Si les traces de la guerre n'étaient pas encore effacées et le village pas encore complètement redressé, la fête n'en demeurait pas moins magnifique dans sa sobriété à défaut d'être somptueuse. Cependant, les habitants n'en étaient pas moins fiers, bien au contraire ; car malgré tout ce qui s'était produit, même s'ils étaient tombés et avaient subi de lourdes pertes, ils se relevaient avec d'autant plus de détermination et d'espoir et ils étaient fiers de le montrer. Ce n'était donc pas qu'une fête organisée pour accueillir un Kage qui avait pourtant l'habitude de venir ici, sans pour autant bénéficier d'un tel accueil à chaque fois ; c'était l'occasion de prouver qu'ils aspiraient et qu'ils pouvaient recouvrer une vie normale, même après tout ce qu'ils avaient traversé. C'était l'occasion, également, de s'offrir une bulle de tranquillité et de joie simple dans les aléas incertains de la reconstruction. Gaara était bien conscient de tout cela et en soutenait la démarche. Les gens de Suna s'en accordaient, à quelques occasions.
C'était l'occasion de se réunir et de profiter de l'instant présent.
Ainsi donc, l'essentiel des habitants, qu'ils fussent ou non ninjas, s'était rassemblé dans la place centrale du village. De grandes tentes avaient été dressées, abritant plusieurs stands de gourmandises et de jeux, reliées par des banderoles et des fils auxquels étaient suspendues des lampions. Le soir tombait et seuls les derniers rayons du soleil perçaient encore le ciel et les toitures des maisons, créant une dernière auréole orangée avant que l'ensemble de la voûte céleste ne devînt comme celle qui surplombait leurs têtes, d'un bleu presque noir piqueté d'étoiles argentées et scintillantes. Toutes les lanternes et les lampions avaient été allumés et baignaient la place de lumière jaune à l'aide de leurs petites flammèches vacillantes. Malgré sa simplicité et bien que la soirée débutât à peine, tous s'accordaient déjà à penser qu'elle était réussie ; la tension inhérente à cette période demeurait hors de vue. Tout le monde ou presque riait, discutait joyeusement et s'amusait. Ecartant le temps d'une soirée la dureté du présent et les soucis de la journée et du lendemain. Cela pouvait bien attendre quelques heures.
Si l'essentiel en profitait, c'était moins le cas de certains d'entre eux, et notamment de Sakura et d'Ino. Si Sai, qui se tenait à côté d'elles, n'était pas gêné en soi de se contenter d'observer les autres plaisanter et s'égayer sans s'y inclure et se contentait de grignoter quelques mochis en silence, il savait que ce n'était habituellement pas le cas des jeunes femmes. Quelques coups d'œil à la dérobée, silencieux, le confortaient dans ce constat : leurs mines étaient sombres, les rares paroles qu'elles échangeaient étaient chuchotées, et leur panier de mochis était intact et intouché. Il se doutait de la raison de leur attitude, elles étaient ainsi depuis leur retour de mission, la veille. Il retint un soupir ; il n'aurait pas cru que ses paroles auraient chamboulé la jeune rose à ce point. Etait-il donc si difficile d'admettre la vérité telle qu'elle était et non comme on l'aurait cru ou voulu ? Il aurait pensé que non mais c'était vraisemblablement le cas pour elle. Pour eux. Car il voyait aussi l'attitude de ses deux équipiers et ils étaient pareils – Naruto surtout. Et puis les autres aussi.
Et la situation ne pouvait perdurer ainsi.
– Vous devriez leur parler. Enfin toi, Sakura, fit-il subitement, mais comme la musique les environnait et qu'elles étaient dans leur monde, elles ne réagirent tout d'abord pas.
Toutefois, elles avaient perçu l'écho de sa voix et elles se retournèrent finalement vers lui, surprises.
– Qu'as-tu dit ? demanda Ino.
– Tu devrais aller leur parler, Sakura, répéta-t-il en désignant d'un signe de tête les deux jeunes hommes perdus dans la foule, aussi étrangers à l'allégresse ambiante qu'elles-mêmes.
La rose se raidit aussitôt en les reconnaissant tandis qu'Ino le fusillait du regard.
– Et que veux-tu qu'elle leur dise ? s'exaspéra-t-elle en roulant des yeux. Elle leur a déjà dit la raison pour laquelle elle ne compte pas sortir avec Sasuke, aux deux, n'est-ce pas suffisant ?
– Naruto est-il au courant de tes sentiments pour lui ? fit Sai comme si de rien n'était, le regard rivé vers la jeune rose.
Celle-ci regardait droit devant elle les deux silhouettes silencieuses et accablées. Les voir ainsi l'attrista tout autant et elle mit quelques secondes pour enregistrer la question posée. Lorsque ce fut le cas, elle tourna brusquement la tête vers lui, effarée.
– Co –
Elle sut à l'instant où elle croisa ses orbes noirs qu'il était conscient qu'elle s'en était rendue compte, elle aussi. Elle baissa le regard. Il avait eu raison. Comment avait-il réussi à deviner bien avant elle ce qu'elle ressentait à l'égard de son ami alors même qu'il était supposé ne pas s'y connaitre ? Yamato l'en avait convaincu ? Elle le voyait mal lui donner un plaidoyer à ce sujet.
Elle se tut donc et détourna les yeux avant de répondre simplement :
– Non.
Ino lui prit le bras et se positionna entre elle et Sai, comme pour la protéger de ce dernier. En un sens, c'était peut-être le cas.
– En quoi cela te concerne-t-il ? Naruto n'a pas besoin de le savoir si elle n'est toujours pas sûre d'avoir fait définitivement une croix sur Sasuke et d'être en mesure de lui retourner ses sentiments ! Pas besoin de compliquer les choses en le lui avouant !
– Parce que tu crois qu'ils sont idiots ? Je suis sûr que Sasuke l'a déjà deviné, ou qu'il le soupçonne déjà, fit-il, et Sakura redressa brusquement la tête à ces mots, les yeux écarquillés, une crainte sourde montant dans son esprit.
Etait-il au courant ? Elle tourna la tête vers les deux jeunes hommes, mais ces derniers ne les avaient pas encore aperçus. Etaient-ils au courant ? Elle n'osait y croire et espérait que non – tout était encore si confus pour elle, et la situation était totalement inédite – mais elle ne savait que penser. Effectivement, si Naruto niait cette possibilité en bloc, il en était moins sûr pour l'Uchiha – et il était tout à fait possible qu'il y eût déjà songé. Qu'en pensait-il ? Croyait-il qu'elle… ? Elle secoua la tête, agitée et troublée. Non ; la situation ne pouvait pas avoir dérapé à ce point, n'est-ce pas ?
– Ah, ils nous ont vus, constata Sai d'un ton tranquille alors que la paire d'acolytes s'immobilisait.
Et effectivement, ils les fixaient. Ils demeuraient sur place, hésitants, d'où qu'ils restèrent figés là, au milieu de dizaines de personnes qui passaient et repassaient continuellement devant eux sans qu'ils réagissent.
Sai, déterminé à débloquer la situation et l'estimant nécessaire, agita un bras pour leur faire signe de venir. S'il se doutait que l'Uchiha serait sans doute peu sensible au signal, puisqu'il ne signifiait rien pour lui, ce n'était pas le cas de l'autre. Même mal à l'aise, Naruto ne put ignorer l'invitation de celui qu'il avait fini par considérer par son ami, avec le temps. Il s'avança donc vers eux et Sasuke le suivit, puis ils furent là, devant elles. Ino se déplaça sur quelques millimètres, dans l'idée instinctive de se mettre entre son amie et eux. Finalement, elle se contint et recula. L'initiative était ridicule, Sakura ni personne d'autre n'était coupable de rien ou n'avait quoi que ce fût à se reprocher. C'était juste compliqué. Et si elle ne comprenait toujours pas l'intérêt d'une telle confrontation, elle ne fit rien pour l'en empêcher ; elle prit seulement la main de son amie pour lui montrer son soutien, et si Sakura ne lui retourna rien d'autre qu'un serrement de main, elle devina qu'il s'agissait là d'un remerciement muet.
– Oy Sai, Ino. Sakura-chan, fit Naruto le plus naturellement du monde, mais s'il était évident pour tout le monde que sa soudaine bonhomie était seulement feinte. Alors, cette fête ? Géniale, non ?
– Comme tu peux le voir, nous n'en profitons pas vraiment, répondit Sai sur son ton neutre habituel. Comme vous, en fait.
Naruto perdit son sourire pour l'observer avec sérieux. L'échange de regards ne dura que quelques secondes, puis le blond détourner les yeux, troublé.
Sai leur adressa alors un signe de tête.
– Je me vois dans l'obligation de vous quitter – ce sera l'occasion pour moi de reprendre quelques mochis et de thé. Et pour vous de discuter.
Sur ces mots, il partit en direction de la foule en quête de ses gâteaux, bien que sa faim absente ou sa gourmandise des plus relatives ne le justifiassent pas.
Son départ fut salué par un silence religieux entre les membres restants. Finalement, ce fut Sasuke qui le brisa :
– As-tu encore des sentiments pour moi ?
Sakura lui jeta un regard intrigué et croisa son regard sombre ; elle y perçut toute la douleur que sa question lui causait, et en même temps toute leur tristesse, leur amertume et leur résignation. Elle frissonna. Elle devinait qu'elle n'était pas anodine, Naruto avait certainement dû lui répéter ses paroles dans la forêt.
– Oui ; mais comme je l'ai dit à Naruto, et à toi, aussi, je ne sais plus sur quoi ils sont basés. Je-Avec tout ce qu'il s'est passé, je… est-ce que je t'aime toi, tel que tu es aujourd'hui, ou est-ce le toi de tes treize ans et l'image que je m'en suis fait que je continue d'aimer ? continua-t-elle dans un souffle, sa détresse exprimée à travers sa voix. Je… je ne –
– Tu n'as pas besoin de le justifier, l'interrompit-il d'un geste de la main. Je te l'ai déjà dit, je comprends. Après tout ce que nous avons traversé – enfin que vous avez traversé, surtout – ce… c'est normal de se poser la question. Et comme je te l'ai dit, je préfère que tu restes honnête avec moi.
D'abord surprise, Sakura le remercia du bout des lèvres avant de baisser la tête, désolée. Le silence revint et pesa davantage sur eux. Le bras d'Ino glissa sur ses épaules en guise de soutien mais elle n'y réagit pas. Comme personne ne prenait la parole et que chacun évitait le regard de l'autre – Sakura avait déjà parlé de ses doutes, alors pourquoi en ajouter encore et encore ? –, Ino exerça une faible pression pour l'inciter à s'en aller. Les miracles n'existaient pas ; tant que le désordre règnerait dans son cœur et dans son esprit, elle n'était pas en mesure d'éclaircir la situation. Inutile de promettre quelque chose qu'elle était incapable d'accorder.
Alors qu'elles se retournaient pour partir et quitter la fête en même temps, le panier de mochis intact au bras, Sakura se retourna brièvement vers Naruto qui l'observait sans un mot, le regard plus profond qu'à l'accoutumée.
– Tu sais, Naruto, je ne t'ai pas réellement menti ce jour-là, même si c'est ce que tu as pensé, fit-elle d'une voix basse, presque murmurée. Même si moi-même n'avais pas conscience d'à quel point c'était vrai, ce jour-là.
Elle hésita à poursuivre puis elle poussa un soupir las et se détourna d'eux pour partir, soutenue par Ino qui ne la lâcha pas, les yeux remplis de compassion à son égard.
Tout le monde comprit immédiatement la référence. Naruto s'immobilisa et écarquilla les yeux, comme elle venait de donner confirmation à l'hypothèse qu'il jugeait plus qu'improbable de son ami. Les premières secondes, il n'osa y croire ; cependant, l'air étrangement mélancolique de son amie et l'absence apparente de justification à un tel mensonge l'incitèrent à y donner du crédit. Près de lui, Sasuke se raidit mais garda le silence, résigné. Les jeux étaient faits.
Alors qu'elles dépassaient la dernière tente en périphérie et s'apprêtaient à s'enfoncer dans les ruelles, Naruto fut pris d'une impulsion soudaine et se précipita vers elles. Après avoir parcouru les quelques mètres qui les séparaient, il saisit brusquement le bras de son amie pour l'arrêter et la retourner. Cela fonctionna, et Sakura repoussa inconsciemment Ino dans son mouvement jusqu'à la détacher d'elle, toutes deux sujettes à l'étonnement. La première n'eut pas le temps de se rendre compte que, déjà, une main saisissait l'arrière de son crâne et des doigts s'entremêlaient maladroitement dans ses cheveux. Et surtout, ses lèvres se posaient sur les siennes. Ses lèvres à lui – Naruto. Le temps sembla se suspendre quelques secondes. La scène paraissait surréaliste, et en même temps… Inconsciemment, elle s'y abandonna, même lorsqu'il réclama davantage. Même alors qu'elle était toujours perdue, tiraillée entre des sentiments tellement similaires et contradictoires à l'encontre de deux personnes bien distinctes. Elle savait qu'elle ne le devrait pas l'y encourager ; pas tant qu'elle n'aurait pas mis de l'ordre dans ses pensées. Pourtant, elle céda.
Et malgré les doutes, la peur et la culpabilité, ce fut tant agréable qu'elle en vint à oublier tout cela.
La réalité les rattrapa bien vite – par le besoin d'air, d'abord. Haletants, ils se séparèrent l'un de l'autre, les joues rouges et le souffle court. La main du jeune homme quitta ses cheveux pour se poser contre sa joue, tandis que la jeune fille levait ses yeux verts pour les plonger dans ceux azurés de son meilleur ami.
Pouvait-elle encore le qualifier ainsi ?
– Ça, c'est du baiser, constata sobrement Ino, même si un mince sourire se dessinait sur ses lèvres.
Aucun des deux concernés n'y prêta attention. L'instant de magie cessa à mesure que les bruits de pas s'approchaient en même temps que Sasuke, qui avait tout vu. Gênée, Sakura finit par s'écarter du blond qui la laissa faire, son regard alternant entre les deux jeunes hommes. Cependant, une chose avait changé : une lueur de détermination brillait désormais dans les prunelles claires du blond tandis qu'il la fixait, et elle en frissonna d'anticipation. C'était comme une promesse. La promesse que, cette fois, il n'abandonnerait pas – qu'il comptait se battre pour elle.
La promesse que, cette fois, il ne laisserait pas les souvenirs du passé le faire reculer.
De nouveau, ils étaient rivaux pour quelque chose – et cette rivalité nouvelle fut acceptée par les deux adversaires lorsque le brun atteignit son niveau et croisa le regard bleuté. Comme avant. Et en même temps, différemment.
Si certaines choses auraient dû être et n'avaient pas été, d'autres encore pouvaient se faire – mais c'était à eux d'en décider.
