Emma était de garde ce soir-là. Elle savait très bien que des horaires réguliers n'étaient pas une des caractéristiques de la profession qu'elle avait choisie. Pour autant, elle était toujours partagée quand elle se retrouvait avec des gardes de nuit ou de week-ends car cela voulait dire moins de temps avec Regina. Au moins, contrairement aux conjoints de beaucoup de ces collègues, celle-ci ne s'en plaignait-elle pas, comprenant totalement le dévouement que l'on pouvait porter à son métier. Il est vrai que, de sa part, cela aurait un peu été l'hôpital qui se fout de la charité. La blonde se consolait en sachant que sa compagne profitait de ces nuits-là pour avancer dans ses dossiers afin de se libérer plus de temps pour elles deux ensuite. L'un dans l'autre, c'était donc plutôt profitable à leur couple. Et puis les affaires de nuit étaient souvent plus intéressantes que celles de jour en ce qui la concernait. Ou, du moins, y avait-elle plus l'impression d'être vraiment utile. Non pas qu'il ne se passât rien en journée mais ils étaient quand même fréquemment appelés pour des incidents banals en fin de compte ou, plus souvent encore, coincés au bureau à prendre des dépositions concernant des petits délits. Tant mieux, elle n'allait pas se plaindre que ce ne soit pas l'anarchie totale en plein Boston mais elle aurait aimé recevoir un peu plus souvent le shoot d'adrénaline qu'elle ressentait dans certains affaires plus graves.

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En train de se balancer, les pieds sur le bureau de la salle d'accueil vide du commissariat de quartier où elle était assignée, Emma en était là de ses réflexions quand son partenaire vint la chercher.

- Ramène tes fesses, on a un 10-16 !

- J'arrive, lança-t-elle en se saisissant de son ceinturon qu'elle attacha en courant vers leur voiture de patrouille.

Elle n'aimait pas trop ces appels-là, les disputes conjugales, ils avaient tendance à lui rappeler de mauvais souvenirs. En même temps, elle était contente de pouvoir intervenir en tant qu'agente de police. Quand elle était enfant, elle ne pouvait que les subir en silence en espérant ne pas en essuyer les pots cassés. Parfois, ce n'était qu'une simple dispute de couple avec des voisins un peu trop épris de calme. Mais, dans certains cas, une vie pouvait être en jeu et elle était fière de pouvoir aider à mettre fin à des maltraitances dont elle ne savait, hélas, que trop bien jusqu'à où elles pouvaient parfois mener.

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- Tu veux conduire ? lui demanda Eliott.

- Non, c'est bon, vas-y, répondit-elle avec un clin d'œil.

Elle n'avait pas à se plaindre. Elle avait hérité d'un partenaire idéal. Eliott était toujours d'humeur égale et d'un tempérament extrêmement tempéré. Cela faisait un bon équilibre à son côté tête brûlée. Contrairement à elle, il avait reçu une éducation parfaite dans une famille très aisée de Boston. Son père descendait des grandes familles de premiers colons et sa mère était la fille d'un diplomate japonais. Pourtant le jeune homme ne regardait personne de haut et n'avait jamais rêvé d'une grande carrière. Il voulait être policier. Ses parents voulaient son bonheur et n'avaient donc pas cherché à l'en dissuader. Il se moquait totalement du passé d'Emma, aussi bien en tant qu'enfant placée qu'en tant qu'ancienne détenue ou lesbienne fière de l'être. Il prenait d'ailleurs souvent son parti face à des collègues beaucoup plus étroits d'esprit. Ils étaient donc rapidement devenus des amis en sus d'être partenaires. Regina en riait souvent en l'appelant son mari du travail mais Emma savait qu'il n'y avait aucune jalousie dans ce propos et que sa compagne appréciait aussi beaucoup le jeune homme.

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Ils se garèrent dans Bromfield Street, une rue plutôt ordinaire et tranquille du centre-ville, devant un immeuble de quatre étages. Le voisin qui avait appelé les fit entrer et ils montèrent au troisième. Arrivés en haut, ils surent de suite où se diriger. Derrière la porte au fond du couloir, des cris et des bruits de bris d'objets retentissaient. D'après les renseignements donnés par le voisin, un jeune couple vivait là depuis quelques mois, les Barnett. Les deux policiers s'annoncèrent en frappant suffisamment fort à la porte pour être sûrs de couvrir le tapage. Le silence se fit et un homme jeune, de taille moyenne, leur ouvrit. Il était blond, les yeux bleus, le visage dur et portait un costume trois pièces un peu débraillé. Il se recoiffa d'un rapide mouvement de la main et resserra le nœud de sa cravate.

- Que puis-je faire pour vous, officier, demanda-t-il à Emma, après un regard dédaigneux sur Eliott.

- On nous a signalé des bruits de bagarre conséquents venant de votre appartement. Pourrait-on voir votre femme ?

- Elle est indisposée.

- Monsieur Barnett, de toute façon, nous verrons votre femme. Si j'étais vous, je ferais en sorte que cela se passe le plus facilement possible.

L'homme ouvrit la porte en grommelant contre les sous-hommes qui gangrenaient les forces de l'ordre de son pays. Il les amena dans un salon assez somptueusement meublé. Ce qui détonnait curieusement avec l'immeuble et le quartier qui, tout en étant loin d'être misérables, n'appartenaient pas non plus à la partie huppée du centre-ville. Sur le canapé, une jeune brune très jolie et bien mise essayait vainement de remettre un peu d'ordre dans son apparence. Elle ne put cependant cacher qu'elle avait subi des violences. Les larmes avaient creusé des sillons dans son fond de teint, une des manches de son chemisier de soie fauve était déchirée et sa lèvre inférieure saignait encore tandis que sa pommette gauche était rouge et enflée.

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- Madame, énonça doucement Emma en s'agenouillant devant elle pour établir un contact visuel direct, avez-vous besoin d'aide ? Voulez-vous que nous vous emmenions à l'hôpital ?

- Non, non, ça va aller, je vous assure, répondit-elle d'une voix apeurée. J'ai juste besoin de boire.

Avant que la policière n'ait pu réagir, le jeune femme s'était levée et se dirigeait vers une porte située au fond de la pièce. Elle n'avait pas fait deux pas qu'elle s'écroula. Se précipitant vers elle, Emma vit qu'elle s'était évanouie.

- Eliott, appelle une ambulance !

- Je ne vous laisserai pas l'emmener, grogna son mari.

Emma ne lui prêta aucune attention, occupée à vérifier ce qui avait pu causer la perte de conscience afin d'apporter des soins d'urgence corrects en attendant les secours. Elle était blanche comme la craie et terriblement froide. Quand Emma lui effleura les côtes de la femme, celle-ci reprit partiellement connaissance en gémissant. Ce que découvrit la blonde sous le chemisier lui arracha un frisson. La quasi-totalité du torse était multicolore, couvert de coups reçus à divers jours d'intervalle, et l'abdomen était gonflé.

- Eliott, on a possiblement une hémorragie interne. Ils arrivent quand ?

- Ils seront là dans trois minutes, lui répondit-il après avoir transmis ces dernières informations aux secours.

- Ok, je vais l'allonger et relever un peu ses jambes. Tu crois que tu peux arriver à tirer quelque chose du conjoint ?

- Cela me parait compliqué mais je vais essayer.

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De là où elle était, Emma n'entendait pas la conversation mais elle eut la nette impression que son collègue était le seul à parler. Elle voyait à quel point le visage de l'autre était fermé, méprisant et combien il refusait même de regarder en face le policier. Elle sentit la jeune femme frissonner et vit que le bout de ses doigts devenait bleu. Heureusement, les secours arrivèrent. Ils emmenèrent rapidement la jeune femme après avoir indiqué aux officiers à quel hôpital ils se rendaient. Son compagnon essaya bien de s'interposer mais les deux policiers firent front entre lui et la jeune femme. Ne pouvant rien faire contre le jeune homme pour l'instant ni en tirer quoi que ce soit, ils quittèrent l'appartement pour suivre le véhicule de secours. Eliott confirma à Emma qu'il n'avait rien pu tirer de lui, à part quelques injures plus ou moins déguisées concernant ses origines. La blonde soupira et lui serra brièvement le bras. Elle compatissait, ce n'était pas la première fois qu'elle était témoin du racisme de certaines personnes à son égard. Et, même si, grâce à son apparence, elle ne souffrait pas de ce genre de choses, sa jeunesse d'enfant placée faisait qu'elle ne connaissait que trop bien les insultes liées aux origines et la souffrance de se sentir rejetée. Aux urgences, on leur expliqua que la jeune femme souffrait bien d'une hémorragie interne. Elle était à l'heure actuelle en salle d'opération et, d'après les dernières informations, devrait en sortir avant l'aube si tout se déroulait sans anicroche. Elle avait repris connaissance dans l'ambulance. Elle s'appelait bien Barnett, Louise Barnett, mais n'avait indiqué aucun proche à prévenir en cas d'urgence. Il était une heure. Emma et Eliott décidèrent donc de manger un bout et d'établir un premier rapport. Ils repasseraient en fin de nuit pour prendre son témoignage si elle était réveillée.

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Quelques heures après, ils se trouvaient devant la chambre où Louise Barnett avait été placée après être sortie sans problème de son anesthésie. Le médecin avait donné le feu vert aux policiers pour lui parler avec leur promesse de tout arrêter s'ils voyaient que sa patiente se fatiguait. Emma et Eliott avaient convenus entre eux que, vu la nature de l'affaire, il valait mieux que ce soit elle qui discute avec Louise. Alors qu'elle entrait, le jeune agent s'assit donc sur une chaise non loin de là. La policière vérifia doucement que la jeune femme était éveillée avant de s'adresser à elle, ne voulant pas la réveiller si elle avait été en train de récupérer. Ils auraient pu revenir plus tard mais elle savait à quel point il valait mieux prendre les choses à chaud dans ces affaires-là. De plus, pour l'instant, rien n'empêchait son mari de se présenter dès qu'il le voudrait.

- Madame Barnett, avant que nous ne commencions, je tiens à vous assurer que nous n'avons que votre bien-être en tête, n'hésitez donc pas à me le dire si vous en avez assez.

- Merci, officier, c'est fort aimable de votre part.

- Je vais enregistrer notre conversation mais sachez qu'elle ne sera utilisée que si vous le souhaitez, précisa la blonde en sortant son téléphone professionnel.

Louise Barnett hocha la tête mais la policière sentit que cela la mettait mal à l'aise.

- Pouvez-vous m'en dire un peu plus sur ce qui vous a amenée ici ?

- Je… Nous… Nous avons eu une dispute.

- Nous ?

- Moi et mon mari, Joshua Barnett. Nous avons parfois des différends sur… certaines idées.

- Qui sont ?

La jeune femme hésita un instant. Elle prit une grande inspiration, comme si elle s'apprêtait à lui révéler quelque chose d'important, puis secoua la tête et se tut.

- Ok. Est-ce qu'il vous bat souvent ?

- Quelquefois.

- Excusez-moi de vous presser mais j'ai vu les bleus quand je me suis occupée de vous avant l'arrivée des secours. Cela ressemblait à un peu plus que quelquefois. Il existe des programmes et des associations, vous savez, qui peuvent vous aider et vous protéger.

- Non, ce n'est pas possible. Je ne peux pas le quitter. Ni porter plainte… Vous pouvez me laisser, je suis fatiguée, finit-elle par dire après quelques secondes de silence.

- D'accord mais sachez que ce n'est pas une fatalité, on peut échapper à la violence. Je vous laisse ma carte, au cas où vous auriez besoin de parler. Ou d'aide, ajouta Emma avant de sortir.

- Alors ? demanda Eliott.

Emma se contenta de secouer la tête et Eliott la suivit sans insister. Ce n'était pas la première fois qu'ils répondaient à ce genre d'appel et il était très rare qu'ils parviennent à convaincre les femmes de porter plainte ou qu'elles ne changent pas d'avis en cours de procédure. Ils espéraient juste que cela ne finirait pas par une enquête de la criminelle dans quelques jours ou quelques années, comme cela finissait souvent aussi, hélas.

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Sur le trajet de la maison, ce matin-là, Emma ne put s'empêcher de repenser à Louise Barnett. Quelque chose la tracassait dans ses réponses et son attitude. Elle n'était pas la première femme battue qu'elle rencontrait dans le cadre de son travail, loin de là. Hé, quand on y pensait, elle-même l'avait été, même si elle n'était pas encore vraiment une femme à ce moment-là. Elle avait vu beaucoup d'entre elles trop terrifiées, même une fois loin de leur mari, pour oser porter plainte ou tenter d'échapper à leur emprise. Mais, même si elle avait vu la peur dans les yeux de Louise, elle y avait aussi vu autre chose qu'elle avait du mal à identifier ou, plutôt, qu'elle trouvait incongru dans cette situation. Quand elle avait dit qu'elle ne pouvait pas le quitter, elle avait senti qu'il y avait plus. Un peu comme s'il était de son devoir de ne pas le quitter. Elle l'avait dit avec une conviction tellement absolue qu'elle avait déstabilisé Emma qui s'obstinait d'habitude beaucoup plus à convaincre ces femmes d'échapper à leur tortionnaire. Elle avait déjà croisé la terreur, la résignation, le vide, le désespoir mais pas une telle certitude.

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Quand elle était de service de nuit, si elle n'était pas retenue par une affaire, elle savait que Regina aimait qu'elle la réveille en arrivant pour qu'elles puissent profiter de quelques précieux moments avant qu'elle ne doive se préparer pour se rendre au cabinet. Après avoir pris une douche rapide, Emma entra dans la chambre et resta de longues minutes à contempler sa compagne endormie. Quand elle la regardait, son cœur s'enflait parfois à tel point qu'elle se demandait comment sa poitrine pouvait encore le contenir. Ce n'était pas que sa beauté qu'elle aimait, même si elle était convaincue de vivre avec la plus belle femme du monde. A cette pensée, elle entendit dans sa mémoire le rire chaud et merveilleux de la brune à chaque fois qu'elle se laissait emporter dans ses compliments. Non, c'était aussi tout ce qui se cachait derrière la féroce façade professionnelle qu'elle donnait à voir au monde. Elle n'avait jamais croisé personne avec un cœur aussi grand que le sien, qui consacrait autant de temps et d'énergie pour rétablir un peu d'équilibre dans un monde qui semblait s'enfoncer davantage dans les ténèbres jour après jour. Jamais non plus qui lui avait autant donné l'impression d'être capable de décrocher la lune rien qu'en plongeant son regard dans le sien.

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N'y tenant plus, elle se glissa entre les draps et couvrit le visage de Regina d'une pluie de baisers légers. Celle-ci finit par ouvrir des yeux alourdis par le sommeil et se pressa contre elle.

- Bonjour, mon amour.

- Hum, bonjour, mon cœur. Pas trop fatiguée ?

- Epuisée mais il suffit que je te vois et je n'arrive même plus à me souvenir pourquoi.

- Si tu continues à t'améliorer comme ça dans tes compliments, tu iras loin, murmura Regina de sa voix un peu cassée du matin qui remuait toujours Emma jusqu'au creux des reins.

- Il reste une heure avant que ton réveil ne sonne. On vérifie ? questionna la blonde avec un sourire coquin tendit que ses lèvres entamaient une délicieuse descente dans le cou de sa compagne.

Regina éclata de rire avant d'enfouir ses mains dans les soyeuses mèches blondes en gémissant.