devez pas avoir peur. Votre père et moi serons toujours là pour vous protéger.

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Le cinquième anniversaire de Fye et de Yuui se rapprochait dangereusement. J'aurais voulu arrêter le temps, trouver une solution qui me permette de sauver nos enfants, mais toutes les recherches de Chii demeuraient vaines. Rien ne prouvaient que les plaies qui cinglaient Valeria étaient liées à la magie de nos fils, mais rien prouvaient le contraire non plus.

Au début du mois de juin, Shinbo est mort. Son décès est survenu brutalement, sans signe avant-coureur. Celui que je considérais comme un frère a contracté une maladie à force d'aider aux hospices. Une semaine plus tard, il a succombé à la fièvre et à la toux. Sa mort a été un coup dur et en revenant de son enterrement, je me sentais plus vide que jamais.

Aux cadavres qui s'entassaient dans les rues gelées s'ajoutaient les condamnés à mort que mon frère faisait exécuter chaque semaine sur la place centrale de la capitale. L'état du roi aîné n'avait cessé d'empirer : il avait vieilli de dix ans en seulement six mois et la lueur de démence que j'avais perçue dans son regard, en octobre, semblait se confirmer. Il éprouvait une sombre satisfaction à assister au jugement des voleurs à l'étalage et des pauvres gens devenus criminels par nécessité. C'était comme s'il se réfugiait dans le maintien de l'ordre pour se donner bonne conscience, alors qu'il était incapable de faire cesser les fléaux qui désolaient notre pays. Parfois, je le soupçonnais d'être atteint d'une véritable folie. Plus les jours passaient, plus ses juges prononçaient des sentences impitoyables, comme s'il leur avait ordonné d'accélérer la cadence des mises à mort. Puisqu'il ne pouvait rien faire pour aider son peuple, on aurait dit qu'il souhaitait lui-même le précipiter dans la tombe.

Des milliers d'habitants ont commencé à émigrer vers les contrées voisines. Cela a accentué la fureur de mon frère qui a considéré cet exode comme une trahison. Il a établi des lignes de soldats le long des frontières pour empêcher les populations de fuir. Cette conduite indigne d'un souverain me révoltait, mais je n'avais plus aucun appui, aucun pouvoir pour l'arrêter.

Et puis, le jour fatidique est arrivé. Chii et moi n'avions pas pu prouver l'innocence de nos enfants : nous étions maintenant en danger.

– Qu'allons-nous faire ? a murmuré Chii d'une voix angoissée.

Nous avons échangé un regard et étudié toutes les possibilités. Demander un sursis à mon frère ? Jamais il n'accepterait. Nous enfuir avec nos deux fils ? J'ai secoué la tête : non, je ne pouvais pas abandonner aussi lâchement les sujets de Valeria. Si seulement nous avions pu arrêter le froid mortel qui paralysait le pays, nous aurions pu rallier le peuple à notre cause, hélas en étions incapables. Même Chii qui possédait de si grands pouvoirs ne pouvait rien faire contre ces catastrophes. Alors, que faire ? Comment protéger nos enfants, malgré notre impuissance et notre impossibilité de fuir ? Nous nous sentions acculés, pris au piège d'un étau qui ne pouvait être desserré.

Soudain, un poing a violemment frappé à nos appartements. Chii m'a adressé un regard terrorisé, et avant que je n'aie pu faire un geste, la porte s'est ouverte à la volée.

Mon frère est entré dans la chambre, son visage plus menaçant que jamais. Tel un envoyé de la mort, ses yeux injectés de sang jubilaient et sa mâchoire se contractait en une expression de triomphe. Derrière lui, une trentaine d'homme armés jusqu'aux dents coupait court à toute possibilité de fuite. Menés par Clef, une vingtaine de magiciens les accompagnait. Lorsque mon frère s'est adressé à moi, sa voix exprimait une satisfaction sadique.

– L'échéance est arrivée à son terme, Hideki. Il semblerait que toi et ta traînée de femme n'avez pas pu démontrer l'absence de culpabilité de vos fils.

– Comment oses-tu parler de Chii ainsi ?!

– Je n'ai plus besoin de faire semblant, désormais : tout le pays sait que tes enfants sont responsables des malheurs qu'ils vivent au quotidien. Ils savent que ton union avec une femme sans naissance, dangereuse de surcroît, était une erreur. Je vais pouvoir leur apporter le salut qu'ils attendent et les délivrer de leurs maux.

– Tu … tu vas faire libérer Ingvar ?

– Non.

J'ai cligné des yeux, interloqué par cette décision. N'était-ce pourtant pas ce qu'il m'avait assuré qu'il ferait ? Je ne comprenais plus rien. Mon frère a eu un rictus plein de suffisance.

– Certes, il a prédit l'influence néfaste de tes rejetons. Cependant, je n'ai pas besoin de lui pour sauver mon peuple de la malédiction. Si je le faisais sortir de son trou, il risquerait de me faire de l'ombre, et ça, vois-tu, je n'en ai pas envie. Je serai le seul à apporter la paix aux habitants de Valeria. Ils m'aduleront pour cela, plus encore que le premier roi de notre lignée.

– Tu es aveuglé par l'orgueil ! Que comptes-tu faire de Fye et Yuui ?

– Les empêcher de nuire, à tout jamais.

– Tu veux les tuer ?

– J'ai une bien meilleure idée : je vais les enfermer dans la vallée dans laquelle nous envoyons les corps de nos condamnés à mort : elle inhibe les pouvoirs magiques. Là, ils souffriront pour tous les malheurs qu'ils ont causés à notre pays.

Mon visage et celui de Chii se sont décomposés d'horreur. Mon frère lui, souriait, de ce sourire dément qui lui enlevait toute humanité. Chii s'est placée devant nos fils, un bras tendu devant eux et une main levée pour lancer un sort. Son regard furieux lançait des éclairs et ses pupilles rétrécies la faisaient ressembler à une louve, prête à dévorer ceux qui s'approcherait de sa progéniture. Je me suis avancé devant elle, j'ai tiré mon épée et j'ai lancé à mon frère :

– Tu ne toucheras pas à Fye et Yuui.

Mon frère a souri de nouveau, puis s'est tourné vers les mages et les soldats.

– Arrêtez-les.

Dans un tumulte de cliquetis, les soldats ont dégainé leurs armes et se sont rués vers nous. Au même moment, la température de la pièce a chuté de plusieurs degrés et une ligne de runes bleutées a fusé dans les airs. Une paroi transparente s'est dressée devant moi et les soldats s'y sont fracassés : Chii, une main levée, venait de nous entourer d'une bulle protectrice. Derrière elle, Fye et Yuui, blottis derrière leur mère, observaient le bouclier avec stupéfaction. Les soldats ont eu beau s'escrimer contre la paroi, elle n'a pas cédé. Hélas, mon frère avait prévu notre résistance et a fait signe à Clef et ses mages d'intervenir. Ensemble, ils ont un invoqué des sorts de destruction et les ont projeté vers la barrière. Aussi puissante Chii soit-elle, elle a fini par faiblir face à l'assaut conjugué des meilleurs magiciens du royaume. Dès que l'enveloppe transparente s'est dissoute, soldats et mages ont attaqué.

J'ai levé mon épée et j'ai paré les premiers coups, repoussant les militaires de mon tranchant. Quand ils approchaient trop près, je les refoulais à coups de pieds. Mon cœur battait à tout rompre, ma lame crissait contre celle de mon adversaire et tout autour de moi le chaos régnait. Les hommes, trop nombreux, se succédaient sans me laisser le temps de reprendre mon souffle. J'en ai blessé certains, ai laissé à demi-assommé les autres, mais il en arrivait toujours plus. J'avais les muscles en feu, de la buée brûlante s'élevait de ma bouche pour emplir l'air qui ne cessait de se refroidir. Chii avait réussi à créer une nouvelle barrière devant elle et nos enfants. Tant qu'elle parvenait à les protéger, mon propre sort m'importait peu. D'une main, elle maintenait le bouclier, et de l'autre elle projetait des rubans de runes crépitantes vers les mages qui l'assaillaient. Sa magie sifflait dans l'air et se métamorphosait parfois en pointes de glace effilées qui blessaient impitoyablement ses adversaires. Chii s'essoufflait : elle n'utilisait que rarement sa magie et un tel déploiement de puissance l'obligeait à puiser dans ses ressources. À cet instant, Clef s'est avancé au-devant des mages et a levé son bâton. Des filets blancs se sont échappés de la tête d'aigle et telles des volutes de vent, ils ont fusé vers la barrière qui protégeait Chii et mes enfants. Ils ont frappé le bouclier avec violence et toute la paroi a été parcourue d'éclairs bleutés grésillants.

J'ai serré les dents en tentant de résister à la pression que Clef faisait peser sur ma barrière. La rumeur ne mentait pas, le mage personnel des souverains de Valeria possédait des qualités exceptionnelles au combat. J'avais les ressources suffisantes pour le surpasser, mais mon manque d'entraînement me desservait. J'avais l'impression que son sortilège, si aérien en apparence, écrasait mon bouclier comme une pierre de plusieurs tonnes. Mon bras tremblait, tout autour de moi la paroi crépitait d'épuisement, l'air glacé enflammait mes poumons. Mon sortilège s'est résorbé sur lui-même sans que je ne puisse empêcher sa désagrégation. Je me suis retrouvée seule face à Clef, j'étais le seul rempart qu'il restait encore à mes enfants. J'ai lancé une salve d'aiguilles de glace dans la direction, mais il a réussi à les dévier. Je peinais à respirer, la confusion générale m'assourdissait. Je n'avais pas pu sauver Freya et mon père, j'avais pu sauver Hideki, allais-je pouvoir sauver mes fils ? Quelles que soient les épreuves et les injustices que le destin plaçait sur ma route, j'étais déterminée à ne plus le laisser me prendre ceux qui m'étaient chers. J'ai riposté, encore et encore, mais je m'exténuais. Près de moi, Hideki se battait avec la rage du désespoir, mais seul contre trente hommes, il avait déjà reçu de multiples coups. Quand j'ai aperçu le sang qui maculait ses vêtements, ma détermination a failli. Et si, pour protéger Fye et Yuui, je devais perdre Hideki ? À cette pensée, l'angoisse m'a saisie à la gorge. Il m'a fallu me faire violence pour me ressaisir. Clef a déclaré d'une voix grave :

Je suis désolé, votre altesse. Il n'y a pas d'autre solution.

Avait-il raison ? Si je voulais réellement protéger l'homme que j'aimais et mes enfants, ne valait-il pas mieux se rendre ? Non, c'était impossible. Si nous abandonnions, Fye et Yuui seraient condamnés à un sort pire que la mort. Je ne devais pas faiblir, me battre aussi ardemment qu'Hideki le faisait. Clef préparait un nouveau sort, et j'ai levé la main pour contrattaquer.

Mais aucune magie ne s'est élevée de mes doigts.

Tétanisée, j'ai fixé ma paume. Que se passait-il ? Pourquoi ne pouvais-je plus invoquer de sortilège, tout à coup ? J'ai forcé ma concentration, mis toute ma volonté dans ma main, sans résultat. À quelques mètres de moi, Hideki est tombé à terre, un soldat lui a tordu le bras dans le dos et il a lâché son épée. Mon corps s'est crispé, la panique m'a envahie toute entière, mon cœur s'est mis à battre comme un forcené. Non, non, ce n'était pas possible … que se passait-il ? Derrière moi, Fye et Yuui ont reculé, terrorisés. Clef a fait un signe aux autres mages et ensemble, ils ont dirigé leur magie vers moi. De minces cordes de fumées aussi solides du métal m'ont entourée, ligotée, sans que je ne puisse me débattre. Des soldats se sont emparés de Fye et de Yuui. À quelques mètres de moi, Hideki, à moitié inconscient, ne s'était pas relevé. Horrifiée, désespérée, j'ai tourné mon regard vers mes fils : leur visage exprimait l'épouvante la plus profonde et je ne pouvais rien faire pour les aider. La douleur était telle que j'avais l'impression qu'on m'arrachait mes propres entrailles. J'ai crié de désespoir, mais les mages m'ont tirée en arrière. Clef a déclaré :

Conduisez le roi cadet et son épouse dans les sous-sols. Dès que j'aurais effacé de la mémoire des princes jumeaux la scène à laquelle ils viennent d'assister, je vous rejoindrai. Ces enfants doivent oublier ce qu'ils viennent de voir, pour mieux accepter leur condamnation. Je n'en aurai pas pour longtemps.

Non, ne faîtes pas ça ! me suis-je écrié.

Laissez Fye et Yuui tranquilles ! a ajouté Hideki.

Mais personne ne nous a écoutés. Escortés par les soldats et les mages, on nous a fait descendre dans les bas-fonds du palais de Valeria jusqu'à un souterrain duquel partaient deux escaliers dans des directions opposées. Les soldats ont conduit Hideki vers celui de droite, et les mages m'ont emmenée vers celui de gauche. En bas de ce dédale, au centre d'une immense grotte dont j'ignorais l'existence, j'ai été emprisonnée par Clef dans une colonne de glace imprégnée d'un puissant sortilège. À aucun moment je n'ai pu me défendre : la magie que je n'étais pas parvenue à invoquer avait déserté mon corps. Je suis demeurée paralysée, dans un état de semi conscience, puis mes fonctions vitales se sont ralenties.

J'ignorais, à cet instant, que ma captivité durerait vingt ans.