Épisode 4: Vieilles amies, et vieilles ennemies
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Anneau du Présidium sur la Citadelle –
Complexe d'appartements Nebula Heights
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Durant tout le temps où elle avait ruminé en silence ses sombres pensées, avachie sur le canapé rouge de sa loge VIP du Purgatoire, le capitaine Saïda Keren ne s'était pas arrêtée au verre ou deux qu'elle avait manifesté l'intention de prendre – bien loin de là... Mais depuis le temps qu'ils la connaissaient maintenant, ses quatre agents qui l'avaient accompagnée – Damon, Feylin, Andrak et Lenks – s'étaient montrés blasés plutôt qu'inquiets face au spectacle surréaliste de l'ingestion d'un volume d'alcool qui aurait largement suffi à embaumer un Krogan! Eux-mêmes savaient déjà depuis leur toute première rencontre qu'il aurait été aussi inutile qu'inconscient de tenter de la suivre sur ce terrain dangereux: chacun d'entre eux s'en était donc tenu à une unique boisson légère, qu'ils avaient lentement sirotée durant tout le temps où ils étaient demeurés assis là, sous les sonos tonitruantes du Purgatoire, sans oser échanger une parole tandis qu'ils observaient leur patronne du coin de l'œil. Abîmée dans les profondeurs de ses réflexions, celle-ci s'était limitée à n'agiter occasionnellement le bras que pour descendre un verre ou passer la commande suivante.
«Je n'avais encore jamais vu verser autant d'éthanol dans une centrale à ézo!» avait dit une fois Damon da Costa, en faisant référence aux extraordinaires capacités biotiques de l'organisme de la Spectre. Mais là, le Sniper humain avait l'impression que son incontrôlable cheffe d'unité avait décidé de faire tomber ses propres records en matière d'autodestruction éthylique!
À un moment donné cependant, Saïda Keren finit par se lever brusquement dans la lumière des stroboscopes, les yeux résolument fixés droit devant elle – où il n'y avait pourtant rien de spécial à contempler... Puis après avoir donné un bref instant l'impression qu'elle allait basculer en avant, la Spectre stabilisa la position, étendit d'un geste décidé un bras raide droit devant elle, et apostropha d'une voix blanche ses quatre agents toujours assis:
-–- Je viens d'avoir une idée! On passe chez moi, juste à côté: je vous exposerai tout ça là-bas...
L'intention n'était pas sans rappeler aux vétérans de l'Unité N°1 les habitudes de leur ancienne patronne, la regrettée Dame Guerdan Qoliad, qui aimait à tenir ses ultimes briefings de missions sur les confortables sofas de sa cabine privée du Pont supérieur du SSV Citadel. Ce souvenir poignant parvint à émouvoir quelque peu ces quatre rudes aventuriers galactiques... En outre, ceux-ci n'avaient jusqu'alors jamais connu d'autre domicile fixe à leur nouvelle cheffe d'unité que son canapé rouge de l'espace VIP du Purgatoire; et en cet instant, ils avaient le sentiment qu'après la Chambre du Conseil, ils étaient sur le point de visiter leur second sanctuaire de la journée!
Leur première impression fut cependant loin d'être à la hauteur de leurs attentes, lorsque les pas du petit groupe les menèrent vers le complexe d'appartements Nebula Heights, situé au voisinage immédiat du Purgatoire. Il ne s'agissait guère là que d'un ensemble très ordinaire de logements de fonction, destinés aux employés conciliens de niveau subalterne et de revenu intermédiaire, mais dont le niveau d'accréditation justifiait cependant l'installation dans un cadre de vie spécialement sécurisé. La superficie de tels appartements n'était donc pas particulièrement luxueuse; mais ils bénéficiaient néanmoins de tout le confort requis, et surtout d'un atout indiscutable: un balcon ouvrant sur le Lac du Présidium, l'une des vues les plus recherchées de toute la galaxie! Feylin, Damon, Lenks et Andrak soupçonnaient cependant que le choix de leur patronne de fixer sa couchette en ce lieu, ait été essentiellement dicté par la grande proximité de celui-ci avec son véritable point d'attache au Purgatoire...
«...Et faites gaffe à mon merdier, j'y tiens!» avait prévenu la Spectre humaine avant de livrer l'accès à son antre. À peine entrés, les agents comprirent très vite le sens de cet avertissement...
Ils s'étaient d'abord attendus à découvrir un intérieur agencé de manière toute militaire, spartiate et fonctionnel, uniquement meublé du plus strict nécessaire vital. Mais il se dégageait tout au contraire de ce lieu une irrépressible sensation de chaos et d'excentricité, du fait de l'accumulation compulsive – et de l'exposition sans réel fil directeur – de tout un attirail difficilement quantifiable de trophées de guerre rapportés par la Spectre tout au long de ses innombrables campagnes. Noyés au milieu d'un tel bric-à-brac, nos agents parvinrent cependant assez vite à localiser les souvenirs liés aux trois missions les plus récentes de leur nouvelle patronne, celles qu'ils avaient remplies à ses côtés: la carcasse d'un pistolet Scorpion irrémédiablement endommagé par la même Déchirure biotique qui avait tué son porteur, l'un des agents renégats du GSI que l'Unité N°1 avait affrontés sur Sur'Kesh; l'énorme plaque crânienne d'une nuance ambrée inimitable que Saïda avait prélevée sur la dépouille du Foudre krogan qu'elle avait terrassé sur Tuchanka; et une maquette du Har'Garrok, modélisée avec un grand luxe de détails, alors même que l'équipe n'avait pris d'assaut ce croiseur butarien que le mois passé.
Sans plus prêter attention à ses agents, Saïda s'était mise à ouvrir fébrilement l'un après l'autre les tiroirs larges et plats d'un haut meuble métallique, de type armoire à cartes disposé contre un des murs du salon, en pestant à mi-voix tandis que l'objet de ses recherches s'obstinait à lui échapper. Sentant les regards peser sur elle à la longue, elle finit par lancer sur un ton purement informatif:
-–- J'ai gardé ici quelque part le moyen de joindre une vieille connaissance à moi, le genre qui a le bras long et des yeux partout sur la Citadelle, de quoi nous placer sur une première piste... Rhumpf, enfin, si j'arrive à remettre la main sur ce fichu DSO!...
-–- Une sorte de super-indic niveau Spectre, quoi? lança Damon avec entrain. Cool, exactement ce qu'il nous faudrait!
-–- Pas le Courtier de l'Ombre, tout de même? avança Lenks avec un sourire ambigu.
-–- Ça j'en doute, objecta Andrak en hochant la tête. D'accord, tout le monde a déjà au moins entendu parler du Courtier de l'Ombre. Mais bon, quoi? c'est juste un mythe, une légende stellaire... Non?
Saïda répondit d'un ton péremptoire, sans tourner la tête, toujours occupée qu'elle était encore à farfouiller dans ses tiroirs:
-–- Le Courtier de l'Ombre est loin d'être un mythe, les gars. Il a deux bras, deux jambes, une tête... Oui, enfin bon, pour autant que je sache, ce n'est pas un Hanari! Mais il existe bel et bien, ça, vous pouvez m'en croire... En tout cas, non: c'est pas sur lui que je compte pour nous rencarder sur les nuisibles qui menacent la Citadelle. Non, je pensais plutôt à quelqu'un d'un peu plus accessible dans l'immédiat... Une biotique humaine incroyablement puissante, qui me surpasse en tout, bien que je répugne à l'admettre: c'est vous dire! C'est d'ailleurs aussi une ancienne de la fameuse équipe du Normandy de Shepard – une sacrée référence s'il en est...
-–- À part le lieutenant Alenko, intervint Feylin, j'ignorais qu'il y ait eu d'autres biotiques parmi l'équipage humain du Normandy...
-–- Nettoie un peu tes conduits auditifs, ma belle, laissa tomber Saïda d'un ton condescendant qui fit presque violacer les joues bleues de Feylin. Je n'ai pas parlé de l'équipage, mais de la petite équipe de choc que le commandant Shepard avait assemblée autour de sa personne, et qui l'accompagnait dans toutes ses missions au sol les plus dangereuses: tout cet étrange patchwork inter-espèces contre nature, qui avait toutes les chances de se planter lamentablement, mais qui au contraire a tellement bien fonctionné sous l'égide de Shepard, qu'il a inspiré aujourd'hui nos propres équipes GEIST!
En dehors de ça, la vieille amie dont je vous parle est aujourd'hui rien moins qu'à la tête d'un des gangs les plus influents des bas-fonds du Secteur Zakéra! Peu de choses se passent là-dessous sans qu'elle en soit informée, ni sans qu'elle choisisse d'y remédier ou de laisser faire... Bon, à vrai dire, c'est moins un gang qu'une secte, à certains points de vue: on dit que les gusses qu'elle dirige d'une main de fer sont tous des fanatiques surentraînés, prêts à mourir pour elle. D'un autre côté, on dit aussi que les plus redoutables d'entre eux sont des biotiques humains tout comme elle, d'anciens paumés sans repères, à la dérive dans une société qui s'obstine à les craindre et à les rejeter, et à la vie desquels elle a su donner un sens: ça explique un peu leur dévotion, je crois!
-–- C'est marrant, cap'taine, plaisanta Damon d'un ton amusé. J'avais jamais envisagé que tu puisses avoir des amies parmi les seigneurs du crime! Et puis pourtant, maintenant que je le sais, eh ben ça me surprend pas plus que ça; va comprendre pourquoi...
-–- Oh , je ne parle là que d'un simple gang des rues, rétorqua Saïda sans se sentir le moins du monde offensée. En fait, du point de vue du SSC lui-même, il ne s'agit pas tant d'un gang que d'une sorte de... eh bien disons d'une sorte d'amicale de quartier! Ils tempèrent les ardeurs des groupes armés les plus turbulents, arbitrent les querelles entre organisations criminelles, protègent quelques zones franches de toute violence, et débarrassent discrètement le quartier des prédateurs isolés. En gros, ce sont des justiciers et des médiateurs respectés de tous: le SSC apprécie le coup de main qu'ils leur donnent dans le maintien de l'ordre sur Zakéra, et les vrais criminels craignent de s'attirer leurs foudres. Hé! c'est qu'ils ont les moyens de leurs ambitions, et que leurs méthodes de rétorsion savent parfois être, hum, extrêmement persuasives! Pour le reste, ils se financent sur de petits trafics, ou vivotent de contributions volontaires – Si si, sérieusement, la plupart des contributions des riverains reconnaissants sont réellement volontaires! Bref, c'est pas des demoiselles asari; mais c'est pas des varrens enragés non plus...
Saïda referma rageusement le dernier tiroir de son armoire haute, sans avoir retrouvé ce qu'elle cherchait. Elle passa alors à un autre meuble de rangement, un grand coffre en bois naturel, tel qu'on n'en trouvait que fort peu même sur le Présidium. Pour passer le temps, Sudaj Lenks se livra en silence à quelques rapides évaluations mentales, tandis qu'il observait la scène: «Artisanat terrien, acacia et bronze ouvragé. Origine probable: péninsule anatolienne, 16e Siècle local, soit 23e Siècle galactique. Excellent état. Valeur estimée: très supérieure à 20.000 crédits! La patronne a des moyens!»
La Spectre plongea directement son buste jusqu'au fond du coffre, qu'elle se mit en devoir de remuer en tous sens. Sa voix caverneuse remonta des profondeurs du meuble, tandis qu'elle continuait à faire la présentation de son contact à la réputation si inquiétante:
-–- Dans le milieu de la pègre des Secteurs, on la connaît sous le pseudo de BodyArt: vous comprendrez très vite pourquoi quand vous la verrez! Pour l'état-civil, elle porte le nom de Jacqueline Nought – bien que nul ne connaisse l'identité réelle sous laquelle elle soit née... Durant les sombres premières années de sa vie passées dans les labos de Cerberus, elle avait également reçu la désignation impersonnelle de Sujet Zéro. Mais pour le sur-amiral Shepard, et pour le petit cercle de ses compagnons d'armes avec lesquels celui-ci a partagé les pires moments de sa carrière, c'est juste... Jack!
Ce nom insolite éveilla immédiatement des souvenirs chez les quatre agents du capitaine Keren. L'ancienne détenue biotique, pirate et criminelle au casier long comme un tentacule de Hanari, était en effet évoquée, même ne serait-ce que marginalement, dans à peu près n'importe laquelle des innombrables biographies consacrées au commandant Shepard et à ses exploits. Pourtant, après la victoire sur les Moissonneurs, elle avait disparu de la circulation sans que nul n'ait semblé se poser la moindre question à ce sujet. Ce dernier point interpella d'ailleurs les agents. En théorie, une biotique avec une telle puissance destructrice et un tel passé de violence, une arme vivante aussi dangereuse et incontrôlable que l'était Jack, aurait dû être maintenue sous étroite surveillance par tous les services de sécurité conciliens. Alors si elle était parvenue à demeurer si longtemps sous le niveau des radars, cela ne pouvait être dû qu'à l'intervention directe de certains appuis très, très haut placés – tels que le sur-amiral Shepard en personne, pour ne pas pas le nommer...
-–- Jack et moi, pousuivit Saïda avec entrain, on s'est connues voici vingt ans sur l'Académie Grissom, dans le cadre du Projet Ascension. On était toutes les deux formatrices de jeunes talents biotiques de l'Alliance: pour certains d'entre eux, des filles et des gars à peine moins âgés que nous... Moi, je venais tout juste d'entrer dans l'armée avec mon petit brevet de lieutenant; Jack, elle, avait déjà un parcours beaucoup plus long, beaucoup plus exotique – et pour tout dire, carrément destroy! J'admets qu'elle me fascinait autant qu'elle m'intimidait, à l'époque. Bien sûr, ça a un peu clashé entre nous au départ; et puis on a confronté notre puissance biotique respective, et là, on a fini par beaucoup mieux s'entendre. Entre biotiques humaines de la même génération, on finit toujours par se trouver des points communs, des sujets de discussion... Certains disent qu'elle a apparemment pas mal déteint sur moi; enfin bon, vous en jugerez quand vous la connaîtrez... Bordel, vous savez que c'est elle qui m'a enseigné le truc des amplis biotiques surchargés pour accroître sa tolérance à l'alcool?!
Saïda poussa soudain un hurlement de triomphe, lorsqu'elle parvint enfin à exhumer des entrailles de son coffre un DSO d'ancienne génération, sous écrin. Brandissant fièrement sa trouvaille, elle alla aussitôt l'insérer dans un appareil de lecture moderne avec lequel le vieux disque optique était toujours compatible, couplé avec un terminal Extranet et un petit écran 2D. La Spectre pianota quelques instructions sur la console holographique de l'appareil, afin que l'Intelligence Virtuelle recense les diverses fréquences de communication enregistrées sur le DSO, détermine celle qui avait été utilisée le plus récemment sur le réseau Extranet, et s'y connecte. Pendant que l'IV faisait son travail de recherche, Saïda précisa à ses agents:
-–- Même si on a conservé des moyens de se joindre, Jack et moi, on a hélas un peu perdu le contact depuis pas mal de temps: je n'avais pas vraiment besoin que mon dossier de N7 puis de Spectre porte la trace de liens étroits avec une criminelle notoire; et elle-même n'avait pas non plus envie que ses adeptes et ses contacts apprennent qu'elle connaît de près un fichu chien de chasse du Conseil comme moi! Mais au final, je ne suis pas si mécontente que cette traque assignée dans l'urgence m'offre une bonne raison pour renouer le contact avec ma chère vieille "biotique psychotique"...
Un bip prolongé annonça que le système était parvenu à forcer la communication. Tous les yeux se tournèrent alors vers l'écran 2D, et vers la silhouette présente devant l'écran connecté. Lenks, Feylin, Damon et Andrak mirent presque deux secondes à se demander de quelle espèce pouvait bien être l'interlocutrice de leur patronne, avant d'admettre qu'il s'agissait bien d'une Humaine – mais d'une Humaine au visage entièrement recouvert de tatouages aux motifs des plus variés, des tempes aux épaules, et du menton jusqu'au sommet de son crâne rasé! L'étrange créature peinte semblait être seule; et le décor que l'on pouvait vaguement distinguer en arrière-plan s'apparentait à un taudis plutôt crasseux, mal éclairé. Jack, puisqu'il s'agissait vraisemblablement d'elle, tourna vivement des yeux égarés en direction de son écran lorsqu'elle en perçut le signal d'appel, en ânonnant avec un bégaiement d'ivrogne:
-–- Bordel! Qui...?! Qui que c'est qui...?
-–- Jack? s'annonça la patronne de l'Unité N°1. Jack, c'est moi, Saïda. Il faut qu'on se...
La réaction de la biotique tatouée prit Saïda et ses agents au dépourvu, lorsqu'elle se jeta avec rage droit sur l'écran, en crachant d'un ton agressif mais hésitant, assez bien assorti à son regard vitreux:
-–- Plus personne m'appelle Jack! Mon nom, c'est BodyArt, pigé?! Et pis t'es qui, toi, d'abord?
-–- Saïda Keren: on s'est connues sur...
-–- Sadaka Machin-Chose, connais pas! Qui t'a filé cette fréquence, punaise?...
-–- Mais si, enfin quoi, rappelle-toi: Saïda...» La N7 soupira avant d'ajouter à mi-voix: «...Dada...
Le hurlement strident de Jack vrilla les tympans de Saïda et de ses compagnons derrière elle:
-–- WOUAAAAHH ! DADA ?! Putain, j'y crois pas! Qu'est-ce que t'as changé, depuis le temps! Remarque, moi aussi, j'imagine... Nouveaux tatouages: je savais plus où les mettre, alors...» La redoutable biotique passa sensuellement sa main sur son visage transformé en œuvre picturale, avant de poursuivre: «...C'est pas pour rien qu'on m'appelle BodyArt, hein? Bon, excuse-moi d'pas avoir reconnu ton blaze officiel tout de suite, Dada, ch'uis en pleine descente de Hallex; mais là ça va, j'ai les idées plus claires, d'un seul coup... J'ai vu que t'étais devenue Spectre depuis quelques années. Te connaissant, ça doit bien t'éclater, comme job, non?
-–- C'est sûr, c'est pas la vie de tout le monde, admit Saïda. Mais c'est la mienne, et je la kiffe! Et toi-même, qu'est-ce que tu deviens?
-–- La routine habituelle, soupira Jack d'un ton blasé. J'essaie toujours de faire des bas-fonds de Zakéra un meilleur endroit pour la plupart des gens bien qui y vivent... En général, ça veut dire: faire de la diplomatie armée, jouer les médiatrices tout en gardant en main une putain de puissance de feu digne d'un cuirassé asari, user de mon charme naturel pour faire baisser le niveau de testostérone dans les conflits entre crapules locales... Et puis, si ça marche pas, ben, faire ce que je sais faire de mieux: botter des culs, péter des dents, couper des... Bref, la partie amusante du taf, quoi!
Pendant qu'elle discourait, la terreur tatouée sembla enfin s'apercevoir de la présence des autres agents derrière sa vieille amie. Bien qu'elle les détaillât assez rapidement, son regard s'attarda sur le lieutenant da Costa, de manière si insistante et si carnassière que le pauvre Damon commença à s'en sentir gêné.
-–- Baisant, le beau mec! finit par s'exclamer Jack. C'est ton régulier du moment?
-–- J'aimerais bien, soupira Saïda. Mais c'est pas la question... On peut se concentrer sur notre problème?
-–- Tu sais qu'il m'arrive de suivre tes exploits sur Extranet? insista la délinquante biotique. Mais franchement, j'arrive pas à croire que tu puisses faire la moitié de tout ce que ces baveux racontent, avec juste tes vieux amplis biotiques L3 tout pourraves...
-–- Des L6, corrigea la Spectre. Je me suis faite poser des L6 dès leur apparition sur le marché. Plus puissants, plus endurants, et nettement plus stables, aussi. Oui je sais, il y avait une chance sur cinq de finir paralysée ou de clamser sur la table, lors d'une opération de retrait et remplacement des implants crâniens; et ça n'a toujours pas changé. Mais je peux t'assurer que la marge de puissance que j'en ai retirée valait largement le risque encouru!
-–- Putain, t'es vraiment trop couillue, Dada! T'as toujours été ma déesse, tu sais ça? Ça fait vraiment plaisir de te retrouver! Ceci dit, poursuivit Jack d'un ton soudain beaucoup plus sérieux, je me doute bien que c'est pas pour discuter du dernier Blasto que tu as rompu le silence radio... Alors, qu'est-ce que je peux faire pour toi, ma poule?
Saïda prit une courte inspiration avant de vider son sac, en tentant de maintenir un équilibre entre sa confiance instinctive envers sa vieille complice biotique, et ses obligations professionnelles de préservation du secret défense vis-à-vis d'une délinquante notoire:
-–- Il se prépare du vilain sur la Citadelle, et sous peu; du très lourd, crois-moi, probablement pour l'ouverture des commémorations de la dernière Guerre. On soupçonne l'implication de cellules d'activistes humains venues de l'extérieur. Alors j'ai pensé... Enfin, Zakéra reste toujours le Secteur le plus cosmopolite de la Citadelle, celui où les Humains sont les plus représentés, donc celui où les machinations d'Humains mal intentionnés passeraient le plus facilement inaperçues. Et Zakéra, tu ne me contrediras pas, eh bien Zakéra... c'est toi!
Jack se recula de l'écran en soupirant d'un air désappointé, qui n'augurait rien de bon:
-–- Mmm... Désolée de te décevoir, ma belle... Mais même si je garde bien un œil attentif sur les agissements de chacun, j'y prends rarement moi-même une part active. Je ne fais qu'observer de loin ce qui me semble sortir sortir de l'ordinaire, les signes avant-coureurs d'un réchauffement de la température ambiante dans les bas-fonds... Mais là, a priori, je ne vois rien qui pourrait t'aider. Il faudrait que tu parles à quelqu'un qui contrôle plus directement les allées et venues de biens et de personnes sur Zakéra... Il faudrait que tu parles à... Tulsan Fornebu!
-–- Fornebu? grogna Andrak. Ce nom-là me dit vaguement quelque chose...
-–- Tu m'étonnes! cracha Saïda, avant de fournir patiemment quelques éclaircissements à ses agents. Tulsan Fornebu est un truand volus à la tête d'un vaste circuit d'échanges illégaux; bref, il tire les ficelles de pas mal de trafics sur Zakéra, et palpe aussi sur les autres. Ce foutu nain de jardin en scaphandre fait entrer ou sortir en douce de la Citadelle des gens qui paient bien, ou des marchandises qui rapportent; il est assez malin pour se tenir soigneusement à l'écart du négoce d'armes ou d'êtres vivants, et les drogues qu'il importe ne sont somme toute nocives que pour les abrutis assez stupides pour vouloir s'en envoyer. Ses réseaux d'influence et de clientèle touchent plus ou moins directement toutes les couches de la société jusque sur le Présidium. Il est rusé, prévoyant, et surtout très prudent de sa personne: un vrai magnat volus, quoi... Le SSC lui fiche généralement la paix, en échange de quelques infos mineures qui ne lui coûtent pas trop. Quelques bakchichs sous le manteau à des officiels haut placés ne sont pas à exclure non plus...
-–- Ouais, sûr! renchérit joyeusement Jack. Mais là, on dirait que cet enfoiré de Volus a sans doute joué un peu trop gros pour lui, pour une fois! Si j'ai fait le rapprochement entre ton problème et Fornebu, c'est que j'ai justement appris que depuis peu, il a au cul des types pas nets, qui veulent sa peau... Des Humains, inconnus au bataillon, jamais vus sur Zakéra. Bien fait pour sa gueule, au nabot!
-–- Ça reste quand même une impasse, soupira Saïda. Moi aussi, j'avais d'abord pensé à Fornebu pour nous rencarder, de gré ou de force. Mais le hic, c'est qu'en temps normal, il est presque impossible de parvenir à mettre la main sur ce rase-bitume, pour la simple bonne raison qu'il change de repaire plus souvent encore que Sha'ira la Favorite ne change de robe! Un petit bâtard très prudent de sa personne, comme je l'ai dit...
-–- En temps normal, ouais, corrigea Jack avec une fierté nettement perceptible dans la voix. Mais par chance, j'ai pu récolter tout dernièrement un tuyau sûr concernant la nouvelle planque où notre microbe compte se relocaliser. Je m'étais promise de passer prochainement remettre les choses au point avec ce petit nuisible, lui réexpliquer patiemment qui mène la danse sur Zakéra, quelles sont les limites qu'il ne faut pas franchir... Un peu de casse dans son business, quelques hommes de main au tapis, et le tour est joué! Mais bon, là, je dois avouer que ton enquête m'arrange un peu: pouvoir envoyer un agent Spectre faire mes petites courses à ma place et menacer mes ennemis pour moi, c'est vraiment trop la classe! Je vais pas m'en priver...
-–- Je ne roule pas pour ton compte, Jack! gronda Saïda d'un ton outragé. Je ne fais pas partie de la petite bande de réprouvés biotiques que tu peux envoyer à ta guise faire ton sale boulot et tabasser qui bon te semble! J'accomplis les missions que m'assignent l'Alliance ou le Conseil, point barre! Et j'essaie toujours de faire ça le plus proprement possible, même si je peux parfois donner l'impression du contraire...
-–- Oh, le prends pas mal, Dada! s'esclaffa Jack. Si chacune y trouve son compte, je vois pas où est le problème?! Enfin bon, si tu veux mettre la main sur Fornebu, il a récemment relocalisé son bureau et ses connections dans une arrière-salle de cette boite pour tordus sur Zakéra, que tu connais surement de réputation: Le Parfum de Rannoch...
-–- Rannoch? intervint Damon, intrigué. Rannoch, euh, comme Rannoch, la planète d'origine des Quariens toujours aux mains des Geth?
-–- Mais c'est qu'il a oublié d'être con, le beau mec! s'amusa Jack.
-–- Mouais, c'est ça, Champion, bougonna Saïda sur un ton mystérieux, sans encore se retourner vers ses agents. Rannoch, comme le monde des Quariens... Tu comprendras pourquoi quand on y sera. Et là, peut-être bien que tu regretteras de t'être posé la question!
-–- La piste risque de pas rester chaude bien longtemps, avertit Jack. Comme tu l'as dit toi-même, Fornebu change très souvent de base d'opérations. Alors profite de mon tuyau tant qu'il reste valable. Je te suggère pas comment faire ton boulot, hein, mais si cette petite crevure de magouilleur refuse de parler, eh bien... J'ai encore jamais vu à quoi ça ressemble, un Volus à poil sans sa combi, mais je sais que l'idée leur fait faire de l'huile pire encore que les Quariens! Bon allez, bye bye, Dada! Bonne chance pour ton enquête... Et cette fois-ci, on n'attend plus d'avoir l'âge de matriarches asari pour se recontacter, okay?
L'écran s'éteignit brusquement, avant que Saïda ait pu répondre quoi que ce soit: Jack avait décidément toujours aimé avoir le dernier mot... Sans les voir, la Spectre humaine pouvait imaginer les sourires narquois de ses agents derrière elle. C'est donc d'une voix lourde de menaces qu'elle lança par-dessus son épaule:
-–- Je vous recommande fermement d'oublier avoir jamais entendu certains passages de cette conversation. Le premier d'entre vous qui m'appellera Dada, je vous jure que je l'expédie au travers du plafond, direct! Est-ce que je me suis montrée assez claire?
Lorsqu'elle se retourna, les sourires avaient déjà disparu sur les visages des agents. Après avoir ainsi remis au pas toute velléité de mise en boite, la Spectre indiqua d'un geste vif en direction de la porte qu'il était temps de sortir. L'équipe avait à présent un objectif précis, et ce n'était pas trop tôt!
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Après avoir quitté l'appartement de Saïda, les cinq agents éprouvèrent le besoin d'aller respirer un peu la fraîcheur de l'air artificiel du Lac du Présidium, juste en face d'eux. Mais à peine s'étaient-ils éloignés du portail d'accès au complexe Nebula Heights, qu'une voix féminine – éduquée, mais autoritaire – s'éleva soudain derrière eux:
-–- Capitaine Keren? Capitaine Keren, par ici, s'il vous plait...
L'agent Spectre ainsi interpellée se retourna vivement, pour faire face à une Humaine entre deux âges, au teint mat et aux cheveux noirs. Une journaliste, de toute évidence, à en juger par le drone caméra en suspension dans les airs au-dessus de son épaule. Une fouille-merde, estima également Saïda, étant donné son poste d'affût sournois, précisément dans l'angle mort de la sortie de l'ensemble d'appartements... L'Humaine portait une robe longue, de coupe vaguement asari; mais pour un œil initié, il ne s'agissait là que d'une imitation très approximative de l'élégance inégalable du style thessien, d'une confection assez médiocre pour faire tiquer une pure native de Serrice telle que Feylin Adamas...
-–- Capitaine Keren? Khalisah bint Sinan al-Jilani, pour Veritas Info. Répondriez-vous à quelques questions?
Saïda, tout comme ses agents derrière elle, réprima à grand peine une grimace de dégoût. Fondée juste après la Guerre par des capitaux terriens, Veritas Info était l'un des pires canaux poubelle de la Citadelle, passant le plus clair de son temps d'émission à déraper allègrement dans les thèses conspirationnistes les plus invraisemblables, complaisamment développées entre un scandale people réel ou inventé, et un appel à la haine contre les minorités habituelles – Quariens, Vortchas, Butariens...
La Spectre humaine jeta un regard suspicieux en direction du drone de la journaliste: la led située sous l'objectif de la caméra luisait d'une vive couleur rouge, témoignant que le mode Prise de vue & Retransmission était déjà activé. À son corps défendant, Saïda Keren allait donc devoir adopter l'attitude professionnelle et détachée qui sied aux agents d'élite du Conseil, face au grand public de la Citadelle... Quelle plaie ce job, parfois! soupira intérieurement la Spectre.
-–- Volontiers, Khalisah, répondit-elle pourtant aussitôt d'une voix faussement chaleureuse. Personnellement, je n'ai rien à cacher. Toutefois, vous comprendrez que je sois tenue au silence sur nombre d'affaires encore en cours de traitement...
La journaliste esquissa un sourire de remerciement poli, derrière lequel Saïda et compagnons auraient cependant juré avoir vu poindre un rictus de pure satisfaction personnelle. Khalisah al-Jilani reprit toutefois presque aussitôt un visage sérieux, avant d'entamer son interview sur un ton au départ parfaitement neutre:
-–- Merci de bien vouloir nous accorder cette interview, capitaine Keren. Bien que vous soyez l'une des Spectres les moins expérimentées en termes d'années de service – en dehors des Spectres galariens, cela va de soi! –, vous comptez déjà parmi les agents les plus en vue de la Citadelle. Pour preuve de son estime, le Conseil vous a tout récemment placée à la tête d'une unité spéciale des GEIST – Groupes d'Enquête, Infiltration & Sécurisation Trans'espèces, je le rappelle pour nos spectateurs...
Le ton et l'attitude de la journaliste se firent soudain nettement plus incisifs:
-–- ...Et pourtant, en l'espace de seulement quelques mois, vous et votre nouvelle équipe avez déjà couvert les dérapages inavouables d'une opération secrète du GSI galarien sur Sur'Kesh, au mépris du droit du public à une information transparente; procédé à l'extermination de la totalité d'un clan krogan, sans leur avoir laissé la moindre chance pour une négociation raisonnable; et tout dernièrement, créé une situation de guerre avec l'Autarcie d'Okhrid, l'une des factions les plus remuantes des Systèmes Terminus, et avec le Haut-Maréchal Sanxhet Qahlah'ram qui la dirige! Qu'avez-vous à déclarer à ce sujet? Répondez, capitaine Keren: le public a le droit de savoir!
Saïda plongea son visage au creux de sa paume, dans un soupir bruyant de profonde exaspération. Oh, bien sûr, elle avait vu venir le coup bas depuis l'autre bout de la galaxie; mais la mauvaise foi éhontée de la charognarde qui lui faisait face était pourtant bel et bien parvenue à la déstabiliser. Ce moment de passage à vide ne fut toutefois que de courte durée, et la Spectre humaine prouva très vite qu'elle avait déjà récupéré toute sa combativité:
-–- Rappelez-moi un peu qui vous êtes... Al-Jilani, c'est bien cela? Vous avez déjà du kilométrage dans le métier, n'est-ce pas? Si je ne me trompe pas, vous aviez travaillé pour Westerlund News, avant la Guerre... Il y a une vingtaine d'années, après la disparition du commandant Shepard, vous aviez prétendu qu'il avait rejoint les Moissonneurs, et qu'il était d'ailleurs sans doute déjà endoctriné depuis son passage chez Cerberus – une basse revanche pour les rapports détestables qu'une sale petite fouine telle que vous ne pouvait qu'entretenir avec un si grand homme!
-–- Capitaine, cela n'a rien à...
-–- Puis le scandale qui a suivi la réapparition de Shepard, et son accession au statut de héros galactique, a mis Westerlund News sur la paille – et vous-même au chômage! Par la suite, vous n'êtes jamais plus parvenue à retrouver un employeur digne de ce nom. Même les complotistes les plus bornés n'ont pas su vous maintenir à flot, quand vous avez tenté de lancer votre propre chaîne d'"informations". Nous savons toutes deux que vous êtes en perte de vitesse depuis bien longtemps, ma vieille... En fait, vous en êtes même déjà à racler le fond! Veritas Info, non, sérieusement, vous n'avez même pas honte?!
-–- Capitaine, vous en faites une affaire per...
-–- Je n'ai pas terminé! Comme tous les autres Spectres, je me crève le cul chaque jour pour maintenir cette galaxie sur les rails; je me plonge les mains jusqu'aux coudes dans toute une tripaille infâme que vous ne voudriez même pas regarder! Quand j'ai affaire à des criminels, des terroristes, et des menaces en tous genres, croyez-moi, ce sont de vrais criminels, de vrais terroristes, et des putains de vraies menaces! Alors quand une fois, par hasard, pour me faire des vacances, j'ai juste affaire à des journalistes... Est-ce que par grâce divine je pourrais avoir affaire à de foutues vraies journalistes?!
Khalisah al-Jilani redressa le menton, en surjouant l'attitude de dignité outragée qu'elle voulait voir ressortir à la caméra :
-–- Vous éludez mes questions, capitaine. Le public appréciera...
-–- Vos questions! cracha Saïda, visiblement bien remontée. Eh ben tiens, parlons-en, de vos questions... L'opération secrète du GSI? Bon Dieu, Khalisah! Quand les Galariens vous disent qu'une affaire est "secrète", en quelle taille de police ont-ils besoin d'écrire le mot "SECRET", pour que vous parveniez à comprendre que vous n'en verrez jamais davantage que ce qu'ils voudront bien vous montrer?! Le clan Hromach sur Tuchanka? Ces foutus Krogans ont juste voulu jouer une fois encore à celui qui a le plus gros carré de burnes; et je les ai bien enfoncés sur ce terrain-là, voilà tout! Quant au Haut-Maréchal Qahlah'ram, Guide suprême d'Okhrid, il peut bien rouler des yeux de l'air le plus menaçant qu'il voudra. Mais croyez-moi, il ne viendra plus mettre un seul pied hors de sa zone de confort: il craint bien trop désormais de finir par me voir un jour pénétrer dans son ultime refuge, en enjambant les corps de ses gardes, pour venir mettre à exécution toutes les promesses que je lui ai faites en personne... J'ai certes bien des défauts; mais je suis une femme de parole!
La Spectre et la journaliste s'affrontèrent du regard un court moment; Khalisah fut la première à détourner les yeux. Pourtant, elle revint résolument à la charge l'instant d'après, avec une question clairement destinée à faire sortir Saïda de ses gonds. La vieille routière de l'info savait d'expérience que se faire étendre d'un crochet sous l'œil même de la caméra, par un agent Spectre incapable de se maîtriser, était un formidable moyen de booster les audiences et de mettre le public dans son camp:
-–- Une autre question, capitaine Keren. Vous êtes considérée comme l'une des biotiques les plus puissantes jamais sorties des rangs de l'Humanité. Pour autant, il n'y a guère qu'une cinquantaine d'années que les premières mutations de ce genre sont apparues au sein de notre espèce. Et il est notoire que les biotiques humains ont toujours autant de mal à contrôler leurs capacités. Il est d'ailleurs également notoire que pour nombre d'entre eux, l'attrait des bénéfices personnels qu'ils pourraient tirer de leurs pouvoirs terrifiants peut les mener aux pires dérives criminelles!...
-–- C'est votre avis, gronda Saïda d'une voix sourde. J'attends toujours votre question...
-–- J'y viens, capitaine... Donc, pensez-vous qu'il ait été pertinent d'avoir confié les pouvoirs démesurés d'un agent Spectre au-dessus des lois, à une mutante humaine déjà dotée par une aberration de la nature d'un potentiel de destruction tel que le vôtre?
Tandis que la journaliste pérorait, Saïda serrait les poings à s'en blanchir les jointures des phalanges, comme si elle s'efforçait d'écraser les nuages de vapeurs bleues qui semblaient vouloir sourdre de ses paumes. Derrière elle, Feylin, Damon, Andrak et Lenks contractèrent tous la mâchoire d'un même mouvement; même le Galarien d'ordinaire si impassible afficha pour une fois un visage relativement inquiet. Les quatre vétérans connaissaient leur nouvelle patronne depuis juste assez longtemps pour savoir que le sujet des biotiques humains, et de leur intégration en société, était plus que sensible avec elle. La Spectre affichait pourtant un calme olympien lorsqu'elle croisa le regard de Sudaj Lenks d'un air entendu, puis répondit à la digne représentante de Veritas Info:
-–- Cette fois, je crois que vous en avez assez dit, Khalisah. Fin de l'enregistrement!
-–- Capitaine, vous êtes libre de renoncer à votre droit de réponse, et de mettre fin à cette interview quand vous le voulez. Mais c'est encore à moi de décider quand cet enregistrement sera...
Mue par une soudaine intuition, Khalisah al-Jilani se retourna soudain vers son drone caméra, pour s'apercevoir que la led située sous l'objectif semblait s'être éteinte d'elle-même. Décontenancée, la journaliste considéra à nouveau la Spectre, mais surtout l'Ingénieur galarien qui se tenait à deux pas en retrait de celle-ci, et qui souriait d'un air faussement innocent tandis qu'il désactivait l'Omnitech dont il venait tout juste de faire usage. Se sentant soudain très seule, privée qu'elle était du soutien de son cher public, Khalisah commença à montrer quelques signes de nervosité. Saïda Keren en profita pour passer à l'attaque, en avançant d'un pas décidé dans sa direction:
-–- Khalisah, ma chère, je vous ai déjà raconté la fois où j'avais été capturée par une petite cellule de suprémacistes humains? Vous voyez, le genre de lumières qui privilégient la pureté de l'espèce au point de considérer les mutantes biotiques de ma sorte comme des... – Comment disiez-vous, déjà? – ...comme des aberrations de la nature... Bref, je suis restée de marbre quand ils m'ont menacée de mort. J'ai encaissé les coups sans broncher quand ils m'ont tabassée. J'ai même réussi à conserver mon calme quand ils ont mal parlé de ma mère, c'est vous dire...
Mais c'est lorsqu'ils ont commencé à me sortir leurs blagues lourdasses sur les biotiques, vous savez bien, ces histoires stupides que tout le monde connaît et répète, tous ces préjugés crétins continuellement colportés par les pires abrutis – tiens, un peu comme ceux que vous venez de me servir, là!... Eh bien c'est là que j'ai finalement pété les plombs! Ça a commencé avec des picotements électriques sur toute la peau, puis ça m'a fait le même effet que si mon sang était en train de bouillir dans mes veines. J'ai fermé les yeux en hurlant de douleur, et quand je les ai rouverts... Je me suis aperçue que je venais de carboniser toute la barbaque présente dans le volume de la pièce! Tous ces connards gisaient au sol, contorsionnés, fumants... Hah! l'un d'eux avait même pris feu, tiens!...
-–- Bismi'llah! s'exclama Khalisah épouvantée.
La journaliste recula d'un pas, en commençant déjà instinctivement à chercher de ses yeux ronds le meilleur trajet de fuite. Saïda en profita pour s'avancer d'un pas dans l'espace libéré par sa vis-à-vis, tandis que les émanations de sa puissance biotique en plein réveil remontaient de ses avant-bras à ses épaules. La Spectre reprit d'un ton allègre:
-–- Vous avez déjà respiré l'odeur du connard trop cuit, Khalisah? Eh bien c'est carrément infect! À en gerber ses ramens! J'aimerais ne jamais plus devoir endurer une telle puanteur! Malheureusement, j'ignore pourquoi, bien trop de connards s'obstinent à venir se mettre en travers de ma route...
Un nouveau pas en avant, et Saïda poursuivit avec un grand sourire:
-–- Vous pourrissez ce métier depuis bien trop longtemps, ma vieille. Les gens de votre espèce causent un tort immense aux véritables journalistes, vous en avez bien conscience? Alors je crois que vous devriez opter pour une reconversion plus en rapport avec vos compétences réelles... Que diriez-vous, tiens, par exemple, de: 'nourriture pré-cuite pour Krogans'? Je peux arranger quelque chose dans le genre, ajouta la Spectre tandis qu'elle avançait à nouveau d'un pas vers la pauvre Khalisah.
-–- Vous... Vous me menacez?! bredouilla celle-ci en reculant encore.
-–- Des menaces? Non, bien sûr que non! Des menaces constitueraient un délit absolument répréhensible, si, par exemple, je n'étais pas un agent Spectre au-dessus des lois, comme vous l'avez rappelé vous-même; ou encore, si les caméras du SSC couvrant cet endroit étaient en état de marche... Mais là, je crains qu'elles ne soient justement sous le coup d'une interruption très temporaire de l'image et du son, ajouta Saïda en échangeant un regard complice avec son Ingénieur galarien. Je vous suggère donc de briser là tant que la situation reste gérable, et de rentrer très vite chez vous afin d'y réfléchir sérieusement à votre avenir...
Khalisah al-Jilani déglutit péniblement, avant d'opiner du chef et de tourner les talons, avec son drone caméra suivant le rythme de sa piteuse retraite. Alors que la journaliste s'éloignait d'un pas pressé, en jetant des regards furtifs par-dessus son épaule, Saïda l'interpella d'une voix douce et sucrée, en contraste avec le ton de leurs premiers échanges:
-–- Khalisah, ma biche?
-–- Oui? répondit celle-ci d'une petite voix craintive, en se retournant à moitié.
-–- Courez...
Al-Jilani roula des yeux d'un air affolé. Sa tentative désespérée pour garder un tant soit peu de contenance et de dignité s'acheva en totale déconfiture, lorsqu'elle repartit au grand trot avant d'allonger encore sa foulée vingt mètres plus loin. Feylin s'avança au côté de la Spectre humaine, les bras croisés sur sa poitrine, tentant de masquer au mieux son sourire. L'Asari contemplait encore la débâcle de l'envoyée spéciale de Veritas Info, lorsqu'elle s'adressa à sa voisine d'un ton neutre:
-–- «...Carboniser toute la barbaque présente dans le volume de la pièce»?! Sérieusement? J'ignorais totalement que des biotiques avaient le pouvoir de faire ce genre de choses! Mais après tout, moi-même, je ne pratique guère les arts martiaux biotiques que depuis deux siècles...
-–- Et ça se prétend journaliste! grogna Saïda pour elle-même. Après cinquante ans, tout ce qu'on arrive encore à faire avaler aux crétins les plus butés sur le potentiel de nuisance des biotiques humains, c'est à peine croyable!... Putains de dinosaures! Ils m'ont rendu la vie impossible dans ma jeunesse, avec leur paranoïa: les biotiques ceci, les biotiques cela!... Est-ce qu'on parviendra un jour à faire comprendre à tous ces tarés que les biotiques sont une bénédiction pour l'Humanité, son avenir, et non pas sa perte?!...
Damon continuait à suivre des yeux Khalisah al-Jilani, tandis qu'elle disparaissait précipitamment de l'autre côté du Lac du Présidium. Le N7 observa alors à voix haute:
-–- Y a pas à dire, notre nouvelle patronne est foutrement douée pour les relations publiques!
-–- Et pour la diplomatie! s'égaya Andrak. Je crois que je mourrai heureux, si c'est en repensant à la tête du Haut-Maréchal Qahlah'ram, Guide suprême d'Okhrid, quand elle lui a promis de venir lui enfourner un par un ses propres yeux dans le...
-–- Et pour les discours, alors! ajouta espièglement Feylin. Par la Déesse, vous vous souvenez comment elle est parvenue à galvaniser le moral de nos troupes humaines, lorsqu'on s'est retrouvés encerclés par les Hromach sur Tuchanka?!
L'Asari surprit alors tout le monde, lorsqu'elle contrefit à merveille la voix rauque de la biotique humaine à l'apparence si faussement chétive. Brandissant près de son visage un poing serré crépitant d'énergie noire, elle proclama d'un ton hargneux:
-–- Debout, les hommes! On est venus fourrer la tête dans la gueule du dévoreur; et maintenant, on n'a plus d'autre choix que de vaincre, ou de crever ici! Je ne peux pas vous promettre qu'on s'en sortira tous... Je ne peux même pas vous promettre qu'un seul d'entre nous survivra à tout ça!... Mais je peux au moins vous promettre une chose: le premier d'entre vous qui paniquera ou qui lâchera son poste, ce ne sont pas les Krogans qui auront sa peau!
Tout le groupe éclata d'un rire sonore devant cette imitation si criante de vérité, sous les regards surpris ou scandalisés des passants de ce quartier huppé du Présidium. Même Saïda ne put contenir sa propre hilarité:
-–- Harrh, vous êtes vraiment trop cons, les mecs! Non, sérieusement, je ne parle pas vraiment comme ça, si?! Merde, là, c'est grave...!
En l'espace des trois dernières missions, une véritable symbiose s'était déjà créée entre la Spectre humaine et son équipe, après qu'ils aient pu s'évaluer mutuellement sur le terrain. Bien qu'en son temps ses agents l'aient pour ainsi dire idolâtrée, Dame Guerdan Qoliad, l'ancienne patronne de l'Unité N°1, avait toujours maintenu une certaine distance vis-à-vis d' eux: ton cassant, compliment rare, félicitations mesurées... Forte de pas loin de cinq siècles d'une expérience du combat presque incomparable, jalonnée pourtant d'innombrables deuils, l'Asari semblait avoir considéré comme une faiblesse de montrer ou même d'admettre combien ses agents comptaient pour elle. Et ce n'est qu'à la toute fin de sa vie qu'elle avait fini par le leur avouer, en un moment particulièrement poignant. Tout au contraire, le capitaine Keren laissait rarement passer une occasion de faire comprendre à ses équipiers quelle chance elle avait de les avoir sous ses ordres. Et c'était en fait presque aussi souvent qu'en retour, elle leur laissait implicitement entendre combien ils avaient de la chance, eux, de l'avoir pour cheffe – ce que nul parmi eux n'aurait d'ailleurs songé à nier!
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