Épisode 3: Réunion au sommet
ou
Quatre conseillers, trois Spectres, deux podiums... Et un énorme problème!

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Anneau du Présidium sur la Citadelle –
Esplanade d'accès à la Tour du Conseil

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Le lieutenant-major Damon da Costa contemplait pensivement, depuis son pied, le sommet de l'unique pilier d'accès par ascenseur vers la Tour de la Citadelle – sommet qui disparaissait dans le ciel éternellement bleu du Présidium. Mains sur les hanches, tête renversée en arrière et yeux plissés à l'extrême, le Sniper N7 scrutait de son regard d'aigle ce firmament artificiel, comme s'il s'efforçait d'apercevoir, au travers de cette illusion d'azur, la flèche démesurée s'élevant au centre même de l'anneau circulaire du Présidium. Damon finit bien sûr par renoncer à cette tentative chimérique, et se décida à rejoindre ses trois compagnons assemblés devant l'entrée de l'ascenseur: la Spectre humaine Saïda Keren, la chasseresse asari Feylin Adamas, et le Franc-tireur butarien Andrak Atkoso'dan. Tous quatre attendaient l'arrivée du dernier membre de leur petite unité, l'Ingénieur galarien Sudaj Lenks, qui devait les rejoindre directement depuis les locaux du Ministère de la Défense Concilien.

Encore très exalté, Damon dansait d'un pied sur l'autre, agité comme un gamin à l'entrée d'une fête foraine, tandis qu'il fixait à présent l'icone apposée au-dessus du portail d'accès à l'ascenseur: celle-ci figurait, d'un trait schématique accessible à toutes les espèces, la silhouette du formidable édifice dont la cime abritait le siège du Conseil galactique.

-–- Y a pas à dire, s'extasiait l'Humain, c'est quand même un putain de Saint des Saints, cet espèce de grand sextoy pour Moissonneurs... Pensez un peu: si la galaxie gravite autour de la Citadelle, eh bien la Citadelle, elle, elle gravite autour de c'te grande aiguille, et des quat' super-pointures qui y perchent. Ça donne à réfléchir, non?... Et du coup, ne monte pas là-haut qui veut: faut montrer patte blanche! Moi, je n'avais encore jamais eu l'occasion d'y accéder... Merde, quand j'y pense! une carrière exemplaire au service de l'Alliance, N7 depuis six ans, agent GEIST depuis trois... Et rien, nada, que dalle! Alors ouais, pouvoir enfin monter tout là-haut... C'est pas pour dire, mais... Ouais, ça fait quand même quelque chose!

Feylin Adamas sourit discrètement. En dépit de son âge et de son parcours de baroudeur, son ami humain était décidément encore capable, à l'occasion, d'emballements d'un enthousiasme presque enfantin, assez touchant; et quand il était pris de telles envolées lyriques, illustrées de manière si imaginative, c'était le signe qu'il était vraiment très, très ému... L'Asari devait cependant bien admettre que Damon avait raison sur plusieurs points: en particulier, sur le fait que l'accès à la Chambre du Conseil, tout au sommet de la Tour de la Citadelle, était bel et bien restreint à quelques très rares privilégiés: ambassadeurs et diplomates, officiels dûment enregistrés, visiteurs exceptionnellement accrédités, et bien sûr agents Spectres venant prendre leurs ordres directement de la bouche des conseillers – telle la nouvelle patronne de leur unité, le capitaine Saïda Keren, que Feylin couvait d'un œil discret. Du coup, la jeune Asari se sentit obligée de livrer à son tour quelques révélations personnelles à ce sujet:

-–- Moi, j'étais déjà montée là-haut, une fois. Une seule fois... Et ça remonte à il y a déjà près de deux siècles: une sortie organisée avec le reste de ma classe d'âge, durant ma formation militaire. C'était l'ambassadrice asari de l'époque en personne qui nous avait fait les honneurs de la visite guidée... Un sacré souvenir, pour une toute jeune demoiselle!

De son côté, Andrak Atkoso'dan visionnait alors sur son Omnitech un holo de cette fameuse Chambre du Conseil, ce lieu illustre que toute la galaxie connaissait par Extranet, mais que bien peu auraient pu prétendre avoir jamais arpenté en personne – et certainement pas un ex-chasseur de primes des Systèmes Terminus tel que ce colosse butarien au physique si intimidant! Ce dernier éteignit la projection, avant de renchérir à son tour:

-–- Quant à moi, je vous rappelle qu'il y a encore un an, je n'avais même encore jamais seulement posé le pied sur la Citadelle, avant d'être approché par les recruteurs du Ministère de la Défense Concilien. Ça, on peut dire que le cadre de travail du Conseil diffère sensiblement de celui d'Aria T'Loak sur Oméga!...

Le capitaine Keren adressa un sourire entendu au gigantesque Butarien, exactement comme si elle avait déjà eu l'occasion de constater elle aussi par elle-même l'immense fossé entre le style de vie de l'impitoyable Reine pirate d'Oméga, et celui des quatre conseillers dont les décisions présidaient à la destinée d'une bonne moitié de la galaxie.

Un Veilleur ignora superbement le petit groupe d'agents, lorsqu'il passa près d'eux en clopinant sur ses quatre membres inférieurs, pour se diriger vers une console d'entretien située à proximité. Ces créatures insectoïdes, d'apparence parfaitement inoffensive, avaient été présentes sur la Citadelle avant même la découverte de celle-ci par les Asari et les Galariens, presque trois mille ans plus tôt; et à ce jour, elles étaient encore la seule espèce à savoir intuitivement maîtriser l'ensemble des protocoles de maintenance de l'immense station spatiale – et donc à pouvoir éviter à cette dernière de sombrer dans le chaos de la nébuleuse qui l'environnait. L'omniprésence des Veilleurs, leur incapacité à communiquer avec les autres espèces, et leur dévouement exclusif à leur tâche unique mais cruciale, faisaient que personne ne leur prêtait plus la moindre attention depuis bien longtemps. Et il en était redevenu ainsi, même après que l'on eût appris vingt ans plus tôt le rôle terrifiant qu'auraient dû tenir ces placides bestioles dans les plans d'invasion et d'extermination des Moissonneurs!

Sudaj Lenks rejoignit bientôt ses quatre compagnons d'unité, en trottant allègrement sur ses jambes longues et maigres. L'Ingénieur galarien s'excusa précipitamment de son retard, en avalant ses mots comme à son habitude. Ses pensées allaient généralement plus vite encore que son babillage agile; mais la nécessité de reprendre son souffle après sa course n'était guère faite pour améliorer sa diction:

-–- ...Ma faute: coupé l'alarme de mon Omnitech, pour ne pas être dérangé durant consultation de dossiers particulièrement intéressants, aux archives du MDC...

-–- Bien sûr, bien sûr, plaisanta Andrak, qui commençait à bien connaître le vétéran du GSI, son indécrottable curiosité, et ses mauvaises habitudes qui finiraient sans doute un jour ou l'autre par lui coûter cher. Là, tu veux sans doute dire: pour ne pas être repéré durant une énième intrusion indiscrète dans des fichiers confidentiels pour lesquels tu n'es pas pleinement accrédité?

-–- Un acte; plusieurs points de vue; d'innombrables vérités! commenta habilement le Galarien, en citant de manière élusive une maxime butarienne bien révélatrice de la morale très flexible de ce peuple.

Saïda Keren fit taire les conversations d'un simple claquement de langue, souligné d'un mouvement sec de la tête en direction du pilier d'ascenseur, histoire de rappeler à ses troupes qu'ils étaient instamment attendus. L'équipe se dirigea donc vers le portail d'accès; puis après les traditionnels scans biométriques et vérifications des codes de Spectre et accréditations d'unité, les cinq agents purent enfin embarquer en cabine. Par privilège de Spectre, ils avaient été autorisés à conserver l'ensemble de leurs armes et protections militaires. Ce n'est qu'après que le volet de la cabine d'ascenseur se fût rabattu et que la montée eût commencé, que Saïda apporta son propre éclairage sur le sujet qui animait tant ses agents peu auparavant:

-–- Moi, cela fait maintenant cinq ans que je suis Spectre: j'ai donc déjà fait l'ascension à de nombreuses reprises pour venir m'entretenir directement avec le Conseil, sur des sujets dont il valait mieux qu'ils ne circulent pas sur des canaux de transmission, même très sécurisés. Effectivement, c'est un décorum très impressionnant, la première fois qu'on monte ici; mais au bout d'un moment, on s'habitue, et on finit par ne même plus y prêter attention...» L'Humaine réfléchit un bref instant, avant d'admettre: «...En fait non, c'est faux: ça fait quand même toujours quelque chose, quelque part!

Tandis que la cabine, propulsée par ses champs gravitationnels, poursuivait sa course à une vitesse vertigineuse, une musique d'ascenseur aussi insipide qu'agaçante se mit à couvrir le silence qui s'était installé dans l'espace confiné. Le capitaine Keren soupira pour elle-même: «En tout cas, certaines choses ne changent jamais, elles...»

La cabine d'ascenseur ralentit progressivement dans son élan, avant que son volet ne se rétracte sur le corridor d'accès vers la Chambre du Conseil. Cette salle monumentale, toute en verticalité sur une superficie somme toute plutôt réduite, aurait pu laisser une sensation oppressante si le toit incurvé, ainsi que toute la hauteur vertigineuse de la paroi située dos à l'estrade du Conseil, n'étaient pas éclairés d'immenses baies vitrées dispensant une douce lumière extérieure. L'espace central, bordé de balcons et de galeries, était agrémenté de petits jardins paysagers fort reposants, avec herbes, rocs et fontaines. Mais l'élément décoratif le plus notable restait l'abondance de cerisiers presque perpétuellement en fleurs tout au long de l'année: des arbres originaires de la planète Terre, génétiquement modifiés pour n'être incommodants pour aucune des espèces vivant sur la Citadelle. Les végétaux importés des mondes d'origine des Asari et des Humains étaient généralement privilégiés pour l'embellissement du Présidium, au détriment des espèces natives galariennes ou turiennes. Les plantes originaires de Sur'Kesh exigeaient et dégageaient en effet trop d'humidité; quant aux formes de vie végétales capables de survivre aux rudes conditions régnant à la surface de Palaven, elles présentaient un aspect métallique et torturé, si effrayant qu'elles mettaient généralement mal à l'aise les autres espèces!

Une dizaine d'énergumènes aux mines plus ou moins patibulaires discutaient entre eux de manière très animée, face aux marches du podium du Conseil. Ces pèlerins-là se démarquaient très nettement des quelques diplomates, lobbyistes, et autres représentants de grandes firmes également présents dans le vaste hall, par la variété de leurs armures de combat – dont certaines avaient visiblement connu des jours meilleurs. De fait, les dignitaires et officiels élégamment vêtus tendaient à se tenir le plus à l'écart possible de cette meute bruyante, qui fournissait par ailleurs un panel très évocateur quant à la diversité d'espèces de cette galaxie: une Humaine, deux Humains, deux Asari, une Turienne, un Galarien, un Quarien, un Drell, et même un fichu Krogan! Cependant, ces soudards en goguette ne devaient représenter qu'un niveau de danger minimal, puisque tout comme les agents de l'Unité N°1, ils avaient été autorisés à conserver leurs armes avant d'emprunter le même ascenseur qui les avaient menés jusqu'ici, au sommet de la Tour du Conseil.

Nos agents connaissaient d'ailleurs parfaitement les noms et petits surnoms de chacun de ces individus, pour les avoir déjà croisés de temps à autre; et ils connaissaient également par cœur le détail de leurs dossiers personnels, pour l'excellente raison qu'il s'agissait là de leurs collègues, confrères et consœurs agents des Unités GEIST N°5 et N°6. Celles-ci étaient commandées par deux Spectres humains: le capitaine Tyler Ransom, et le commandant Lenka Novàkovà. À vrai dire, la majeure partie des autres unités spéciales de cette catégorie se trouvaient être également placées sous les ordres d'autres Spectres humains, issus des forces armées ou des services de renseignement de l'Alliance, avec éventuellement un passage par le SSC. En effet, la jeune espèce humaine, arrivée sur la scène galactique depuis à peine 50 ans, était généralement considérée comme la moins susceptible d'éprouver ou de susciter les préjugés de longue date qui grevaient si souvent les rapports entre espèces plus anciennes.

-–- Lenka! Tyler! lança joyeusement Saïda sur le ton de la plaisanterie en rejoignant les deux officiers de l'Alliance. On nous avait donc dit vrai? Le Conseil en est réduit à un tel état de panique, qu'il doive racler les fonds de tiroir et faire appel à des comiques dans votre genre?!

Les agents n'avaient guère l'occasion de retrouver leurs homologues intégrés à d'autres unités, si souvent dépêchés en mission à l'autre bout de la galaxie. Aussi commencèrent-ils à former de petits groupes de discussion, sur la base de critères d'affinité moins liés à leurs espèces respectives qu'à leurs spécialités ou à leurs parcours. Ainsi, tandis que Saïda Keren échangeait avec ses deux collègues Spectres quelques récits d'expériences récentes et autres anecdotes héroïques, qui levaient de temps à autre un grand éclat de rire, Andrak Atkoso'dan, l'ex-chasseur de primes butarien, s'était rapproché d'une de ses vieilles connaissances, le Drell Shamyll Arnos. Cet ancien agent d'élite de la Primauté Éclairée de Kahjé s'était reconverti dans une carrière plus paisible d'enquêteur privé sur divers mondes successifs, avant d'accepter de reprendre du service actif pour le compte de la Citadelle: ses talents d'Infiltrateur, complétés de précieux pouvoirs biotiques, s'étaient plus d'une fois révélés inestimables pour son équipe. Quant à Damon da Costa, le Sniper humain, il s'était déjà lancé dans une conversation passionnée sur les tous derniers mods de visée thermique avec son homologue, la Turienne Ardween Khallios, bras droit du capitaine Ransom, une spécialiste en tactiques et armements lourds issue des rangs de la fameuse 43ème Division de Marines. Cette unité spéciale turienne avait la particularité de mener de longue date des exercices conjoints et échanges de compétences avec les membres d'autres forces armées conciliennes: c'était d'ailleurs lors d'un tel exercice qu'Ardween et Damon s'étaient croisés pour la première fois.

Une voix haut perchée, au ton passablement agacé, retentit soudain au-dessus des agents; une voix familière pour tous, et assez autoritaire en tout cas pour faire cesser immédiatement le vacarme des conversations:

-–- Eh bien, si on ne vous entend pas jusque sur Bekenstein, cela tient du miracle!

Les quinze agents se retournèrent en bloc vers l'amiral Padias Eldon, le directeur des Renseignements de la Flotte concilienne, superviseur des unités spéciales du MDC telles que les leurs, et donc leur supérieur direct à tous. Le vieil officier galarien approchait de la quarantaine, qui marquait la fin de vie pour la plupart de ses congénères; mais tout comme eux, il n'en demeurait pas moins encore très alerte, décidé à rester plongé dans l'action jusqu'en ses derniers instants. Et pour l'heure, il était en train de descendre d'un pas agile les escaliers menant au podium d'audience du Conseil, dominant toutefois encore ses agents du haut d'une volée de marches. L'œil courroucé, l'amiral reprit d'un ton acerbe:

-–- Capitaine Keren, même de votre part, je m'attendais à plus de retenue en un tel lieu... Vous vous croyez peut-être encore attablée à votre loge VIP du Purgatoire?!...» L'amiral fit taire d'une vive élévation de la main la tentative de protestation qui s'apprêtait à naître sur les lèvres de la Spectre, avant de poursuivre: «Le Conseil est prêt à vous recevoir en entretien privé: les chefs d'unité exclusivement, avec un unique représentant d'équipe par agent Spectre. Les autres demeurent en retrait à portée d'oreille, mais n'interviendront pas. Suis-je assez clair sur ce point?

Les agents acquiescèrent, et les trois Spectres se détachèrent en avant du groupe, accompagnés chacun d'un unique adjoint. C'est tout naturellement Feylin Adamas que le capitaine Saïda Keren choisit pour la suivre: après tout, la jeune chasseresse asari avait déjà été en son temps la suppléante privilégiée de l'ancienne patronne de l'Unité N°1, sa congénère la défunte Guerdan Qoliad. Feylin était sans doute aussi l'élément le plus expérimenté du groupe, au point que quelques mois plus tôt, elle avait même été pressentie pour accéder elle-même au rang de Spectre – honneur qu'elle avait pourtant choisi de différer, afin de pouvoir demeurer quelque temps encore avec ses compagnons d'armes et amis proches.

L'amiral galarien laissa circuler le flot des agents autour de sa personne, mais retint fermement le bras longiligne de son congénère Lenks lorsque celui-ci passa à sa hauteur, lui glissant en apparté sur un ton peu amène:

-–- Ingénieur Nasurn Aegohr Chobban Aka'Mon Sudaj Lenks, nous reparlerons un autre jour en privé de votre petite tentative d'intrusion dans les fichiers d'archives du MDC. Vous pensiez vraiment qu'elle passerait inaperçue?! Vous devriez savoir qu'à mon âge, je déteste être encore pris pour un têtard sorti de son œuf! Alors je vous conseille dès maintenant de bien songer à votre défense...

Le vétéran du GSI ainsi mis sur la sellette déglutit péniblement, puis opina du chef sans dire un mot, avant de rejoindre ses collègues au petit trot.

Le podium d'audience qui s'avançait vers l'estrade du Conseil surplombait un agréable jardin d'intérieur, abrité sous un toit vitré. Tout en remontant cette étroite passerelle, Saïda et ses collègues Spectres notèrent que les galeries supérieures dominant l'estrade et le podium avaient été entièrement désertées, alors même qu'elles étaient d'ordinaire fréquentées à toute heure par des nuées de curieux – en général des diplomates venus tromper leur ennui, en attendant leurs rendez-vous ou l'heure de leur propre passage en audience. De même, en se retournant, les agents purent observer que la Chambre du Conseil était en train de se vider de ses derniers occupants, se hâtant vers la sortie à l'invitation polie des quelques gardes d'honneur encore présents, sans doute après en avoir reçu l'injonction directement sur leurs Omnitechs. De toute évidence, le Conseil tenait à maintenir sous le sceau du secret la mission qui allait être confiée sous peu de bouche de conseiller à oreille de Spectre...

Les trois agents et leurs assesseurs avaient atteint leur extrémité de la passerelle. Ils n'eurent guère à y patienter longtemps, avant que les quatre conseillers ne pénètrent avec solennité sur la vaste estrade disposée en face d'eux, pour venir se positionner derrière leurs pupitres holographiques respectifs: de la droite vers la gauche des agents, s'alignèrent en un rituel bien rodé d'abord la conseillère asari, puis le représentant turien, le galarien, et enfin la conseillère humaine.

Deela Tevos était à coup sûr la plus ancienne, sans doute la plus respectée, et probablement aussi celle parmi les membres du Conseil dont le nom et le visage étaient les plus connus pour à peu près n'importe quel citoyen de l'espace concilien: d'une part parce qu'elle occupait le poste de représentante de la République asari depuis déjà plus d'un demi-siècle – c'est-à-dire avant même que l'espèce humaine n'émerge du néant inexploré –, mais surtout, pour son rôle prépondérant dans la phase de reconstruction d'ampleur galactique qui avait suivi la victoire chèrement acquise sur les Moissonneurs. Diplomate retorse, négociatrice avisée, elle avait la réputation de savoir mener en douceur ses interlocuteurs là où elle le souhaitait, sans même leur laisser l'impression qu'à aucun moment ils n'avaient réellement disposé de l'initiative... Elle n'en demeurait pas moins d'ordinaire assez facile à cerner d'un point de vue politique, sa ligne générale tendant toujours prioritairement à favoriser l'avenir de son propre peuple.

Plus prévisible encore cependant était le conseiller turien Agrilio Silitius, qui dominait de sa haute taille l'Asari à sa gauche. Le successeur du conseiller Sparatus était l'archétype même du Turien tel que le conçoivent les autres espèces, à un niveau tel qu'il en semblait presque caricatural. Son parcours militaire irréprochable, ponctué d'autant de glorieuses blessures que d'éloges et de promotions, avait pour corollaire une tolérance zéro envers l'incompétence ou l'échec. Le personnage se caractérisait également par un abord direct et sans détours, souligné d'un ton de commandement sec et tranchant. Pour finir, une rectitude morale bornée, et un sens de l'honneur sans concessions, achevaient de rendre cette triste baderne aussi insipide que désagréable.

Tel n'était toutefois pas le cas de son voisin de droite, le conseiller galarien Calon Joban, dont les épaules et les excroissances crâniennes étaient recouvertes d'un vaste et élégant capuchon brodé, ainsi qu'il seyait aux dignitaires de son espèce. En effet, cet ancien homme d'affaires influent reconverti dans la politique galactique passait pour un individu des plus difficiles à définir. Beaucoup le considéraient comme la simple marionnette de l'une ou l'autre dalatrace galarienne, en appuyant leurs allégations sarcastiques sur son manque de charisme flagrant. Mais d'autres en revanche mettaient en avant l'opiniâtreté passionnelle avec laquelle il défendait des choix politiques qui dès lors ne pouvaient être que les siens propres, ainsi d'ailleurs que la cohérence de ces mêmes choix sur le long terme. Au final, sous ses dehors assez ternes, la véritable personnalité et les allégeances du conseiller Calon n'en demeuraient donc que plus mystérieuses, même pour ceux qui prétendaient le fréquenter de longue date.

La dernière conseillère, l'Humaine Claudia Messeri, avait la lourde tâche de représenter la plus jeune des espèces siégeant au Conseil. Et de fait, en dépit d'une personnalité affirmée et de réels talents d'oratrice, il était bien trop souvent visible qu'elle était la moins assurée de son autorité parmi les quatre conseillers. L'humanité avait décidément grandi bien trop vite à la taille du vaste univers, et hérité bien trop tôt des lourdes responsabilités qu'impliquait la cogestion de l'ensemble de l'espace concilien. Et sa représentante, si compétente soit-elle, en était généralement réduite à faire figure de pièce rapportée parmi trois autres espèces plus anciennes, habituées à régenter entre elles la situation galactique depuis près de quinze siècles. Mais il faut bien admettre que de toute façon, il aurait fallu une assurance et une expérience hors du commun pour seulement tenter de faire pièce à une diplomate chevronnée de l'envergure de Dame Tevos...

Ce fut d'ailleurs la vénérable, mais toujours altière matriarche asari qui se chargea d'accueillir les invités du Conseil, en déclamant d'une voix auguste qui résonna puissamment sous la haute voûte de la grande salle:

-–- Capitaine Keren, capitaine Ransom, commandant Novàkovà, et vous, honorables agents de terrain, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue en ce lieu illustre, au nom de tout le Conseil. C'est pour nous un privilège bien trop rare, que de pouvoir ainsi saluer en personne le bras armé de la Citadelle, celles et ceux dont la compétence, la discrétion, et la loyauté font honneur aux lois de l'espace concilien.

-–- Tout le privilège est pour nous, estimés membres du Conseil! répartit presque aussitôt le capitaine Ransom en s'avançant d'un pas, avec une hâte nettement empreinte d'obséquiosité.

Saïda, dont le capitaine venait de court-circuiter la réponse, réprima un rictus agacé en pensant à part elle: «Décidément toujours aussi lèche-cul, ce brave Tyler!...»

Il sembla qu'il ait été décidé à l'avance que puisque les Spectres commandants d'unités étaient tous trois officiers de l'Alliance, il reviendrait à la conseillère Messeri de leur exposer les premiers éléments de leur mission. L'Humaine redressa donc les épaules au-dessus de son pupitre avant de s'adresser à ses congénères, non sans une certaine emphase dramatique:

-–- Vous vous doutez déjà, je le suppose, qu'une telle convocation en urgence, en ce lieu, et sous l'égide du Conseil lui-même, n'a rien d'anodin. Et vous avez raison: l'heure est grave! Nous avons en effet tout lieu de penser que dans les jours qui viennent, la Citadelle pourrait faire l'objet d'une attaque majeure de la part d'un adversaire encore indéterminé! À ce jour, une telle attaque pourrait prendre la forme aussi bien d'un attentat de grande envergure, que d'un raid ciblé de la part de forces déjà infiltrées en nos murs – voire peut-être même, qui sait? d'une véritable offensive orbitale menée dans les règles par une flotte d'assaut d'origine encore inconnue!

-–- Ah ouais, là, carrément! marmonna Damon pour lui-même, depuis sa position en retrait des agents Spectres.

-–- Cette dernière éventualité reste cependant hautement improbable, précisa la conseillère Tevos d'une voix rassurante. La Flotte de Défense de la Citadelle est en effet bien assez puissante pour faire face à toute menace militaire directe...

-–- ...Sauf bien sûr si l'ennemi débarque en force avec un cuirassé Moissonneur et une armada de vaisseaux geth! songea irrévérencieusement Feylin, qui avait en tête les circonstances de la Première Bataille de la Citadelle, celle-là même qui avait valu à l'espèce humaine son siège au Conseil.

-–- Ça a quand même l'air bien vague, comme info! lança brusquement à la volée l'un des autres agents demeurés à l'écart des débats – Nakmor Graan, l'Ingénieur krogan de l'unité du capitaine Ransom. Y a pas quelqu'un ici qui aurait encore pris pour argent comptant les oracles vaseux de Sha'ira la Favorite?

Que ce soit sur Oméga ou en pleine Chambre du Conseil, songea Andrak amusé, on peut décidément toujours compter sur un Krogan pour mettre les pieds dans le plat! L'interruption abrupte de la part de l'agent Graan, en dehors de tout protocole et en dépit des instructions expresses de l'amiral Padias Eldon, fit nettement tiquer le vieux Galarien; mais il sut se contraindre au silence – provisoirement tout au moins! La réaction du conseiller Silitius fut en revanche immédiate, et cinglante: il était en effet de notoriété publique que depuis quelques semaines, le dignitaire turien fréquentait assidûment les appartements de la Favorite asari, conseillère de valeur s'il en est; et il ne pouvait donc que prendre pour lui une remise en question aussi directe venue d'un de ses enquêteurs:

-–- Nos renseignements sont à prendre avec le plus grand sérieux, Ingénieur Graan! Et vous serez prié d'attendre patiemment qu'on vous en expose les détails! Par les Esprits, vous vous imaginez peut-être qu'on vous a fait monter jusqu'ici pour admirer les cerisiers en fleurs?!

-–- Rhoh, vous savez, M'sieur, moi, c'que j'en disais...

Nakmor Graan se plaisait volontiers à endosser le rôle de la brute typique de Tuchanka, du Krogan mal dégrossi qui mettrait les pieds pour la première fois sur cet îlot de civilisation raffinée que représentait la Citadelle. Or, tout au contraire, Graan se trouvait être d'assez longue date l'un des piliers les plus éminents de la petite colonie krogane qui avait fait souche sur la grande station concilienne, après la fin de la Guerre. Cette communauté restait encore peu fournie, et se révélait cependant d'une hétérogénéité déroutante, due à l'enracinement profond de la culture antagoniste des clans krogans. Mais pour autant, ce microcosme d'expatriés savait solidairement faire montre d'une imperméabilité particulièrement hostile envers tout étranger à leur espèce. C'est ce qui pouvait rendre l'entregent de Graan si utile, lors de certaines enquêtes sensibles: si quelque chose se tramait sur la Citadelle, qui ait un rapport de près ou de loin avec un représentant de l'un ou l'autre clan krogan, voire même avec un hors-clan, alors Graan était systématiquement au courant... En dehors de cela, ce mastodonte avait bien quelques autres atouts à offrir à son équipe: ainsi, il s'était déjà avéré qu'en de nombreuses circonstances, un Ingénieur élevé à la dure sur Tuchanka, qui avait appris à porter le fusil à pompe en même temps qu'il apprenait à marcher, pouvait se montrer nettement plus utile sur le terrain qu'un quelconque universitaire qui ne se serait jamais beaucoup éloigné de ses chères machines!

Il n'empêche que l'intervention intempestive de l'agent Graan venait de lui attirer, pour encore longtemps sans doute, l'inimitié personnelle du conseiller Silitius. Mais de toute façon, ce n'était certes pas sur ce genre de Turien de la vieille école qu'il faudrait compter pour voir un jour se réchauffer les relations turio-kroganes...

La conseillère Messeri pria d'un simple regard le conseiller turien de la laisser poursuivre, ce à quoi celui-ci sembla ne consentir qu'à regret. L'Humaine reprit donc le fil de son exposé, en y prenant toutefois en compte les doutes exprimés à voix haute par l'Ingénieur Graan, mais qu'elle pressentait également chez d'autres agents présents:

-–- Si la forme que peut prendre la menace dont nous parlons reste encore indéterminée, je vous l'accorde, sa nature et le niveau de danger qu'elle représente sont en revanche parfaitement évaluables. Et l'urgence de la situation l'est tout autant, croyez-moi... Capitaine Keren, capitaine Ransom, commandant Novàkovà, je suppose que vous connaissez tous personnellement le commandant Javier Best, n'est-ce pas?

Les trois Spectres humains échangèrent rapidement quelques regards surpris. C'est Saïda, la plus ancienne dans le grade le plus élevé parmi les trois militaires de l'Alliance, qui prit l'initiative de répondre la première au nom de ses deux collègues:

-–- Naturellement, conseillère Messeri. Le commandant Best est indiscutablement l'un des Spectres humains les plus éminents qui soient: une carrière remarquable au sein des services secrets de l'Alliance, suivie d'une reconversion non moins réussie au SSC – enquêtes spéciales, puis renseignement. Expert en infiltrations sous couverture. Alors si c'est lui votre source...

-–- ...Était, l'interrompit abruptement la conseillère. L'agent Best était effectivement notre informateur. Comme vous pouvez vous en douter, les événements survenus voici quelques mois sur la colonie pénitentiaire d'Alcastarz nous ont tout naturellement amenés à réévaluer le niveau de menace que représentent les divers mouvements suprémacistes humains, à présent que nous pouvions les considérer comme potentiellement financés et contrôlés en sous-main par l'organisation criminelle mise en place par Maya Brooks (1). Par habitude professionnelle, le commandant Best était l'un des Spectres ayant su préserver un profil personnel le plus discret possible, ce qui le rendait tout indiqué pour une mission d'infiltration de longue haleine au sein de telles mouvances. Il avait pour ordres, tout d'abord de rallier une petite cellule déjà connue de nos services, et de là, en faisant ses preuves grâce à notre aide, d'intégrer une organisation plus vaste et d'y mettre à jour de nouvelles ramifications. Les derniers rapports que nous ayons reçus de sa part attestaient de son succès en la matière...
Mais voici tout juste une semaine, l'agent Best a délibérément pris le risque d'entrer en contact direct avec nous, de toute urgence et en dépit des protocoles de sécurité les plus élémentaires – pour une raison qu'on ne peut dès lors que supposer des plus sérieuses. Le contenu du message qu'il est parvenu à nous transmettre en partie, eh bien... nous a plongés dans la plus profonde perplexité! Nous n'avons plus reçu aucune autre nouvelle du commandant depuis cette dernière communication: jusqu'à preuve du contraire, nous devons donc envisager la triste probabilité que son audace et son sens du devoir aient pu lui coûter la vie...

-–- Cette dernière transmission était hélas extrêmement altérée, intervint à ce stade la conseillère Tevos. De toute évidence, l'ennemi – quel qu'il soit – possède des équipements de brouillage de qualité militaire, et sait parfaitement s'en servir. Malgré toutes nos tentatives de restauration, seules quelques bribes de mots décousus nous sont parvenues. Mais leurs contenus, et ce qu'ils impliquent, nous ont suffisamment alertés pour que nous décidions de mettre en œuvre certaines mesures exceptionnelles, et en dernier recours, de faire appel à vos équipes. Vous allez pouvoir en juger par vous-mêmes, d'ailleurs. Conseiller Calon, je vous prie...

Le Galarien encapuchonné se pencha sur son pupitre holographique, et pianota une courte série de codes et d'instructions, afin de retransmettre sur les Omnitechs des quinze agents présents ce qui était vraisemblablement l'ultime rapport du valeureux Spectre infiltré. Une voix crépita dans les récepteurs audio des agents, une voix qu'ils étaient seuls à entendre; une voix aiguë, au discours haché par les crachotements et les larsens, bien qu'elle s'attachât pourtant à détacher clairement ses syllabes de façon à les rendre plus audibles; une voix aussi où perçait de manière très nette une réelle tension:

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-–- ...danger... ...attaq... ...dre... ...extrêm... ...Citadelle... ...vite!... ...plan... ...mach... ...ientôt!...
...Cerber... ...comm... ...Udina... ...trois jours... ...mémoration... ....vingt ans... ...polit... ...errible!... -–-

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Cet hallucinant appel d'outre-tombe s'acheva sur un dernier sifflement strident; puis le silence retomba dans les communicateurs d'un auditoire encore stupéfait. En bon militaire, le conseiller turien s'attacha alors à reformuler verbalement les divers éléments exploitables que l'on pouvait tirer de ce message d'alerte. Une procédure bien inutile, dans la mesure où de leur côté, les agents de terrain confirmés avaient déjà relié entre eux ces éléments pertinents, dans la seconde même où ils leur avaient été livrés:

-–- Il nous semble évident que les mots "...mémoration" et "vingt ans" se rapportent aux commémorations prévues cette année afin de marquer le vingtième anniversaire de l'invasion des Moissonneurs, dans le but de rendre hommage aux milliards de victimes tombées sous leurs assauts, et de célébrer la victoire finale des espèces unifiées. Ces cérémonies, comme vous le savez, doivent se tenir sur plusieurs mois, aussi bien sur la Citadelle qu'en de nombreux autres points de la galaxie ayant souffert de l'invasion. Mais surtout, elles doivent démarrer d'ici cinq jours seulement, en mémoire de la toute première frappe massive des Moissonneurs dirigée contre l'espace butarien!
Alors si le commandant Best a jugé nécessaire de mettre en péril sa couverture – et sa propre vie! – pour nous faire parvenir cet avertissement en priorité absolue, il y a tout à parier que notre ennemi inconnu compte bel et bien frapper à l'occasion du début de ces célébrations! Ce serait un choix assez judicieux pour un attentat majeur, à vrai dire, admit le Turien en caressant son menton cuirassé de corne, sur un ton presque admiratif. Rassemblements festifs propices au relâchement de l'attention générale, fortes concentrations de population, présence en public de nombreuses figures éminentes des différents peuples conciliens, large couverture médiatique...

Quelques murmures se firent entendre parmi les agents demeurés à l'écart du podium d'audience – murmures auxquels l'amiral Padias Eldon mit fin d'un seul regard noir. Puis le conseiller galarien, demeuré muet jusqu'alors, prit à son tour la parole:

-–- De même, la signification des termes "Citadelle", "Cerber..." et "Udina" est tout aussi limpide, et permet de mieux cerner la nature de la menace. Car c'est il y a vingt ans également que le conseiller humain d'alors, Donnel Udina – de sinistre mémoire! –, avait pactisé avec Cerberus, dans l'optique d'un coup d'état visant à décapiter l'ensemble du Conseil en une seule attaque! Une telle évocation est forcément en lien avec les factions terroristes ultra-humanistes que le commandant Best était en train d'infiltrer.

-–- Nous n'avons d'ailleurs pas oublié non plus, intervint Dame Tevos, qu'Udina n'était pas le seul atout dont l'Homme Trouble disposait dans nos propres rangs: le coup de force de Cerberus avait également été soutenu de l'intérieur par de nombreux agents dormants répartis parmi les officiers humains du SSC! C'est de cette manière que de nombreux secteurs clés de la Citadelle, l'Académie du SSC en particulier, sont tombés dès le premier assaut. Et c'est pourquoi d'un commun accord, nous avons pris des mesures exceptionnelles afin que les officiers humains du SSC soient tenus à l'écart des patrouilles et missions de surveillance sur les points les plus stratégiques de la Citadelle. Nous avons bien sûr procédé de la manière la plus discrète possible, en concertation avec l'Exécuteur Septis Savenus à la tête du SSC: d'ores et déjà, l'ensemble des personnels concernés ont été soit réaffectés sur des sites moins sensibles, soit encadrés à leur insu d'agents non-humains dûment avertis!...

La conseillère Messeri appuya les dires de la matriarche asari d'un net mouvement affirmatif du menton, afin que tous ici comprennent que la représentante officielle de l'espèce humaine était pleinement partie prenante dans cette mesure a priori si discriminatoire envers ses propres semblables. Ce n'est qu'alors que les trois Spectres, ainsi que leurs agents, se souvinrent qu'ils n'avaient pas croisé un seul officier de police ni garde d'honneur humain, entre l'esplanade d'accès à la Tour de la Citadelle et le podium d'audience de la Chambre du Conseil. Non, ils n'avaient effectivement eu affaire qu'à des Asari, à quelques Galariens, et surtout à bien plus de Turiens encore qu'à l'habitude.

-–- Une semaine s'est déjà écoulée depuis que nous avons reçu les avertissements du commandant Best, reprit le conseiller Calon. Au départ, nous avons pris le parti de ne mettre sur l'affaire que des éléments triés sur le volet des affaires internes et des renseignements du SSC, ainsi que l'ensemble des agents Spectres présents sur la Citadelle. Quant aux unités légères d'intervention telles que les vôtres, nous souhaitions les tenir en réserve en tant qu'avant-garde d'une éventuelle contre-attaque préventive, lorsque nous serions parvenus à définir la nature et la localisation des forces ennemies qui nous menacent. Malheureusement, contre toute attente, l'enquête n'a encore rien pu révéler de déterminant... Et c'est pourquoi nous devons à présent faire appel à vos services.
Nous sommes bien conscients, poursuivit le Galarien, que votre champ d'expérience habituel vous oriente davantage vers les vastes étendues galactiques incontrôlées, qu'il ne vous confine à l'étroitesse des rues bien policées de la Citadelle... Mais nombre d'entre vous ont connu une carrière brillante au SSC, et ont sans doute conservé quelques informateurs connus d'eux seuls. Et puis, vos unités sont réputées pour l'efficacité de leurs méthodes d'investigation, aussi inédites qu'imprévisibles! Bref, nous avons pleinement confiance en vous, agents, qui à ce stade êtes notre dernier recours... Il ne nous reste plus qu'à vous souhaiter bonne chance, et... bonne chasse!

Aucune remarque, ni aucune question n'avaient été soulevées de la part des Spectres, ni au cours de l'entrevue, ni à la conclusion de celle-ci. Contre tous les usages en matière de briefing, le Conseil ne les avait d'ailleurs même pas invités à en poser... C'est pourtant à ce moment que le commandant Lenka Novàkovà finit par réagir, avec une vivacité qui traduisait peut-être ce que ses collègues Spectres et ses propres agents n'osaient exprimer à voix haute:

-–- Attendez voir un peu, conseiller Calon! Si j'ai bien compris, vous nous confiez seulement maintenant une enquête aussi capitale, alors que vous en disposez de tous les éléments depuis déjà une semaine; et c'est à nous que vous venez mettre la pression, en plaçant peut-être le sort de la Citadelle sur nos épaules, pour que nous débrouillions d'ici moins de cinq jours une telle énigme sur laquelle le SSC et les Spectres n'ont pu avancer, avec presque deux fois plus de délai?! C'est bien cela, est-ce que je n'oublie rien?! Non mais vous êtes sérieux, conseiller?!

La Spectre sonda un moment le visage impénétrable du dignitaire galarien, qui soutint son regard sans broncher. C'est l'Humaine qui finit par détourner les yeux la première, en grommelant pour elle-même: «Question idiote...»

Le mauvais exemple de l'agent Graan semblait décidément vouloir faire tâche d'huile... Aussi le capitaine Ransom, en vieux routier rompu aux usages des hautes sphères hiérarchiques, jugea-t-il opportun de rattraper la démonstration d'impatience de sa jeune collègue auprès de leurs supérieurs. L'officier humain fit donc acte d'allégeance en inclinant respectueusement le buste face à l'estrade du Conseil, yeux baissés et main sur le cœur, tandis qu'il énonçait d'une voix douce et humble:

-–- Nous nous en remettons à votre grande sagesse, estimés membres du Conseil...

Saïda dissimula un sourire amusé, en se demandant une fois encore si c'était son talent pour le fayotage qui avait permis à ce cher Tyler de se hisser jusqu'à son grade actuel, ainsi qu'au rang de Spectre. Enfin bon, c'était soit ça, soit son sixième sens infaillible qui avait déjà tiré à plusieurs reprises son équipe du pétrin, soit encore son incroyable technique de combat à mains nues, qui lui avait permis une fois de se débarrasser au corps-à-corps de deux assassins drells biotiques... Le vieux briscard était plus que compétent en bien des domaines, et le choix était donc vaste.

La brève inclinaison de la tête que les quatre conseillers retournèrent au capitaine Ransom avec une belle unanimité, signalait également sans équivoque la fin de cette entrevue. Après un ultime salut, les trois Spectres et leurs suppléants rejoignirent donc le reste de leurs camarades pour redescendre ensemble les marches du podium d'audience. Les conversations commençaient déjà à bruisser, les hypothèses à naître, les suggestions à s'échanger, et les plans d'action à s'ébaucher parmi les agents qui n'avaient guère tardé à s'agréger à nouveau avec leurs unités respectives. L'esprit d'émulation et de compétition se manifestait à nouveau entre ces trois équipes de super-limiers de combat, et chacune allait sans doute maintenant garder jalousement pour elle-même ses idées et ses pistes. Le visage chiffonné, Saïda se massait nerveusement le front, tandis qu'elle prenait d'un pas rapide la direction de l'ascenseur qui devait redescendre son petit groupe d'agents vers l'Anneau du Présidium. En trois longues enjambées, Andrak Atkoso'dan vint se porter à sa hauteur:

-–- Par où on commence, Madame? demanda respectueusement le grand Butarien à sa supérieure humaine.

-–- Par aller faire un saut au Purgatoire! répondit celle-ci d'un ton abattu. Là, j'ai carrément besoin d'un verre ou deux...

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(1) Lire Unité N°1: Saison 2, Épisode 10