Mercredi 22 décembre
[Mer 03h18]
Sherlock, tu dors ?
[Mer 03h19]
Rarement. Il y a un problème ?
[Appel entrant - John Watson]
— John ?
— Salut, Sherlock. Tu peux me jouer du violon ? T'avais proposé, en cas de cauchemar, alors...
— Bien sûr. Attends.
Sherlock pose le téléphone, et sort du canapé où il sommeillait pour mettre la main sur son instrument, avant de s'installer comme la dernière fois. Le fait que John n'ait cette fois pas hésité à l'appeler et à lui demander réchauffe quelque chose en lui qu'il ne saurait pas expliquer. Sa voix était toujours un peu gênée, mais ça avait bizarrement un côté attendrissant.
— Tu es bien installé ? demanda-t-il doucement en armant le violon.
— Ouais.
— As-tu une préférence pour le compositeur ?
— Nan.
— John, tout va bien ? Tu veux parler de ton cauchemar ?
— Non. Joue, s'te plaît.
Sherlock n'était pas la meilleure personne pour analyser les sous-entendus et comprendre les intonations, mais il savait que quelque chose n'allait pas.
— Ce n'était pas ton cauchemar habituel, décréta-t-il en enlevant le violon du creux de son cou.
À l'autre bout du fil, le soupir de John lui répondit.
— Effectivement, génie. C'était un autre type de cauchemar, mais ça change rien. J'arrive pas à me rendormir. J'ai pas envie d'en parler, s'te plaît. Tu peux juste... jouer ?
Le ton était suppliant sur la fin, mais agacé et presque froid sur le début, ce qui laissait Sherlock complètement perplexe.
— Y-a-t-il un problème avec moi ? interrogea-t-il.
— Non, répondit John, trop vite pour être sincère.
— John, si j'ai fait quoi que ce soit de mal, j'en suis désolé, mais je l'ignorais. Je n'ai pas cherché à te blesser d'une quelconque manière.
Ce fut presque imperceptible, mais Sherlock eut le sentiment qu'à l'autre bout du fil, John se détendait. Ou peut-être était-ce son imagination, parce qu'il n'y avait aucune donnée fiable qui lui permettait de déduire cela. Pourtant, il avait l'impression de le ressentir.
— Ça va. C'est rien.
— Ce n'est pas rien si tu es blessé. Peux-tu m'informer de ce que j'ai fait de mal, si tant est que c'est le cas ? Je ne souhaiterais pas reproduire ça par inadvertance.
Nouveau soupir.
— C'est rien. C'est moi. J'suis stupide. J'attendais que tu m'écrives ou que tu m'appelles hier et tu l'as pas fait. J'suis un peu con, c'tout. J'voulais de tes nouvelles, qu'on discute. Bref. C'est rien. J'me prends la tête tout seul.
Sherlock fronça les sourcils.
— Mycroft est resté longtemps. Il semblait ne pas avoir foi dans mes allégations quand je lui affirmais ne pas avoir de drogues dans mon appart. Ensuite, je me suis plongé dans un problème que je devais résoudre. J'ai tendance à perdre la notion du temps, quand je réfléchis. Ensuite, tu as appelé.
— Oh.
Il avait l'air sincèrement surpris, et Sherlock se maudit de ne pas pouvoir voir l'expression de son visage, de ne pas avoir d'indice pour comprendre ce qu'il ressentait en cet instant précis. Sans même s'en rendre compte, il appuya sur la touche qui basculait en appel vidéo.
— Heu, ça va ? demanda le visage de John, ensommeillé et mal cadré quand il accepta la requête.
— C'est plus simple de te voir pour comprendre tes expressions et te déduire, expliqua Sherlock.
C'était du moins la seule explication rationnelle qu'il pouvait donner. D'autres, à la lisière de son inconscient, se battaient pour être reconnues, mais il refusa de les écouter.
— Tu as été blessé par mon manque de nouvelles ? demanda Sherlock.
John, un instant, ne lui répondit pas. D'après les mouvements de la caméra, Sherlock déduisit qu'il posait le téléphone sur sa table de nuit, posé en équilibre. Couché sur le flanc, les écouteurs dans les oreilles, il pouvait ainsi voir et entendre Sherlock sans se fatiguer. Ce dernier, assis dans son canapé, avait toujours son violon dans une main et son téléphone dans l'autre, bras tendu pour le cadrage.
— Ouais. Nan. J'sais pas. Je me suis habitué à avoir tout le temps des messages. Qu'on parle beaucoup. C'était bizarre.
— Tu ne pourrais pas vivre avec moi, commenta Sherlock. Je peux ne pas parler pendant des jours, quand je réfléchis.
Il ne réalisa pas le sous-entendu de sa phrase. Ou peut-être que si, mais il le repoussa loin, avec les autres pensées dérangeantes qui s'agitaient.
— Ça me dérangerait pas, répondit John avec fermeté. Parce que tu serais là.
Sherlock se sentit rougir. Il n'y avait aucune bonne réponse à ça.
— Brahms, annonça-t-il parce qu'il ne savait pas quoi dire d'autre. Dors, John.
Il se leva, prit un instant pour arranger son téléphone pour que l'angle de la caméra le filme convenablement et que le son soit correct. Ça n'avait aucun sens, parce que John allait devoir fermer les yeux pour dormir, mais pour les quelques instants où il avait encore les yeux grands ouverts en regardant Sherlock armer son violon et commencer à en tirer des notes, ça valait le coup.
Quelques minutes plus tard, John ferma les yeux, et Sherlock continua de jouer, même quand il fut sûr que le tressautement des paupières et la respiration étaient ceux d'un homme endormi. Il blâmait la mauvaise caméra pour ne pas le savoir avec certitude et continuer de jouer, encore un peu, une musique qui n'était plus celle de Brahms et qui n'avait pas de nom. Il continua de jouer, encore un peu, juste pour ne pas avoir à raccrocher et couper l'image de John enfoncé dans son oreiller. Il continua de jouer, encore un peu, pour ne pas avoir à prendre en considération les pensées qui se bousculaient dans un coin de son crâne. Il continua de jouer.
[Mer 11h58]
Salut Sherlock :)
[Mer 11h59]
Merci pour cette nuit *cœur*
[Mer 12h01]
De rien, John. Ça ne me dérange pas.
[Mer 12h02]
Tu dors jamais la nuit en fait ?
[Mer 12h02]
J'ai besoin de peu de sommeil réel. Je passe beaucoup de temps à réfléchir, mais ça ne m'épuise pas beaucoup.
[Mer 12h02]
Et la nuit a tendance à être plus calme que la journée, alors c'est mieux.
[Mer 12h03]
Tant mieux alors. Moi ça m'arrange :)
[Mer 12h03]
J'avais l'impression d'avoir un concert privé. Surtout avec la vidéo. T'es assez impressionnant :)
[Mer 12h03]
Est-ce qu'un jour je pourrai te voir jouer en vrai ? ;p
[Mer 12h04]
Bien sûr. Quand tu le désires.
[Mer 12h04]
Si je viens jouer les faux petits-amis à Noël, tu joueras pour moi ?
[Mer 12h05]
Tu acceptes ?
[Mer 12h06]
Non.
[Mer 12h06]
Pas vraiment.
[Mer 12h06]
C'était juste un moyen stupide de remettre cette conversation absurde sur les rails.
[Mer 12h07]
C'était un moyen compliqué alors qu'il te suffisait de dire que tu voulais en parler.
[Mer 12h07]
Ouais ben hein, j'suis con, que veux-tu.
[Mer 12h07]
Je n'ai jamais pensé ça de toi.
[Mer 12h08]
Merci :) Venant de toi, ça me touche !
[Mer 12h08]
Mais sérieux, faut qu'on parle de ton truc.
[Mer 12h08]
On peut se voir ?
[Mer 12h08]
Ou genre c'est trop « dangereux » parce que ton frère te fait suivre ?
[Mer 12h09]
(J'en reviens pas que j'écris un truc aussi chelou. On va vraiment avoir des ennuis avec la CIA)
[Mer 12h10]
Il faudra un jour que tu m'expliques ce problème étrange que tu as avec la CIA. Ou le FBI.
[Mer 12h10]
Et, au demeurant, je pense que mon frère va me surveiller jusqu'à Noël.
[Mer 12h10]
Rien ne saurait lui faire plus plaisir qu'obtenir ton identité en douce, te faire kidnapper par son assistante, et te menacer dans un endroit sombre et lugubre pour te faire promettre de ne jamais me faire du mal.
[Mer 12h11]
Je suis officiellement flippé. QUI fait réellement ça dans la vraie vie ? ? Ça existe que dans les films ! !
[Mer 12h12]
Je crois que le goût du pouvoir de mon frère, ses envies de mainmise sur ma vie, et les films d'actions médiocres et caricaturaux que Lestrade affectionne et qu'il doit parfois obliger mon frère à regarder font mauvais ménage.
[Mer 12h13]
Et t'oses dire que ta vie est pas compliquée, sérieux.
[Mer 12h13]
Bref, on peut pas se voir, c'est chiant.
[Mer 12h14]
Je n'ai pas dit ça. J'ai dit que Mycroft allait me surveiller.
[Mer 12h14]
Il suffit de déjouer sa surveillance.
[Mer 12h15]
Euuuuh, on fait ça comment, au juste ? Oo
[Mer 12h15]
Nan parce que le programme kidnapping et menace me tente pas de ouf en fait, hein.
[Mer 12h17]
Toi, tu ne fais rien. Moi je me rends dans un lieu où je peux aller. Et tu m'y rejoins.
[Mer 12h17]
Quel lieu ?
[Mer 12h18]
La morgue.
[Mer 12h18]
De Saint Bart.
[Mer 12h19]
Molly peut me fournir un alibi en me fournissant des organes.
[Mer 12h19]
Je crois que cette phrase est encore plus cheloue que tout le reste, et ce n'est pas peu dire.
[Mer 12h20]
Tu peux t'y rendre aussi, non ?
[Mer 12h21]
Mycroft ne surveillera pas l'intérieur du bâtiment. Et il n'y a pas de caméra dans la morgue, ni le bureau de Molly.
[Mer 12h23]
Super, ramenons un pique-nique et allons déjeuner dans une morgue ! C'est presque l'heure de déjeuner !
[Mer 12h25]
D'accord. À tout à l'heure. J'y serai dans vingt minutes.
[Mer 12h25]
Quoi ? Non attends, j'étais sarcastique ! Ironique !
[Mer 12h25]
Moi pas.
[Mer 12h26]
Genre on va avoir un déjeuner rencard dans une morgue ? On a vu mieux.
[Mer 12h31]
...
[Mer 12h34]
Je constate que t'es vraiment sérieux en plus. Putain, tu me tues.
[Mer 12h40]
Bon, je ramène quoi à manger ?
[Mer 12h42]
Sherlock ?
[Mer 12h48]
T'es chiant. Je suis en route. T'y arriveras avant moi. Je suis passé prendre des sandwichs au 7-eleven, désolé, c'était ce qu'il y avait de moins pire.
[Mer 12h48]
Je suis arrivé.
[Mer 12h48]
Moi pas. Je suis dans le métro.
[Mer 12h51]
Je t'attends. Pour information, Mycroft m'a réellement fait suivre.
[Mer 12h55]
Flippant. Grave flippant.
[Mer 12h55]
Molly est là ?
[Mer 12h56]
Bien sûr. Où pourrait-elle être ?
[Mer 12h57]
Et t'as plus de prob avec le fait de nous voir les deux ensembles ? Tu te souviens la dernière fois, t'as fui ? Et la fois suivante, t'as juste refusé de dîner avec elle et moi ?
[Mer 12h58]
La première fois, je ne t'avais pas rencontré. Et nécessité fait loi.
[Mer 12h58]
En outre, elle a des cadavres étranges, je ne sais pas pourquoi Lestrade ne m'a pas encore appelé.
[Mer 13h04]
Des cadavres étranges ? Sérieux, on est au stade où on va manger des sandwichs dans une morgue en parlant cadavres ? J'ai connu mieux comme rencard.
[Mer 13h06]
Ils ont tous eu les orteils tranchés. Mais pas le même.
[Mer 13h07]
Ah oui, on va vraiment faire ça.
[Mer 13h17]
J'arrive dans 5', je sors du métro.
[Mer 13h18]
Et l'ordre dans lequel on les a retrouvés n'est pas l'ordre de découpe des orteils.
[Mer 13h18]
Je veux dire que le premier cadavre a eu l'hallux tranché, mais le second cadavre, ce n'est pas le dépasus qui a été tranché. C'est le cinquième retrouvé qui est comme ça.
[Mer 13h20]
Je marche dans les couloirs de Saint Bart en cherchant sur Google le nom des orteils. Mes compétences en médecine n'allaient pas jusque-là. Je connaissais juste l'hallux.
[Mer 13h21]
Et ça dépend des pieds gauche et droit. Il n'y a que huit cadavres pour l'instant. Mais dix orteils. Sans doute encore deux à venir.
[Mer 13h22]
Pourquoi Lestrade ne m'a pas parlé de ça ?
[Mer 13h24]
C'est vrai, des orteils tranchés, quel superbe cadeau de Noël !
— Salut Molly ! lança John en envoyant son dernier message et en poussant la porte de la morgue.
Sans surprise, la jeune femme était là, accompagnée de Sherlock, qui voltigeait d'un cadavre à l'autre.
Il n'y avait pas vraiment d'autres mots pour le décrire. John ne l'avait jamais vu en action, mais il y avait quelque chose de fascinant dans le spectacle de l'homme, bondissant d'une table à une autre, examinant des cadavres dans les moindres détails, avec son grand manteau noir sur le dos, qui flottait dans son dos.
— Ça va ? demanda-t-il à Molly, appuyée sur un bureau dans un coin, sur lequel il posa son sac de courses.
— J'aurais jamais dû lui parler de cette histoire, gémit la jeune légiste en réponse. Greg va me tuer.
— Qui est Greg ? demanda John.
— Lestrade.
— Oh. Je savais pas son prénom, pardon. Pourquoi il va te tuer ? Que cet imbécile résolve des affaires insolubles, c'est plutôt une bonne chose ?
Il souriait en disant cela, et l'affection de son ton était évidente tandis qu'il traitait Sherlock d'imbécile en le regardant sautiller de joie. Le spectacle avait beau être inédit, il avait l'impression d'avoir fait ça toute sa vie. Et bizarrement, il se sentait à sa place, ici.
Il ne réalisa pas immédiatement que Molly avait cessé d'observer Sherlock pour le regarder lui, d'un air franchement soupçonneux.
— Quoi ?
— Rien, répondit-elle dans un soupir. Et oui, en soi, c'est une bonne chose, mais là... Je veux dire, c'est Noël dans trois jours, on aurait tous voulu prendre un peu de repos, mais quand il est comme ça... À la base, je lui ai juste parlé de ce cas parce que c'était rigolo... Enfin, tu me comprends.
John rit doucement. Oui, il comprenait qu'on puisse être détaché de la mort au point de trouver drôle d'avoir des cadavres à qui il manquait un orteil, surtout quand il y en avait plusieurs, parce que c'était une drôle de coïncidence.
— Sauf qu'il m'a demandé combien il y en avait... et j'ai pas pu lui mentir. Et voilà le résultat ! Tout ça est donc de ta faute !
— Pardon ? s'insurgea John. Qu'est-ce que j'ai fait ?
— Il est arrivé avant toi, il était nerveux comme pas permis, j'ai voulu l'occuper...
John fronça les sourcils. Nerveux ne semblait pas être un adjectif qu'il était possible d'associer à Sherlock. Il semblait capable de survivre à tout dans n'importe quelle circonstance avec une réplique arrogante au bord des lèvres.
— Nerveux ? ne put-il s'empêcher de demander quand même.
— Ouais. Carrément. Je l'avais jamais vu comme ça.
— Ah.
Il ne savait pas trop quoi répondre d'autre. Un instant, ils se replongèrent dans le spectacle de Sherlock dansant autour des cadavres. Il était clairement chez lui ici. Les huit corps allongés sur des tables en métal roulantes prenaient presque toutes les places, et il les avait déplacés avec difficultés pour les mettre « dans l'ordre » des orteils. Puis, il avait marmonné quelque chose à propos de l'ordre des meurtres, qui n'était pas le même. Il observait les orteils manquants, les autres, mais aussi le reste des corps, notant au passage toutes les autres caractéristiques physiques des corps. Il lisait aussi les dossiers (absurdement papiers, à l'ère de l'informatique) pour engranger toutes les connaissances possibles sur les décédés.
— T'as faim ? finit par dire John. J'avais pris trois sandwichs.
— Ça me va, indiqua Molly. Tu veux qu'on aille dans le bureau, ou... ?
Attenant à la morgue, Molly disposait d'un tout petit bureau, à peine moins glacial que la zone où ils se trouvaient, avec tous les frigos. Elle n'y était quasiment jamais, passant tout son temps au labo ou ici.
— Nan, refusa John. Franchement, ça me va, ici. Je crois que plus rien me choque.
— Moi non plus, soupira Molly.
John s'installa plus confortablement, à côté de Molly, et déballa le sac, pour en sortir les sandwichs, des boissons, et un paquet de cookies en guise de dessert. Ils mangèrent en discutant normalement, laissant Sherlock à ses considérations. John voyait un peu plus disparaître à chaque seconde la possibilité de discuter sérieusement avec Sherlock, mais le spectacle était si fascinant qu'il n'arrivait pas à en être déçu.
Épisodiquement, il se redressait, prenait un morceau du dernier sandwich, s'intégrait au ballet de Sherlock, et lui fourrait dans les mains la nourriture. Que, machinalement, Sherlock avalait. Il ne remerciait pas John, ne semblait d'ailleurs pas réellement voir sa présence, mais il mangeait, et John s'en contentait.
— C'est bizarre, tu sais ? commenta Molly alors qu'il revenait près d'elle après une énième bouchée offerte à Sherlock. D'habitude, il ne mange vraiment rien sur une enquête. Toi, tu le fais manger naturellement.
John rougit.
— Je ne sais pas. Je ne fais rien de particulier. Je ne le connais pas en mode de « d'habitude ». Il a toujours mangé en ma présence.
— Ah bon ? s'étonna Molly. Tu m'as dit que vous êtes allés dîner et tout, mais je pensais pas qu'il avait réellement... enfin, il mange pas beaucoup, quoi. Regarde-le.
John reporta son attention sur son ami, et comprit ce que voulait dire Molly. Il était du genre mince, et il aurait sans doute été maigre sans effort. Mais à chaque fois que John l'avait vu, il avait mangé sans broncher.
— Tu as une bonne influence sur lui, reprit Molly. Vraiment. Je ne l'avais jamais vu comme ça. Enfin... pas à jeun, quoi.
Il ne faisait aucun doute sur ce qu'elle sous-entendait par là, et ce n'était pas les morceaux de sandwich que John lui faisait avaler.
— Vraiment ? demanda John à mi-voix.
Il n'avait pas connu le Sherlock drogué, mais celui qui lui faisait face ressemblait en tout point à l'idée qu'il se faisait de son génial ami se passionnant pour un mystère et essayant de le résoudre. Il comprenait nettement mieux son refus de rencontrer John, tant qu'il n'avait pas résolu l'enquête de Lestrade. Jamais Sherlock n'aurait été capable de s'interrompre dans la folie de son cerveau pour faire quelque chose d'aussi prosaïque que de rencontrer quelqu'un. Et John, au fond de lui, n'avait aucune envie de l'interrompre. Il était content d'avoir entendu que Sherlock finisse son enquête. Il ne fallait pas interrompre un tel génie.
— Oui, vraiment, affirma Molly en achevant leur déjeuner sur le pouce. Écoute... je connais Sherlock depuis longtemps. Quand il a débarqué à Londres, à peine majeur, il était déjà accro à pas mal de trucs, mais ça ne se voyait pas. Victor le régulait, je crois. Au moins, il le calmait. C'est grâce à son génie sous drogue que j'en suis là aujourd'hui.
— C'est-à-dire ?
— Je suis pas beaucoup plus vieille que toi, John. Toi, t'as fait médecine plus rapidement que la moyenne grâce à l'armée, parce qu'entre la théorie et la pratique, ça avance plus vite...
John acquiesça. Il savait qu'il était jeune pour avoir fini ses études et sa spécialisation.
— Moi, c'est grâce à Sherlock. Entre sa manière de m'aider à réviser, ses moyens mnémotechniques et son génie, j'ai progressé plus vite. J'ai passé et validé des matières qu'on m'avait à peine enseignées. J'aimais ça, sincèrement, et à la fac, on me prenait pour un génie, mais en réalité, c'était lui le génie, et c'était lui qu'il fallait féliciter.
— Tu passais les partiels quand même ! corrigea John. Tu n'as pas démérité ta place !
Molly hocha la tête.
— Je sais bien. Je n'ai jamais triché. Mais je lui dois mes études accélérées, et mon large choix d'options quand il a fallu décider d'où j'allais travailler. Saint Bart était mon premier choix, et je ne le regrette pas une seule seconde. Il m'a ouvert des portes. Mais tout ça... il l'a fait avec plus de drogue dans le sang que je ne pensais le corps humain capable de le supporter. Au bout d'un moment, Victor lui-même ne parvenait pas à le faire redescendre.
La voix de Molly était basse, et John l'écoutait attentivement, sans la regarder. Il n'arrivait pas à détacher son regard de Sherlock, qui s'était brusquement immobilisé, et relisait attentivement le dossier papier d'un des macchabées (Le numéro 6, quatrième orteil droit, qui aurait donc dû être le numéro quatre selon Sherlock et la logique des orteils).
— Et en vrai, quand il n'était pas drogué... il était plutôt apathique. Je sais que c'était aussi la redescente des trips, mais quand il n'était pas en train de planer et faire fonctionner son cerveau avec des opiacés, il n'était pas motivé ou énergique. Je m'étais fait à l'idée que son emphase, sa passion, c'était quelque chose qui existait à cause de la drogue, et que je ne reverrai jamais... Mais il est là. Grâce à toi.
— Mais... la contredit John. Je n'ai rien fait. C'est juste le mystère des orteils manquants.
Molly tendit le bras entre eux, et le pinça, suffisamment fort pour qu'il laisse échapper un « aïeuh, maiseuh » très peu viril.
— Ne sois pas stupide. C'est toi, qui a fait ça. Il a été capable de venir jusqu'ici parce que tu devais être là. Il sort de chez lui sans qu'on risque la replongée en eaux profondes grâce à toi. Il a résolu des enquêtes de Greg parce que tu es devenu ses yeux. Alors merci, John. C'est totalement grâce à toi.
John n'eut pas le temps de répondre, d'autant qu'il n'aurait vraiment pas su quoi dire. Sherlock était revenu vers lui, un air cynique plaqué sur le visage.
— Quand vous aurez fini de deviser à propos de ma personne, serait-il possible de s'intéresser aux cadavres ? Il en manque deux. Soit on ne les a pas trouvés, soit ils ne sont pas encore morts.
Il était grinçant, mais John ne se départit pas de sa bonne humeur pour autant.
— Certes. Et ? Qu'est-ce qu'on y peut ?
— On doit les trouver, évidemment. Je suis un citoyen modèle, j'essaye de prévenir le crime et sauver des vies.
Molly étouffa un petit rire nerveux. John n'avait pas besoin de connaître leur passé pour deviner toute l'ironie qui allait de pair avec cette réplique. Sherlock aurait probablement encouragé le crime si ça avait pu lui offrir des distractions pour retrouver des criminels.
— Je n'en doute pas une seule seconde, mais on fait ça comment ? demanda John.
Ce faisant, il attrapa un gâteau restant, et le fourra entre les mains du détective, à la place du téléphone qu'il tenait. Privé de son gadget, Sherlock ouvrit la bouche pour plaisanter, mais John lui renvoya un regard appuyé en direction du dessert. Sans mot dire, et sous le regard sidéré de Molly, Sherlock engloutit le biscuit, et récupéra de bonne grâce son téléphone et une bouteille d'eau. John n'eut rien besoin de dire qu'il en avala d'un trait la moitié.
— On appelle Lestrade. Il doit me fournir les cas, ce qu'ils auraient d'autre sur les dossiers. Et on va sur les lieux des crimes 5 et 8. Il me manque des informations. Je dois vérifier quelque chose.
Sherlock avait poursuivi la conversation comme s'il n'y avait pas eu d'interruptions, et Molly ne l'avait jamais vu comme ça. Il ne mangeait jamais sur une enquête, et elle pouvait dire que son cerveau était en train de fumer présentement.
— Tu peux vraiment aller sur une scène de crime ? demanda John le plus doucement du monde.
Les yeux de Molly naviguèrent de John à Sherlock. Son nouvel ami lui avait brièvement dit que, au cours d'une des soirées qu'il avait passées avec Sherlock, ce dernier lui avait raconté son passé. Le caractère de Sherlock avait déjà tendance à faire fuir les gens, c'était pire encore quand ils apprenaient qu'il était camé. Ils le cataloguaient comme dangereux, instable. Les drogués n'avaient pas bonne presse, pour des raisons évidentes. Mais John n'avait pas vu, et n'avait rien trouvé de rédhibitoire dans le passé torturé de Sherlock.
Mieux, il le ménageait avec douceur, tout en cherchant à respecter ses envies et sa sensibilité. Victor, à cette même place, essayait d'interdire à Sherlock d'aller enquêter. Le détective disait oui pour mieux désobéir ensuite, et Victor s'en désespérait. John ne commettait pas cette erreur. Quoi que réponde Sherlock, il le respecterait.
Molly sourit doucement, tandis que les deux garçons se regardaient. Elle n'avait jamais été capable d'être cette présence pour Sherlock, et Victor non plus. Il avait besoin de John plus qu'il ne s'en rendrait jamais compte.
— Je ne sais pas, reconnut Sherlock, à la grande surprise de Molly, qui s'était attendu à de l'arrogance.
Il était rare que son ami reconnaisse une faiblesse ou un doute. L'auto-sevrage avait été une période épouvantable de leur vie, et ils en voyaient enfin le bout. Ça ne changeait pourtant pas le caractère profond de Sherlock.
— J'aimerais te dire oui, mais je n'en suis pas certain, poursuivit le détective. Ce ne sont pas des scènes de crime récentes, il n'y aura plus l'habituel ballet des policiers incompétents et stupides, les familles endeuillées et sanglotant...
— Mais il y aura sans doute toujours les traces de sang, de balistique, les bandeaux jaunes de la police pour empêcher d'y accéder selon les zones et le côté récent ou non, précisa John. Du moins, je le pense. Ça peut aller ?
Sherlock hésita de nouveau. Son cerveau était entièrement dédié à ce nouveau casse-tête, il sentait une envie désespérée d'aller sur le terrain bouillir dans ses veines. Une envie qui s'apparentait beaucoup à celle de prendre de la drogue, sans être parfaitement similaire, et il avait du mal à savoir exactement de quoi il s'agissait.
— Tu viendrais avec moi ? demanda-t-il, sur un ton un peu plus larmoyant qu'il ne l'avait voulu.
— Bien sûr, agréa John. On a une conversation à avoir, tu te souviens ?
Sherlock s'en souvenait. D'habitude, son cerveau se dédiait entièrement à la tâche, mais cette fois, un signal rouge continuait de clignoter à la périphérie de sa conscience dans son Palais Mental, pour ne pas qu'il oublie. Parce qu'il y avait une certaine forme d'urgence. Ils devaient partir demain soir, dans la nuit. Mycroft l'obligerait de force à monter dans une voiture en direction de Musgrave, enquête finie ou non. Et si Sherlock voulait que ce voyage se fasse avec John, il était nécessaire qu'ils discutent avant.
C'était la première fois qu'il pensait à autre chose sur une enquête. Il avait même mangé et bu, sur l'injonction de John, et ça ne l'avait pas dérangé. Il avait même trouvé ça normal et agréable.
— Et, en outre, je croyais que ton frère te faisait suivre ? Ça ne va pas poser problème qu'on aille ensemble sur les anciennes scènes de crime ? ajouta John.
Sa remarque était pertinente, et Sherlock grimaça. Il ne voulait pas que Mycroft interfère comme il faisait toujours. Surtout depuis qu'il s'était sevré. Son frère aîné semblait persuadé que la volonté de Sherlock était trop faible, et qu'il allait replonger. Il attendait simplement ce moment-là pour pouvoir dire « je l'avais bien dit ». Sherlock n'en voulait même pas vraiment à Mycroft de ne pas avoir confiance en lui. D'abord parce que la confiance de Mycroft était quelque chose d'extrêmement facile à briser et très difficile à conquérir, et Sherlock s'était assuré de la réduire en miettes à toutes les occasions possibles. Ensuite, parce que Mycroft devait surtout se méfier de ses cadets pour ne pas libérer Eurus par erreur. Être son frère n'immunisait pas contre ses talents, au contraire. Sherlock avait plongé dans ses mots, et Mycroft avait longtemps négligé l'impact de tout ce qui se passait. Désormais, il ne devait plus croire un mot de ce qu'elle disait. Par effet ricochet, il ne croyait plus un mot de ce que disait Sherlock.
— Si, également. Je ne peux pas y aller, reconnut-il avec désarroi.
Il se fit la promesse, en son for intérieur, que c'était la dernière fois. Si tout se passait comme il le souhaitait, John viendrait avec lui à Noël. Il rencontrerait Mycroft, ferait croire à leur relation, tiendrait tête à son aîné, et ensuite il pourrait faire ce qu'il voudrait, dont accompagner John sur des scènes de crime. Il s'en sentait capable, s'il n'y était pas seul. (Et il entendait par ce terme « avec John »).
— Peux-tu y aller seul ? demanda-t-il.
— Si tu me dis quoi chercher... je ferai de mon mieux. Mais... je voudrais qu'on discute, aussi. Vraiment, Sherlock. C'est important.
Sherlock inspira. La conversation devait exister, certes, mais il voulait résoudre l'enquête avant tout.
— Ce soir, quoi qu'il arrive, promis. Je rentre. Tu me donnes les informations dont j'ai besoin. Que j'ai fini ou non l'enquête, on en discute ce soir.
John hésita. La solution ne lui convenait pas vraiment. Il n'aimait pas le sentiment que cela lui procurait de passer en second. Il comprenait pourquoi, et Sherlock allait peut-être réellement réussir à empêcher deux prochains meurtres, mais il était venu ici pour une bonne raison, et finalement ça ne servait à rien.
— Sérieusement, Sherlock ? s'étonna Molly, qui s'était fait discrète jusque-là. Tu vas être capable de parler d'autre chose que d'une enquête en cours ?
Elle n'avait aucune idée de l'importance de la conversation en jeu, mais elle était sincèrement abasourdie.
— Bien sûr, répliqua Sherlock, piqué au vif. Évidemment.
John céda. La surprise de Molly n'était pas feinte. Il passait peut-être après l'énigme, mais pas totalement. Sherlock offrait de se dédier en partie à lui, et ça lui suffisait.
— Ok. Faisons ça. On a fini de déjeuner, de toute manière. Avec un peu de chance, tu vas être tellement brillant que ce soir, c'est résolu.
Et il adressa à Sherlock un sourire si lumineux que leurs deux cœurs saignèrent.
— Où je vais en premier ?
[Mer 15h12]
Lestrade m'a envoyé tous les dossiers complémentaires. Il a dit aussi qu'à cause de moi, Mycroft allait le tuer. Es-tu bientôt arrivé ?
[Mer 15h13]
Ouais. Encore une station. Pourquoi ton frère va essayer de tuer Lestrade ?
[Mer 15h14]
De ce que j'ai compris de son discours, mon cher frère refusait qu'on me confie l'enquête parce qu'il craignait que ça m'empêche de passer Noël en famille.
[Mer 15h15]
Bah, il avait pas tort, hein ? Mais c'est pas de la faute de Lestrade. Plutôt de Molly, mais j'aime pas trop le mot faute, du coup. Elle a rien fait de mal.
[Mer 15h16]
Mycroft n'a aucune foi en moi. Je peux parfaitement résoudre ça avant demain soir.
[Mer 15h16]
Vantard ;p
[Mer 15h16]
Ok, je suis arrivé. Je regarde.
[Mer 15h17]
[message vocal]
[Mer 15h17]
Ça t'aide ?
[Mer 15h17]
Oui.
[Mer 15h17]
Tu peux vérifier plus précisément l'angle de vue ?
[Mer 15h18]
[photo]
[Mer 15h18]
Plus à gauche.
[Mer 15h19]
[photo] comme ça ?
[Mer 15h19]
Oui. Merci.
[Mer 15h20]
Faudra vraiment que tu m'expliques pourquoi faire des photos de bâtiments alignés résout un meurtre à base d'orteils.
[Mer 15h20]
C'est un message codé. Les orteils, les emplacements des cadavres, l'ordre des meurtres et des orteils. Ça dessine un schéma sur le plan de Londres.
[Mer 15h25]
Oh. Ok. Si tu le dis.
[Mer 15h28]
Je suis en route pour le deuxième endroit, du coup ? C'est toujours ok ?
[Mer 15h29]
Oui. Ça devrait pouvoir m'aider à identifier le prochain lieu du crime.
[Mer 15h32]
Et la victime ?
[Mer 15h33]
J'ai un profil type du tueur. Les dossiers de Lestrade contiennent tous les suspects et les proches des précédentes victimes. Le tueur en fait partie.
[Mer 15h34]
C'est pas genre le seul mec qui est commun aux huit ?
[Mer 15h36]
Ce serait simple, dans ce cas, et la police ne ferait pas appel à moi. Et au demeurant, trois victimes étaient liées par une passion pour le poker et les tables de jeu, deux ont étudié au même lycée, quatre étaient végétariens et fréquentaient des associations pouvant être liées.
[Mer 15h42]
Ok. Pas si simple. Génie Sherlock à l'œuvre, je dis plus rien.
[Mer 15h42]
*smiley bouche cousue*
[Mer 15h46]
Si tu pouvais néanmoins « parler » (et par là, j'entends écrire, évidemment) quand tu arriveras à la prochaine scène de crime, ça m'arrangerait quand même.
[Mer 15h47]
Ahahaha xD xD xD
[Mer 15h47]
Il a fait de l'humour ! :D :D :D Mais c'est qu'il progresse ! :D
[Mer 15h53]
? J'étais très sérieux.
[Mer 16h05]
Laisse tomber, tu étais drôle, c'est tout ce que tu as besoin de savoir ;)
[Mer 16h05]
Et oui, évidemment que je vais te dire ce que je trouve. J'y suis bientôt.
[Mer 16h07]
Merci.
[Mer 16h16]
Putain je pensais pas qu'avec le métro, on pouvait trouver des endroits aussi glauques et déserts. Je te préviens, si je me fais agresser et assassiner, ce sera ta faute.
[Mer 16h16]
Impossible que cela survienne : tu sais casser des poignets pour te défendre.
[Mer 16h17]
xD xD
[Mer 16h17]
En vrai, tu es super drôle, tu le sais juste pas :)
[Mer 16h18]
Et pour info, dans un endroit pareil, je préférerais avoir mon arme pour me défendre en vrai.
[Mer 16h18]
C'est hyper glauque. Et y'a des gens qui ont l'air de planer tellement qu'ils me voient même pas. C'est flippant. J'ose pas savoir ce qui se passerait si d'un coup ils me voyaient.
[Mer 16h18]
Bon je te fais quoi en photo en fait ?
[Mer 16h19]
Tu comprends pourquoi je ne t'accompagne pas. Moi, ce genre d'endroit me donne juste l'envie d'un fix.
[Mer 16h20]
Le lieu du crime. La terre, plus précisément. En fait, si tu pouvais même en ramener, ça m'arrangerait.
[Mer 16h21]
? ? ?
[Mer 16h21]
T'en ramener ?
[Mer 16h22]
Oui.
[Mer 16h23]
Et je fais ça comment ? Au creux de mes mains ?
[Mer 16h23]
Dans une boîte de pétri, évidemment.
[Mer 16h24]
Mais QUI se balade avec des boîtes de pétri toujours sur soi au fond de ses poches ?
[Mer 16h24]
Moi.
[Mer 16h25]
Évidemment. Je me demande même pourquoi j'ai posé la question.
[Mer 16h25]
Ben moi j'en ai pas.
[Mer 16h25]
Et je voudrais bien partir vite en fait.
[Mer 16h25]
Alors
[Mer 16h25]
[photo]
[Mer 16h25]
Et voilà.
[Mer 16h27]
Ramène de la terre !
[Mer 16h32]
J'ai le sac plastique où y'avait nos sandwichs de midi. Je l'avais fourré dans ma poche par réflexe.
[Mer 16h32]
J'imagine que je m'en contenterai.
[Mer 16h32]
Bah t'as intérêt, oui, parce que c'est ça ou rien.
[Mer 16h33]
Je verrai ce que je peux faire.
[Mer 16h42]
Je suis dans le métro. Je me suis défoncé les mains à gratter la terre dans un putain de squat. C'est un miracle que je m'en sois sorti vivant, alors viens pas me soûler, tu feras avec un point c'est tout.
[Mer 16h42]
Et sinon, tu demandes à Scotland Yard, ils ont sans doute des moyens, EUX !
[Mer 16h45]
Lestrade refuse généralement mes demandes de ce genre. Il dit que c'est absurde, qu'on ne trouve pas des criminels avec de la terre.
[Mer 16h45]
TU M'ÉTONNES !
[Mer 16h46]
Hé, je vais où maintenant ? T'es toujours à Saint Bart ? Je reviens ?
[Mer 16h47]
Je suis rentré chez moi. Je dois réfléchir et voir Lestrade. Rentre chez toi, je te tiens au courant.
[Mer 16h49]
Euh, ok.
[Mer 16h50]
Tu te souviens que t'as promis qu'on discuterait, hein ?
[Mer 16h51]
À tout à l'heure, John.
John sursauta, brutalement tiré du demi-sommeil dans lequel il se trouvait. On frappait des coups forts à sa porte, et c'était ce qui l'avait réveillé. Il jeta par réflexe un œil à la pendule du salon, et constata qu'il était plus de 22h. Il s'était allongé dans le canapé moins de vingt minutes plus tôt, sans vraie intention de dormir, mais avait glissé dans cet état de fatigue et avait fermé les yeux par réflexe. Sherlock ne lui avait plus écrit de la journée, et il avait patienté, rongeant son frein, se refusant à refaire le premier pas.
Et maintenant, à la nuit tombée, il pensait vraiment que c'était trop tard, et que Sherlock n'allait pas honorer sa promesse. D'une certaine manière, c'était presque mieux. John n'aurait pas besoin d'analyser cette proposition aberrante de jouer les faux petits-amis. Et puis, ça voulait dire que Sherlock était incapable de tenir ses promesses, et c'était plus simple pour le « diaboliser », monter ses défauts en épingle et mieux se persuader que c'était très bien ainsi, que ça n'aurait jamais fonctionné.
Sauf qu'on frappait avec vigueur à sa porte, et qu'une petite part de son cœur, celle qui hurlait que tout espoir n'était pas encore mort, prophétisait qu'il s'agissait du détective.
John se dirigea vers sa porte, faisant de son mieux pour dominer ses battements de cœur. Le trajet fut vite fait. Son studio était minuscule. Il avait un canapé sans trop qu'il en comprenne l'utilité. Son lit une place était littéralement situé à deux mètres du canapé. Un coin cuisine et un bureau qui lui servait de table à manger autant que de bureau, ainsi qu'une étagère et une penderie complétaient le mobilier. La salle de bains n'était pas beaucoup plus grande et casait une douche, un lavabo et un WC, et c'était tout.
John ouvrit la porte, sans regarder par l'œillet, parce que son minuscule appartement n'était pas équipé de cette fonctionnalité. Et comme une tempête, Sherlock Holmes entra dans son appartement comme il était entré dans sa vie : en prenant toute la place.
— Ah, enfin. J'avais peur que tu dormes et que tu ne m'aies pas entendu.
L'immeuble entier avait probablement entendu le martèlement. John n'avait eu aucune chance d'y couper.
— Mais... d'où tu sais où j'habite ? balbutia John en refermant la porte derrière lui.
Il prenait douloureusement conscience de l'étroitesse de son appartement. Du linge sale qui traînait au pied de son lit, et de la table de nuit encombrée par un polar et une tasse de thé finie depuis longtemps. Dans l'évier de sa kitchenette, il y avait sa vaisselle sale de la journée, et une autre tasse se trouvait sur son bureau/table.
C'était d'autant plus douloureux comme expérience que Sherlock tourna sur lui-même rapidement, ses yeux pâles scannant la moindre chose, et en déduisant probablement mille autres. John avait l'impression d'être mis à nu.
— Tu me l'avais dit, répondit Sherlock d'un ton dégagé. J'avais retenu.
John fouilla sa mémoire. Ils avaient eu des conversations longues et passionnantes, et il avait évoqué son quartier, c'était certain. Il était possible que Sherlock lui ait demandé l'adresse exacte, et qu'il ait répondu rapidement. Mais il ne l'avait jamais écrit. Sherlock avait retenu une information jetée au hasard au milieu de milliers d'autres.
— Comment t'es entré en bas de l'immeuble ? Et t'as trouvé le bon appart ? demanda-t-il.
Sherlock enleva son manteau, et le posa négligemment sur le bras du canapé, avant de se laisser tomber sur celui-ci, là où John avait sa tête un instant auparavant. Il y avait quelque chose d'affreusement domestique dans ce geste, et la bouche de John s'assécha brusquement, au point d'en oublier sa question.
— Ta serrure du bas est atrocement facile à crocheter, et ton appartement était une déduction évidente.
John ne l'écouta pas vraiment.
— Tu veux un truc à boire ? proposa-t-il, principalement pour se donner une excuse pour aller chercher un verre d'eau et le siffler d'un trait.
Sherlock refusa, mais cela n'empêcha pas John d'aller remplir deux verres à sa kitchenette. Revenu près du canapé, il en colla un de force dans les mains de son ami, et engloutit l'autre en deux traits. Sherlock ne commenta pas, et John préféra ne pas demander ce qu'il pouvait bien déduire de ce geste.
— L'enquête est finie ? demanda John, s'asseyant à côté de lui, en profitant pour lui tendre le sac qui contenait la terre.
Sherlock empocha le sac prestement. John, pendant ce temps, s'installa confortablement, fit de son mieux pour rendre le geste naturel, mais son canapé était tout petit, et il touchait forcément Sherlock, ou bien ressentait la chaleur de sa peau si proche de sa sienne. Il pivota pour être tourné vers son ami, et ça rendit l'espace plus petit encore.
— Non, répondit Sherlock. Mais je t'avais promis de discuter. Alors je suis là.
Le cœur de John fit un looping. Sherlock avait tenu sa promesse, alors même que son cerveau devait toujours travailler à l'énigme.
— Je pense avoir trouvé la prochaine victime. Pas le coupable. Mais Lestrade a accepté de m'écouter, et fait surveiller la potentielle victime. C'est pour ça que cela a pris tant de temps, et je n'ai pas pu venir plus tôt. Lestrade est parfois absurdement dur à convaincre, alors qu'il le sait, que j'ai toujours raison.
C'était plus fort que lui, John aimait cette arrogance maladroitement sincère et pourtant insupportable. Et puis, Sherlock s'excusait de venir si tard. Même s'il avouait à demi-mot qu'il était dans un « entredeux » de l'enquête et donc sans doute moins pris par celle-ci, John était touché de son attention.
— Super. T'es brillant, Sherlock. Tu m'expliqueras quand t'auras tout compris... Mais en attendant, ouais, je veux vraiment qu'on discute de ta « proposition ». D'ailleurs, c'est pas risqué, genre, ton frère t'a pas suivi ici ?
Sherlock secoua la tête.
— Je me suis arrangé de Mycroft, ne t'en fais pas. Que veux-tu savoir ?
John soupira. Sherlock s'était tourné vers lui aussi, mais son visage n'exprimait rien de particulier, comme s'il débattait d'un prêt immobilier ou d'un contrat de crédit-bail, un truc barbant.
— Sherlock... t'as conscience que ça n'existe pas, une proposition de ce genre, normalement ? Les gens font pas ça, d'habitude.
— C'est toi qui l'as proposé, répliqua Sherlock d'un ton pincé.
— C'était à moitié une blague, souffla John. Je n'y croyais pas sérieusement, et pas...
Il déglutit difficilement.
— Pas avec moi dans le rôle-titre.
— Ça change quelque chose ? demanda Sherlock en fronçant les sourcils. Parce qu'en ce qui me concerne, je ne peux pas imaginer quelqu'un d'autre que toi, à vrai dire.
John eut du mal à avaler sa salive de nouveau. Sherlock s'était tourné vers lui, alors ses genoux avaient bougé, et désormais, son genou droit touchait John.
— Non, sans doute que non, moi ou un autre, ça ne changerait rien. Ça ne se fait pas, c'est tout.
— Pourquoi ?
John soupira, se passant la main dans les cheveux, ce que Sherlock identifia comme un signe d'exaspération. Il n'aimait pas cette conversation, et encore moins les mimiques de John. Son langage non verbal indiquait « Sherlock est bizarre et ne comprend pas les trucs des gens normaux ». C'était une expression que Sherlock, depuis son plus jeune âge, avait appris à reconnaître et décoder. Il l'avait vue sur tant de gens différents (à l'exception de ceux de sa famille, qui se classaient eux-mêmes assez aisément dans la catégorie des gens bizarres et ne risquaient pas de juger Sherlock pour ça), et Victor l'avait tous les deux jours. Mais John ne l'avait jamais eue. Ou, si c'était le cas, c'était mâtiné de suffisamment de tendresse pour que Sherlock ne se sente pas jugé, et ainsi, ne soit pas blessé.
Or, présentement, il était blessé. Il détourna le regard. Si John le blessait, sa présence ici n'avait aucun sens.
— Tu as raison, d'une certaine manière. Je n'ai pas de réponse à ton pourquoi, alors j'imagine que c'est juste une convention qui veut qu'on pense que ça se fait pas... Chacun est libre de faire ce qu'il veut, mais bon pour le coup, j'trouve pas ça moral quoi. Et l'idée de faire un truc immoral, p't'être que ça gêne pas des gens. Mais moi, j'aime pas le mensonge. Je veux pas mentir. En plus, j'sais absolument pas faire ça. Jouer un rôle. Pas mon truc.
Sherlock reporta brutalement son attention sur John, au point qu'il sentit sa nuque devenir douloureuse et il l'entendit craquer. Il était rare qu'il se trompe. Pourtant, il venait de complètement se méprendre sur l'expression de John. Le fait de l'avoir préalablement déduit uniquement par les mots le rendait mauvais dans son analyse de ses expressions faciales. Un constat intéressant, qu'il faudrait étudier par une enquête empirique à l'occasion. Présentement, ça ne l'aidait juste pas.
— Nous ne mentirons pas, répliqua Sherlock, dont la notion de moralité avait tendance à être décrétée en fonction de ses propres besoins, et certainement pas là où la plaçait le reste du monde. Ça m'offrirait simplement du répit. Et du soutien.
Le dernier mot lui avait échappé.
— Du soutien ? s'étonna John.
Sherlock resta obstinément muet. Mais il n'avait pas besoin d'en dire plus.
— T'avais dit que tes parents venaient. Parce que c'était pas bon pour toi d'aller dans ta maison familiale. Et d'un coup, t'y vas ? Pourquoi ? Ils ont changé d'avis, alors qu'ils savent que c'est pas bon pour toi ? C'est pour ça que tu parles de soutien ? Là-bas aussi, ça te donne envie de te droguer et... je t'aide à faire passer cette envie ?
Les déductions de John étaient dans le désordre, et sa voix était timide, et hésitante. Il ne comprenait pas ce qu'il avait de si particulier. De pourquoi Molly s'étonnait de la facilité dont il était entré dans la vie de Sherlock. De combien il permettait à Sherlock de revivre en lui permettant d'enquêter à distance, de sortir sans ressentir le vide laissé par la drogue, par Eurus, par Victor, par Moriarty, par le Jeu. À vrai dire, Sherlock lui-même ne savait pas pourquoi John était devenu si particulier, mais il n'allait assurément pas s'en plaindre.
— Quelque chose comme ça, murmura-t-il en réponse. Rentrer à la maison ne me donne pas envie de me droguer, explicita-t-il. C'est juste... difficile. Papa et Maman ne le comprennent pas vraiment.
— Pourquoi est-ce difficile ?
Ce fut au tour de Sherlock de soupirer.
— Eurus est partout, dans cette maison. Même si, après l'incendie, on a reconstruit une autre aile. Elle est quand même très présente. Et... elle me manque.
L'aveu lui coûtait. Ce n'était pas quelque chose qu'il pouvait dire facilement, à personne. Tous les gens qui avaient eu un lien de près ou de loin avec Eurus avaient la même opinion : l'enfermement était une bonne chose pour elle. La plupart aurait sans doute même recommandé la mort. Elle avait fait souffrir Sherlock plus que n'importe qui au monde, elle avait joué avec Victor, et avait conduit à sa mort, même si elle n'était pas celle qui avait agi pour le tuer. Pourtant, il ne parvenait jamais à haïr totalement sa cadette. Elle le comprenait. Il savait qu'elle était folle, mais son intelligence rivalisait avec la sienne, et il en avait besoin.
— Je comprends, murmura John.
Sherlock écarquilla les yeux. Personne n'avait jamais compris ça.
— T'as déduit à quel point ma famille était explosée, pas vrai ? Que ma sœur était alcoolique et tout ?
Sherlock hocha la tête.
— J'dis pas que c'est semblable à l'horreur de ta vie, mais... C'est un peu pareil. Mes parents m'ont fait souffrir aussi. Et ma sœur, aussi. Et j'ai détesté ma maison pendant longtemps. Et depuis que je suis rentré à Londres, ben j'ai pas voulu les voir, et en vrai, je veux jamais les revoir, je crois. Mais ils me manquent. J'saurais pt'être pas l'expliquer comme il faut, mais ouais, ils me manquent. Et si je devais aller passer Noël dans un lieu qui me les rappelle, bah ce serait plus dur encore. Donc ouais, je comprends.
Ce fut immédiat et instinctif. John n'eut pas le temps de réagir. Avant même qu'il ait pu dire quoi que ce soit, Sherlock avait fondu sur lui, le serrant contre sa poitrine, le tenant si fort qu'il semblait incapable de le lâcher. John, par réflexe, referma aussi ses bras autour du corps maigre de son ami. Assis côte à côté sur un canapé, c'était loin d'être la meilleure position pour ça, et ils bougèrent aléatoirement, s'emmêlant et se cognant à moitié, sans jamais cesser de s'étreindre. Ni l'un ni l'autre n'auraient su dire ce qu'exprimait réellement ce câlin, mais en cet instant précis, ça leur semblait être la seule chose nécessaire à leur existence.
— Pardon Sherlock, murmura John au bout d'un moment.
Il ne l'avait pas lâché, alors sa voix était un peu étouffée, mais suffisamment proche de l'oreille de Sherlock pour qu'il en comprenne le sens. Le souffle au pavillon de son oreille le chatouillait, mais d'une bonne manière. D'une manière qu'il n'avait jamais connue avec quiconque, parce qu'il n'avait jamais connu cette proximité physique avec quelqu'un. Ce n'était pas désagréable. Ça le faisait frissonner, mais d'un bon frisson, si toutefois cela avait du sens. Dans son cerveau, plus rien n'en avait. John avait tout mis sens-dessus-dessous.
— Je suis un crétin, poursuivit John. Quand t'as dit que tu partais pour Noël, et que t'as eu ta... proposition, au début, j'ai juste trouvé ça bizarre. Puis j'ai pensé que tu m'avais dit que normalement tes parents venaient, et j'ai trouvé ça surprenant que ça ait changé... Mais...
Il se redressa un peu, relâchant son étreinte. Sherlock accompagna le mouvement, desserrant les bras à son tour, laissant John s'éloigner de lui, mais pas trop non plus.
— J'étais tellement focus sur ta proposition que j'ai pas écouté la partie de mon cerveau qui me disait que c'était pas normal que t'ailles à ta maison familiale. Tu sais, ce sentiment que y'a un truc qui va pas, mais tu sais pas quoi ? J'avais ça. Et je comprenais pas. Je suis un imbécile. Évidemment que t'as besoin de soutien. T'y es pas retourné, depuis la mort de Victor, non ? Et l'enfermement de ta sœur ?
La facilité avec laquelle John avait intégré son histoire familiale sans jamais le juger continuait de surprendre Sherlock. La plupart des gens se mélangeaient dans les dates, les lieux, les noms. Pas John.
— Non, en effet, reconnut-il. Je n'en mourrai pas. Et je ne me droguerai pas, si tu penses à accepter pour cette raison.
John baissa les yeux, et Sherlock sut qu'il avait eu raison. John aurait été capable de venir juste pour lui épargner de replonger dans la came. Or, c'était une mauvaise raison. Celle invoquée par Sherlock était pire encore, mais il ne le voyait pas comme ça.
— Mais je ne vais pas apprécier ça, c'est certain.
— Pourquoi les plans ont changé ? Même pour tes parents, ce sera le premier Noël sans leur fille, non ?
Sherlock haussa les épaules.
— Oui et non. Eurus n'était pas toujours là, à la maison. Il lui est arrivé de faire des séjours en maison de repos, ce genre de choses. Il y a eu des Noël sans elle. Et mon père est tombé. Il s'est blessé à la hanche. Il ne peut plus se déplacer jusqu'à Londres, alors Mycroft a décrété qu'on fêterait Noël à Musgrave, point barre.
Même si l'ordre du frère aîné sans aucune considération pour les sentiments des autres (ni les siens, au demeurant) était compréhensible au vu de la raison invoquée, John ne pouvait pas s'empêcher de trouver ça injuste.
Il n'avait pas envie d'accepter la proposition de Sherlock, parce qu'elle était dangereuse. Pour lui, comme pour Sherlock. John ne savait pas jouer un rôle, et il risquait fort de ne pas le faire. D'oublier que c'était une mascarade. Et finir avec le cœur en miettes à la fin. Sans compter qu'ils mentiraient aux parents de Sherlock, à son frère qui ne semblait pas être le dernier des imbéciles, et tout risquait de finir dans un retentissant désastre.
Mais l'idée de laisser son nouvel ami affronter les festivités de Noël dans la maison familiale qui lui rappelait toute l'horreur qu'avait été sa vie jusqu'à présent le terrifiait encore plus. Une partie de John, qu'il tentait de réfréner, était abasourdie de voir la vitesse avec laquelle il avait intégré Sherlock dans son existence. L'autre part, beaucoup plus forte, lui hurlait qu'il ne pourrait plus jamais renoncer à son amitié avec ce drôle d'oiseau. Sherlock était comme le soleil, pour lui. Avant, il vivait dans une grotte. Maintenant qu'il en était sorti, et qu'il avait découvert la lumière et la chaleur du soleil, l'idée de s'en passer lui faisait horreur. C'était hors de propos. Sauf qu'il se souvenait de ses cours de mythologie, et de ce qui se passait quand les pauvres humains approchaient du soleil. Icare en avait fait les frais.
Et la proposition de Sherlock de simuler une relation entre eux entrait totalement dans la catégorie des décisions débiles qui le ferait approcher trop près du soleil.
— Admettons que je vienne avec toi, Sherlock, commença prudemment John. J'ai dit « admettons », précisa-t-il en voyant l'espoir fleurir sur le visage de son ami. Comment tu vois les choses, au juste ?
— C'est-à-dire ?
— T'as déjà eu une relation, Sherlock ?
— Tu sais que non, John. Puisque c'est la raison pour laquelle ils m'ennuient avec ça, et que je veux leur prouver qu'ils ont tort.
John déglutit, et un bref instant, l'attention de Sherlock, concentrée à 80% sur John et 20% en toile de fond sur l'enquête en cours, fut totalement happée par le mouvement de la pomme d'Adam de son ami, sans qu'il comprenne pourquoi. Il obligea son cerveau à revenir au premier plan.
— Donc, tu sais pas ce qu'est une relation. Comment tu veux rendre ça crédible ?
Le détective haussa les épaules.
— J'ai toutes les connaissances théoriques nécessaires sur le sujet. À mon sens, il ne s'agit que d'une relation amicale avec une dimension physique. Je peux gérer ça.
John ferma brièvement les yeux. Il ne se sentait pas de se lancer sur la définition exacte d'une relation amoureuse, de l'asexualité et de l'aromantisme, et du fait qu'aimer un ami et aimer romantiquement quelqu'un étaient deux choses totalement différentes, aspect physique ou non.
— Je suis pas certain que ça suffise à rendre ça crédible.
— Je saurai le faire, John.
— Moi pas.
— Bien sûr que si. Ne t'en fais pas.
— Et l'aspect physique ? Les câlins, les baisers, se tenir la main, dormir ensemble, ces trucs que les couples font ? À moins que tes parents soient suffisamment vieux jeu pour obliger leur fils à dormir séparément de son copain ?
C'est un aspect que ses parents avaient toujours respecté, quand il était plus jeune. Hors de question de laisser leurs enfants passer la nuit avec leur copain/copine sous leur toit. L'interdiction s'appliquait aussi bien à John que Harriet, même si cela avait été complètement stupide et aveugle de leur part. John n'avait jamais ramené de petite copine à la maison, principalement parce qu'il n'avait jamais eu envie que quiconque rencontre ses parents. Quant à sa sœur, elle ramenait ses copines, mais leurs parents n'avaient jamais réalisé qu'il s'agissait de petites-copines. Une pyjama party entre filles, ça leur semblait innocent, et Harry avait toujours pu dormir avec elles, et fricoter toute la nuit. Le mur séparant la chambre de John de celle de Harriet était fin, à son grand désarroi.
— Ça ne me posera pas de problème, répéta Sherlock. Tu es la seule personne que je touche. Je peux gérer ça. De toute manière, les enfants ne sont pas censés être expansifs devant leurs parents, non ?
John secoua la tête lentement. En ce qui le concernait, il n'avait jamais été expansif en public. Mais les mecs à l'armée, et même au lycée, il avait connu des copains nettement moins timides, qui n'avaient aucun problème pour raconter ce qu'ils faisaient sous le toit de leurs parents, au nez et à la barbe de ceux-ci. Harriet en était également un excellent exemple. Si elle n'avait pas eu aussi peur de la trempe que lui collerait leur père, elle aurait roulé un patin grand format à toutes ses petites copines au milieu du salon.
— Ça dépend des gens. J'imagine que toi, ça paraîtrait crédible que tu ne le sois pas.
— Alors voilà, répondit Sherlock avec ferveur. Ça ira. Je peux gérer la proximité physique. Y compris dormir avec quelqu'un. Je ne dors pas beaucoup, de toute manière. Ça ira.
John songea que si Sherlock pensait pouvoir gérer, ce n'était pas du tout son cas. Mais il y avait un tel espoir dans les prunelles de Sherlock, une passion et une envie évidentes, et c'était dur de lui résister. Une partie de John voulait aussi le protéger, ne pas le laisser aller là-bas tout seul. Et une autre partie voulait voir à quoi ressemblait cette maison, ses parents, son grand frère, l'endroit où tout avait commencé, où il avait rencontré Victor, où Eurus avait commencé à jouer avec lui.
— J'ai un dernier problème, Sherlock.
— Dis-moi, exigea le détective.
Il n'y avait pas de problème sans solution. Sherlock pouvait tout résoudre, c'était sa passion dans la vie. Et détruire les obstacles empêchant John de le quitter pendant plusieurs jours était un excellent hobby, à son sens.
— Deux, en fait. Premièrement, je vais pas arriver les mains vides, comme ça, pour Noël. Sans cadeau pour tes parents, sans rien. Ça se fait pas.
Sherlock balaya l'argument.
— Ta venue n'était pas prévue, pas de problème. Actuellement, il n'est toujours pas certain que tu viennes. Personne ne te le reprochera.
— Ma bonne éducation me le reprochera, Sherlock. Est-ce que je peux au moins participer aux cadeaux que tu leur fais ?
— Mycroft se charge de ça. Si tu y tiens, tu pourras participer. C'est un problème mineur. Quel est le deuxième ?
— On va devoir accorder nos violons sur notre histoire. Comment on s'est rencontrés, depuis combien de temps on se fréquente, ce genre de choses ? Ils vont vouloir savoir, non ? Je ne sais pas si je pourrais retenir toute une fausse vie. Il faudrait aussi que je sois au courant de choses comme ta date de naissance, ta couleur préférée, la manière dont tu bois ton thé, les aliments que tu détestes, je sais pas, des trucs de couple, quoi !
Il avait presque crié. Il ne se sentait pas capable d'apprendre en une nuit tous les détails nécessaires à rendre crédible un couple. Surtout avec Sherlock. Ça ne poserait sans doute aucun problème au détective. Il connaissait sans doute déjà par cœur tous les goûts de John, depuis la première fois qu'il l'avait vu.
— Je suis né le 6 janvier. Pour le reste, je pense que tu connais déjà tout ça.
— Tu bois ton thé sans rien, t'as pas de couleur préférée, et tu détestes la cannelle et la noix de coco, d'accord, reconnut John, qui réalisa qu'il en connaissait plus qu'il ne le pensait. Mais quand même...
— Pour notre histoire, sais-tu quelle est la première caractéristique d'un bon mensonge ?
— Être le plus proche possible de la vérité ?
— Exactement. Donc, nous n'en varierons pas. Nous nous sommes rencontrés en début de mois, et notre relation commence à ce moment-là.
John s'apprêtait à répliquer que c'était absurde et qu'on ne présentait pas un nouveau conjoint qu'on connaissait depuis un peu plus de vingt jours en prétendant que c'était la personne faite pour soi. Dans le plan de Sherlock, soit John était censé être tellement exécrable que ses parents imploreraient Sherlock de rompre avec cet individu toxique, soit Sherlock était censé prétendre que John l'avait quitté et que le chagrin était tel qu'il ne voulait plus jamais avoir une relation avec quiconque, et ses parents le laisseraient tranquille avec le concept de se trouver quelqu'un. Dans les deux cas, faire survivre leur amitié serait compliqué à prétendre, et John en avait déjà la migraine. Sherlock, cependant, ne le laissa pas parler, et l'intima au silence d'un doigt levé impérieux.
— Nous nous connaissons depuis plus longtemps. J'ai sollicité le concours de l'armée sur une enquête il y a très longtemps, ce qui est vrai. Le hasard nous a amenés à être en correspondance. Ainsi, nous avons entretenu une relation amicale à distance pendant longtemps, qui n'a pas été concrétisée car tu étais au front. Aujourd'hui que tu reprends une vie civile, nous avons pu nous rencontrer et laisser nos sentiments s'exprimer et nous submerger et nous sommes ensembles.
Il disait cela avec un romantisme niais et sirupeux que John trouvait désagréable. Il avait dû se documenter dans des téléfilms à l'eau de rose pour couples hétérosexuels clichés et ridicules. Cependant, son plan était bon à tous les niveaux. Ils avaient réellement commencé une relation épistolaire (avec des textos, parce qu'on était plus au XIXe, mais bon, le principe était le même. Avec plus de smileys.), John avait bien été militaire, il revenait à la vie civile, il n'aurait pas à mentir sur ça.
Cela justifiait même qu'ils se connaissent sans connaître tous les points de détails de la vie quotidienne.
John ne trouvait plus d'arguments pour refuser. Le seul (et le plus important) qui lui restait était celui qu'il comptait bien cacher pour toujours à Sherlock.
— Ok, s'entendit-il répondre sans l'avoir réellement consciemment pensé.
— Vraiment ?
L'air incrédule de Sherlock était inédit. Surprendre cet homme qui devinait tout d'un seul coup d'œil ne devait pas arriver souvent. Mais c'était aussi une expression de joie euphorique, et John ne parvenait pas à s'en vouloir d'avoir accepté sans réfléchir. Ça valait le coup. Pour cet instant de joie et de bonheur sur le visage de Sherlock, ça valait le coup.
— Je finirai sans doute en enfer, mais ouais. Allons-y. Faisons ça.
Et Sherlock, sans l'avoir consciemment prédit, le serra de nouveau dans ses bras.
John tomba sur son lit, épuisé. Sherlock avait dit qu'ils passeraient le chercher, demain soir. Après son acceptation, il avait bondi sur ses pieds, euphorique. Dans le même temps, il avait envoyé un message à Mycroft, à ses parents, et à Lestrade, parce qu'il avait pensé à autre chose dans l'enquête, Dieu savait quel était le lien de cause à effet entre l'acceptation de John et un tueur cisaillant des orteils. Mycroft avait répondu dans la minute qu'il était ravi, ses parents devaient déjà dormir, et Lestrade qu'il y avait du nouveau dans l'enquête. Sherlock avait décrété qu'il devait partir, et dans un tourbillon de joie et de manteau, il avait de nouveau serré John dans ses bras avant de quitter l'appartement, en direction du sien, pour revoir quelque chose qu'il avait laissé là-bas.
John songea à tout ce qu'il aurait à faire le lendemain, et cela l'effraya. Mais pas autant que l'idée de partir passer Noël avec des inconnus en prétendant être le petit-ami d'un homme dont il était objectivement tombé amoureux.
— Putain de merde, murmura-t-il à son oreiller.
Et juste après, il sombra dans le sommeil.
