Chapitre 2

Erwin fait signe à son escouade de ne pas bouger. La tension dans leurs rangs est palpable. Une pluie fine frappe le pavé et les empêche d'entendre approcher les gens avec autant d'acuité qu'ils ne l'auraient voulu. La nuit est en train de tomber, ce qui va sérieusement leur compliquer la tâche. Plus le temps passe, plus ses agents perdent en concentration. Les corps commencent à s'engourdir d'ennui, l'appréhension laisse peu à peu place à la lassitude. Ils ont froid. Ils ont faim. Ils s'impatientent.

Ils attendent depuis quatre heures qu'Ackerman daigne pointer le bout de son nez. Erwin lui a donné rendez-vous en début d'après-midi, mais le bandit ne semble pas pressé de se montrer. Ses agents sont maintenant persuadés qu'il ne viendra pas. Erwin reste convaincu du contraire. Ils détiennent ses deux comparses, une fille nommée Isabel et un garçon nommé Furlan, ce qui ne lui laisse pas vraiment le choix. Reste à savoir quand. Plus le temps passe, plus il devient évident qu'il prépare quelque chose. Erwin regrette de ne pas avoir posé d'ultimatum plus précis. Il n'est pas certain qu'Ackerman soit le plus malin des bandits – d'après ce qu'il a entendu, il utilise plus souvent la force que la ruse. Mais il aurait mieux valu ne pas lui laisser trop de temps pour mijoter un plan d'attaque.

Pendant que tous gardent les yeux rivés sur la rue où ils montent la garde, Erwin examine les façades et les toits des immeubles autour d'eux. Pas une ombre ne bouge entre les cheminées. Pourtant, Ackerman est probablement déjà dans le coin, en train de les observer à la recherche d'une faille. Malheureusement pour lui, c'est Erwin lui-même qui a préparé la rencontre. Ackerman pourrait bien passer toute la nuit à chercher, il n'y a pas de faille. Le capitaine attend donc qu'il se résigne à se rendre.

Il n'a jamais vu l'homme en vrai. Ses indics ont tous plus ou moins décrit les mêmes caractéristiques physiques : brun, pâle, petit et mince, avec un visage terne et l'air fatigué. Un homme comme il en existe des milliers dans cette ville. Erwin a fait évacuer le périmètre, juste au cas où les choses tournent mal. L'une des incertitudes majeures de son plan est de savoir jusqu'à quel point Ackerman peut se montrer violent s'il pense que quelqu'un met en danger la vie de ses complices. Apparemment, Erwin est le premier à montrer une telle impertinence.

Il a étudié son dossier avec soin. Le malfrat compte à son actif un sacré palmarès de vols de nature diverse et parfois étonnante. Des armes, des munitions, de la nourriture, des vêtements, des produits d'hygiène, des ustensiles divers et variés, et une quantité astronomique de thé qui a attiré l'attention d'Erwin. Il y a aussi quelques cas de violences aggravées, principalement au cours de bagarres entre brigands. Le témoignage le plus spectaculaire concerne un homme qui a voulu s'en prendre à Isabel et qu'Ackerman a soulagé d'un œil, de trois doigts et des deux testicules. Même s'il s'est montré extrêmement courtois avec ses deux prisonniers, Erwin espère qu'Ackerman ne lui réserve pas un sort similaire. Mais il est plutôt serein sur ce point.

Il est tiré de ses pensées par l'agitation qui parcourt soudain ses troupes. Une silhouette s'approche dans la rue.

— Il a envoyé un enfant à sa place ? murmure le Lieutenant Mike Zacharias à sa gauche.

Erwin fronce les sourcils. La silhouette est effectivement toute petite. Un mètre soixante au maximum. Elle porte une capuche qui empêche de discerner ses traits. De là où ils se trouvent, il est même impossible de déterminer s'il s'agit d'un homme ou d'une femme. Elle s'avance d'un pas lent et souple qui ne trahit aucune anxiété, ce qui redouble celle des policiers. Il y a quelque chose de dérangeant dans cette silhouette anonyme qui se dirige droit sur eux dans la pénombre du crépuscule.

Erwin a disposé son équipe en arc de cercle. Il fait signe aux deux agents des extrémités de mettre la silhouette en joue. Soit parce qu'elle ne s'en aperçoit pas, soit parce qu'elle s'en fiche royalement, celle-ci ne montre aucun signe d'hésitation. Elle s'arrête à une dizaine de mètres du policier le plus proche et reste immobile, toujours dissimulée sous sa capuche.

A côté d'Erwin, Mike plisse le nez.

— Quelque chose ne va pas…

Il lève le visage pour renifler. Tendu, Erwin attend son verdict. Ils se connaissent depuis assez longtemps pour que ce talent original de Mike ne l'étonne plus. Mike recule d'un pas.

— Ils sont deux… murmure-t-il. Et ça…

Il jette un coup d'œil inquiet autour de lui.

— Ça, ça c'est une gamine ! C'est pas lui ! crie-t-il en pointant la silhouette du doigt.

— Capitaine, derrière vous ! s'exclame une policière.

Un projectile lancé à pleine vitesse heurte Erwin de plein fouet juste au moment où il se retourne. Il est projeté de plusieurs mètres en arrière et s'étale sur le pavé humide, le souffle coupé. La silhouette qui a servi de leurre détale à toute vitesse dans l'indifférence la plus totale. Tous les policiers ont instantanément braqué leurs armes en direction de l'agresseur. Un frisson d'hésitation les saisit. S'ils font feu, ils ont une chance sur deux de toucher leur capitaine.

Ackerman – car cette fois plus aucun doute n'est possible – se tient accroupi sur la poitrine d'Erwin, un genou sur sa trachée et un poignard contre sa carotide. Malgré sa carrure aussi modeste que celle de l'enfant qu'il a utilisé pour détourner leur attention, il pèse de tout son poids sur son torse. Erwin ne lutte même pas pour se relever. Il écarte les mains pour signifier qu'il se rend. La pluie lui dégouline sur les joues et colle ses cheveux sur son front.

— Baissez vos armes, ordonne-t-il d'une voix calme à son équipe.

Tous obéissent. Mike baisse la sienne en dernier, l'air furieux.

Erwin cherche le regard de l'homme dont le poids commence sérieusement à lui comprimer le sternum. Celui-ci, dissimulé sous sa capuche, semble concentré sur sa gorge. Erwin sent la lame qui tremble imperceptiblement contre sa peau. Sans doute de colère. Il déglutit.

— Je suis le Capitaine Erwin Smith, dit-il doucement à son assaillant.

La lame appuie un peu plus fort contre son artère battante. Le genou s'enfonce encore dans sa trachée et le fait tousser. Ackerman remue un peu pour palper la taille d'Erwin et lui subtilise son revolver. Puis il ouvre sa veste et retire son poignard. Il lui reste toujours un couteau dans sa botte droite, mais le malfrat ne s'aventure pas à relâcher la pression sur son cou pour le chercher.

— Où sont Furlan et Isabel ? demande-t-il.

Sa voix est rauque, étrangement dénuée d'émotion.

— C'est une information que je ne peux pas encore vous donner. Comme je vous l'ai dit dans ma lettre, je compte marchander leur libération.

— Amenez-les moi tout de suite ou j'égorge votre capitaine ! aboie Ackerman aux policiers en cercle autre d'eux.

— Si je meurs, ils meurent, l'avertit Erwin.

Le genou qui appuie contre sa gorge lui demande un effort non négligeable pour parler.

— Réfléchissez bien à l'état dans lequel vous voulez les récupérer.

Ackerman lui envoie son poing dans la figure. Sa violence du coup fait glisser légèrement sa capuche et découvre ses yeux. Tous les policiers font un pas en avant d'un même mouvement. Mike lève à nouveau son fusil. Erwin reste sonné pendant plusieurs secondes par le coup. Quand il revient à lui, Ackerman le dévisage avec une rage à peine contenue. Sa poitrine se soulève et s'abaisse à un rythme soutenu. Erwin sent pour la première fois une once de peur l'envahir. Tout son plan repose sur la capacité d'Ackerman à se contrôler. S'il perd pied et qu'il l'attaque, la situation deviendra rapidement ingérable et tout son plan tombera à l'eau. Sans compter que lui-même risque de passer un sale quart d'heure.

Ackerman retire enfin son genou de sa trachée. Pendant un moment où chacun cesse de respirer en se demandant ce qu'il va faire, il reste là, à cheval sur le torse du capitaine, à lui comprimer le thorax entre ses cuisses. Puis il baisse la tête et siffle un juron entre ses dents. Erwin sent son poids disparaître et se redresse aussitôt sur les coudes. Ackerman se lève, la tête penchée en avant, les yeux cachés derrière ses cheveux dégoulinants de pluie.

— Lâche tes couteaux, connard ! crie Mike en s'approchant, son arme toujours braquée sur la tête du malfrat.

Ackerman se tourne vers lui et lui lance un regard meurtrier. Erwin se relève et est surpris de voir à quel point, quand ils sont tous les deux debout, il surplombe Ackerman. L'homme est petit et mince, plus encore que ce qu'il a imaginé. Il lui arrive à peine à l'épaule. Il semble tendu, les jambes fléchies, les muscles bandés, prêt à bondir à tout moment.

Mike s'approche encore et lui heurte la tempe avec le canon de son fusil. Ackerman grimace de douleur. Son regard effronté se pose alternativement sur un policier puis sur l'autre.

— Enlève ta capuche ! exige Mike.

Ackerman ne bouge pas, alors Mike fait signe à un agent de venir la lui retirer. Il secoue la tête quand l'homme dévoile son visage à tous. Mike le bouscule. Ackerman lève les poings en position de combat.

— On se calme, intervient Erwin. Nous allons devoir vous lier les mains, explique-t-il à l'intention du malfrat.

— Même pas en rêve.

— On te demande pas ton avis, nabot, répond Mike.

D'un mouvement tellement rapide que personne ne le voit venir, Ackerman saisit à deux mains le canon du fusil braqué sur lui et envoie sa crosse s'écraser dans le nez de Mike. De douleur, celui-ci recule de plusieurs pas. Erwin se jette sur le malfrat et lui tord les bras dans le dos pour l'immobiliser. Ackerman laisse échapper un grognement plaintif. Il se débat comme un diable, se contorsionne dans tous les sens avec une force ahurissante, insulte l'intégralité de sa famille avec une inventivité remarquable, mais le capitaine tient bon. La puissance physique qui émane de ce petit individu ne cesse de le surprendre. Peut-être qu'il a vraiment fait le bon choix.

Ils se mettent à cinq pour passer les fers à Ackerman. Une fois les mains liées, haletant, le malfrat consent enfin à s'avouer vaincu et cesse de lutter. Mike, le nez en sang, s'approche de lui d'un pas décidé et lui retourne une gifle spectaculaire. Le coup lui fait tourner la tête, mais Ackerman ramène immédiatement son visage meurtri vers son agresseur.

— Je vais te saigner, sale porc, siffle-t-il entre ses dents.

— J'ai hâte de te voir essayer.

— Allez, nous avons assez traîné, s'interpose de nouveau Erwin en lançant à son subordonné un regard chargé de reproches.

Il comprend sa colère, mais frapper un homme entravé manque vraiment d'élégance.

— Où tu m'emmènes ? crache Ackerman.

— A l'hôtel de police, répond Erwin en lui faisant signe de le suivre.

Après un dernier regard assassin à Mike, Ackerman lui emboîte le pas.

~o0o~

Assis sur sa chaise, ses mains liées posées sur ses cuisses, Levi a décidé de se murer dans le silence. Ils se trouvent dans le bureau du capitaine de police, cette espèce de grand gaillard blond et arrogant qui a réussi à lui mettre la main dessus. Levi n'a aucune idée de qui est ce type. Il n'a jamais eu besoin de s'intéresser de près à la flicaille, mais il connaît de réputation les grandes figures parmi leurs rangs. Or, ce Erwin Smith, comme il s'est présenté, ne lui dit rien du tout. Son regard clair et calme l'agace. Les mains de Levi se ferment en poings qui frémissent de colère. Il les imagine déjà s'écraser dans la gueule du capitaine. Il va réduire en bouillie ce visage trop sculpté. Sans oublier l'enfoiré de sous-fifre qui lui a retourné une gifle et à qui il réserve un destin plus funeste encore. Levi leur adresse un regard assassin à tous les deux, pour faire bonne mesure.

— Où sont Isabel et Furlan ? demande-t-il une nouvelle fois dans un grondement.

— Ils sont en sécurité et ils sont bien traités, répond le capitaine.

— C'est pas ma question, espèce de cageot. Je veux les voir.

— J'ai bien peur que ce ne soit pas possible.

— Je veux les voir, putain ! s'écrie Levi.

Il a du mal à dissimuler la pointe de détresse qui perce dans sa voix. Sans eux, il est seul. Ils fonctionnent ensemble depuis si longtemps, leur trio, qu'il n'a pas d'autre soutien vers qui se tourner. Il a besoin de s'assurer qu'ils vont bien.

— Eh, tu te calmes, le nabot, intervient le grand maigre à qui Levi a refait le nez avec son propre fusil.

L'homme se tient en retrait, adossé au mur, les bras croisés. Le capitaine lève la main pour lui faire signe de se taire et considère son prisonnier en silence. Cette fois, Levi soutient son regard.

— Très bien, dit-il pour finir. C'est d'accord pour une visite. Mais elle sera brève et surveillée de près.

— Erwin, on n'avait pas prévu ça, grogne le géant.

— Ça suffit, Mike.

Satisfait, Levi se renferme à nouveau.

— Je pense qu'il est temps que je vous explique pourquoi nous vous soumettons à ce petit chantage. Mais d'abord, au nom des règles de l'hospitalité, je vais vous détacher.

— Erwin !

— Mike, je souhaite que tu nous laisses.

— Tu es fou ou quoi ?

— Allez, dégage, enfoiré, grogne Levi avec un sourire narquois. Va voir dans le cul de ta mère si j'y suis.

— Monsieur Ackerman, s'il vous plaît, restons corrects. Mike, nous sommes au coeur de la préfecture, le bureau est largement encerclé de gardes. Sûrement notre invité se rend-il compte qu'il serait insensé voire suicidaire de tenter quoi que ce soit.

Monsieur Ackerman. En vingt-sept ans d'existence, personne n'a jamais appelé Levi comme ça. Ça sonne étrange à ses oreilles. Il n'a même pas l'impression que c'est à lui qu'on s'adresse. Le dénommé Mike tente encore de parlementer un peu, mais le capitaine se montre inflexible. Il finit par tourner les talons avec un dernier regard pour Levi, pour lui signifier qu'il ne sera pas loin et prêt à lui tordre le cou au moindre écart. Levi répond par un geste obscène des deux mains.

Peu impressionné par cet étalage de vulgarité, le capitaine fait signe à Levi de lui présenter ses poignets et sort une clé du tiroir de son bureau. Tandis qu'il les détache, Levi ne peut s'empêcher de remarquer la différence de taille entre leurs mains. Celles du capitaine sont larges et puissantes, et en comparaison les siennes ressemblent à des mains d'enfant. Il masse sa peau meurtrie par les fers puis croise les bras et les jambes, le regard hargneux.

— Alors ? demande-t-il.

— Vous voulez du thé ?

Levi lui lance un regard de travers. Le capitaine lui fait-il cette proposition par hasard, ou bien s'est-il renseigné sur lui ? De toute façon, son thé est sans doute dégueulasse.

Le capitaine pose sur son bureau un bocal du thé préféré de Levi. Celui-ci pince les lèvres. Il prend cette marque d'attention pour une menace.

— Eh bien ?

— Ouais. Mais c'est moi qui le prépare.

Il veut voir si le policier lui fait assez confiance pour le laisser s'approcher d'une théière d'eau brûlante. Le capitaine lui fait signe qu'il lui laisse le champ libre. Les deux hommes feignent d'être l'aise mais s'observent du coin de l'oeil. Levi est content de constater qu'il ne le quitte pas une seconde des yeux. Il a peur.

Une fois qu'ils ont chacun une tasse fumante devant eux, l'atmosphère se détend un peu. Le capitaine semble un peu décontenancé par la manière dont Levi saisit sa tasse, mais ne fait pas de remarque.

— Alors ? Crache le morceau.

Le capitaine s'éclaircit la gorge. Levi s'agace vraiment de voir son insolence lui glisser dessus.

— Puisque vous semblez déjà considérer que nous sommes à ce stade de familiarité, je vais aussi me permettre de vous tutoyer. Est-ce que tu as entendu parler du Gang des Titans ?

— Tu me prends pour un débile ou quoi ? Qui n'en a pas entendu parler ?

— Qu'est-ce que tu sais d'eux ?

— La même chose que tout le monde. C'est un interrogatoire ?

— Bon, puisque tu ne sembles pas décidé à communiquer de manière cordiale, laisse-moi te faire un résumé. Le Gang des Titans est une organisation criminelle dirigée par neuf individus extrêmement dangereux. On ne sait pas ce qui les lie, on ne sait pas quelle hiérarchie il existe entre eux. Tout ce qu'on sait, c'est qu'ils sont neuf, qu'ils parviennent à fonctionner plutôt bien ensemble et que pour le moment, nous n'avons pas eu connaissance de conflit majeur au sein de leur organisation. Rien qui n'ait pu la fragiliser, en tout cas. En plus de ces neufs personnes, il existe toute une flopée de sbires prêts à leur obéir aveuglément. Leur nombre précis n'est pas connu, mais ils pourraient être plusieurs centaines. Nul ne sait depuis quand exactement ce gang est implanté dans la ville. Quoi qu'il en soit, ils sont aujourd'hui responsables d'actes criminels d'une cruauté inégalée à l'échelle nationale. Vols, enlèvements, mutilations, meurtres. La manière dont ils choisissent leurs victimes ne semble pas répondre à une stratégie précise. Ils émettent peu de revendications, et leurs motivations restent obscures.

Le visage de Levi s'assombrit à mesure qu'il parle.

— Nos services ont jusque-là échoué à obtenir des informations fiables sur ce groupe. Je commande au sein de la Brigade d'Intervention une unité d'élite spécialement chargée d'enquêter sur le Gang des Titans et, à terme, de l'anéantir. Je crois savoir que c'est un projet qui plaît non seulement à la population générale, mais aussi à la pègre qui étouffe de l'hégémonie des Titans sur le crime organisé.

Levi ne dit rien. Il ne fait pas partie de la pègre. Le Gang des Titans n'a eu qu'un impact limité sur sa vie jusqu'à présent. Les délits qu'ils commettent, avec Furlan et Isabel, ne suffisent pas à attirer l'attention au milieu du chaos qui règne dans Trost. Ils ne marchent pas sur leurs platebandes.

— Comme je viens de le dire, notre brigade s'appelle officiellement la Brigade de Renseignement et d'Intervention. Mais je dirige une escouade spécialement dédiée à la problématique des Titans, à qui on donne en interne un nom un peu grandiloquent. Et surtout très ironique.

Il laisse passer quelques secondes pour ménager le suspens. Levi hausse les épaules, peu intéressé par les plaisanteries internes de la flicaille. Il ne comprend toujours pas quel est son rôle dans tout ça.

— Le Bataillon d'Exploration.

Levi recrache son thé par le nez. Le capitaine sourit, amusé de son petit effet. Levi se raccroche à ce qui lui reste de dignité, s'essuie le menton, se brûle la gorge en vidant sa tasse et croise les bras et les jambes. Il surprend le regard du capitaine qui le détaille furtivement de la tête aux pieds.

— C'est un nom débile.

— Pour le moment, le Bataillon n'a pu que s'avouer impuissant face aux Titans, continue le capitaine sans prêter attention à sa remarque. Malgré diverses approches et de nombreuses tentatives, nous n'avons récolté que des échecs. Nous avons besoin de quelqu'un qui a grandi dans ce milieu et qui en connaît les codes. De plus, ta réputation te précède. Tu es sans doute plus expérimenté que n'importe lequel des membres de mon équipe, même si tu n'as jamais eu d'entraînement en bonne et due forme. Peut-être même que les Titans chercheront à te recruter, ce qui te faciliterait la tâche pour les approcher.

— Tu veux que je me jette dans la gueule des Titans ? traduit Levi. Hors de question. Je ne suis pas suicidaire.

Furlan et Isabel ont besoin de lui pour survivre.

— Je veux que tu les approches suffisamment pour me rapporter des informations exploitables, rectifie le capitaine.

— Et le terme « exploitable » reste à ton appréciation, c'est ça ? Tu vas me tenir par les couilles jusqu'à ce que je crève ?

— Le nom de l'un des neufs me suffira, répondit le capitaine, aucunement ébranlé par sa vulgarité provocatrice. Tu me rapportes le nom de l'un des neufs et je te rends tes amis.

Tes amis. Levi s'applique à garder un visage neutre, mais il bout de l'intérieur. C'est sa famille que ce bellâtre prétentieux tient entre ses mains démesurées.

— Tsk. Et si je refuse ?

— Alors toi et tes compagnons serez officiellement arrêtés et jugés pour vos crimes. Isabel et toi vous en sortirez avec quelques dizaines d'années de bagne. Mais je crois que Furlan a dans son historique une rencontre avec un gardien de la paix qui s'est terminée de manière regrettable. Ce qui, si on trouvait des preuves contre lui, pourrait bien lui valoir la potence.

— C'était il y a des années, et c'était de la légitime défense ! s'écrie Levi en laissant la peur le submerger.

— Nous laisserons la cour trancher sur ce sujet. Mais tu sais comme moi que les juges font parfois preuve d'un excès de zèle dans les affaires de meurtres de policier. Ça m'étonnerait qu'il s'en tire aussi bien que la première fois.

Le calme, presque la douceur, avec laquelle il menace Furlan de mort est à deux doigts de faire sortir Levi de ses gonds.

— Et si je meurs pendant cette mission ?

— Je les relâcherai et j'effacerai leur casier judiciaire.

— Qui me dit que tu as le pouvoir de faire ça ?

— Il va falloir me croire sur parole.

Un silence tendu s'abat entre eux. Levi peine à garder un visage impassible. Il a envie d'arracher ces yeux bleus de leurs orbites. Il se sent pris au piège, fait comme un rat. Il n'est sans doute rien de plus pour le capitaine. Un rat. Un pion dispensable. Il n'hésite pas à utiliser contre Levi ce qu'il y a de plus humain en lui. Sa plus grande faiblesse.

— Je crois bien que j'ai pas le choix, conclut Levi.

— En effet.

— Par contre, on va revoir les termes du marché. Je tenterai une mission. Une seule. J'irai jusqu'au bout. Mais si j'échoue à te ramener ce que tu veux et que par miracle j'en sors vivant, tu libères Isabel et Furlan.

Le capitaine le considère en silence.

— Si je meurs, tu les libères et tu effaces leur casier judiciaire, comme tu l'as dit. Mais en plus, je veux que la police leur reverse une pension pour compenser ma mort. A vie.

— Ce genre de pension n'existe que pour les familles des officiers tombés dans l'exercice de leurs fonctions.

— Alors, fais de moi un officier. Je m'en fiche.

— C'est quelque chose que je vais devoir discuter avec ma hiérarchie, prévient le capitaine.

— Ce sont mes conditions. Lèche le nombre de culs nécessaire.

Il parvient enfin à tirer du capitaine un frémissement désapprobateur.

— Si je réussis la mission… tu nous libères tous les trois. Tu effaces nos trois casiers jusqu'à la dernière ligne. Tu nous fais le serment écrit de nous foutre la paix jusqu'à la fin de nos jours. Tu m'indemnises à hauteur de dix milles pièces d'or.

— C'est tout ?

— Et tu me suces la bite, ajoute Levi.

Le capitaine le dévisage pendant un moment puis décide de sourire à sa provocation. Il est vraiment agaçant de stoïcisme et de bonnes manières.

— Je crains que cette dernière requête ne soit impossible à inclure dans un contrat officiel.

— Démerde-toi pour que toutes les autres y soient.

— Je vais voir ce que je peux faire.

Alors il est désespéré à ce point. C'est intéressant. Et passablement inquiétant pour Levi, qui commence à croire que malgré toute son appréhension, il sous-estime encore le danger auquel il va se soumettre.

Le capitaine se lève et récupère leurs deux tasses.

— Nous n'allons pas te jeter comme ça dans la gueule du loup, dit-il. Tu sais déjà te battre, mais nous allons t'apprendre un peu de théorie pour renforcer ta pratique en lui apportant des bases solides. Tu as aussi besoin qu'on te mette au courant des maigres informations que nous possédons déjà sur les Titans.

Il va ouvrir la porte de son bureau. Derrière se trouve Mike, adossé contre le mur. Son visage reprend un air menaçant dès que son regard croise celui de Levi. Il est maintenant accompagné d'une brune ébouriffée, les lunettes de travers, qui fonce dans la pièce dès que le capitaine s'efface pour la laisser entrer. Quand elle le voit, elle pousse une exclamation ravie qui effraye Levi. Il ne peut s'empêcher d'avoir un mouvement de recul devant cette personne clairement déséquilibrée.

— Alors c'est toi le futur chasseur de Titans ? C'est moi qui vais te briefer ! J'ai tellement de choses à te dire ! Par où tu veux qu'on commence ?

— Levi, voici la Lieutenante Hange Zoë, l'introduit le capitaine.