Chapitre 3
— Alors, comment tu m'as trouvé ? demande Mike.
— Remarquablement convainquant. Je ne suis pas loin de croire que tu as vraiment envie de le réduire en miettes.
Mike répond par un grognement. Erwin lui adresse un sourire entendu. L'hostilité de Mike envers Levi est censée être un stratagème qu'il a mis en place pour pousser le jeune malfrat à lui faire confiance. Il s'impose ainsi en figure calme et bienveillante comparée à l'agressivité de son lieutenant. Il ne s'attend pas à ce que Levi lui offre une confiance aveugle, mais qu'il voie au moins en lui un allié au sein du Bataillon. Il trouve cependant que Mike prend son rôle un peu trop à cœur, et le soupçonne de ne pas avoir à se forcer pour se prendre le bec avec lui.
— Comment va ton nez ?
— Je dois être à un quart de mes capacités olfactives. Je vais encore mettre des semaines à tout récupérer. Dès que tu n'as plus besoin de lui, je lui règle son compte.
— Méfie-toi, Mike. Il se tient tranquille parce que nous détenons ses amis, mais je n'aimerais pas me trouver en travers de sa route le jour où il libérera tout son potentiel.
Mike lâche un petit sifflement méprisant. Les deux hommes se tiennent au bord du terrain d'entraînement réservé à la Brigade d'Intervention et observent les dernières recrues du Bataillon en train de s'affronter au corps à corps. Une autre partie de son escouade est en train de s'entraîner sur le pas de tir, en témoignent les salves de détonations qui leur parviennent à intervalles réguliers. S'il y prend volontiers part de temps en temps, Erwin assiste rarement aux entraînements en tant que simple spectateur. C'est la curiosité qui les a guidés ici, Mike et lui. Ackerman a été pour la première fois sommé de se présenter à l'entraînement. Ils ont également proposé au Commandant Shadis de venir voir les talents de leur nouvelle recrue, mais le vieil ivrogne n'est pas encore arrivé.
Le malfrat a passé la nuit dans une cellule de l'hôtel de police vaguement réaménagée en chambre. Pour le moment, Erwin veut le garder sous surveillance. Il sait qu'ils vont bientôt devoir le laisser filer en ville pour qu'il puisse remplir sa mission, mais tant que ce n'est pas absolument nécessaire, moins il vagabonde et plus il se sent tranquille. Les gardes lui ont dit qu'il a très peu dormi. D'abord frustré d'être traité comme un prisonnier, il a finalement cessé d'insulter l'ensemble des membres de la brigade un par un et s'est contenté de rester assis sur son lit toute la nuit, à faire rebondir une balle contre le mur et à la rattraper avec une adresse remarquable. Les gardiens se sont plaints du mal de crâne que leur a donné le bruit répété de son petit jeu. Quand il a vu Levi au petit matin, Erwin lui a trouvé la même tête de déterré que la veille.
Mike se tend quand Ackerman fait son entrée sur le terrain. Il a la mine sombre mais l'air déterminé. Il porte une tenue qu'on lui a prêtée et qui lui va légèrement trop grande. Mike ricane. Hange suit Ackerman de près, et derrière eux trottine un jeune homme aux bras encombrés d'armes en tout genre.
L'arrivée concomitante du malfrat et de cet échantillon fourni d'artillerie crée une certaine tension sur le terrain. L'assistant d'Hange – le discret Moblit, si Erwin ne se trompe pas – s'empresse de disposer les armes sur la petite table qui sert d'ordinaire de poste d'observation au Commandant Shadis. Les policiers qui s'entraînent cessent de combattre pour les dévisager avec curiosité. Erwin et Mike s'approchent d'Hange.
— Bonjour, Ackerman, le salue Erwin. Tu passeras dans mon bureau après ta session d'entraînement.
Il a fini de jouer la carte du chef bienveillant avec lui. A présent, il est son capitaine.
— Pourquoi ? demande le malfrat, méfiant.
— Pour signer le contrat dont nous avons parlé hier.
— Tout ce que je t'ai demandé y est ?
— Un peu de respect quand tu t'adresses à ton capitaine, le sermonne Mike en lui assénant une petite tape derrière la tête.
Les muscles de Levi se bandent immédiatement. Ses pupilles s'étrécissent.
— Oh là, oh là, on se calme, intervient Hange. Vous réglerez vos comptes plus tard.
Mike hume l'air autour de lui.
— Qu'est-ce que tu renifles, sale clébard ? demande Ackerman. Je me lave plus souvent en une semaine que toi en un an.
— Ça sent l'aigreur et le manque d'éducation, par ici...
— Ah ouais ? Je pense que ça vient de sous ton aisselle.
— …Ta mère ne t'a pas appris la politesse ?
Levi envoie son poing en direction du nez déjà blessé de Mike. Celui-ci tourne la tête juste à temps pour recevoir le coup dans l'oreille à la place. Il titube, mais Erwin le retient de tomber. Avant qu'il puisse user de son grade pour régler le conflit, Hange s'interpose.
— Arrêtez, tous les deux ! Mike, si tu ne sais pas te tenir, je ne veux pas te voir ici. Allez, ouste, du balais ! s'exclame-t-elle en agitant la main pour faire déguerpir Mike.
Hange n'a aucun respect de la hiérarchie, mais personne ne lui en tient vraiment rigueur au sein du Bataillon, justement parce que c'est Hange. Elle travaille pour eux parce que le champ de recherche l'intéresse et que les budgets sont décents, mais elle n'a aucune notion de dévouement au maintien de l'ordre, de respect de l'uniforme ou même de discipline. Elle est cependant redoutablement inventive et passionnée, et Erwin la retient à son service grâce au caractère exceptionnel que revêt la traque des Titans.
Il lui a présenté Ackerman dès son arrivée parce qu'il pense sincèrement qu'ils peuvent tous les deux y trouver leur compte. Pour Hange, c'est un espoir tangible de voir ses efforts de recherche récompensés. Pour Ackerman, c'est une collègue aussi peu inspirée que lui par les valeurs qu'ils sont censés partager. Erwin examine les armes qu'elle a amenées avec elle.
— Pas de problème pour les lames et les armes à feu. Les fusils ne sont pas assez maniables, il n'en aura pas besoin pour ce type de mission. Et ça, c'est non.
— Comment ça, c'est non ? proteste Hange. Je ne peux pas tester ce prototype sur Mike et toi, vous êtes trop lourds. On n'a jamais eu un candidat à la chasse au Titan du gabarit de Levi, c'est l'occasion ou jamais. Ou alors tu me laisses le tester sur d'autres membres du Bataillon.
— C'est quoi ? demande Ackerman en bousculant Hange pour lui faire payer sa remarque sur sa taille.
C'est le fameux harnais à grappins que développe Hange depuis des mois. Il est censé leur donner la possibilité de se déplacer sur les façades des maisons et ainsi leur ouvrir tout le champ de la verticalité. Elle s'est mise à développer cet outil après avoir entendu la rumeur que l'un des Titans grimpe aux murs avec l'habileté d'un singe. Erwin l'a laissée faire, curieux de voir ce qu'allait encore imaginer cet esprit en constante ébullition.
Pour le moment, les essais ne sont pas très concluants. Mike s'est pris une fenêtre en pleine face faute d'avoir réussi à se stabiliser, et lui-même a failli faire une chute de trois étages quand l'un des grappins a cédé sous son poids. Petit, léger et habile, Levi Ackerman semble en effet le candidat idéal pour réussir à manier ce genre d'équipement. C'est précisément la raison pour laquelle ils ne doivent pas le lui mettre entre les mains. Il ne tient pas à donner au malfrat un tel avantage sur eux.
— C'est mon plus beau projet ! explique Hange avec fierté. C'est un équipement de manœuvre tridim…
Sa voix s'éteint dans sa gorge quand elle croise le regard d'Erwin.
— …un simple prototype loin d'être achevé.
Ackerman n'insiste pas, mais la lueur d'intérêt qui s'allume dans ses yeux n'échappe pas à Erwin.
— Bon, je vais t'expliquer ce qu'on va te donner, dit Hange. On ne sait pas trop comment les Titans se défendent, mais l'une des rumeurs les plus tenaces qui circule sur eux, c'est qu'ils sont résistants aux balles et aux lames de poignard. C'est impossible, puisque ce sont des humains comme toi et moi. Donc ils doivent avoir des sortes d'armures pour se protéger, au moins pour une partie d'entre eux. Pour ce qui est de la résistance aux balles, j'étudie plusieurs alliages de métaux pour varier un peu les plaisirs, mais tant que je n'en sais pas plus sur leurs caractéristiques, je travaille un peu à l'av-
— Abrège, la coupe Ackerman.
— Bref, pour le moment, ce qu'on a trouvé de mieux pour éviter de se retrouver désarmé face à eux, c'est ça.
Elle saisit deux poignards dont les lames doivent mesurer une vingtaine de centimètres. Quand elle appuie avec chaque pouce au bout des manches, les lames tombent sur le sol. Elle les remplace par deux autres qu'elle récupère dans un étui posé sur la table.
— L'idée, c'est de porter ça autour de la taille. En tout, tu as deux lames initiales et six recharges. Trois de vingt centimètres et trois de trente centimètres. L'idée, c'est que si tu émousses une lame, tu peux en sortir une autre. Sans pour autant te trimbaler avec quinze poignards.
Ackerman considère l'un des poignards avec un air perplexe.
— J'ai jamais rencontré un être humain dans lequel un couteau bien aiguisé ne s'enfonçait pas comme dans du beurre.
— Tu n'as jamais rencontré de membre du Gang des Titans non plus, fait remarquer Hange. S'ils ont des armures, le combat rapproché à l'arme blanche sera le seul moyen de trouver une faille pour les atteindre. Autant avoir des larmes de rechange dans ce cas. Les étuis sont légers et d'après les tests que nous avons déjà menés, ils ne gênent pas le combattant.
— Tu parles trop, Binoclarde.
— Pour ce qui est des revolvers, je pense que tu sais déjà comment ça marche. Ceux du Bataillon ont six chambres, recharge du barillet par l'arrière.
Ackerman saisit l'arme qu'elle lui tend et l'étudie avec attention. Son visage se déride un peu. Pour la première fois, Erwin, qui ne le quitte pas du regard, remarque qu'il a les yeux d'un gris clair.
— Bon, maintenant, montre-nous ce que tu sais faire, dit Hange.
Elle siffle pour attirer l'attention de deux agents, une femme et un homme, qui accourent pour se poster au garde-à-vous devant elle.
— Choisis ton premier adversaire, Levi.
Ackerman hausse les épaules pour signifier qu'il s'en fiche royalement et choisit de flanquer une dérouillée à l'homme en premier. Hange leur explique les règles du duel au corps-à-corps et leur remet à chacun un poignard en bois.
— Ce serait vraiment trop bête de perdre un œil, se justifie-t-elle devant la grimace méprisante d'Ackerman.
Le Commandant Shadis, qu'ils n'ont même pas vu arriver, observe la scène de loin, un peu contrarié de voir la cinglée du laboratoire mettre le grappin sur la précieuse recrue du Bataillon. Il crie aux autres groupes qui s'entraînent de reprendre les combats au lieu de s'intéresser à ce qu'il se passe à côté. Mais tout le monde, et Erwin le premier, veut voir Ackerman se battre.
Ackerman prend place face à son adversaire. Sa nonchalance, voire son ennui, crispe le jeune policier. Hange fait une remarque sur la manière étrange dont il tient ses lames, mais il ne montre aucun signe qu'il l'a entendue. Erwin siffle l'ordre de commencer le combat. La suite se déroule avec une telle rapidité qu'Erwin ne discerne rien de la confrontation, sinon que l'adversaire de Levi est projeté plusieurs mètres en arrière et atterrit la tête la première dans la poussière.
Tous les spectateurs restent figés de stupéfaction. Impassible, Levi lisse sa chemise à peine froissée. La jeune femme qu'il est supposé affronter ensuite recule d'un pas. Moblit se précipite pour aider sa victime à se relever. Le regard de Levi croise celui d'Erwin et le soutient. Le capitaine s'applique à garder une expression neutre, un effort qui l'oblige à pincer les lèvres.
— Suivant ? propose Levi d'un ton décontracté.
Erwin fronce les sourcils. Outre son insolence, le malfrat fait étalage d'une assurance qui pourrait finir par se retourner contre lui. Plusieurs candidats se portent volontaires pour tenter de le désarmer. Shadis a renoncé à maintenir un semblant de discipline et c'est maintenant un cercle de plusieurs rangées de curieux qui les entoure. Levi les envoie tous au tapis en moins de cinq minutes, même les plus expérimentés d'entre eux. C'est Petra Ral qui parvient à lui tenir tête le plus longtemps, une agente qu'Erwin a déjà repérée comme prometteuse. Elle manque de le déstabiliser en utilisant une feinte qu'il ne voit pas venir. Elle ne résiste cependant pas à la contre-offensive de l'ego blessé de Levi. C'est la seule qu'il aide lui-même à se relever à la fin de leur duel.
L'assurance de tous s'effiloche un peu plus à chaque victoire de Levi, à l'exception de celle d'Erwin qui se retient d'afficher un sourire triomphant. Après Petra, plus personne n'ose se porter volontaire. Levi attend en les considérant un par un de son air renfrogné. Certains fixent leurs chaussures avec obstination, d'autres prennent un air évasif, comme des élèves qui veulent échapper à l'interrogation d'un professeur. Son regard finit par se poser sur Erwin.
— A ton tour, Capitaine Sourcils ?
— Que quelqu'un aille chercher Mike, ordonne Erwin, impassible.
Les lèvres de Levi se tordent en une moue discrète, mais Erwin n'est pas disposé à prendre une raclée devant l'ensemble de son escouade. Hange, de son côté, sautille sur place, des étoiles dans les yeux. Tandis qu'ils attendent l'arrivée du lieutenant, elle mesure Levi dans tous les sens sans même se cacher d'Erwin. Cette fois, personne ne fait de remarque sur la taille du malfrat.
Mike traverse le terrain en trottinant, Moblit sur les talons. L'assistant d'Hange lui fait un rapide résumé de la situation, essoufflé par l'effort qu'il doit fournir pour ne pas se laisser distancer par les longues enjambées de son collègue.
— Le premier qui fait bouffer de la terre à l'autre gagne, grogne Levi.
Il jette la lame en bois et saisit deux poignards parmi ceux apportés par Hange. Mike en choisit deux à son tour. Erwin fait un geste pour s'interposer. Ils sont ses meilleurs éléments. Il ne compte se priver d'aucun des deux dans des circonstances aussi stupides. Mais Mike et Levi attendent ce moment depuis la minute où ils se sont rencontrés. Ils foncent l'un sur l'autre sans attendre le signal, et Erwin ne peut que retirer son bras pour éviter de se le faire trancher.
Levi trouve enfin en Mike un adversaire à sa taille. Il évite ses coups. Mieux, il les anticipe. Le malfrat tente de l'atteindre une fois, deux fois, trois fois. Sans succès. Ses sourcils se froncent de contrariété. Mike riposte avec une attaque qui manque d'atteindre Levi à la jugulaire. Erwin sent les poils de ses bras se hérisser. Les deux hommes sont tellement furieux l'un contre l'autre qu'ils risquent de vraiment se blesser. Il hésite à arrêter le combat avant qu'il ne soit trop tard.
Levi, parce qu'il se sent en danger, perd toute retenue. Il se déchaîne contre Mike, avec une telle rapidité et une telle puissance que ses mouvements deviennent de plus en plus difficiles à suivre. Mais Mike tient bon. Il profite de la demie-seconde que Levi s'accorde pour reprendre son souffle pour partir à la charge. Levi reçoit un coup de pied dans le flanc droit et un coup de poing dans la tempe gauche. Il réplique par un coup de tête qui fait reculer Mike de plusieurs pas. Le nez du capitaine se remet à saigner. Levi ne lui laisse pas le temps de le remarquer. Il bondit sur lui comme chat sauvage et le projette au sol. Mike roule dans la poussière sur plusieurs mètres. Ses poignards glissent sur le sol, hors de sa portée.
Le combat devrait s'arrêter là, mais aucun des deux adversaires ne semble décidé à y mettre fin.
Levi prend son élan pour fondre à nouveau sur Mike, mais ce dernier propulse ses jambes dans sa poitrine et le repousse en arrière. Levi se plie en deux, le souffle coupé. Mike saisit une matraque sur la table derrière lui et la balance de toutes ses forces contre sa mâchoire. Le malfrat tombe en arrière et s'étale à son tour dans la poussière. Sa lèvre, fendue par le coup, projette une gerbe de sang. Une exclamation étouffée parcourt le cercle des spectateurs.
— Mike ! s'écrie Erwin, trop tard.
— Eh, si tu me le casses, tu iras cul-nu lors de ta prochaine mission ! s'exclame Hange en gratifiant Mike d'une bourrade mécontente dans l'épaule.
Mike a la décence de ne pas célébrer sa victoire de manière outrancière. Il reste debout face à Levi, qui fixe le bout de ses doigts couverts de sang d'un air stupéfait. Une rage noire s'empare de son regard. Erwin s'interpose entre les deux hommes, même s'il n'est pas certain que cela empêcherait Levi de repartir à l'assaut pour une vengeance sanglante. En signe de paix, il tend la main à Levi pour l'aider à se relever. Sans surprise, le malfrat se sent insulté par son geste et l'écarte d'un mouvement brusque.
— Il a gagné parce qu'il a triché, cet enfoiré, siffle-t-il avant de cracher un mollard ensanglanté aux pieds d'Erwin.
— Vous avez tous les deux prouvé que vous êtes des combattants hors-pair, mais aussi deux gamins prêts à vous entre-tuer par fierté. La séance est levée. Levi, va te nettoyer le visage et rejoins-moi dans mon bureau. Toi aussi, Hange.
Il ne peut s'empêcher de lancer un regard appuyé à Mike. Il n'a placé aucune pression sur les épaules de son lieutenant. Il a même suivi le combat avec intérêt, curieux de savoir qui l'emporterait. Mais il ne s'attendait pas à ce que des deux hommes, Mike soit celui qui se permette de tricher pour l'emporter.
~o0o~
Levi se rince le visage et le frotte avec vigueur pour enlever la terre. Sa lèvre se remet à saigner. Il peste et passe sa langue sur la plaie pour éviter que le sang ne lui coule sur le menton.
Il ne se contente pas de se laver le visage, et quitte ses habits couverts de poussière pour se changer intégralement. Il s'aperçoit que le coup de pied de Mike a laissé une trace violacée de la taille de sa semelle sur son ventre. Levi encaisse mal cette défaite face au corniaud du capitaine. Il a envie de se claquemurer dans sa chambre et de ne plus voir aucune de leurs tronches. Il décide finalement que se cacher reviendrait à reconnaître qu'il a été atteint dans sa fierté, et il choisit plutôt de feindre l'indifférence.
Erwin l'attend dans son bureau en papotant avec Hange. Tous les deux se taisent quand il entre, mais avec une telle décontraction qu'il n'est pas certain que c'est de lui qu'ils parlaient. Hange est assise en face d'Erwin, les deux coudes plantés sur son bureau. Erwin désigne à Levi une chaise à côté d'elle. Il la recule d'un mètre, s'assied dessus, croise les jambes puis croise les bras sur son torse.
Ce n'est pas qu'il déteste la binoclarde, au contraire, c'est probablement la personne qu'il apprécie le plus dans ce merdier. En revanche, plus il la côtoie, plus il la trouve d'une hygiène douteuse. Passer quinze heures par jour dans un laboratoire est certes un facteur prédisposant, mais absolument pas une excuse pour avoir les ongles aussi sales. Elle mourra sans doute d'une septicémie en se grattant le nez.
Même si son enthousiasme débordant l'agace très vite, il apprécie l'excentricité d'Hange. Ou plutôt, il apprécie que tout comme lui, elle ne rentre pas dans le moule. Un moule taillé pour les spécimens comme Erwin Smith, droit, intelligent et charismatique. Et peut-être dégourdi au combat. Si seulement il avait accepté de se battre contre lui…
— Voici ton contrat, Levi, dit-il en lui tendant deux pages d'une écriture italique et régulière.
Levi examine les papiers en fronçant les sourcils. Inutile de faire semblant, il ne sait pas lire. Il préfère encore l'avouer et encaisser sa seconde humiliation de sa journée, plutôt que de signer n'importe quoi. Le sort de Furlan et Isabel dépend de ces lignes.
— Tu le lis, toi, grogne Levi à l'adresse d'Hange.
— M… moi ? s'étonne-t-elle.
Erwin dévisage Levi, puis les documents, puis encore Levi.
— Je peux les lire à voix haute, si tu préfères, propose-t-il.
— Non. J'ai pas confiance. Je veux que ce soit la binoclarde.
Hange n'a aucune idée des modalités qu'ils ont discutées quelques jours plus tôt. Il est sûr qu'elle lira chaque mot tel qu'il est écrit, sans rien omettre et sans rien altérer. Sa méfiance s'apaise un peu quand Erwin ne semble y voir aucune objection. Il tend les feuilles à Hange.
Hange lit toutes les modalités de leur accord telles qu'Erwin les a énoncées. Si Levi réussit la mission, il gagnera une somme d'argent considérable et la possibilité d'un nouveau départ pour tous les trois. S'il meurt, au moins Furlan et Isabel pourront rebondir sans lui. S'il s'en sort vivant mais qu'il échoue dans sa mission… tout reprendra comme avant, avec peut-être quelques Titans supplémentaires aux trousses dont il trouvera le moyen de se débarrasser. En bref, il n'a pas grand chose à perdre. Erwin semble cependant penser le contraire, c'est d'ailleurs pour ça que Levi a réussi à obtenir de tels avantages. Il ne veut pas trop y réfléchir.
— Si tu meurs, tu seras nommé lieutenant à titre posthume, ce qui permettra à tes amis de bénéficier d'une pension. Mais je ne peux pas t'accorder ce grade de ton vivant.
Levi hausse les épaules. Il s'en fiche bien, des grades. C'est la pension qui l'intéresse. Il n'a qu'un seul regret, ne pas pouvoir se servir de ça pour énerver Mike.
Il prend une inspiration pour rappeler à Erwin qu'il avait une dernière requête, mais le regard d'avertissement que lui lance le capitaine bloque les mots dans sa gorge. Ses yeux bleus se posent une fraction de seconde sur Hange avant de revenir sur lui. Les lèvres de Levi s'étirent en un rictus moqueur. Alors comme ça, ils ont déjà leurs petites plaisanteries secrètes à tous les deux ?
— Bien. Si les termes te conviennent, tu peux signer ici.
Levi écrit son prénom en bas de la page. C'est l'un des rares mots qu'il sait tracer sans trop d'hésitation. Assez court pour ne pas que son écriture enfantine se remarque trop. Erwin s'en contente sans faire de remarque.
Il fait ensuite signe à la binoclarde de démarrer son discours, et déclenche une véritable diarrhée verbale.
— Je vais te résumer ce qu'on sait des Titans, mais il faut prendre toutes ces informations avec des pincettes parce que ce sont pour la plupart des rumeurs qui nous ont été rapportées et qui ont pu se déformer en cours de route. Erwin a dû te dire qu'ils sont neuf à diriger le gang, on les appelle les neuf primordiaux. Il semblerait qu'une majorité soit située ici à Trost, où la présence des forces de maintien de la paix sont beaucoup moins présentes que dans la capitale. Le chef, on l'appelle l'Originel. Je sais, c'est un peu pompeux, mais apparemment c'est comme ça qu'ils l'appellent entre eux. On ne sait même pas si c'est un homme ou une femme. Parmi les huit autres, il y en a qu'on ne connaît pas du tout, et certains dont on est presque sûrs de l'existence. Le premier qu'on a réussi à identifier, c'est le Cuirassé. Il s'appelle comme ça parce qu'il a une espèce d'armure qui lui recouvre tout le corps et qui le rend résistant aux balles. C'est pour ça qu'on a développé les armes de poing, mais encore faut-il l'approcher. C'est celui qu'on connaît le mieux, parce que c'est un gros bagarreur et qu'il ne peut pas s'empêcher de participer à des combats clandestins. Ensuite, il y a le Colossal. Lui, rien de très original, il s'appelle comme ça parce que c'est un gaillard de plus de deux mètres de haut qui doit peser dans les cent cinquante kilos. On l'a vu quelques fois de nos propres yeux, mais on n'a pas pu l'approcher. Il est souvent avec le Cuirassé, je pense qu'ils sont amis, ou au moins qu'ils se protègent l'un l'autre. Enfin, le troisième qu'on a repéré, c'est l'Assaillant. Lui, c'est assez particulier. C'est un gamin. Un adolescent. On ne sait pas comment il a atterri là, s'il est le fils d'un autre Titan ou quoi. La dernière fois qu'on l'a vu, il n'était vraiment pas très grand, à peu près… ça…
Elle se lève et montre la hauteur de ses lunettes. Puis elle réalise qu'elle décrit plus ou moins la taille de Levi et se rassied.
— On ne sait pas trop pourquoi ils l'appellent comme ça, mais on imagine que c'est parce qu'il est particulièrement belliqueux ou agressif.
— Un morveux agressif ? réagit Levi. Je pense que vous pouvez vous occuper de ça tout seuls, non ?
Hange et Erwin échangent un regard. Quand le capitaine tourne la tête, Levi remarque un restant d'ecchymose sur sa mâchoire, souvenir du coup de poing qu'il lui a donné lors de leur rencontre.
— Il ne sort pas sans les autres, répond Erwin. Mais c'est une bonne remarque. C'est justement notre cible. C'est de celui-là que tu vas essayer d'obtenir le nom.
— Et pour remonter jusqu'à lui, tu passeras par le plus repérable, le Cuirassé, ajoute Hange.
— L'Assaillant est jeune et impulsif. Si nous arrivons à mettre la main dessus, il pourrait nous donner les identités des autres membres du groupe.
Hange assomme encore Levi avec une quantité astronomique de détails insignifiants. Il retient surtout que le Bataillon d'Exploration ne sait même pas où se trouve le Cuirassé. Il va devoir faire jouer ses contacts personnels dans les Bas-Fonds pour s'en approcher. Rajouter ce délai à sa mission l'agace. Mais il ira sans doute plus vite que ces empotés de flics.
Il sent le regard du capitaine sur lui et le soutient avec un visage impassible. Levi n'a aucune idée de ce qui peut bien se tramer derrière ce grand front orné des sourcils les plus ridicules qu'il ait jamais vus. Est-ce qu'Erwin pense réellement qu'il a une chance de réussir cette mission ? Ou est-ce qu'il représente leur dernier espoir désespéré, la dernière personne qu'ils sont prêts à sacrifier ? Chaque fibre de son être déteste l'homme assis devant lui. L'aversion qu'il ressent pour Mike découle d'une querelle entre egos froissés qu'il reconnaît volontiers comme puérile. Mike est un roquet, un idiot et un lâche pour lequel il n'a aucune considération, si ce n'est un vague intérêt pour ses talents de combattant. Si Erwin le débecte autant, c'est pour son intelligence. Il a fait de lui sa marionnette. Il aurait pu l'admirer, s'il n'avait pas été autant en colère contre lui, si le capitaine ne se dressait pas entre lui et sa liberté. C'est ce qui le rend le plus furieux. Cette supériorité qu'il ne peut que lui reconnaître. Le silence qui s'installe entre eux met la binoclarde mal à l'aise. Elle se racle la gorge.
La seule chose qui rassure Levi, c'est l'intérêt qu'il semble susciter en retour chez le capitaine. Il ne parlerait pas de fascination, car Erwin doit le trouver dispensable s'il l'envoie sur une telle mission, mais Levi a surpris à plusieurs reprises ses regards appuyés. Peut-être qu'il devrait jouer là-dessus. Son plan initial était de remplir son contrat et de tous les sortir de sa vie le plus rapidement possible. Mais peut-être y a-t-il une carte à jouer avec Erwin Smith.
Il émerge de ses pensées et se rend compte qu'Hange a quitté la pièce.
— Je veux voir Isabel et Furlan, déclare Levi.
Levi n'est pas assez crédule pour penser qu'Erwin va le faire mener à l'endroit où sont détenus ses deux acolytes. A la place, le capitaine ordonne qu'on aille les chercher et qu'on les amène dans son bureau. L'attente se déroule dans un silence tendu. Erwin lit et annote des documents sans prêter attention à Levi. Celui-ci balade un instant son regard sur les étagères remplies de livres puis bascule la tête en arrière, les yeux clos. Il est épuisé. Par ses insomnies chroniques, par le stress auquel le soumet cette situation, par la colère intense qu'il ressent en permanence depuis qu'il est arrivé là. Il se lève et prépare du thé. Le grognement qu'il laisse échapper quand le liquide brûlant s'immisce dans la plaie de sa lèvre fait relever la tête à Erwin.
Soudain, il reconnaît la voix d'Isabel dans le couloir. Furlan et elle entrent les mains liées, trop occupés à vitupérer contre l'homme qui les escorte pour remarquer Levi tout de suite.
Celui-ci les prend chacun par une épaule et les serre contre lui. Une vague de soulagement atténue un peu l'angoisse qui lui serre les tripes. Ils vont bien.
— Tout va bien, frérot ? s'enquiert Isabel tout proche de son oreille.
— Qui t'a fait ça ? demande Furlan en fronçant les sourcils devant la lèvre coupée de Levi.
— On vous nourrit bien ? interroge Levi. Vous avez de quoi dormir ? L'endroit est propre ?
Les deux autres le rassurent sur ces points cruciaux. Levi colle leur trois fronts ensemble et prend une profonde inspiration. Les sentir contre lui redonne un sens à tout ce merdier dans lequel ils sont embourbés. Il va leur offrir de meilleurs futurs.
Il se fiche de montrer à Erwin qu'ils sont son point faible, probablement la seule manière de l'atteindre. Le capitaine le sait déjà.
— Qu'est-ce qu'il va faire de toi ? demande Isabel. Eh, vous ! Qu'est-ce que vous allez faire de lui ? ajoute-t-elle à l'attention d'Erwin.
Levi lui pose la main sur la bouche en enfonçant son pouce et son index dans ses joues. En fait, indirectement, c'est Erwin qu'il intime de se taire. Il ne veut pas que ses amis s'inquiètent pour lui.
— Nous avons besoin de Levi pour une mission que lui seul peut accomplir, explique Erwin.
Il ne donne pas plus de détails sur la mission. Il semble avoir compris le message.
— Ensuite, nous vous relâcherons tous les trois.
Les bras de Levi se crispent autour des épaules de ses amis. Ils échangent quelques paroles rassurantes aux oreilles les uns des autres, puis le garde les presse pour qu'ils se séparent. Levi les lâche enfin. Isabel lui lance des paroles encourageantes qu'il entend à peine. Furlan se contente d'un sourire et d'un clin d'œil. Levi sent une chaleur rassurante lui monter dans la poitrine. Quand ils sortent, il a l'impression qu'on lui arrache une nouvelle fois une partie de lui-même. Une fois qu'ils sont partis, il reste planté face à la porte par laquelle ils ont disparu. Il sent le regard d'Erwin qui pèse sur lui.
Pendant quelques secondes, ils semblent tous les deux sur le point de dire quelque chose, mais rien ne vient. Levi quitte la pièce, la démarche raide et les poings serrés.
