Épisode 5: Bas-fonds, bas instincts... et bas du cul!

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Niveaux inférieurs du Secteur Zakéra, sur la Citadelle –
Club privé Le Parfum de Rannoch

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-–- Nous y voilà, les gars, claironna le capitaine Saïda Keren en s'arrêtant à vingt pas de l'entrée. Le Parfum de Rannoch: un très respectable établissement de loisirs, dûment déclaré au registre du commerce de Zakéra. Une fois entrés, préparez-vous quand même à en prendre plein les mirettes! Double dose pour toi, Andrak! ajouta la Spectre humaine avec un clin d'œil malicieux à l'adresse du colosse butarien, qui la dévisageait de ses quatre yeux dubitatifs.

Les quatre agents qui avaient emboîté le pas de la Spectre humaine connaissaient tous plutôt bien le Secteur Zakéra, réputé être le plus cosmopolite des six districts de la Citadelle. Ainsi, Feylin Adamas avait quitté l'espace asari depuis déjà près d'un demi-siècle, à l'issue de son service dans la Garde de Serrice; et même si elle privilégiait d'ordinaire la fréquentation du Secteur Tayseri, enclave asari par excellence, elle ne dédaignait pas d'arpenter d'autres quartiers, et de se confronter assez régulièrement à cet harmonieux brassage d'espèces qui faisait la réputation de la Citadelle. Le lieutenant-major de l'Alliance Damon da Costa, quant à lui, avait son petit pied-à-terre en plein cœur de la partie la plus animée des marchés du Secteur: une ambiance vivante à toute heure de la journée, qui n'était pas sans lui rappeler son enfance terrienne passée dans les favelas de Rio.

De son côté, Sudaj Lenks préférait le calme feutré du Présidium; pour autant, l'Ingénieur galarien s'enorgueillissait de sa mémoire eidétique, et remettait régulièrement à jour ses connaissances encyclopédiques sur le cadastre de l'ensemble des Secteurs – au simple cas où cela pourrait lui être utile, un jour ou l'autre. Et en ce qui concernait Andrak Atkoso'dan, la dernière recrue débarquée dans l'équipe avant l'arrivée du capitaine Keren, il avait passé à peu près toute sa vie dans les Systèmes Terminus, et n'avait découvert que depuis peu à quoi ressemblait la vie sur la Citadelle. Pourtant, il s'était très vite accoutumé à l'ambiance des Secteurs, et avait rapidement fait son trou sur Zakéra: le gigantesque chasseur de primes butarien, au contact étonnamment facile en dépit de son physique intimidant, se faisait ainsi régulièrement de nouveaux amis, dans les nouveaux points de chute qu'il découvrait lors de chacun des brefs moments de repos de l'Unité N°1 entre deux missions.

Et pourtant, aucun des quatre agents qui avaient accompagné leur patronne Spectre jusqu'ici, dans les niveaux inférieurs du Secteur Zakéra, n'avait jamais entendu parler de cette boite au nom d'un exotisme si insolite: Le Parfum de Rannoch! C'était sans doute là le signe que cet étrange établissement n'avait ouvert ses portes, ou changé de propriétaire ou d'activité, que depuis peu de temps. Tandis qu'il avançait en queue de peloton, Sudaj Lenks avait discrètement effectué quelques recherches rapides sur son Omnitech; la surprise née des premiers résultats lui avait fait rater un pas, mais l'ancien agent du GSI était parvenu à préserver son expression impassible lorsque ses compagnons s'étaient retournés vers lui.

Jack et Saïda avaient cependant déjà évoqué la réputation sulfureuse de cette "boite pour tordus", pour reprendre les mots exacts de la plus tatouée des deux biotiques humaines. Par conséquent, Damon, Andrak et Feylin s'étaient attendus à ce que l'accès à un tel antre du vice se résume à une quelconque entrée dérobée, tapie dans une coursive glauque, au cœur d'un labyrinthe d'autres venelles mal éclairées des bas-fonds de Zakéra. Quelle ne fut donc pas leur surprise, lorsqu'ils avaient fini par déboucher sur une sorte de place quadrangulaire assez vaste, dont un haut portail repeint de couleurs douloureusement vives occupait toute la largeur d'un côté: vraisemblablement un ancien quai de chargement pour manutention lourde, débarrassé de ses plate-formes d'ascenseurs, et ouvrant directement sur l'entrepôt qu'il desservait auparavant. Absolument rien de discret ni de honteux dans la façade de cet établissement! Le nom de l'endroit, Le Parfum de Rannoch, s'étalait d'ailleurs même très orgueilleusement en travers du grand portail, en énormes caractères holographiques flamboyants – des caractères turiens, que les traducteurs automatiques des agents avaient retranscrits instantanément pour chacun d'entre eux.

Un cycle de travail s'était achevé depuis une heure sur la Citadelle: c'était le moment où les bars et les boites tels que Le Parfum de Rannoch commençaient à faire le plein. Un videur turien veillait au filtrage devant le portillon d'entrée: armure noire bien briquée, mais pas d'armes apparentes. Dès qu'il vit approcher notre petit groupe d'agents – également équipés d'armures, mais aussi pour leur part d'armes très apparentes! –, le portier éleva dans leur direction sa main à trois serres, paume ouverte vers eux en un signe universel d'opposition:

-–- C'est un cercle privé, m'sieurs-dames. Passez votre chemin, je vous prie... En plus, à vous voir, ajouta-t-il en laissant entrer un visiteur turien élégamment vêtu, qu'il salua au passage, j'crois pas qu'un seul d'entre vous soit assez... dextro! pour apprécier pleinement ce qu'on offre là -dedans. Si vous voyez ce que je veux dire...

Saïda adopta son visage le plus sérieux et son ton le plus autoritaire, lorsqu'elle fit circuler son Omnitech entre elle et le Turien. Cette attitude tout à fait caractéristique ne ferait que confirmer encore davantage l'identité qu'elle était était en train de décliner:

-–- Lieutenant Magda Zylberberg, Division Douanes du SSC; et voici mon équipe, en mission sur une enquête. Veuillez nous laisser libre accès à cet établissement, je vous prie.

Bien sûr, aucun lieutenant Magda Zylberberg n'avait jamais travaillé au service des Douanes de la Citadelle. Et pourtant, il s'agissait là d'un identifiant tout ce qu'il y a de plus authentique: il arrivait en effet aux organismes conciliens tels que le SSC de fournir, sur demande expresse du Conseil ou du Ministère de la Défense Concilien, de fausses identités de leurs propres services, destinées aux Spectres et aux agents opérationnels du MDC. Néanmoins, pour les structures dépendant directement de nations et entités indépendantes, telles que le GSI galarien, la Marine de l'Alliance, voire même l'Ordre des probatrices asari, agents et Spectres en restaient réduits à forger de fausses identités avec les moyens du bord, en recourant à titre privé à des mercenaires de la contrefaçon, puisque le MDC se refusait à se salir les mains dans cette besogne compromettante.

Saïda préférait éviter de décliner trop tôt son identité de Spectre. Elle savait que sa cible, Tulsan Fornebu, avait un accord avec le SSC, et qu'il ne se sentirait donc pas mis en danger par une petite descente à domicile: celle-ci n'impliquerait au pire, pour le trafiquant volus, que la triste nécessité de lâcher quelques pots-de-vin supplémentaires. La Spectre avait hésité un moment à utiliser de préférence une autre de ses fausses identités, la rattachant à la Division Criminelle du SSC. Mais si l'appartenance à ce genre de service redouté ouvre plus largement les portes lorsqu'on l'annonce, elle tend aussi à effaroucher davantage ceux qui ont quelque chose à se reprocher. Et Saïda Keren tenait beaucoup à ce que sa proie ne se sente pas effarouchée. Pas pour l'instant, tout au moins...

Le videur turien examina la soi-disant équipe du SSC avec suspicion. Les deux Humains portaient des armures frappées du sigle N7 sur la poitrine; mais il était fréquent que les officiers de police conciliens vétérans des forces armées de l'une ou l'autre nation arborent toujours fièrement une trace de leur ancienne allégeance. Le Turien s'arrêta par contre nettement plus longuement sur Andrak:

-–- Une équipe d'enquêteurs du SSC, hein? Ben voyons donc! Le Butarien aussi, peut-être? C'est que d'ordinaire, on n'en voit quasi pas, chez vous autres...

«Toi, tu es un peu trop futé, mon gars! songea Saïda. Ça finira par te jouer des tours...» Mais pas aujourd'hui, conclut également la Spectre, qui souhaitait encore la jouer réglo à ce stade. Mais tandis qu'elle se creusait les méninges pour trouver une solution rapide et sans violence, c'est Feylin qui sauva la situation en déclarant brusquement avec aplomb:

-–- Ce... monsieur n'est effectivement pas membre du SSC: c'est un témoin qui a passé, disons, un arrangement mutuellement profitable avec les Douanes de la Citadelle. Il doit nous désigner l'emplacement d'une cache de contrebande dissimulée à l'intérieur même de ce club, et censée abriter un petit stock de sable rouge – à l'insu de vos patrons, rassurez-vous, nous en avons déjà l'absolue certitude! Si vous coopérez pleinement, nous n'aurons donc même pas besoin d'impliquer la responsabilité de votre établissement dans notre procédure.

-–- Il est armé, vot' témoin! observa le Turien, toujours sur ses gardes.

-–- Oh, ses armes sont neutralisées, bien sûr! Personne – personne d'aussi malin que vous, en tout cas! – n'irait songer qu'une équipe du SSC puisse inclure un Butarien armé, n'est-ce pas?

-–- Mmm... Et vous ne craignez pas que quelqu'un puisse le reconnaître, là-dedans?

-–- Allons donc! rétorqua la belle Asari avec un sourire complice, tandis que le portier turien laissait à nouveau entrer trois autres de ses semblables. Sérieusement, vous en connaissez beaucoup, vous, des Turiens capables de distinguer un Butarien d'un autre?

Le cerbère eut un mouvement de mandibules qu'on aurait pu comparer à un sourire entendu, lorsqu'il se décala sans un mot de plus pour livrer le passage à la soi-disant équipe du SSC. La plaisanterie, et sans doute aussi le charme de Feylin, l'avaient apparemment assez distrait pour qu'il ne relève même pas combien la haute taille d'Andrak le distinguait de n'importe lequel de ses congénères!

Une fois franchi ce premier barrage, le capitaine Keren glissa à la jeune Asari sur un ton réellement admiratif, dénué de la moindre pointe de sarcasme:

-–- Là ma belle, tu m'as épatée! On dirait bien que tu as su les mériter pour quelque chose, tes galons de Spectre... C'était un modèle d'anthologie en matière d'enfumage, du grand art, vraiment digne d'un enfoiré de Volus!

-–- Dans ce cas, je n'ai pas de mérite, répliqua Feylin d'une voix pincée. Mon père était un enfoiré de Volus!

-–- Quand on en aura fini ici, gronda Andrak de son côté, j'ai quand même bien envie de revenir graver mon visage dans la mémoire de ce pauvre crétin de Turien, afin qu'il ne risque plus de me confondre avec un autre!

En regardant par-dessus son épaule, Saïda aperçut le videur turien en train de passer un appel sur son communicateur. Comme elle s'y attendait, il devait sans doute alerter ses patrons et collègues de la descente du SSC; peut-être également Fornebu, si le trafiquant volus lui graissait la patte pour cela. Il allait donc falloir enchaîner rapidement sur la suite du plan...

Passé le vestibule cloisonné, le groupe pénétra dans un vaste espace ouvert, très haut sous plafond: effectivement un ancien entrepôt, de toute évidence. L'aménagement de cette salle, aux éclairages diffus, consistait essentiellement en une grosse douzaine de petits podiums lumineux, répartis ça et là: sur chaque podium, une unique danseuse, et tout autour, plusieurs fauteuils, sofas, et quelques tablées. Le public était exclusivement composé de Turiens mâles en tenues élégantes mais décontractées, ajustées sur leurs torses larges et leurs membres grêles, bien éloignées des armures militaires dans lesquelles on croisait habituellement leurs congénères. Et en circulant dans la pièce, les agents réalisèrent bientôt que l'ensemble des danseuses étaient de jeunes Quariennes!

La musique ambiante aux tons aigres et languissants n'était pas sans rappeler à Damon et Saïda certaines mélopées moyen-orientales de la planète Terre. C'est sur cette complainte que les performeuses quariennes se trémoussaient de manière chaloupée, en agitant en rythme leurs voiles chamarrés, un peu plus amples que ceux que leurs semblables arborent d'ordinaire pour parvenir à se distinguer les unes des autres. Leurs visières opaques et anonymes avaient au moins l'avantage de dissimuler ce que ces malheureuses déracinées pouvaient bien éprouver durant cette besogne dégradante, pour le moins éloignée des objectifs premiers de leur pèlerinage.

-–- Par la Déesse! s'exclama Feylin à mi-voix. J'ignorais qu'un endroit pareil pouvait exister sur la Citadelle...

-–- Moi, je n'imaginais même pas que ça puisse exister où que ce soit ailleurs dans la galaxie! pesta Andrak, visiblement révulsé. Même sur Oméga, je n'avais encore jamais vu un truc de ce genre!

L'écœurement d'Andrak était compréhensible. Que ce soit sur la grande station pirate d'Aria T'Loak, ou dans d'autres bourbiers plus infâmes encore des Systèmes Terminus, le gigantesque chasseur de primes butarien né dans la servitude avait toujours mené une impitoyable croisade personnelle contre l'esclavagisme, et d'une manière plus générale, contre l'exploitation abusive du faible par le fort, en tant qu'outil de travail et source de revenus faciles. Sur son temps libre, il avait ainsi déjà fait déposer leur bilan – après de sérieuses réductions de personnel! – à plusieurs boxons d'abattage ou clandés recourant à la main-d'œuvre servile, sans même parler d'établissements plus confidentiels encore, exclusivement fréquentés par les plus immondes pervers, sadiques ou pédophiles. Alors oui, on pouvait comprendre que le grand Butarien soit révolté de retrouver jusqu'ici, sur la Citadelle elle-même, de telles pratiques d'exploitation sans vergogne d'une espèce connue pour être aussi fragile économiquement que médicalement.

-–- Les jeunes Asari dansent et s'exhibent par goût, observa Feylin d'une voix emplie de pitié, pas sous la contrainte ou poussées par la misère, comme ces malheureuses Quariennes. Je doute qu'aucune de ces pauvresses ait jamais envisagé d'aboutir dans un tel rade, quand elles ont entamé leur pèlerinage! Voilà donc ce que deviennent celles qui ne parviennent pas à trouver un poste qui corresponde à leurs compétences techniques... Par la Déesse, quelle déchéance!

Sudaj Lenks, lui, observait d'un œil bien plus détaché les danses lascives des jeunes Quariennes, qui continuaient à se trémousser de manière passablement convaincante au rythme de la musique langoureuse, en ondulant et tournoyant sur leurs jambes au galbe si particulier. Ce spectacle n'inspirait bien sûr guère plus qu'une vague curiosité sociologique au Galarien, pour lequel l'attraction sexuelle telle que pouvaient la ressentir les autres espèces n'était qu'une donnée purement subjective.

-–- Mmm, ne pense pas que Quariennes pratiquent l'effeuillage, établit rapidement l'Ingénieur, ni intimité trop poussée avec clientèle. Anti-hygiénique, trop dangereux pour leur santé, même en disposant d'une pleine citerne d'antibiotiques!

-–- Dans le mille, Sauterelle, lança Saïda avec un demi-sourire. Ici, les danseuses conservent effectivement du début à la fin de leur numéro une tenue parfaitement étanche, sans dévoiler le plus petit carré de peau qui suffirait à les rendre malades pour des semaines... Il faut savoir que du point de vue des clients réguliers de cet établissement, nous sommes ici dans un temple du raffinement dédié à l'esthétisme du corps des Quariennes, et à leur sens naturel de l'élégance...»La Spectre humaine adopta un ton nettement plus mordant lorsqu'elle poursuivit:«...De mon point de vue en revanche, je dirais que la plupart des tarés qui glandent ici ont vraiment dû passer trop de temps à mater et remater "Flotte & Flotille", et ses suites dérivées...!

-–- "Flotte & ..."Kézako?! demanda Damon d'un ton intrigué.

Avec du recul, le jeune natif terrien ne fut qu'à moitié surpris d'être à nouveau le seul au sein du petit groupe à avoir besoin d'éclaircissements, au sujet d'éléments de culture galactique que les autres semblaient considérer comme allant de soi. Ce fut Saïda qui lui apporta ses lumières sur la question – une Terrienne d'origine tout comme lui, pourtant, mais un peu plus âgée et ayant nettement plus bourlingué:

-–- "Flotte & Flotille": un vieil holo des années 70, un nanar sirupeux à souhait, mais devenu culte aussi bien sur Palaven que sur la Flotte Nomade. L'intrigue est centrée sur les rapports amoureux entre Turiens et Quariennes. Comme il s'agit des deux principales espèces évoluées dont la physiologie soit basée sur des acides dextro-aminés, elles sont l'une pour l'autre l'espèce avec laquelle les rapprochements physiques et, hum, échanges de fluides soient les moins risqués... tout en demeurant assez exotiques pour pimenter la chose! Et des études montrent que pas mal de Turiens qui ont grandi avec cet holo, ont développé des fantasmes parfois carrément malsains vis-à-vis de la morphologie des Quariennes, de leur voix synthétique, ou du secret de leur masque...

Damon roulait des yeux éberlués, à mesure que sa supérieure levait le voile sur un aspect souvent peu abordé de la culture populaire turienne. L'Humain sembla hésiter un moment à cracher au sol avant de ravaler son écœurement, et de se contenter de grogner en hochant la tête:

-–- Décadent à souhait... Décidément, la libido des Turiens restera à jamais un mystère pour moi!

-–- Oui, pour moi aussi, soupira Feylin, qui pensait pourtant avoir quelques lumières sur le sujet depuis sa relation intime avec le défunt commandant Serval Quirinus (1).

Le petit groupe inter-espèces tendit instinctivement à resserrer les rangs, alors qu'il progressait au milieu de ce cénacle particulièrement glauque, rassemblant faux esthètes et vrais pervers. Damon avait les idées larges, et une sexualité ouverte et parfaitement épanouie; pourtant, il eut une remontée acide en bouche, lorsqu'il s'aperçut que certains des spectateurs turiens vautrés sur leurs sofas, juste en face des danseuses, n'avaient pas toujours leurs deux mains parfaitement visibles!

-–- Par pitié, cap'taine, supplia le N7 d'un ton très convaincant, fais-moi une fleur: si ce genre d'endroit existe chez les Hanari, promets-moi de ne pas m'y traîner! Ça gâcherait mes nuits à jamais!

-–- Relax, Champion! le rassura Saïda. Les Hanari ne sont que de grosses méduses asexuées, avec encore moins de libido qu'un Galarien macéré dans du rynkol! Tu n'as donc rien à craindre de ce côté-là...

Derrière eux, Lenks ne sembla pas le moins du monde touché par la remarque a priori désobligeante de la Spectre: après tout, une espèce ne peut pas se sentir insultée par tout ce qui concerne des pulsions qu'elle n'a jamais ni ressenties, ni même réellement comprises...

N'ayant pas davantage de temps à gâcher en considérations chorégraphiques, Saïda et ses agents se dirigèrent directement vers le fond du club, où un grand bar lustré dominait une piste de danse peu fréquentée. Son vaste mur lumineux était tapissé d'étagères chargées de bouteilles, et autres globes ou cylindres de verre emplis de liquides aux couleurs chatoyantes – émettant même parfois de légères phosphorescences! Le groupe s'avança droit vers la petite porte dérobée que l'on pouvait tout juste deviner à la gauche du bar, menant vers les réserves et arrière-salles de l'établissement. Lenks passa rapidement son Omnitech devant le panneau, qui coulissa presque aussitôt sur un trille positif.

Derrière son comptoir, le barman butarien les regarda d'abord faire sans réagir, totalement stupéfait, mais estima assez vite préférable de retourner à ses verres lorsque Andrak – qui devait facilement mesurer deux têtes de plus que lui! – planta ses quatre yeux de manière particulièrement intimidante dans ceux du malheureux employé du Parfum de Rannoch. Le chasseur de primes inclina également très nettement la tête vers la droite, une attitude assez courante d'un Butarien à un autre pour revendiquer la position dominante, ou tout simplement pour suggérer comme ici: «Mêle-toi de tes affaires, petit!»

-–- Je suis assez étonné de trouver un congénère butarien employé dans ce genre de business 100% turien, observa tout de même Andrak après que le groupe fut entré.

-–- Les Turiens voulaient sans doute un barman qui n'irait pas siroter en douce leur bibine dextro! plaisanta Damon.

La première salle dans laquelle pénétra l'équipe n'était qu'une réserve fort chichement éclairée, mais généreusement approvisionnée en fûts, caisses, et casiers d'alcools dextro-aminés turiens en tous genres – depuis la célèbre liqueur d'amandes de Cipritine, jusqu'aux précieux vins de fruits rares importés directement de Triginta Petra. Une autre porte discrète au fond de la pièce débouchait sur une étroite coursive enserrée entre deux parois, menant vers la principale arrière-salle du club privé que la cible de l'Unité N°1, le trafiquant volus Tulsan Fornebu, louait vraisemblablement sous une fausse identité.

Un dernier obstacle se dressait encore au bout du corridor, entre les agents et leur proie; un unique obstacle, mais de taille: une sentinelle krogane en armure lourde! L'énorme cerbère resserra sa prise sur son fusil à pompe lorsque le groupe d'intrus se rapprocha de lui. En fait, Saïda vint même se planter crânement à un pas seulement du gigantesque guerrier de Tuchanka, alors que le sommet de sa propre tête n'atteignait même pas le bas du menton de cette montagne de muscles et d'acier! Le gardien krogan, légèrement décontenancé par une telle audace, se retrouva donc obligé d'incliner sa bosse vers la minuscule Humaine en armure N7; celle-ci, apparemment pas impressionnée pour deux sous, annonça immédiatement d'une voix claire:

-–- Salut, mon grand! Je suis à la recherche de Tulsan Fornebu...» Sa paume s'éleva à hauteur de sa propre taille, afin de figurer la stature de sa proie: «...Un Volus!

-–- Connais pas! cracha le Krogan d'un ton menaçant. Y a pas de Volus ici: c'est un endroit propre! Allez, cassez-vous, maintenant!

Pour toute réponse, Saïda serra vigoureusement les poings et fit surgir un nuage d'ondes bleutées tout autour de sa silhouette, tandis qu'elle levait en l'espace d'un instant une puissante Barrière biotique. Surpris, le Krogan recula d'un pas. Feylin imita aussitôt sa bien-aimée patronne, tandis que Damon posait une main souple et réactive sur la crosse du pistolet lourd Carnifex porté bien en évidence à sa hanche. Dans la même seconde, Andrak le Franc-tireur et Lenks l'Ingénieur activèrent tous deux leur Omnitech autour de leur avant-bras, prêts à en faire jaillir l'enfer. Tout en se tenant hors de portée d'une réaction stupide et désespérée de la part du garde krogan, Saïda articula alors d'une voix lente et hypnotique:

-–- Regarde bien autour de toi, mon mignon, et écoute attentivement mes paroles. On est cinq, lourdement armés, et foutrement motivés. Toi, t'es juste une garnison d'un seul... C'est salement léger, non? Alors d'une manière ou d'une autre, on va la franchir, cette porte. Quant à savoir si tu respireras encore à ce moment-là... C'est à toi seul d'en décider!

Avec une rage visiblement mal contenue, la brute commença par toiser l'Humaine derrière son aura bleutée, puis jaugea le reste des membres du groupe. La Spectre lui adressa un signe de tête négatif, discret mais sans équivoque, lorsqu'il tenta d'approcher la main de son communicateur. À regret, l'énorme saurien bipède finit par sécuriser son fusil à pompe, s'écarta lentement de la porte, puis remonta le corridor qu'avait emprunté l'équipe, en traînant des pieds et en grommelant quelque chose qu'aucun traducteur automatique ne parvint à restituer.

-–- Gentil varren, ironisa Saïda au passage du Krogan.

Lenks mit cette fois-ci un peu plus de temps à pirater le verrouillage holographique de la porte. Les panneaux de cette dernière se rétractèrent sur le bureau tout récemment aménagé de Tulsan Fornebu. Le courtier de la pègre avait visiblement l'habitude de voyager léger entre deux nouvelles planques: à l'exception des nombreux serveurs et terminaux déployés dans toute la vaste pièce, les seuls meubles de standing présents se résumaient à un bureau ouvragé avec deux chaises assorties, disposés sur un luxueux tapis, et au fauteuil capitonné bien trop haut et trop grand pour lui dans lequel Fornebu trônait en maître des lieux. En bon technophile, Lenks évalua rapidement la qualité de l'exo-combinaison que portait le petit Volus boursouflé: il reconnut là un modèle de très grand prix, entièrement équipé de toutes les options d'autonomie et de confort possibles et imaginables les plus à la pointe du progrès. Un autre élément de standing prévu pour impressionner les plus initiés de ses interlocuteurs...

Fornebu considéra un moment en silence les individus armés qui venaient de s'introduire dans son bureau. Derrière le masque inexpressif de sa combinaison étanche, le Volus ne laissa paraître aucune surprise, ni aucune inquiétude lorsqu'il déclara d'une voix calme et posée:

-–- Je pensais pourtant avoir un accord solide avec le SSC... Vous vous exposez à une belle remontée de bretelles de la part de vos supérieurs, mes amis!

-–- On n'est pas du SSC, Monsieur Fornebu, déclara Saïda en s'avançant vers le bureau, tandis que ses agents se déployaient en ligne derrière elle. Je suis le capitaine Saïda Keren, agent Spectre investie des pleins pouvoirs par le Conseil en personne, ajouta-t-elle en confirmant son identité – la vraie! – par le biais de son Omnitech, et placée à la tête de l'Unité GEIST N°1 que voici. Nous avons juste quelques questions à vous poser. En fonction de vos réponses et de votre degré de coopération, il est envisageable que vous ne soyez pas contraint de ressortir d'ici en tant que notre prisonnier... tout comme il est envisageable que vous ne ressortiez pas d'ici du tout!

-–- Désolé ma p'tite dame, répartit le Volus, dont la voix étouffée ne trahissait toujours pas la moindre appréhension. Je suis réellement navré, mais je ne reçois que sur rendez-vous; et uniquement des gens que je connais. Et vous, je ne vous connais pas! Vous allez donc me faire le plaisir de faire demi-tour par où vous êtes venus, avant qu'il ne vous arrive quelque chose de très, très déplaisant...

Sans se démonter, Saïda se rapprocha encore, et vint poser une cuisse sur le rebord du bureau, directement en face du trafiquant. Elle se trouvait ainsi placée en surplomb au-dessus du petit Volus, qu'elle dominait d'un regard plongeant assez intimidant. Mais c'est cependant d'une voix relativement neutre qu'elle décida d'établir le rapport de forces, comme un simple constat de l'indiscutable supériorité de sa position actuelle:

-–- Je vous trouve bien flambard, pour un ballon de plage tout seul dans sa combi...

Fornebu ne semblait pas pour autant disposé à se laisser ainsi impressionner dans son propre bureau. Il recula dans son vaste fauteuil, de manière à réduire d'autant l'angle entre son regard et celui cette Humaine déplaisante, avant de répondre d'un ton particulièrement rogue:

-–- Je sens que ça commence à devenir intéressant... Et maintenant, vous comptez faire quoi, ma p'tite dame?

-–- Capitaine, répondit posément Saïda. On m'appelle: capitaine; ou bien: Madame. Par simple respect, en ce qui concerne la plupart des gens...

-–- Ah ouais, vraiment? poursuivit l'inconscient petit Volus, sans changer de ton. Et en ce qui concerne les autres?

-–- Par instinct de survie, je suppose...

Le poing que la N7 venait de brandir entre elle et l'insolent personnage s'irisa d'éclairs bleutés, qui remontèrent progressivement le long de son avant-bras à mesure que les pulsations lumineuses du phénomène biotique se faisaient plus intenses, jusqu'à nimber de lumière bleue aussi bien le sourire féroce de la Spectre que le masque de la combinaison de Fornebu. Si celui-ci dissimulait l'expression du Volus, les saccades désordonnées de ses bras courtauds, et son mouvement de recul paniqué en disaient assez long sur son regret d'avoir provoqué une biotique aussi visiblement puissante:

-–- Bon, okay, okay...! Je suis sûr qu'il y a moyen de...

Le trafiquant fut interrompu dans ses manœuvres dilatoires par un sifflement pneumatique, lorsqu'un panneau que personne n'avait remarqué au fond du bureau coulissa pour livrer le passage à trois puissants guerriers krogans en armure; parmi eux, le gardien que l'Unité N°1 avait écarté de la porte du bureau. Tous trois étaient armés d'énormes fusils à pompe Claymore: à très courte distance, de quoi changer en pulpe tout le groupe d'agents en une seule salve! Heureusement, l'étroitesse du passage força les Krogans à en émerger un par un; en outre, les deux groupes se tenaient encore à huit bons mètres l'un de l'autre, et le fauteuil de Fornebu se dressait dans le champ d'arrosage des nouveaux arrivants: autant de facteurs qui différèrent de manière bienvenue le déclenchement immédiat du massacre, et qui laissèrent aux agents du Conseil le temps de se placer sur la défensive...

Saïda pesta entre ses dents. Elle avait bien sûr prévu que le bureau du trafiquant serait pourvu d'une issue de secours, ce pourquoi elle avait souhaité qu'il continue à se sentir en confiance jusqu'au moment où elle se tiendrait devant lui. Et elle avait aussi envisagé la probabilité qu'un truand de l'envergure de Fornebu, même s'il cherchait à demeurer le plus discret possible, aurait recruté bien plus qu'un unique garde du corps pour assurer sa protection. Mais la Spectre se sentait si proche d'extorquer au Volus des révélations décisives, qu'elle en avait négligé les plus élémentaires mesures de prudence!

Dès l'arrivée de ses troupes, Fornebu avait tendu un petit bras désespéré dans leur direction, en interpellant celui qui semblait être leur chef :

-–- Rugg! Les gars! Débarrassez-moi de ces gens-là...

Malgré cette injonction on ne peut plus directe, le dénommé Rugg ne semblait pas plus pressé que ça d'engager le combat. Si le mercenaire krogan était parvenu à survivre jusqu'à un âge assez avancé dans sa dangereuse profession, c'est qu'il s'avérait être plutôt doué dans un talent bien particulier: savoir évaluer avec précision, en un bref coup d'œil, toute l'étendue de la menace à laquelle il se trouvait confronté. Rugg s'accorda donc le temps de détailler ses adversaires potentiels; avec son expertise en la matière, cela ne lui demanda guère plus de deux secondes en tout.

Le Krogan commença par les deux plus costauds, placés sur la droite du groupe, près de la porte. Un Butarien au moins aussi grand, et presque aussi large que lui-même, et qui paraissait aussi sûr de lui que si le fusil Chasseur encore placé sur le dos de son armure allait surgir entre ses mains comme par enchantement. À bien observer son visage marqué, sans doute un ancien mercenaire, ou peut-être plutôt un chasseur de primes, qui avait dû regarder plus d'une fois dans les yeux toute la noirceur de la galaxie... À côté de lui, un Humain solidement bâti, de toute évidence un soldat de métier, dont l'armure N7 parlait pour lui – une armure authentique, s'entend, pas l'un de ces joujoux factices en vente sur Extranet; l'œil affûté d'un fichu tueur à distance, correspondant bien au fusil de précision replié sur le dos de son armure, mais probablement tout aussi mortel en combat rapproché...

Le garde du corps krogan poursuivit son évaluation rapide des deux agents suivants. Une Asari, jeune encore, mais au regard droit et pénétrant, et dont la posture de combat révélait une vétérane qui aurait passé bien plus de temps dans les rangs de la Garde de Serrice, et sur les pires champs de bataille de la bordure galactique, que sur les pistes de danse de la Citadelle... Et un Galarien qui ne payait pas de mine a priori, mais avec cependant assez de sang-froid pour demeurer aussi imperturbable qu'une statue en présence de trois Krogans armés et menaçants; apparemment équipé du tout dernier modèle d'Omnitech, un Savant XX puissamment optimisé; clairement estampillé GSI, Rugg aurait parié sa bosse là-dessus, et donc au moins aussi dangereux que les trois autres...

Le constat du mercenaire krogan était décidément de moins en moins rassurant... Et puis, il y avait encore cette étrange Humaine, elle aussi en armure N7, petite, fluette, vraiment pas à sa place ici, mais qui semblait pourtant tout dominer de son regard bleu dérangeant, comme si elle venait tout juste d'acheter ce taudis et s'apprêtait à les foutre à la porte, lui et ses deux krantt! Rugg était certain de l'avoir déjà vue quelque part. Et puis d'un coup, il se souvint, dans l'instant même où l'un des deux autres Krogans – celui qui avait dû céder le passage à Saïda et à son équipe – laissait fuser son impatience:

-–- C'est quoi le problème, Rugg?! Pourquoi qu'on les défonce pas, ces minus?...

-–- Bordel, Kracht! l'interrompit son chef, presque paniqué. L'Humaine, là! Ce regard de glace... Me dis pas que tu la reconnais pas!

Le dénommé Kracht dévisagea un moment l'Humaine chétive qui lui faisait face. D'un seul coup, le rougeoiement féroce dans ses yeux s'éteignit, tandis qu'un nom redouté s'exhalait en un souffle de sa mâchoire pendante:

-–- L'Œil de la Colère!...

Feylin entrouvrit la bouche de surprise à l'énoncé de ce nom. L'Asari supposait bien que la victoire écrasante de Saïda sur le puissant seigneur de guerre biotique du clan Hromach avait dû fortement accroître la renommée de la Spectre auprès des Krogans. Mais pas un instant elle n'aurait imaginé que cet affrontement titanesque, ainsi que son inimitable regard bleu de givre, auraient pu lui valoir pour surnom le nom même que les solides guerriers de Tuchanka avaient donné à l'impitoyable soleil de leur monde irradié – Aralakh, l'Œil de la Colère en dialecte krogan!

Kracht et l'autre krantt de Rugg commencèrent imperceptiblement à se serrer derrière leur chef; mais même s'il était le plus costaud des trois, sa silhouette n'était tout de même pas assez large pour servir d'abri à ses deux compagnons! Ayant vite compris qu'il n'avait déjà plus rien à espérer d'eux, Rugg entreprit de tenter de calmer le jeu avec la bombe humaine qui lui faisait toujours face avec un aplomb déconcertant:

-–- Écoutez, M'dame, personne cherche les emmerdes, ici! On est des bons citoyens, nous autres, si si, j'vous jure!... On paye presque toutes nos taxes, on obéit bien gentiment au SSC, et on demande qu'à aider, euh, la justice, ouais, c'est ça, la justice... Sinon, euh, y a kek chose qu'on peut faire pour vot' service?

Les trois gros bras crurent être en train d'avaler leur dernière goulée d'air, lorsque la légende biotique éleva le bras devant elle. Mais elle se contenta d'activer son Omnitech, faisant ensuite lentement circuler son gantelet lumineux entre elle et les Krogans. Ceux-ci reçurent alors sur leurs propres Omnitechs un signal bien surprenant, les avertissant que leurs comptes venaient d'être crédités! Quant à l'Humaine chétive, elle... leur souriait!?

-–- Ouais les gars, lança-t-elle d'une voix enjouée, faites-moi plaisir: allez donc descendre quelques verres de rynkol à ma santé, et à celle de Tuchanka! Oh, et inutile de revenir, au fait: à supposer que Monsieur Fornebu soit encore là à votre retour, je pense qu'il aura envie de changer de gardes du corps...

Visiblement ravis de s'en tirer à si bon compte, les trois Krogans eurent tôt fait de débarrasser le plancher, ne se retournant même pas pour surveiller leurs arrières lorsqu'ils se bousculèrent pour repasser l'étroite porte dérobée par laquelle ils étaient entrés. Assez satisfaite d'elle-même, le capitaine Keren battit ses paumes l'une contre l'autre comme pour marquer la conclusion de ce léger contretemps, avant de revenir s'asseoir sur le bureau de l'entremetteur volus auquel elle adressa son plus large sourire de triomphe:

-–- Bon, et maintenant, à nous deux, mon p'tit bonhomme... Tu penses réellement pouvoir continuer à me tenir tête, là où trois Krogans ont eu le carré qui a sombré au fond du calfouette?!

Vaincu, Fornebu se recula au fond de son fauteuil, et tenta de négocier sa reddition le plus dignement possible:

-–- Bien, bien... Donc, que voulez-vous savoir... Madame?

Saïda se pencha au-dessus du bureau de manière à ce que son menton vienne presque toucher le front du masque de l'exo-combinaison du trafiquant volus: une manœuvre d'interrogatoire classique, calculée afin d'envahir la sphère de confort de son interlocuteur tout en s'assurant de conserver la position dominante.

-–- Pour faire court, susurra la Spectre, je suis à la recherche d'Humains louches qui préparent un gros coup. Je veux dire: du très, très lourd! Or, je sais de source absolument sure que des Humains carrément louches – des étrangers, pas la pègre ordinaire de Zakéra – veulent te faire la peau après un deal que tu aurais passé avec eux. C'est une petite fée tatouée de partout qui me l'a soufflé à l'oreille... Tu vois de qui je veux parler? Elle aussi souhaiterait s'entretenir avec toi, d'ailleurs... Et crois-moi, tu as de la chance d'avoir affaire à moi plutôt qu'à elle!

-–- Oui, ça, j'en conviens! soupira le petit Volus en semblant réprimer un tressaillement. Bon, par où commencer...? Voici presque deux semaines, trois Humains sont entrés en contact avec moi. Ils ne m'inspiraient pas franchement confiance; mais après tout, c'est le cas d'à peu près tous mes clients, et ils payaient bien mieux que la plupart d'entre eux! Ils m'ont laissé l'impression de soldats, ou plutôt d'assassins de métier, très pros, très froids... Glaçants, même! Armures de techniciens avec casques à visière intégrale, voix synthétisée, phrases brèves et précises... Je n'avais jamais entendu parler du profil de ce trio-là dans les Secteurs, mais eux savaient visiblement très bien comment remonter jusqu'à moi!

-–- Et qu'est-ce qu'ils te voulaient, ces trois terreurs?

-–- Oh, ils voulaient juste que je les branche avec le meilleur faussaire de mon carnet d'adresses, en vue de forger des identifiants contrefaits de très haute qualité. Je parierais ma combi que leurs propres identifiants, ceux avec lesquels ils ont pu débarquer sur la Citadelle, étaient déjà des faux; mais là, c'est le niveau très au-dessus qu'ils voulaient! J'ai donc servi d'intermédiaire pour les mettre en contact avec l'une de mes contractuelles régulières en la matière: une faussaire de génie, douée comme pas deux... Une exilée quarienne en rupture de Flotte, je n'ai jamais cherché à savoir pourquoi; mais une brave fille, en tout cas... Comme elle dansait ici occasionnellement, ce club était un bon endroit pour nous rencontrer et faire affaire...

-–- Vous employez le passé à son sujet, observa Lenks d'un ton inquisiteur.

-–- Je l'ai directement mise en contact avec les clients, poursuivit le Volus de sa voix essoufflée, en touchant ma comm', mais sans chercher à en savoir plus long sur la nature précise de leur commande. Quelque chose me disait que toute cette affaire puait; et j'ai beau respirer de l'ammoniac à longueur de journée, j'ai le nez pour ça! Et de fait, il y a un peu moins d'une semaine, j'ai échappé de peu à un attentat à l'explosif dans mon repaire de l'époque! Mais mes gardes du corps y sont restés, eux: c'est pour ça que j'ai été obligé de les remplacer par les trois lourdauds que vous avez faits dégager, tout à l'heure. C'est aussi à ce moment-là que j'ai réalisé que j'avais perdu toute trace, et tout moyen de joindre ma faussaire quarienne... Comme si elle avait purement et simplement disparu de la Citadelle!...

-–- On dirait que tu l'as bien foutue dans la merde, avec tes magouilles! proféra Andrak en pointant un index accusateur.

-–- ...Oh oui, et je le regrette, maintenant, gémit Fornebu d'une voix qui avait tous les accents de la sincérité. Oh, allez-y, moquez-vous! Mais pour des raisons qui m'échappent, la pauvre semblait avoir confiance en moi. Peut-être qu'au fond, elle m'avait juste bien cerné: c'est vrai que je l'aimais bien, cette petite, et que je ne l'aurais sans doute jamais trahie, elle... En tout cas, pas si je pouvais faire autrement! J'espérais pouvoir mener ma petite enquête parmi ses amies danseuses. C'est pour cela que je suis venu me réinstaller ici-même, au Parfum de Rannoch, en dépit des risques que cela pouvait représenter pour moi...

-–- Et qu'est-ce qu'elle a donné, ton enquête? exigea Saïda, qui reprenait la main sur l'interrogatoire.

Tulsan Fornebu leva une paume pour réclamer un instant, puis se pencha pour ouvrir un tiroir de son bureau, et en sortit un datapad d'aspect tout à fait banal. Le petit Volus n'effectua qu'un léger mouvement sur les bords du bloc principal, pour en détacher un boitier plat qu'il posa sur le bureau et poussa vers la Spectre en soupirant:

-–- Quand Èmessh – c'était son nom – a compris qu'elle ne survivrait pas à l'exécution de son contrat, elle a tenté de prendre le large en emportant le solde des identifiants qu'elle n'avait pas encore remis à ses employeurs. Elle les a confiés à l'une de ses amies travaillant ici, qui me les a remis à son tour. Tenez, tout est là... C'est vraiment tout ce que je sais, je le jure sur le Livre de Plenix!

Prenant le serment de l'escroc professionnel volus pour ce qu'il valait, Saïda ouvrit le boitier avec précaution. Ce fut pour y découvrir une petite dizaine de micro-disques à lecture optique, censés en l'occurrence renfermer des identifiants téléchargeables pour Omnitechs. Allumant son propre équipement d'avant-bras, l'Humaine commença à scanner les petits DSO. Une exclamation lui échappa presque aussitôt à la lecture des codes:

-–- Ce sont des empreintes pour des identifiants du SSC! Et des passes administratifs pour le quartier des ambassades du Présidium! Ces trucs sont censés être infalsifiables!» Saïda fit à nouveau circuler son Omnitech au-dessus des DSO, avec ses privilèges de Spectre dûment annoncés, avant de soupirer: «Bordel... Même là, je ne saurais dire s'il s'agit de matériel authentique détourné, ou d'un travail de contrefaçon de qualité exceptionnelle! En complétant ces petites saletés avec les bonnes données biométriques, on peut transformer en agent du SSC 100% kasher à peu près n'importe quelle enflure de truand!...

-–- ...Ou n'importe quelle enflure de terroriste, compléta rapidement Damon.

Feylin s'avança afin de scanner à son tour l'empreinte des micro-disques à l'aide de son propre Omnitech. Ses découvertes lui arrachèrent à elle aussi un cri de surprise:

-–- Il y a également des identifiants vierges pour le service des Douanes du SSC, Secteur Tayseri! Je reconnais la racine des codes: j'ai une vieille amie de la Garde de Serrice qui bosse là-dedans, maintenant. En s'arrangeant pour travailler sur les bons créneaux, on peut faire entrer à peu près n'importe quoi en fraude sur la Citadelle, avec ça!

Tous ces avis unanimes ne pouvaient qu'inspirer à Sudaj Lenks le désir d'expertiser par lui-même des contrefaçons d'une si belle qualité. En tant qu'infirmier de terrain de la petite équipe, le vétéran du GSI en était également le seul membre dont l'Omnitech était équipé d'un module Génoscan, à même de lire, enregistrer, et interpréter les traces d'ADN, ainsi que de les comparer à celles de n'importe quelle banque de données pertinente en mémoire. Lenks vint donc passer son gantelet scintillant au-dessus du lot d'identifiants, en s'arrêtant plus longuement sur ceux déjà complétés des codes génétiques de leurs futurs destinataires, sans autres noms ni données associées. Sa réaction à la lecture des résultats fut assez inattendue, pour qui connaissait l'impassibilité souvent si déroutante du Galarien: cette fois-ci, il demeura durant presque toute la durée d'une seconde la bouche grande ouverte et l'œil rond, avant de finalement se reprendre et de rendre compte à sa supérieure humaine sur un ton alarmé:

-–- Ho-ho! Données nouvelles, nouvelle donne; totalement inattendu! Serait urgent contacter au plus vite le SSC. Recommande joindre directement plus haut niveau décisionnel: l'Exécuteur Septis Savenus en personne!

Plutôt que de transférer les données, Lenks préféra tendre directement son Omnitech vers Saïda, à l'appui de ses dires. Lorsqu'elle déchiffra les graphiques affichés au-dessus de l'avant-bras du Galarien, la patronne de l'Unité N°1 écarquilla les yeux à son tour; puis après une brève déglutition, elle acquiesça en silence à la proposition de Lenks, encore trop bouleversée par cette révélation pour pouvoir prononcer un mot.

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(1) Lire Unité N°1: Saison 1, Épisode 3