Les gouttes ruisselaient sur son corps nu et, si elle avait espéré que l'eau emportât avec elle ses pensées éparses, elle en eut pour ses frais. La douche ne l'apaisa même pas – bien au contraire, le tapotement du jet rapide ne fut qu'un prétexte pour laisser son esprit vagabonder librement sans qu'elle parvînt à le contrôler un tant soit peu, malgré ses tentatives pour qu'il demeurât vide. Elle avait aussi essayé de se concentrer uniquement sur ses gestes – l'application du shampoing dans ses cheveux, le malaxage, puis le rinçage. Et de même pour son corps. Mais rien à faire. Sa discussion avec Sai ne cessait de la hanter avec ses problèmes.
Avec un soupir, elle reposa ses avant-bras sur le carrelage blanc du mur de la cabine puis plongea sa tête entre ses bras, alors même que le jet continuait de couler sur son dos. De ce fait, quelques sillons humides serpentèrent sur son visage jusque sur son nez pour ensuite goutter sur la vasque, et Sakura ne fit rien pour l'en empêcher ni même n'en ressentit une quelconque gêne. A vrai dire, la réalité lui apparaissait à présent étouffée, et elle entendait à peine l'eau tomber.
Pouvait-elle être amoureuse de Naruto ? Il était indéniable qu'ils s'étaient énormément rapprochés ces derniers mois, et leur relation avait évolué vers quelque chose de très profond – mais jusqu'à quel point ? Elle s'était rarement posé la question, et lorsqu'elle l'avait fait, elle l'avait vite éludée. La première fois était lorsque Yamato le lui avait sous-entendu, près du pont. Il y avait eu quelques autres fois où elle y avait vaguement songé d'elle-même mais sans jamais s'y appesantir plus de quelques secondes. Cela avait été en particulier le cas le jour de son faux aveu, où elle avait prétendu à Naruto qu'elle l'aimait – mais était-ce réellement un mensonge, en fin de compte ? Et puis, pour quelle raison avait-elle ressenti le besoin de le formuler, d'ailleurs ? Ce n'était certes pour miroiter quelques espoirs vains à son ami. Elle ne s'en rappelait même plus ; c'était juste avant de partir retrouver Sasuke dans le but de le tuer.
Elle fut parcourue d'un frisson ; elle avait réellement songé à le tuer, ce jour-là – parce qu'il était devenu une menace pour leur village, et qu'elle-même s'était résignée à ce constat clair : Sasuke n'avait alors plus rien de l'homme qu'elle avait aimé ou de leur ami. Avait-elle cru en être capable ? Ce dernier avait tenté d'en faire de même avec elle et aurait réussi, sans l'intervention de Kakashi. Elle souhaitait ardemment effacer ce souvenir brûlant de son esprit, le remplacer par d'autres plus récents où il avait prouvé son retournement et ses regrets face à son quasi-geste, mais elle n'y parvenait pas. Pas qu'elle eût peur de lui, non ; mais leurs intentions – à tous les deux – avait élargi la fissure existante entre eux. Elle savait qu'avec le temps, elle se comblerait mais, pour le moment, elle demeurait intacte.
Au fond, elle ne savait plus sur quoi reposaient ses sentiments pour lui. Était-ce seulement sur le passé, comme Sai l'avait énoncé ? Et ceux de Sasuke ? Plusieurs années s'étaient écoulées et ils n'avaient pas pris le temps de se redécouvrir ; après tout, il avait changé et elle aussi. Ils auraient sans doute dû ; car désormais, malgré cela, elle avait l'impression que, s'ils devaient se mettre en couple, cela tiendrait davantage de la mascarade. Le lien qui les unissait était d'une nature trop indistincte et, à présent qu'elle y songeait, il était bien moins fort que celui qu'elle partageait avec Naruto.
Mais était-ce vraiment de l'amour, dans le cas de ce dernier, et non pas seulement de l'amitié ? Elle quitta le support du mur pour cacher son visage entre ses mains mouillées, avant de pousser une lente et bruyante expiration et de se frotter le visage. Elle n'arrivait pas à croire que ses sentiments à son égard eussent pu se transformer de la sorte ; et pourtant. Elle les voyait encore genins, elle le disputant et lui se plaignant. Si, au début, elle ne l'avait pris que pour un imbécile, elle avait fini par le considérer comme un véritable ami. Et elle les voyait toujours comme ça – elle le voyait toujours comme cela. Faisait-elle comme Naruto et se berçait-elle d'illusions en conservant cette idée fixe à l'esprit et en s'accrochant à des images d'un passé qui n'existait plus ?
Sortir de la cabine de douche ne lui apporta aucune réponse. Ses pieds nus rencontrèrent le tapis de bain rêche, et elle y frotta instinctivement ses pieds pour les sécher un peu. Elle ne perçut pas davantage son geste lorsqu'elle saisit sa serviette. Elle se figea soudain et, un instant, elle s'efforça de s'imaginer avec Naruto, de former un couple avec lui. Au début, cette situation lui parut tout simplement incongrue, mais elle se força à y penser davantage.
Puis, en fait, cela ne le devint plus tant que cela.
oOo
– Sasuke, je… je crois qu'il faut qu'on parle.
– Si tu veux, fit Sasuke, intrigué, tandis qu'elle le tirait davantage pour être sûre de s'extraire des oreilles indiscrètes et notamment de celles de l'Uzumaki.
Celui-ci repéra leur mouvement de retrait mais crut qu'il s'agissait là d'une volonté de leur part d'avoir un peu d'intimité. Après un rire et une plaisanterie de son cru – enfin, ils s'étaient décidés ! –, il leur fit signe puis s'écarta du portique qui précédait l'entrée de l'hôpital, sous lequel ils se tenaient, pour gagner le chemin central. Sakura ne chercha pas à le détromper. Elle pinça les lèvres en sentant le regard pesant de l'Uchiha sur elle. Elle pria pour qu'il ne nourrît pas d'espoirs particuliers ; ce serait plus douloureux encore de les briser.
Ils s'arrêtèrent à une certaine distance de l'entrée, près d'un grand massif de fleurs, encore à l'état de bourgeons pour la plupart. Malgré la relative discrétion que l'endroit leur fournissait, la rose jeta quelques coups d'œil nerveux dans toutes les directions pour observer les passants à proximité et évaluer la probabilité qu'ils entendissent ou écoutassent ce qui se dirait. La confrontation à venir serait assez difficile sans besoin de s'adjoindre un public en plus. Elle n'avait pourtant pas le temps de tergiverser longuement ; sa pause ne durait qu'un quart d'heure et elle était déjà entamée de plusieurs minutes. Ce n'était pas comme si elle avait d'autres solutions ; les va-et-vient à l'entrée ne cesseraient pas selon son bon vouloir et elle-même ne devait trop s'éloigner de son lieu de travail, au risque de revenir en retard.
A peine rassérénée, elle se retourna vers Sasuke, décidée à en finir au plus vite. Même si, déjà, elle sentait la crainte émousser sa détermination. Il lui fallait se reprendre.
– Alors, que voulais-tu me dire ? répéta patiemment Sasuke pour la seconde fois, bien qu'une once d'inquiétude pointât dans sa voix.
Lorsqu'elle planta son regard vert dans les orbes noirs, elle comprit qu'il avait des soupçons quant à la raison de cet isolement. Après tout, ce n'était pas comme s'ils foisonnaient de sujets de discussion pour lesquels ils excluraient leur ami. Et puis, il s'était rendu compte de son comportement étrange de ces derniers temps. Il ne cessait de lui demander si cela allait, et elle-même de partir dans ses pensées ou de s'assombrir brusquement pour un rien. Il était loin d'être un idiot. Sans doute savait-il déjà ce qu'elle s'apprêtait à dire.
Elle se retint de soupirer ou de montrer la moindre émotion, même si elle n'était pas très douée de ce point de vue-là. Elle avait un expert en ce domaine face à elle et était loin d'être en mesure de le supplanter un jour.
– C'est à propos de nous, n'est-ce pas ? devina-t-il.
Sakura grimaça. Elle ne répondit tout d'abord pas, hésitante, puis acquiesça timidement.
– Oui. Je sais que ces derniers temps, je… je suis assez distraite et… il faut le dire, distante aussi –
– Je comprends que tu –
– Il n'y a pas que ça, Sasuke. Je… je t'aime toujours, là n'est pas le problème, mais…
Alors qu'elle cherchait ses mots, elle vit le visage de l'Uchiha se tendre, tandis qu'un éclat douloureux luisait dans ses yeux. Il savait, elle en était sûre à présent.
Mettre plus de temps à le dire ne ferait que prolonger ce moment désagréable pour tous les deux.
– La vérité est, qu'après tout ce qu'il s'est passé, je ne sais plus en j'en suis – où on en est. Je-Il s'est passé tellement de choses, tu étais parti, nous étions dans des camps ennemis, avec Orochimaru puis l'Akatsuki et Madara, puis tu nous as rejoints lors de la bataille finale, puis tu es revenu, et…
– Puis je t'ai avoué mes sentiments, et tout le monde s'attend à ce que nous nous mettions ensemble un jour ou l'autre quand ils ne nous croient pas déjà ensemble, compléta Sasuke d'une voix morne, rendue un peu rauque par l'émotion.
– Oui, confirma-t-elle en hochant la tête. Tout s'est enchainé de manière si rapide, je –
– Tu veux… prendre ton temps, c'est cela ? murmura-t-il à voix basse.
Ses yeux verts brillèrent en réponse, chargés de larmes. Elle acquiesça.
– Oui. Je… je suis incapable de nous concevoir de la sorte pour le moment. Ce n'est pas contre toi, vraiment, mais ces derniers temps, je –
– Je comprends tout à fait, tu sais. Après tout ce qu'il s'est passé… il est normal que tu aies besoin de temps. Et je préfère que tu sois honnête avec moi à ce sujet plutôt que…
Il ne sut comment finir sa phrase et se tut. Il s'était toujours douté qu'un tel moment finirait par arriver – il était même étonné que ce ne se fût pas produit plus tôt. Car, effectivement, le temps avait passé et, s'il ne niait pas les sentiments qu'il nourrissait à son égard, il ne pouvait oublier cette longue période d'absence ni celle où il s'était dressé comme leur ennemi. Et, plus que tout, il ne pouvait oublier l'instant où, dans sa folie vengeresse, il avait tenté de la tuer. Si, à présent, les regrets ne cessaient de le hanter et qu'il se demandait comment il s'était seulement résolu à accomplir un tel acte, jamais cela ne l'effacerait. Cette erreur le poursuivrait toute sa vie – et encore, grâce à Kakashi, il n'avait pas sa mort sur la conscience. Mais c'était presque tout comme.
Face à lui, la jeune femme le fixait avec un mélange d'excuse, de tristesse et de gratitude. S'il était blessé, il savait que, d'une certaine manière, c'était également son cas à elle – il suffisait de la regarder pour comprendre. Il leva la main vers son visage pour essuyer une larme traitresse qui venait de se frayer un chemin sur sa joue, avant de replacer une mèche éperdue derrière son oreille, effleurant la peau veloutée du bout de ses doigts. Sakura se laissa faire, le regard chargé d'émotion, et soupira à la caresse involontaire que le jeune homme lui offrait. Cela ne dura que quelques secondes, avant qu'il ne laissât retomber sa main le long de son corps. Si la jeune femme avait apprécié l'instant, ses doutes ne s'étaient pas évaporés pour autant.
Bien au contraire.
– Est-ce que…, hésita l'Uchiha, et Sakura redressa la tête en fronçant les sourcils, intriguée par la question que n'arrivait pas à formuler le jeune homme. Est-ce… à cause de ce j'ai fait, que tu veux prendre tes distances ? parvint-il à lâcher, le visage neutre, mais elle perçut nettement sa souffrance qui transpirait à travers sa voix et son regard. Le fait que j'ai failli te tuer ?
Formulé ainsi, il se sentit comme un monstre. Et peut-être était-ce ce qu'il était devenu durant une certaine période, alors qu'il était sous l'influence de Madara, notamment – mais même avant, sans doute. Mais s'il n'avait arraché aucune vie à cause de cela, il ne cessait de maudire certains de ses actes pour autant.
Il reprit :
– Je sais que –
– Non, l'interrompit-elle avec empressement, ne supportant pas de voir le tourment que le souvenir causait à son équipier. Non, ce n'est pas ça. Je sais que tu étais sous l'influence de Madara à ce moment-là. Et puis, moi-même étais venue dans l'intention de te tuer.
Même si cette initiative ne s'était pas révélée très concluante – elle n'avait même pas eu l'occasion de tenter un essai.
Sasuke secoua la tête en signe de dénégation, comme pour rejeter ses propos.
– Non, souffla-t-il. Il me tenait, oui, il m'a menti, mais… mais c'était moi. C'était juste moi.
Et l'affirmer à haute voix ne fit que rendre l'idée encore plus concrète et il n'en souffrit que davantage.
Cette fois-ci, elle ne protesta pas et garda le silence. Elle savait qu'à ce stade des choses, rien ne le sortirait de cette idée – et elle savait, au fond, qu'il disait vrai. Et aussi… que c'était en partie pour cela qu'elle avait du mal à passer outre cet incident, sans doute. Car Sasuke était resté maitre de ses choix, que sa mort n'avait même pas été commanditée par Madara. C'était juste lui qui avait agi ainsi, peut-être pour se prouver à lui-même que le cordon qui le liait à son ancien village qu'il abhorrait alors s'était rompu.
Pour l'heure, aucun d'eux ne parvenait à faire abstraction de cela.
– Tu devrais peut-être y aller. Je crois que ta pause se termine bientôt.
Rattrapée par la réalité, elle vérifia l'heure et se rendit compte qu'il n'avait pas tort. Elle leva un dernier regard d'excuses à l'encontre du jeune homme, qui lui adressa un sourire fugace teinté de résignation.
– Nous avons juste besoin de temps et de repères, fit-elle d'un ton presque suppliant, et Sasuke secoua la tête pour lui signifier qu'elle n'avait pas besoin de se justifier davantage.
– Je sais.
Il resta là pour regarder la jeune fille se retourner et partir regagner le bâtiment. Elle jeta un bref coup d'œil vers lui avant de rentrer à l'intérieur. Il resta là de nombreuses minutes après son départ, alors qu'elle avait disparu de sa vue, avant de se reprendre pour partir.
Il resterait là, pour elle, tout le temps qu'il lui faudrait.
