La publication risque d'être sacrément aléatoire ces prochains jours, en termes d'horaires... mon application téléphone ne fonctionne toujours pas. Je fais au mieux pour vous offrir les chapitres rapidement, merci de votre compréhension !

Allez, on approche de la fin, donc il vous faut bien un peu de révélation...

Bonne lecture :)

Lundi 20 décembre


[04h34 - Appel entrant - John Watson]

Sherlock fronça les sourcils en regardant son téléphone sonner. Il l'avait attrapé par réflexe quand il s'était mis à vibrer sur la table basse, alors qu'il sommeillait sur son canapé, mais il était surpris que John appelle.

— John ? Tout va bien ? demanda-t-il aussitôt en décrochant.

— Salut, Sherlock. Désolé, je...

La voix de son ami était gênée, et étouffée. Il chuchotait encore, probablement parce que c'était le milieu de la nuit. Le genre de considération qui n'atteignait pas Sherlock le moins du monde.

— Qu'y a-t-il ? demanda Sherlock, dont la patience n'était pas la vertu principale.

Cependant, son ton restait doux et gentil, plus amical et compréhensif qu'il ne l'avait jamais été, ou presque. À vrai dire, il était plutôt inquiet de cet appel tardif (ou très tôt, selon les points de vue) plutôt qu'agacé.

— Tu as fait un cauchemar ? déduisit-il. Tu n'es pourtant pas rentré de ta garde depuis très longtemps, normalement...

Le rire gêné de John s'éleva, et le cœur de Sherlock se gonfla. Ou se serra. Il ne savait pas trop. Il n'arrivait pas à identifier, et encore moins comprendre, la réaction de son corps au son de trille qu'il connaissait si peu et pourtant déjà par cœur. Une part de lui, résolument absurde, prit la décision de cataloguer tous les rires de John Watson. Dans un coin de son Palais Mental, la pièce déjà dédiée à son ami de faux numéro se vit dotée d'une nouvelle subdivision. Il préféra ne pas s'attarder sur la question.

— Non, le détrompa John. Enfin oui. J'suis rentré y'a pas si longtemps, mais j'arrive pas à dormir, alors que je suis fatigué, et t'as dit...

Il s'interrompit un instant, gêné.

— ... que je pouvais appeler pour les cauchemars, alors j'me suis dit, les insomnies, pourquoi pas ?

Nouveau toussotement gêné qui ressemblait moins à un rire que précédemment.

— Bien sûr, accepta aussitôt Sherlock, ne bouge pas.

Il reposa aussitôt le téléphone, bondissant sur ses pieds, toute velléité de repos envolée. Il n'était pas fatigué, de toute manière.

— Attends, tu... voi... uit ?

La voix de John sortait du téléphone, posé sur la table, et Sherlock n'en entendait que des bribes, de toute manière absolument pas intéressé par les réticences qu'était probablement en train d'émettre le jeune homme.

— Voilà, indiqua-t-il en reprenant le téléphone. Je suis prêt.

Il avait mis la main sur son violon, et armé ce dernier sur son épaule. De la main qui tenait l'archet, il avait également le téléphone à l'oreille.

— Tu as écouté ce que je viens de te dire ? lui reprocha John.

— Absolument pas. Aucun intérêt. Tu ferais bien de mettre des écouteurs, pour m'entendre, si tu veux pas mettre le haut-parleur pour ne pas gêner tes voisins.

— C'est déjà le cas, soupira John qui avait manifestement cédé.

— Parfait. Je vais poser le téléphone et te mettre en haut-parleur en ce qui me concerne. As-tu une préférence de morceau ou de compositeur ?

— Je peux réclamer Beethoven ? demanda John.

Et Sherlock se le figurait si bien, amusé, ironique, taquinant volontairement Sherlock, le regard fier et illuminé par sa blague, que de nouveau, son cœur eut un soubresaut douloureux.

— Non. Ce sera Haendel. Sonate en ré mineur.

John ne répondit rien. Sherlock n'ajouta rien non plus, posa son téléphone, le positionna de sorte à ce qu'il soit dirigé vers son violon, et posa l'archet sur les cordes. Il commença aussitôt à jouer, avec tout le talent, la passion et l'énergie qui lui étaient possibles.

Sans jamais oublier que c'était pour John qu'il jouait, il se laissa porter par la musique, au point de s'y oublier, enchaînant les notes et les mouvements, sans jamais faiblir. Au début, John laissa échapper quelques sons appréciateurs, et des félicitations, mais Sherlock n'en tint pas compte et continua de jouer encore et encore, jusqu'à ce que du téléphone s'échappe le bruit régulier d'une respiration légèrement ronflante. Lentement, Sherlock fit glisser l'archet de plus en plus doucement, jusqu'à l'arrêter et relâcher son bras douloureux. Il était plus de cinq heures du matin, et John ronflait doucement à l'autre bout du fil, et cela rendit Sherlock bêtement fier. Il aurait peut-être dû être vexé que son jeu endorme les gens, mais il était vraiment heureux que John dormît grâce à lui.

S'il avait été attentif à la musique, il aurait su que cela faisait longtemps qu'il avait arrêté de jouer Haendel, et qu'il n'était pas passé à Paganini ou un autre de ses compositeurs favoris, mais que les sons qu'il tirait de son instrument étaient inédits, composés au hasard de son interprétation et de son esprit.

— Bonne nuit, John, murmura-t-il le plus doucement possible à son téléphone, désireux de ne pas réveiller son ami endormi.

Et puis seulement, il raccrocha.


[Lun 10h48]

Waoh. Je crois que j'ai jamais aussi bien dormi de ma vie, et aussi longtemps Oo

[Lun 10h48]

Merci, Sherlock.

[Lun 10h49]

Je croyais que nos conversations le matin devaient commencer par bonjour ?

[Lun 10h51]

Oh ça va, hein. Ne persifle pas.

[Lun 10h55]

Je ne persifle pas. Je ne fais que souligner l'incohérence de ton discours, après tant de temps à te rire de moi quand je ne te saluais pas le matin.

[Lun 10h59]

Eh bien disons que la journée a commencé à 4h' ce matin, et donc on s'est dit bonjour au téléphone.

[Lun 11h02]

Je crois que tu t'arranges de la situation à ton gré.

[Lun 11h03]

Tout à fait ;p

[Lun 11h03]

Et je te conseille d'être d'accord avec moi, sinon je boude et je ne viens pas ce soir.

[Lun 11h04]

Quelle maturité, John.

[Lun 11h04]

Cependant, cela me déplairait de devoir me retrouver seul ce soir.

[Lun 11h06]

Tu veux qu'on se voit ? Eh bien ne me vexe pas ;p

[Lun 11h08]

Évidemment que je souhaite te voir. Sortir seul n'est pas une bonne option pour moi. Ta présence rend les choses plus faciles.

[Lun 11h15]

Je ne suis pas certain de savoir ce que je dois répondre, là ? T'es content de me voir, et c'est juste parce que je te sers à quelque chose, pour encore un truc mystérieux de ta vie incompréhensible ?

[Lun 11h20]

Je suis sincèrement heureux et impatient de te voir, John, n'en doute pas.

[Lun 11h21]

Et ma vie n'est ni mystérieuse, ni incompréhensible. Mais tu la facilites d'une manière inconsciente spectaculaire. À vrai dire, j'espère même pouvoir retourner sur les scènes de crime, si c'est en ta présence. Lestrade est réticent, mais il est prêt à tenter l'expérience la prochaine fois.

[Lun 11h23]

Je suis heureux et impatient de te voir aussi, Sherlock.

[Lun 11h23]

Et j'espère que Lestrade aura un mort pour toi d'ici la fin du mois, alors. Après, je commence le boulot... tu sais que je ne pourrai plus faire ça...

[Lun 11h25]

Point de détail totalement superflu à ce stade de la conversation.

[Lun 11h26]

C'est dans dix jours, la fin du mois, Sherlock.

[Lun 11h27]

Merci, d'ailleurs.

[Lun 11h27]

Même s'il reste les dix jours les plus difficiles à passer, ta présence dans mon téléphone a grandement facilité les choses jusqu'à maintenant.

[Lun 11h29]

Dix jours, c'est long. Et au demeurant, tu n'as pas à me remercier de quoi que ce soit. Je pense que tu en as fait davantage pour moi que l'inverse.

[Lun 11h35]

Je ne crois pas, mais ça n'a pas d'importance. Je te remercie si j'ai envie, d'abord ;p


[Lun 16h32]

Tu n'es pas bavard, aujourd'hui.

[Lun 16h35]

Je ne le suis jamais. C'est toi qui amorces ces conversations, la plupart du temps.

[Lun 16h36]

Faux. C'est par toi que tout a commencé. En parlant d'expériences.

[Lun 16h37]

Non recevable. Je parlais à Victor.

[Lun 16h41]

Je sais. Tu sais, si tu as besoin, tu peux aussi me parler d'expériences cheloues si t'as envie, hein. J'avais transmis ton message à Molly comme quoi tu lui devais un foie. Sans doute le message le plus chelou que j'ai transmis de ma vie d'ailleurs, mais bon. Elle a dit qu'elle t'en ferait livrer un ce matin.

[Lun 16h42]

Oui, elle l'a fait, d'ailleurs, je t'en remercie.

[Lun 16h42]

Tu me répondras ?

[Lun 16h45]

Quoi ?

[Lun 16h46]

Si je te parle des expériences. Tu me répondras ? Victor ne le faisait pas.

[Lun 16h50]

Si tu veux que je te réponde, oui, bien sûr. Sans vouloir te vexer, toi qui es si rationnel, il était normal que Victor ne te réponde pas, forcément. Si tu préfères que ça reste ainsi, dans un processus de deuil quelconque ou de gestion de sa mort ou je sais pas quoi, y'a pas de souci. Je veux juste t'aider à traverser ça.

[Lun 16h52]

Je sais que Victor est mort, John. Je n'ai pas besoin d'un processus de deuil. Je ne lui écrirai plus, et c'est ainsi. Je suis passé à autre chose.

[Lun 16h52]

Et je voulais dire avant, quand il était en vie. Il ne répondait pas à mes messages d'expériences, généralement.

[Lun 16h57]

On a tous besoin d'un processus de deuil, Sherlock, pour les êtres qu'on a aimés. Victor était important pour toi, non ?

[Lun 16h57]

Quand tu as compris que désormais c'était mon numéro, je t'ai dit que t'avais qu'à le contacter autrement, et tu t'es énervé. Je ne savais pas qu'il était décédé à l'époque, j'ai pas été très délicat, pardon... Mais t'avais l'air salement atteint. Comme si tu avais vraiment besoin de cette conversation.

[Lun 16h57]

Donc potentiellement d'un processus de deuil.

[Lun 16h58]

J'étais en manque. Mes réactions sont disproportionnées quand je suis en manque.

[Lun 17h00]

Oh.

[Lun 17h00]

Tu es toujours en désintox, en fait ?

[Lun 17h03]

Oui. Et non. Et si tu te demandes s'il y avait des symptômes de mon état de manque quand tu m'as vu, la réponse est non. Je ne suis dangereux ni pour moi-même, ni pour les autres. Du moins pas pour toi.

[Lun 17h05]

Je n'ai jamais pensé que tu étais dangereux.

[Lun 17h07]

Si. C'est ce qu'on pense des camés, surtout en manque, et ce n'est pas forcément faux. Mais ma situation n'est pas si simple. Et ce sera plus simple de tout te raconter ce soir.

[Lun 17h07]

D'accord. J'ai hâte, Sherlock. Pas seulement pour entendre tes explications et comprendre ta vie. Juste pour te voir et passer une soirée avec toi :)

[Lun 17h08]

Ah, il y avait longtemps qu'on n'avait pas eu le droit à des smileys, ça ne me manquait pas.

[Lun 17h09]

À tout à l'heure, John.

[Lun 17h10]

xD xD xD

[Lun 17h10]

À tout', Sherlock :D


[Lun 18h45]

Je suis en route.

[Lun 18h45]

Bientôt arrivé, en fait. J'ai pris un peu d'avance je crois.

[Lun 18h46]

Je suis également en chemin. Le métro est plus difficile que je ne le pensais.

[Lun 18h46]

C'est normal. C'est ton côté militaire. On t'a appris à ne jamais être en retard, toujours à l'heure. Considérant que tu n'as pas de prise sur ton moyen de transport quand tu es en métro, tu t'obliges à prendre de la marge.

[Lun 18h47]

xD C'est sans doute ça.

[Lun 18h47]

Mais je suis au regret de t'annoncer que tes déductions sont partiellement fausses :) J'étais déjà comme ça avant, détestant viscéralement être en retard, même avant l'armée :p

[Lun 18h48]

Ma déduction n'est en rien erronée. Je n'ai pas dit que l'armée t'avait rendu comme ça, j'ai indiqué qu'il s'agissait de ton côté militaire. C'est certainement ce qui t'a poussé à cette carrière dans un premier temps.

[Lun 18h48]

Tu détestes avoir tort, hein ? xD xD

[Lun 18h49]

Je n'ai jamais tort, c'est différent.

[Lun 18h50]

xD

[Lun 18h50]

J'arrive. Je suis devant le resto. Je t'attends.

[Lun 18h57]

Je suis là. Je te vois.

John releva brusquement la tête du téléphone dans lequel il était plongé, attendant fébrilement un message de Sherlock. Il fouilla les alentours des yeux, et son sourire s'élargit quand il aperçut la silhouette devenue douloureusement familière depuis si peu de temps.

Même la manière dont Sherlock marchait, comme s'il possédait la ville, lui était devenue habituelle. Ça en disait long sur leur relation. John n'avait jamais connu ça, et ne savait pas le gérer. Il faisait de son mieux, mais avait l'impression d'avancer dans un certain brouillard, que Sherlock ne l'aidait absolument à disperser.

— Salut, Sherlock, salua-t-il sans pouvoir se départir de son sourire, quand son ami arriva à sa hauteur.

— Bonsoir, John, répondit ce dernier de sa voix calme et posée habituelle, si grave qu'elle donnait des frissons à John.

Ils ne furent pas certains de qui fit réellement le premier pas, dans cette histoire. John hésitait, son corps tendu vers l'avant. Sherlock amorça un léger mouvement, lui aussi. L'instant d'après, ils se serraient dans les bras, comme John l'avait fait la dernière fois, quand il avait quitté Sherlock.

Mais cette fois, il semblait qu'ils étaient deux à vouloir de l'étreinte, et celle-ci dura un peu plus longtemps.

Ce n'était pourtant pas très confortable. Sherlock avait son immense manteau long, John sa grosse parka d'hiver, et si le premier continuait d'affectionner les costumes sur mesure, John s'était habillé très chaudement, avec un gros pull, au cas où ils se retrouvent de nouveau sur un toit d'immeuble désert à regarder les étoiles.

Ainsi, il y avait un certain volume entre eux, mais cela ne les empêcha pas de ressentir le corps de l'autre, un instant.

Ils se relâchèrent, John sourit encore et toujours, et les coins de la bouche de Sherlock se relevèrent délicatement, tordant le cœur de John d'une manière douloureuse.

Ils ne commentèrent pas ce qui venait de se passer. Après tout, les amis proches s'enlaçaient souvent, et ça ne voulait rien dire. Peut-être pas les amis très proches britanniques, mais ça devait bien exister quelque part dans le monde. Sherlock avait du sang français dans les veines. Ça pouvait tout justifier.

Ils s'installèrent dans le resto, amorçant naturellement une conversation qui leur venait facilement, avec plaisir. À leur grande surprise, le patron du restaurant était vraiment très semblable à celui du Speedy's.

— Tu crois qu'ils sont jumeaux ? demanda John à voix basse, quand l'homme se fut éloigné après les avoir installés à une table.

Sherlock prit une seconde pour analyser et déduire.

— Non.

John le pressa de développer, et il déroula ses conclusions, tandis que, comme son frère, il revenait placer sur la table une bougie « pour l'ambiance ». Ils choisirent leurs plats, commandèrent, sans jamais s'arrêter de discuter de choses banales ou moins banales, considérant leur passé et emplois respectifs.

Sherlock, parfois, glissait une information du genre « dans un squat que j'ai fréquenté », mais il ne développa jamais le sujet qui les préoccupait réellement.

Ils attendaient leur dessert quand John osa. Ils avaient bu un peu de vin italien, parce que le patron avait insisté pour leur faire goûter un Pinot Grigio, « bien meilleur que tous ceux que vous aurez bu dans votre vie et qui sont si banals ! ». Ils n'avaient pas osé refuser, et le vin avait été excellent. John avait fini son verre. Et celui de Sherlock, qui avait avoué avec une grimace ne pas aimer ça, et ne pas boire d'alcool.

Cependant, ce n'était pas le vin qui lui donnait le courage de réellement parler. Il éprouvait un besoin viscéral de tout savoir de Sherlock. D'enfin percer ses mystères. Le restaurant était peu fréquenté, un lundi soir, et ils étaient à une table plutôt isolée et tranquille dans un coin. La bougie entre eux conférait une douce lumière, et par un bout de la devanture, les lumières de la nuit les nimbaient également de lumière chaude.

— Sherlock... amorça John en profitant d'une accalmie dans leur conversation. Peut-être qu'on devrait aborder les vrais sujets, non ?

Sa voix était douce, mais il sentit Sherlock se tendre.

— Je sais. Mais c'est difficile.

— Je comprends. Mais... je ne veux pas te forcer à parler, sincèrement, ça me paraîtrait absurde. Mais j'aimerais te comprendre, et trop de fois, je suis frustré par SMS.

Sherlock hésita, plus nerveux qu'un instant auparavant.

— Tu veux... que je te pose des questions ? Ce serait plus simple ?

— Non, ça risquerait de te donner une image incomplète. Il est plus aisé de commencer par le début. Mais... comprends bien qu'il s'agit de quelque chose que je n'ai jamais raconté à quiconque.

John fronça les sourcils.

— Mais les autres gens au courant ?

— Même s'ils ne m'ont pas tous connu toute ma vie, ils ont suivi les évolutions des choses. Ou l'ont appris d'une autre manière, comme par mon frère. Mais moi, je n'ai jamais eu besoin de tout dire, de narrer l'histoire à son commencement, à quiconque.

John sourit, doucement. Sans réfléchir, son instinct le poussa à tendre la main par-dessus la table, et la poser sur celle de Sherlock, qui s'agitait nerveusement. Ce dernier sembla s'apaiser aussitôt, et ne la repoussa pas. Alors John la laissa simplement là, tranquillement, comme si tout était normal.

— Et pour être parfaitement exhaustif, l'histoire remonte à ma naissance, à vrai dire. Et à celle de ma sœur, un an après... commença-t-il après une longue inspiration.

Il regardait John dans les yeux, et ce dernier ne perdit pas une miette de son discours.

— Ma sœur... a toujours été très différente de nous. Je suis intelligent, ce n'est pas un secret. Mon frère l'est également. Mais Eurus... Eurus l'était encore plus. Différemment. Il est difficile d'expliquer réellement ce qu'a été notre enfance, et je n'en conserve pas forcément grand-chose. Cependant, je sais de manière certaine que Eurus a toujours été désireuse de jouer avec moi, d'avoir mon attention. Que je ne lui accordais pas spécialement. Ça ne m'intéressait pas de jouer avec ma petite sœur.

John acquiesça. Il commençait déjà à deviner que l'histoire que Sherlock racontait allait être terrible et tragique, mais il ne pouvait pas lui en vouloir pour les querelles enfantines. Lui-même avait eu son lot de disputes avec Harry plus souvent qu'à son tour.

— Eurus a grandi avec cette frustration en elle. Ce n'était pas la seule expression de sa différence. Elle ne réfléchissait pas comme nous. Là où j'ai dévoré toute la bibliothèque familiale dès mon plus jeune âge pour apprendre le plus de choses possibles, elle a préféré se couper les veines.

— Hein ? l'interrompit John, livide. Elle a tenté de se suicider ? À quel âge ?

Sherlock secoua la tête de dénégation.

— Non, non. Elle avait six ans, elle ne voulait pas se tuer. Elle voulait voir le fonctionnement de ses muscles, sous sa peau.

John avait l'air toujours horrifié. Sherlock hésita à poursuivre. Sa vie toute entière était mêlée à celle de Eurus, et ils en étaient au début de l'histoire. Des choses bien plus terribles, d'après l'opinion collective, allaient survenir. Lui était habitué à ces évènements, il les avait vécus. Il savait par expérience cependant que les gens les trouvaient plutôt choquants. Et personne n'avait cependant entendu le discours détaillé qu'il s'apprêtait à dérouler à John.

— Continue, lui ordonna John d'une voix très militaire, percevant son hésitation. Je peux encaisser.

Sherlock hocha la tête. Ils se turent un instant, alors qu'on apportait leur dessert sur la table. Le serveur repartit en leur souhaitant un bon appétit, mais ils l'entendirent à peine. Machinalement plus qu'autre chose, ils prirent leur cuillère, mais oublièrent complètement de manger, au profit de l'histoire de Sherlock.

— Des choses comme ça, elle en ferait d'autres. Elle a mis le feu à la maison, aussi. Heureusement, ça n'a touché que quelques pièces. Une partie de la maison est toujours sinistrée, mais mes parents ne voulaient pas quitter le manoir ancestral des Holmes, alors ils y vivent encore. Ils ont fait agrandir la maison, de l'autre côté.

— C'est glauque, commenta John.

Et le commentaire était faible face à ce que lui inspirait l'idée qu'une gamine mette le feu à sa propre maison. Il n'osait pas demander si la jeune fille avait été enfermée.

— Eurus a vu des psys, bien sûr, répondit Sherlock à la question qu'il n'avait pas posée à voix haute. Mais eux comme le reste ne pouvaient rien face à ses talents. Elle convaincrait la personne la plus heureuse du monde de se suicider en quelques heures de dialogue. Elle l'a fait d'ailleurs, plus d'une fois, par la suite. Mais plus tard. Durant l'enfance, ça n'est pas arrivé.

Il s'interrompit un instant, fronça les sourcils.

— Enfin, pas que je sache, en tout cas, rajouta-t-il au grand désespoir de John, qui pensait sincèrement qu'il ne toucherait même pas son dessert. Je ne sais pas pourquoi, poursuivit Sherlock, son envie désespérée de jouer avec moi a mué en besoin de me faire souffrir, mais c'est ce à quoi elle a employé le reste de son existence. Et quand elle a eu treize ans... elle a rencontré quelqu'un.

John fronça les sourcils.

— Quel genre de quelqu'un ? Genre un garçon, un petit ami ?

Sherlock haussa les épaules. La maîtrise qu'il avait de lui-même au fur et à mesure de son monologue, comme s'il n'y avait absolument aucun affect dans tout ce qu'il disait était impressionnante. John voyait cependant la tension de ses épaules, de ses mains en poings serrés. Quand le serveur était arrivé tout à l'heure, ils avaient naturellement reculé chacun dans leur siège pour lui permettre de poser leur assiette, et de fait, avaient rompu le contact de leur main.

Cette fois, le mouvement ne pouvait pas vraiment être anodin ou naturel, comme-si-de-rien-n'était-j'ai-pas-fait-gaffe, parce que John devait pousser la carafe d'eau et décaler son assiette, pour poser son bras le long de la table et aller saisir la main de Sherlock. Pourtant, il le fit quand même, effleurant de la pulpe des doigts les bosses de la main fermée en poing de Sherlock.

Bizarrement, cela eut pour effet de la détendre immédiatement, et Sherlock lia ses doigts aux siens, sans le moindre commentaire.

— Un homme, reprit-il comme s'il n'y avait jamais eu d'interruption. James Moriarty avait une vingtaine d'années, à l'époque. Je ne crois pas qu'il y ait eu entre la moindre relation de ce genre, cependant. Ils se suffisaient à eux-mêmes, eux et leur intelligence.

Inconsciemment, les doigts de Sherlock bougèrent contre ceux de John. Ce n'était pas une caresse, mais le mouvement était bien présent.

— Je pense que Moriarty a toujours su qu'il n'était pas au niveau de Eurus. Personne n'est au niveau de Eurus. J'ignore s'il pensait maîtriser leur relation, mais ça n'a assurément jamais été le cas. En revanche, ils se sont entraînés l'un l'autre. Eurus voulait me faire souffrir. Moriarty voulait prouver qu'il était plus intelligent que moi. Il a commencé à créer des énigmes pour moi. Des enquêtes que je devais résoudre, comme aujourd'hui.

John crut avoir mal compris, et déglutit.

— Des enquêtes, genre... des meurtres ?

— Oui, répondit Sherlock d'un ton très détaché. Je n'ai pas un sens moral très élevé, d'après un consensus commun, mais l'assassinat ne m'a jamais intéressé. Il n'a jamais posé de problème à Moriarty. Et le fait est que, lorsque j'ai eu quinze ans, ce genre d'énigmes me passionnait. Mycroft finissait Cambridge, à l'époque. Il ne vivait plus à la maison. Il s'apprêtait à rentrer dans les services secrets, à un poste nébuleux qui lui assurerait sa carrière. Je me suis jeté à corps perdu dans ce que Moriarty planifiait pour moi. Mais j'avais quinze ans, et il me manquait l'expérience pour être parfaitement efficace. Alors... Eurus m'a aidé.

John fronça les sourcils.

— Aidé vraiment ? Alors qu'elle te détestait ?

— Aidé en introduisant dans ma vie quelque chose qui allait me devenir absolument nécessaire.

— Oh... comprit John. C'est elle qui t'a donné... de la drogue ?

Sherlock acquiesça, et ses doigts se resserrèrent par réflexe, emprisonnant ceux de John.

— Elle m'a initié à fumer, et très vite, les joints ont remplacé les cigarettes. On ne peut cependant pas blâmer Eurus pour tout. Elle ne m'a jamais forcé, et je ne pense pas qu'elle ait vraiment usé sur moi de ses dons de manipulation. J'ai aimé, depuis toujours, ce que la drogue m'apportait. La manière dont à la fois, cela éteignait mon cerveau parfois trop bruyant et trop vaste parce que je ne l'avais pas hiérarchisé à l'époque, et en même temps cela aiguisait mon intelligence. La drogue décuplait mes facultés, me faisait voir le monde plus précisément. J'étais plus efficace pour résoudre les meurtres et autres jeux que Moriarty laissait sur mon chemin. Il n'y a pas eu beaucoup besoin de me forcer pour me rendre addict à la cocaïne, puis à l'héroïne, même si j'ai toujours préféré la première substance.

— À quel âge ? murmura John, révulsé d'horreur. Quel âge avais-tu quand tu as commencé les drogues dures ?

Il n'arrivait pas à oublier que l'homme en face de lui avait vingt-quatre ans. Il était encore si jeune, pour avoir eu le temps d'être totalement drogué par ce que l'humanité avait fait de pire, et d'être en désintox, d'après ses derniers dires.

— Je ne sais pas... répondit Sherlock négligemment. Dix-sept ans, je suppose ? Quand c'est devenu vraiment difficile à se procurer dans notre petit village de campagne, et également à cacher à mes parents, j'ai réclamé d'aller faire mes études à Londres. Eurus est venue, bien sûr. Elle habitait chez Mycroft, parce qu'elle était mineure, et que Papa et Maman ne voulaient pas qu'elle soit seule. Un relent de bon sens sur qui était réellement leur fille, j'imagine. Moi, j'ai eu le droit à mon appartement. Ça n'a pas changé grand-chose. Je ne mettais jamais les pieds à la fac, passant mon temps à traîner dans les squats, jouer avec Moriarty qui allait toujours plus loin dans l'horreur et le crime. Eurus jouait les sages pour Mycroft, mais déployait l'immensité de son talent dans le seul but de me faire souffrir. Ça a duré. Pour faire croire à nos parents que tout allait bien, Eurus et moi nous présentions à nos examens de fin de semestre et devenions majors de promo sans aucun effort et n'avoir jamais écouté le moindre cours. Mycroft était trop occupé avec sa carrière pour nous surveiller réellement. Il l'avait fait quand on était plus jeunes, mais nous avions appris, elle et moi, à cacher les choses, et lui montrer ce qu'il voulait voir.

John ne savait pas ce qui le glaçait le plus : le récit de la vie de Sherlock, qui était terrible pour un enfant et un ado ? Le détachement avec lequel il en parlait ? Ou la manière dont il semblait douloureusement conscient de toute la responsabilité qui avait été la sienne dans cette histoire. Il avait voulu une partie de ça, il avait été conscient à un certain niveau qu'on jouait avec lui, et que sa sœur cherchait à le faire souffrir, mais il y trouvait son compte, entre la drogue et la stimulation intellectuelle des énigmes de Moriarty à résoudre.

— Je peux juste avoir quelques précisions ? demanda-t-il doucement.

Sherlock hocha la tête.

— Ce Moriarty, tu savais qu'il « jouait » avec toi depuis le début ? Et tu étais d'accord ?

— Oh, non. Je ne l'ai rencontré qu'à la fin, quand le jeu s'est précipité. Et qu'il s'est collé une balle en pleine tête. Je savais que quelqu'un jouait, parce que toutes les enquêtes, les énigmes, les meurtres que je résolvais portaient sa signature, mais j'ignorais qu'il était avec Eurus. Qu'ils conspiraient ensemble.

John respira un peu mieux.

— Et Eurus ? Tu savais... qui elle était ? demanda-t-il maladroitement. Qu'elle voulait te faire souffrir ?

— Je n'ai jamais su, et ne saurai jamais avec certitude ce qui se passait dans sa tête, mais elle voulait mon attention. Quand, drogué jusqu'à la moelle par ce qu'elle me fournissait, j'égalais son intelligence, elle était ravie. Quand, plus de cocaïne dans le sang que je ne le pensais possible sans risquer l'overdose, nous nous mettions à jouer du violon ensemble jusqu'à ce que nos mains saignent, elle était ravie. Quand je me consumais pour les jeux que Moriarty et elle créaient pour moi, elle était ravie. Elle voulait... elle a toujours voulu que je ne sois que pour elle. Elle ne supportait pas... pas Victor.

La fin de sa voix se brisa, tout comme le cœur de John. Il ignorait qui était Victor, mais il savait qu'il était mort, bien sûr. Cependant dans tout ce récit, il avait complètement oublié son existence.

Il ne s'attendait pas, à vrai dire, que le jeune homme mort ait une telle importance dans cette histoire, qui semblait se concentrer davantage sur la sœur de Sherlock.

— Tu connaissais Victor depuis longtemps ? demanda doucement John.

— Depuis toujours, j'imagine qu'il faut dire. Il vivait à côté de chez moi, il avait mon âge. Il n'était pas scolarisé, il avait une maladie dégénérescente de l'œil gauche. Un jour, il s'est aventuré par hasard sur notre terrain. Je n'étais pas non plus le plus grand fan de l'école. On a commencé à jouer ensemble, à étudier aussi. Je lui expliquais ce qu'il devait savoir. Je l'ai connu durant toute mon enfance. On a grandi ensemble.

— C'était ton meilleur ami, alors, supposa John.

Le sentiment de jalousie latente qui l'étreignait le rendait honteux, et il faisait de son mieux pour l'étouffer. C'était totalement déplacé d'être jaloux de la personne avec qui Sherlock avait grandi, et probablement la seule dont il avait été proche, et qui avait été assassinée. John s'en souvenait bien, désormais. Sherlock avait dit que Victor avait été tué à cause de lui.

— Je ne sais pas, répondit Sherlock très honnêtement. J'étais content de le voir, mais je ne recherchais pas spécialement sa présence. Pas comme lui recherchait la mienne. Je pense... qu'il était plus attaché à moi que l'inverse. Je suppose que cela fait de moi un monstre dénué de sentiment.

John raffermit la prise de ses doigts, presque jusqu'à faire mal.

— Ne dis pas ça, c'est absurde. Il est rare qu'on aime autant qu'on soit aimé. Toutes les relations ne sont pas forcément égalitaires. Et je pense que tu l'aimais, à ta manière. Tu étais bouleversé, quand j'ai repris son numéro. Quand tu as réalisé que tu ne pourrais plus lui parler.

Sherlock haussa les épaules.

— J'avais de l'affection pour lui, c'est certain. Je l'ai connu toute ma vie. Victor... savait qu'il n'avait pas mon intelligence. Il savait qu'il ne me comprenait pas, et il l'admettait. Il se contentait d'être là et de m'apporter ce qu'il pouvait. Il a essayé, des dizaines de fois, de me faire arrêter la drogue quand il a compris que j'étais camé. Quand il a réalisé qu'il n'y parviendrait pas, il a fait de son mieux pour me soutenir à sa manière, en s'assurant que j'étais en sécurité quand j'étais shooté, en m'empêchant de faire des overdoses, en notant tout ce que j'ingérais d'une manière ou d'une autre, dans le cas où je prenne une dose de trop et qu'il doive appeler les urgences, au moins, ils sauraient ce que j'avais dans le sang. Il était même fier de moi quand j'ai commencé à les faire de moi-même, ces listes !

— Ça avait l'air d'être quelqu'un de bien, commenta doucement John.

Il éprouvait désormais une certaine forme de tendresse et de respect pour ce garçon sans visage qui avait, à sa manière, pris soin de Sherlock toute sa vie durant.

— Sans doute, reprit Sherlock. Mais il avait un goût désastreux en matière de relation humaine. Et une capacité de résilience qui l'a tué.

— C'est-à-dire ? déglutit lentement John.

— Il était mon ami, ce qui n'était déjà pas une bonne idée, mais pire encore, il était amoureux de Eurus. Depuis toujours.

Il vit John tenter de protester, mais il reprit avant qu'il ne puisse formuler la moindre phrase.

— Je t'ai dit qu'elle était très convaincante, et le mot était faible. Victor n'a jamais rien vu d'autre d'elle que la face charmante qu'elle pouvait afficher auprès du reste du monde. Tout le monde a toujours été conquis par Eurus. Victor le premier. Il a toujours été aveuglé par elle. Même quand elle a tenté de brûler la maison, il a cru tout ce qu'elle a raconté pour justifier son acte. Mes parents aussi, au demeurant. Victor était un enfant, il n'avait aucune chance de lutter. À ce moment-là, j'étais hospitalisé suite à l'incendie. Mycroft m'a dit qu'il avait tenté de faire pression pour faire interner Eurus déjà à ce moment-là, mais il était trop jeune pour prendre l'ascendant sur nos parents.

— Tu as été brûlé ? Blessé ? demanda John, dont le domaine médical était son rayon.

C'était une faible réaction face à tout ce que lui disait Sherlock, mais sinon, il y aurait eu trop à en dire.

— Intoxiqué par la fumée. Eurus a consolidé sa présence charmeuse auprès de Victor durant mon absence. Quand je suis revenu de l'hôpital, elle avait préparé pour moi l'un de ses jeux les plus fameux, le premier d'une longue série. Elle a tenté de tuer Victor, ce jour-là. J'ai résolu l'énigme à temps. Il s'en est fallu de peu. Victor a failli mourir, mais pourtant il est resté mon ami.

— Mais… balbutia John. Il...

— Oh oui, il a continué à l'aimer, même après ça. Je t'ai dit que Eurus manipulait efficacement les gens. Ces jeux étaient à mon bénéfice, alors je savais. Mycroft s'en doutait. Mais personne d'autre n'a jamais soupçonné Eurus, de toute son existence, d'être autre chose qu'une jolie poupée brune à l'air innocent.

John n'arrivait pas à concevoir qu'on puisse atteindre un tel niveau de manipulation des esprits, et cela le faisait frémir d'horreur. Sherlock, jusqu'alors, dans leurs conversations SMS, avait mentionné avoir un frère et une sœur, mais s'il parlait régulièrement de son frère, sa sœur n'avait été qu'une mention en passant, et il comprenait pourquoi. Il n'avait jamais dit si, aujourd'hui, elle était morte ou vivante. Et John réalisait qu'il commençait à avoir très peur de la réponse.

— Si, à l'époque, Eurus avait connu Moriarty, Victor serait probablement mort à l'âge de huit ans. Il a tenu plus de quinze ans de plus.

John n'était pas réellement certain que c'était un soulagement, et que Victor l'avait vu de cette manière-là. S'il comptait bien, cela voulait dire que le jeune homme était mort à environ vingt-trois ans. Sherlock en avait vingt-quatre, et si Victor avait à peu près son âge, cela sous entendait que le décès était récent. Très récent.

Et non seulement John trouvait cela encore plus dur pour son ami, mais en plus il s'inquiétait de plus en plus de savoir où se trouvait la fameuse Eurus, aujourd'hui.

— Et ensuite ? demanda-t-il doucement, voyant que Sherlock ne reprenait pas.

— En s'associant à Moriarty, et en me rendant accro à la drogue, Eurus a réussi probablement son tour de manipulation le plus efficace : convaincre mes parents qu'elle était irréprochable, et que j'étais le mouton noir de la famille, la déception, le risque, le problème, appelle ça comme tu voudras. Quand nous sommes arrivés à Londres, le Jeu s'est clairement intensifié. Victor avait suivi le mouvement, malgré le désaccord de ses parents, toujours inquiet pour sa maladie. Il en était arrivé à un stade où il ne voyait plus du tout de l'œil gauche, et le droit se détériorait rapidement. Puis... Moriarty et Eurus ont prévu un très grand final pour moi. Je bossais déjà avec Lestrade, parce qu'ils avaient organisé des crimes de plus en plus voyants, et j'aidais à leur résolution. La police n'aurait pas pu trouver le moindre indice, ça m'était destiné. Lestrade m'engueulait douze fois par jour quand j'arrivais défoncé sur sa scène de crime, mais ça m'aidait. La drogue... c'était un palliatif merveilleux. Je ne redescendais pas beaucoup de mes trips, à l'époque. Le grand final impliquait Eurus, Victor, Moriarty, et le toit de Saint Bart. J'ai refusé de sauter. Moriarty s'est suicidé. Victor a payé de sa vie. Eurus est devenue folle parce que j'avais tout gâché. Pour la première fois, je ne m'étais pas conformé à ses plans, je n'avais pas respecté ses prévisions. Après, elle a donc de nouveau essayé de me tuer, avec nettement moins de subtilité et de discrétion que lorsqu'elle avait mis le feu à ma chambre durant l'enfance, c'est dire. Mycroft l'a faite interner dans une prison de très haute sécurité. Pour autant que j'en sache, elle y est toujours.

John respira un peu mieux, mais très peu. Il était soulagé que Eurus soit enfermée, mais il devinait que Sherlock édulcorait les évènements en les racontant factuellement et sans émotion. D'ailleurs, John n'était pas sûr d'avoir vraiment tout compris, ou s'il y avait des métaphores dans l'histoire ou si tout était littéral, mais ça n'avait pas d'importance au fond. La main dans la sienne tremblait et vibrait, et il essayait d'imaginer l'intensité des tourments que son passé générait en lui. John ne savait même pas comment il faisait pour être clean aujourd'hui. À sa place, il aurait peut-être essayé de se droguer deux fois plus pour oublier.

— Tu n'es pas responsable de la mort de Victor, commenta-t-il avec douceur mais fermeté. J'imagine que tu t'es dit que si tu avais sauté, si tu t'étais conformé aux plans de ta sœur... tu aurais pu le sauver. Mais c'est sans doute faux. Je ne suis pas sûr qu'elle l'aurait laissé vivant pour autant. Les seuls responsables de sa mort, ce sont les gens qui ont organisés des « Jeux du crime » pour s'amuser. Pas toi.

— J'y ai joué, répliqua Sherlock d'une voix inflexible. Et j'ai aimé ça. À chaque instant. Le jeu. L'adrénaline. Le besoin désespéré d'utiliser mon cerveau à plein régime. Je t'ai dit que les gens de l'équipe de Lestrade avaient raison à mon sujet. La plupart des gens ont conscience qu'aimer cette période de ma vie fait de moi un monstre.

John secoua la tête.

— Tu racontes absolument n'importe quoi. Eurus et Moriarty... je ne les connais pas. Mais de ce que tu en as raconté, ils savaient exactement comment appuyer sur les bons leviers pour te faire réagir, non ? Ils t'ont fourni ce dont tu avais besoin, le jeu et l'adrénaline et utiliser ton cerveau, comme tu l'as dit. Ils ont rajouté la drogue pour te rendre dépendant, à la fois aux substances illicites et à ce qu'ils t'offraient. Évidemment que tu as apprécié. C'était fait pour. Ça ne fait pas de toi un monstre pour autant, parce que tu as réellement souffert de la mort de Victor, et que tu en souffres encore, quoi que tu en dises. Parce que tu as arrêté la drogue, après ça, même si ça a dû être encore plus dur d'affronter les conséquences de tout ça sans palliatif. Parce que tu t'en veux aujourd'hui, de tous ces évènements dans lesquels tu as plongé. Je ne dis pas que ce n'était pas mal, Sherlock. Mais t'avais huit ans quand ta sœur a tenté de tuer ton meilleur ami pour la première fois. Quatorze quand elle a commencé à te rendre addict à des trucs pas funs. J'dis pas que l'âge excuse tout, mais ça explique des choses. T'étais un gosse, Sherlock. Tu pouvais pas gérer tout seul. Des adultes auraient dû gérer pour toi, et t'aider. Mais tu t'es retrouvé tout seul là-dedans, et ça ce n'est pas normal. À aucun moment un enfant n'est censé gérer sa sœur psychopathe tout seul !

Un long silence suivit la déclaration de John. Ils avaient perdu toute conscience de ce qui se passait autour d'eux, de leurs desserts qui attendaient toujours d'être mangés, du restaurant qui s'était lentement vidé.

— Personne... personne ne m'a jamais dit ça, murmura finalement Sherlock. Personne n'a jamais semblé le penser de moi. J'avais admis il y a longtemps que j'étais responsable... de tout ça.

Le cœur de John se brisa, et il fut traversé par une envie violente de serrer l'homme en face de lui dans ses bras, et ne le jamais le lâcher. Il le connaissait depuis très exactement vingt jours, à peine, et pourtant il lui semblait qu'il l'avait mieux compris que des gens qui l'avaient connu toute leur vie. Sherlock avait vingt-quatre ans, et manifestement une capacité émotionnelle bloquée durant l'enfance, probablement liée au traumatisme de l'incendie dont il avait parlé, le premier élément de toute la chaîne d'horreur qu'avait été sa vie jusque-là.

— Tu n'es pas responsable, Sherlock. Il y a des coupables, et je pense pouvoir dire sans me tromper qu'il s'agit de ta sœur, et de son complice. Et il y a des responsables, et ce sont tous les adultes et les gens qui devaient prendre soin de toi qui ne l'ont jamais fait.

John essayait, par la métaphore, de ne pas viser directement les parents de son ami, mais il le pensait quand même très fort. Il n'arrivait pas à comprendre comment des parents pouvaient ne pas détecter la folie et le potentiel létal d'un enfant. Laisser un autre se droguer jusqu'à la moelle, et le lui reprocher sans chercher les raisons de son mal-être. John ignorait le rôle du frère aîné de Sherlock, qu'il avait compris être Mycroft au fur et à mesure du discours, mais il avait été un enfant, lui aussi, à un moment donné de cette histoire, même s'il paraissait nettement plus vieux que ses cadets très proches en âge. Sans doute mentait-il un peu, et que Sherlock avait une part de responsabilité dans certains évènements au fil des années, mais il ne pouvait pas le savoir avec certitude, et il était certain qu'il n'était coupable de rien.

Et, à voir sa tête, il était parfaitement sincère quand il disait que personne ne lui avait jamais dit ça. Il s'était accablé lui-même et tout le monde en avait fait autant. Personne n'avait pris soin de lui, depuis toujours. Il avait reproché à John d'être trop empathique, d'être triste pour lui parce qu'il réagissait avec sa propre échelle de valeur alors que Sherlock n'était pas affecté par les choses, mais il mentait. Il se cachait simplement, très au fond de lui-même, et se mentait à lui-même sur ces ressentis, et manifestement John et son long discours venaient de faire ressortir tout ça.

— Du coup, pourquoi tu ne sors plus de chez toi ? reprit doucement John, pour lui épargner de devoir répondre, comme il en semblait incapable.

Sherlock reprit pied dans la réalité, regardant John avec une intensité qui aurait fait frémit n'importe qui. Peut-être même aurait-elle fait fuir n'importe qui, mais John n'était pas n'importe qui. Il était soldat, et il encaissa le regard brûlant de Sherlock sans un mot.

— Après la mort de Victor, l'enfermement de Eurus... je me suis sevré. Seul. De la drogue. Seul, chez moi. Lestrade refusait que je mette un orteil sur une scène de crime si j'avais le moindre opiacée dans le sang. Il aurait été capable de me faire des prises de sang avant de me laisser venir. Le sevrage a été... éprouvant.

John grimaça. L'euphémisme semblait encore trop faible. De ce qu'il avait raconté, Sherlock avait touché aux drogues dures et pas qu'un peu. Se sevrer seul était une folie.

— Les scènes de crime, pour l'instant, me donnent encore envie de m'injecter n'importe quoi dans le sang, parce que j'étais toujours défoncé quand j'y allais, avant. Paradoxalement, c'est aussi l'envie de pouvoir continuer à résoudre des enquêtes et faire fonctionner mon cerveau sur des problèmes insolubles qui me donnent envie de rester clean. Quant au reste du monde extérieur... beaucoup de choses me rappellent Victor, Eurus, ma vie d'avant. Je connais chaque squat et chaque endroit de cette ville où je pourrais me procurer une dose. Il y a beaucoup de tentations. Je suis clean depuis quelques semaines mais ça reste... compliqué, de sortir. Je n'en ai pas envie. La seule chose qui me motive pour sortir, ce sont les enquêtes, mais elles génèrent encore trop le réflexe pavlovien d'une dose. J'en ai conscience. Donc... je l'évite. Et je ne sors pas.

John réalisa soudain à quel point sa vie avait basculé. Bien qu'il eût compris que Sherlock lui cachait pas mal de choses, il avait seulement besoin de savoir pourquoi Sherlock ne sortait pas. Il savait déjà qu'il était drogué, et l'explication aurait pu être bien plus courte, et moins détaillée. Mais Sherlock lui avait fait confiance et lui avait livré toute sa vie, sans aucune concession, affrontant toutes les faiblesses de son existence et se livrant à nu devant John, alors même qu'il avait du mal à le reconnaître comme son ami. Il ne savait sans doute pas dire les choses, mais il savait les montrer. Et, en cet instant précis, John ne savait plus quoi dire, mais il savait quoi faire.

Il brisa le contact de leurs mains, et dans un mouvement fluide, se leva de sa chaise, contournant la table. Sherlock occupait la banquette, et c'était une bonne chose. Il se poussa, naturellement, en voyant John arriver, lui permettant de s'asseoir, et avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, le serra dans ses bras de toutes ses forces.

Sans leur manteau, leur peau et leur corps semblaient plus proches, et John sentit Sherlock trembler, mais ne le lâcha pas pour autant. Son langage corporel exprimait du désespoir, de l'abandon, mais certainement pas du rejet ou du dégoût. Il avait besoin d'un câlin, de se sentir soutenu et protégé parce qu'il ne l'avait jamais été, et John avait besoin de le lui donner.

L'angle, cependant, était mauvais, douloureux, et tout sauf pratique, et John eut rapidement mal au dos, mais il ne bougea pas et continua, encore et encore, à serrer la grande silhouette de son ami dans ses bras, jusqu'à ce qu'enfin, Sherlock le repousse doucement.

— Pourquoi ? demanda-t-il, clairement perdu.

— Tu avais besoin d'un câlin, trancha John. C'est tout. Pourquoi tu es là, avec moi, si sortir t'est si difficile ? Tu m'as accompagné la dernière fois aussi, pendant des heures. Tu es rentré tout seul, ensuite. Ça allait ?

Sherlock déglutit difficilement. Mais il ne savait pas être autre chose que honnête, alors il répondit avec sincérité.

— Je ne ressens pas le manque, ou plus exactement l'envie de me droguer — la sensation de manque est passée depuis longtemps — quand je suis avec toi. Je ne sais pas pourquoi. Mais ça... te voir. C'est facile. Ça me fait du bien.

Ce fut au tour de John d'avoir du mal à avaler sa salive. L'intensité des yeux de Sherlock posés sur lui était compliquée.

— Je ne sais pas pourquoi non plus. Mais... te voir, ça me fait du bien aussi. T'as illuminé mon mois de décembre, Sherlock. J'pensais pas ça possible en revenant de l'armée et... t'es arrivé comme par magie dans mon téléphone.

Il rit, bêtement, et Sherlock sourit, mais c'était libérateur pour tous les deux. Et ça correspondait totalement à la réalité de ce qu'ils ressentaient. À leur manière, l'un et l'autre avaient sauvé l'autre de leurs démons, et ce sans aucune forme de logique, parce que tout était parti d'une erreur de numéro.

John, estimant qu'ils avaient assez donné dans le sentimentalisme comme ça, revint à sa place, et contempla son pauvre dessert, intouché.

— Je n'ai plus faim, je crois. Je vais leur demander un doggy bag, s'ils peuvent. Heureusement que c'était pas de la glace, quand même.

Sherlock acquiesça. Lui non plus n'avait pas touché la fin de son repas. John interpella le serveur (et patron du petit restaurant), lui expliquant avec un sourire contrit que ce n'était pas du tout une remise en cause de la qualité de leur repas s'ils n'avaient rien mangés, et qu'ils voulaient bien les emporter, pour ne rien gâcher. Il rougissait en affirmant que le repas avait été délicieux, cherchant à convaincre de toutes ses forces le patron qu'ils n'avaient pas fait exprès de dédaigner la nourriture. Il ignorait que ce dernier, du fait du peu de clients, les avait observés une bonne partie de la soirée, et avait parfaitement perçu l'intensité de leur conversation finale. Ça couperait l'appétit à n'importe qui.

Il rassura John, emporta les assiettes, et promit d'emballer les parts de gâteau italien.

— Je vais régler, indiqua Sherlock en se levant.

— Quoi ? Non, je peux...

— Je t'invite, trancha Sherlock.

— Tu as déjà réglé la dernière fois ! se plaignit John.

— Aucune importance.

Il s'éloigna en direction du comptoir sans laisser à John le temps de protester, dégainant sa carte bleue. Il s'étonna du prix, ridiculement bas pour ce qu'ils avaient consommé, au point qu'il jeta un œil au ticket : manifestement, le patron était généreux avec eux, et leur faisait cadeau des desserts et du vin. De toute la vie de Sherlock, ce genre de choses n'étaient jamais arrivées, parce que jamais il ne pouvait être assez aimable ou charmeur pour ça. Manifestement, John Watson avait ce pouvoir sur les gens.

Quand il revint vers leur table, on avait déposé deux emballages en carton contenant leur dessert, et John était prêt à partir. Sherlock récupéra son manteau, s'en drapa, et ils s'en allèrent.

Après le petit resto chaud, la nuit d'hiver londonienne les surprit, et ils frissonnèrent.

— Tu veux rentrer ? demanda Sherlock, hésitant.

John, un bref instant, le regarda, cherchant à deviner s'il y avait un sens caché à ces paroles. Sherlock ne disait pas où rentrer, était-ce une invitation à aller chez lui ? Ou bien une manière de lui signifier qu'il était temps de se séparer, rentrer chacun chez eux ?

— T'as pas un autre toit abandonné à me faire visiter ? demanda timidement John à la place de ses pensées sans réponse.

— Oh, je peux en trouver. Tu n'as rien contre forcer quelques cadenas ?

John rit, et ils se mirent naturellement en route, suivant Sherlock avec joie, retrouvant les conversations parfois absurdes, parfois intenses, mais toujours passionnantes qui étaient les leurs.

Sherlock leur dégota une nouvelle vue sur les toits de Londres (et comme promis, il crocheta des serrures et des cadenas avec un talent qu'un cambrioleur professionnel n'aurait pas désavoué. John ferma les yeux sur l'illégalité de la chose), et ils y restèrent de nouveau des heures, serré l'un contre l'autre pour ne pas avoir froid. À un moment de la nuit, ils mangèrent leur dessert, avec les mains parce qu'ils n'avaient pas de cuillères. John était sûr qu'il allait finir avec des engelures à un moment donné s'il poursuivait cette existence avec Sherlock. Sa peau était déjà craquelée et à vif à cause du froid, de toutes les sorties sans gants qu'il faisait et durant lesquels il envoyait des dizaines de textos à Sherlock, incapable de s'arrêter de lui parler. Il n'aurait échangé sa place pour rien au monde.

Ils se séparèrent au milieu de la nuit, quand l'épuisement eut raison de John, et qu'il devait encore rentrer et prendre le dernier métro pour rentrer chez lui. Cette fois, quand leurs chemins se séparèrent, John eut nettement moins d'hésitation que la dernière fois, et serra de nouveau son ami dans ses bras. Un peu plus longtemps, un peu trop longtemps. Leurs joues étaient en contact, et il aurait suffi de peu, de tellement peu, pour tout changer.

— Bonne nuit, Sherlock, bafouilla John en le relâchant brusquement. Dis-moi quand tu es arrivé chez toi. Je veux être sûr que tout va bien...

Sherlock hocha la tête. Il ne comptait pas se droguer ce soir. Il avait trouvé bien mieux que la cocaïne.

— Parfait, bon ben, rentre bien, hein, reprit John un peu trop vite pour être innocent.

Il fit demi-tour sans attendre la réponse. Pour un soldat, il était parfois sacrément lâche.