Chapitre 6

Comme il s'y attendait, Erwin voit Levi débarquer dans son bureau la veille de la mission. Il ne l'a plus vu depuis qu'il lui en a exposé le plan stratégique, quelques jours plus tôt. Même s'il s'est débrouillé pour qu'Isabel, Furlan et lui restent à l'hôtel de police – sur l'argument que les Titans cherchent peut-être Levi pour lui faire la peau, et surtout pour leur éviter toute tentation de s'évaporer dans la nature – le malfrat s'est fait rare depuis qu'ils ont tous les trois signé leurs contrats. Chaque fois qu'il a voulu le faire venir dans son bureau pour des discussions tactiques, il a dû le faire appeler à plusieurs reprises, insister pour qu'il vienne, parfois même faire appel à Hange comme intermédiaire... et Levi a réduit leurs échanges au strict minimum. Erwin est presque surpris qu'il n'ait rien tenté contre lui. Il se doute qu'il doit ruminer sa colère jours et nuits.

Levi referme la porte et s'appuie contre, la tête baissée en avant. Ses mèches de cheveux lui cachent le visage.

— C'est à propos de notre désormais rituelle tentative de meurtre pré-mission ? demande Erwin sans lever les yeux du rapport qu'il est en train de lire.

— S'ils meurent…

— Bien, commençons par les menaces.

Levi lève le visage pour regarder devant lui en fronçant les sourcils, et Erwin est frappé de voir à quel point ses traits sont ravagés par la fatigue et l'inquiétude. Hange lui a dit qu'il s'entraînait d'arrache-pied, mais il ne pensait pas que cela aurait un tel retentissement physique. Ses cernes sont plus creusés que jamais, son visage est livide au point de lui donner un air maladif. Il a encore minci malgré sa silhouette déjà fine et son entraînement physique intensif.

— Assieds-toi, propose Erwin.

Levi ne bouge pas.

— S'ils meurent, je détruis le Bataillon. Je vous anéantis tous jusqu'au dernier. Toi, Shadis, Hange… tous.

— Tu as oublié Mike. Ou alors, je suis soulagé que tu aies décidé de l'épargner, car je l'ai toujours considéré comme l'un de mes plus précieux amis.

— Tsk, Mike est insignifiant à mes yeux, mais il y passera aussi.

Levi ne semble pas avoir la moindre envie de plaisanter, lui qui ne perd d'ordinaire aucune occasion de répondre aux provocations du capitaine par le sarcasme. Erwin sait pourquoi. Il l'entend dans sa voix, il le lit sur ses traits, il le voit dans son attitude. Levi a peur.

— Je veux… poursuit le malfrat, toujours sans lui accorder le moindre regard. Je veux que tu les mettes à des positions sûres. Je veux qu'ils ne prennent aucun risque.

— Tu sais que c'est impossible au cours d'une telle expédition. Nous avons repassé les plans tactiques maintes et maintes f-

— Ne joue pas au plus con avec moi, Erwin ! Tu feras en sorte qu'ils prennent le moins de risques possible. Je me chargerai de Jaeger.

En fait, c'est exactement ce qu'Erwin veut. Que Levi prenne volontairement la tête de l'offensive. Qu'il ait l'impression que c'est de cette manière qu'il sauvera la vie de ses compagnons. C'est dans cet état d'esprit qu'il sera le plus efficace. De toute façon, ils n'ont pas le choix. Levi est le seul qui puisse espérer mettre la main sur Jaeger. C'est précisément pour cette raison qu'Erwin lui a laissé plusieurs jours pour tergiverser sur les plans. Il est ravi de voir que Levi est arrivé à cette conclusion par lui-même, sans même qu'il ait besoin de l'infuencer activement.

— Très bien. Ce n'est pas ce qui était prévu, mais je peux les passer à l'arrière pendant que tu t'occupes de Jaeger. Leur sécurité dépendra de la durée de l'intervention. Plus nous récupérons Jaeger rapidement, moins ils seront en danger.

Levi enfonce les paumes de ses mains sur ses paupières closes. Malgré ses menaces ouvertes, tout dans son attitude exprime la défaite. Erwin ne sait pas ce qu'ont bien pu lui dire ses compagnons pour le convaincre de les laisser participer. Levi lui est toujours apparu comme le chef incontesté de leur petite bande. Selon toute probabilité, s'il refusait l'expédition, les autres auraient dû suivre sans broncher. Mais ils ont réussi à le faire plier, et en un temps record. Erwin aimerait savoir comment ils s'y sont pris.

— Qu'est-ce que j'ai fait pour que tu me détestes autant ? murmure Levi.

Erwin hausse les sourcils. Il n'est pas certain de comprendre.

— Je ne te déteste pas.

— Alors pourquoi tu t'acharnes à me détruire ? A détruire tout ce que j'ai ?

Malgré sa satisfaction de voir son plan se dérouler exactement comme il l'a prévu, le vacillement qu'il perçoit dans sa voix serre le cœur d'Erwin.

— Ce n'est pas personnel, Levi. Le but de cette mission nous dépasse tous. Je suis désolé que ce soit tombé sur toi.

— Putain d'hypocrite, crache Levi.

Erwin n'insiste pas. Ils disent tous les deux la vérité. Il n'a jamais eu l'intention de faire du mal à l'homme qui se tient devant lui. Levi a aussi le malheur d'être le combattant le plus doué qu'il ait jamais rencontré. Et qu'il vive ou qu'il meure, sa vie est un sacrifice nécessaire dans leur mission de maintien de la paix, et celles de ses amis insignifiants un dommage collatéral. L'espace d'un instant, Erwin ressent de la pitié pour le malfrat, à qui il est probablement en train de voler l'unique source de bonheur. Mais aussi puissant que soit Levi, il ne reste qu'un homme. Qu'un pion sur l'échiquier. Un pion à la morale discutable, aux actions condamnables, et dont personne ne viendra pleurer la perte s'il n'est pas aussi chanceux que la première fois.

Malgré l'angoisse manifeste qui agite le malfrat, Erwin se sent plus serein que lorsqu'il l'a envoyé sur sa première mission. Peut-être parce que cette fois, ils l'accompagnent tous. Qu'il a une véritable raison d'en sortir vivant. Et qu'il a déjà prouvé qu'il pouvait se mesurer aux Titans.

— Est-ce qu'il y a autre chose que tu voulais me dire ? demande Erwin.

— Va te faire foutre.

— Très bien.

Il reprend sa lecture, mais la tension dans ses épaules ne se relâche que lorsque Levi quitte son bureau.

~o0o~

Le Bataillon est prêt à partir. Ils sont tous à cheval et en uniforme. Même Hange est de la partie.

— Bah quoi, tu as cru que je ne savais pas me battre ? a-t-elle demandé quand Levi a froncé les sourcils en la voyant.

Levi la suspecte de surtout venir pour observer l'équipement de manœuvre tridimensionnelle en action. Il a confiance en Hange et en son travail, mais il est quand même rassuré de la savoir dans les parages, armée de sa boîte à outils d'urgence. Moblit, qui ne participe pas à la mission, a tenu à l'accompagner jusqu'à leur départ. A mesure que l'heure approche, son visage prend progressivement une teinte verdâtre.

Même s'il est peu sensible à tout le folklore militaire, Levi doit reconnaître qu'il y a quelque chose d'impressionnant à voir le Bataillon ainsi réuni, en uniforme, armé et à cheval. Pour des raisons de discrétion, il est le seul à ne pas porter la tenue réglementaire. Ils en ont même prêté deux à Furlan et Isabel. Erwin, encore à pied, distribue d'une voix autoritaire ses derniers ordres aux cavaliers. Il irradie d'assurance, plus décidé que jamais. Il a le visage de quelqu'un qui sait exactement ce qu'il fait et entre les mains duquel une vingtaine d'hommes et de femmes ont déposé leur vie. Pour la première fois, Levi ne peut que reconnaître qu'il a vraiment l'allure d'un chef militaire.

Isabel et Farlan se tiennent à ses côtés sur leurs montures. Aucun des trois n'a la moindre grâce sur un cheval. Levi vient d'apprendre à monter et s'en sort à peu près, grâce à son sens de l'équilibre naturel. Leurs ambitions de cavaliers sont modestes, à savoir qu'ils espèrent juste se rendre d'un endroit à l'autre sans finir le nez dans la boue. Erwin saute avec agilité sur sa monture et se positionne de manière à ce que tout le monde l'entende.

— Écoutez-moi tous ! Le jour est enfin arrivé de porter un coup décisif au Gang des Titans. Pendant trop longtemps, ces meurtriers ont sévi à Trost en toute impunité. Pendant trop longtemps, nous n'avons rien pu faire d'autre que reconnaître leur supériorité. Aujourd'hui, l'heure est venue de leur faire comprendre que leur règne est terminé ! C'est le début de la reconquête de Trost ! Vous tous, aujourd'hui, êtes les visages de cette reconquête !

Il brandit son fusil d'une main triomphante. Les policiers lui répondent par des exclamations enthousiastes et brandissent à leur tour leurs armes. Furlan hésite à les imiter, mais se ravise devant l'expression renfrognée de Levi. Le malfrat ne bouge pas d'un pouce, complètement insensible à cette ferveur belliqueuse.

— J'espère qu'on va pouvoir s'en approcher de près ! s'exclame Hange à sa droite.

Levi se retient de lui briser ses lunettes sur le nez.

Hange fait avancer la monture d'Isabel pour prendre sa place et vérifier une vingtième fois le harnais qui lui enserre la taille et les cuisses. Mike passe devant eux et leur adresse un regard maussade avant de rejoindre Petra. Ils font tous les deux partie de la formation offensive, celle qui sera chargée de protéger Levi coûte que coûte jusqu'à ce qu'il atteigne Eren Jaeger. La formation défensive, qui restera en retrait dans un premier temps, sécurisera l'extraction de Jaeger et leur retraite. Enfin, la formation de support, dans laquelle se trouvent Furlan, Isabel et Hange, ne sera mobilisée que si les deux premières se trouvent en danger critique.

Levi adresse un salut rapide à ses acolytes. Pas de grand au revoir. Il les retrouvera bientôt, sains et saufs, autour d'une bière pour célébrer leur nouvelle vie.

Au signal d'Erwin, le groupe de cavaliers quitte l'hôtel de police à vive allure et se disperse aussitôt dans les rues de la ville selon la configuration soigneusement établie par le capitaine. L'idée est d'encercler une partie des Titans, vraisemblablement le Cuirassé, le Colossal et l'Assaillant s'ils sont encore ensemble. Levi sait de source sûre que les combats clandestins ont repris et que le Cuirassé le cherche. Il a éveillé son attention et provoqué sa colère en lui échappant une première fois. C'est un exploit que peu de gens – personne, à vrai dire – n'a réussi avant lui.

Comme ils se cherchent l'un l'autre, il n'a eu aucun mal à remonter jusqu'à lui et à l'endroit où il organise désormais ses combats clandestins. Depuis la destruction de son repaire précédent, le Cuirassé s'est installé dans de vieux entrepôts abandonnés le long du fleuve, après le port industriel. Une cible parfaite pour le Bataillon. Si la confrontation dégénère, ils se trouveront loin du centre-ville et il y aura moins de victimes parmi les civils.

Le comportement des Titans est difficilement prévisible, mais Erwin a tout misé sur la présence de l'Assaillant. Certes, ils ne peuvent pas avoir de certitude, toute la mission est organisée sur un pari. Mais le Colossal et le Cuirassé semblent chargés de le protéger. Levi suppose que de fait, Jaeger est plus ou moins contraint de les suivre. Peut-être que les Titans se déplacent tous par groupe de deux ou trois pour assurer la protection les uns des autres. C'est l'une des hypothèses qu'a émis Erwin après le rapport de Levi.

La première partie du plan se déroule sans accroc. Après avoir attaché son cheval un peu à l'écart, Levi pénètre dans les entrepôts sans trop de difficulté et en ne distribuant qu'une seule paire de claques, à un garde qui montre un peu trop de zèle à vouloir le fouiller. C'est quelque chose d'étrange qu'il a remarqué lors de sa première mission : les hommes et femmes de main des Titans sont les créatures les plus stupides qu'il ait croisé de sa vie. Embaucher une armée de volailles aurait été sans doute été plus efficace. Levi a presque des remords à se servir de ses armes contre eux. Presque, parce qu'ils sont tous trop grands, trop musclés, trop nombreux et beaucoup trop tenaces.

Un combat clandestin est en cours quand il pénètre dans l'arène de fortune, si bien que personne ne lui prête attention. Ses mains le démangent de se glisser sous sa veste, sur les manches des couteaux d'Hange. Mais il est d'autant plus discret qu'il paraît décontracté.

— Les combats ne sont pas autorisés aux enfants, grogne une voix derrière lui.

Il suffit en général que Levi se retourne pour que les gens comprennent leur erreur, mais il n'a ni le temps ni l'envie. Il l'ignore et continue sa route en direction de la clameur des spectateurs. Une main insistante se pose sur son épaule.

— Tu m'as entendu, le nabot ?

Trois bouts de doigts tombent sur le sol. L'homme baisse les yeux et hurle quand il se rend compte qu'il s'agit des siens. Levi lui envoie son pied dans le ventre pour le faire taire et passe son chemin.

Il repère vite le Colossal, qui se tient debout et dépasse tout le monde de plusieurs têtes. Il s'accorde un instant pour considérer cette montagne humaine. Erwin, qui le dépasse d'une trentaine de centimètres, et Mike, qui est encore plus élancé que son capitaine, lui semblent déjà immenses. Mais ça, c'est au-delà de ses pires cauchemars. Il fouille la foule du regard à la recherche du Cuirassé et le trouve en train de discuter avec un groupe de parieurs. Et juste derrière lui… Eren Jaeger.

Levi a du mal à saisir ce qu'il y a de particulier chez ce garçon. Il n'a aucune distinction physique et n'a pas l'air particulièrement vif d'esprit. Levi ne l'a jamais véritablement vu se battre, mais il n'a pas été époustouflé par ses réflexes quand le Cuirassé a perdu son sang-froid, lors de sa première mission. Selon la théorie d'Erwin, les Titans se transmettent leur titre – il ne sait pas s'ils en héritent à la mort de leur prédécesseur ou s'ils peuvent le délaisser de leur vivant – et le jeune Jaeger est l'une de leurs dernières recrues.

Levi contourne l'arène de combat pour se rapprocher. L'idéal serait que le garçon le repère, le reconnaisse et s'approche de lui. Mais il ne semble pas décidé à tourner la tête dans sa direction ni à s'éloigner d'un pas du Cuirassé. Levi s'appuie avec nonchalance contre un pilier pour prendre le temps d'évaluer la situation. Il se rend rapidement à l'évidence. Il n'y a aucune manière de faire ça proprement. Il va devoir foncer dans le tas et tout miser sur sa rapidité.

Il tire de sa veste un pistolet pyrotechnique, trouvaille d'Hange, et tire en l'air sans hésiter. Une traînée de fumée verte fonce en direction du toit et le transperce avec fracas. Tous les regards se braquent vers l'explosion, et quand les esprits les plus acérés pensent à baisser les yeux vers l'endroit d'où provient le tir, Levi s'est déjà éclipsé.

Il profite de la distraction engendrée par son tir, empoigne un couteau dans la main gauche et sa seringue dans la main droite, et fonce droit sur le Cuirassé. La course contre la montre vient de commencer.

De nombreux bras tentent de l'attraper. Il esquive plusieurs idiots qui se jettent sur lui, dérape pour changer de direction, glisse entre les jambes du Colossal et attrape Eren Jaeger par le col de sa chemise. Le garçon n'a même pas le temps de pousser un cri. Levi lui plante la seringue de tranquillisant dans l'épaule et injecte d'un coup l'intégralité de son contenu. Le Cuirassé se retourne d'un bond qui fait trembler le sol, croise son regard et le reconnaît. Il se met en position pour charger. C'est à ce moment précis que le Bataillon à cheval inonde les entrepôts par toutes les entrées. Le hangar explose de cris de panique.

Levi aperçoit à peine Mike et quatre autres policiers qui se jettent sur le Cuirassé. Celui-ci n'a d'autre choix que de se détourner de Levi.

— La nuque ! Visez la nuque ! leur crie-t-il en pointant du doigt l'interstice dans l'armure du Titan.

Il s'en serait bien chargé lui-même, mais il a sur les bras un adolescent ensuqué qui doit peser au moins le même poids que lui. À coups de poignard, il se fraye un chemin pour le tirer à l'écart. Il le barbouille de poussière pour le rendre moins facilement reconnaissable. Il ne dupera pas longtemps quelqu'un qui le cherche activement, mais il est moins repérable comme ça. Le produit met plusieurs minutes à agir. Eren se débat mollement pour s'extirper de son emprise puis finit par perdre connaissance. Et devenir un véritable poids mort. Sans se priver de pester, Levi le traîne le plus loin possible du Cuirassé.

Il tente d'apercevoir Erwin dans la mêlée, mais le capitaine reste invisible. Il entend un cri enthousiaste, qui ressemble à s'y méprendre à un cri de joie, et identifie la voix d'Hange. Mike tombe de son cheval et disparaît sous un monceau d'assaillants avides de lui faire la peau. Levi parcourt la foule des yeux à la recherche de quelqu'un d'autre susceptible de l'aider. Il lui faut une monture pour transporter Eren. Ils sont censés lui apporter une monture !

Un cri d'effroi lui transperce les tympans et il voit une silhouette en uniforme se faire projeter sur plusieurs mètres avant de s'écraser contre le mur dans un craquement effroyable. Elle glisse jusqu'au sol en laissant une traînée pourpre sur le mur et ne bouge plus. L'entrepôt entier se fige pendant une fraction de seconde. Le Colossal saisit une deuxième silhouette de policier et la projette à son tour. Le malheureux roule au milieu d'un groupe de sbires qui l'achèvent à mains nues. Levi est pris d'un haut-le-cœur. Il n'a jamais rien vu d'aussi barbare. Cette victoire semble revigorer les troupes des Titans qui attaquent de plus belle, mues par une nouvelle énergie.

Levi se laisse distraire par le sort des deux malheureux policiers. Son instinct lui fait tourner la tête juste à temps pour voir l'ombre qui lui fonce dessus à pleine vitesse.

Elle lui envoie son pied dans le ventre, avec une telle force qu'il est projeté en arrière. Il lâche Jaeger et tombe sur le dos, le souffle coupé. Son agresseur se jette sur lui sans lui donner le temps de reprendre ses esprits. Une lame lui entaille le cou, et n'évite sa carotide que grâce à la rapidité de ses réflexes. Il bloque la deuxième lame à quelques centimètres de son œil droit en retenant le poignet de son agresseur. Ils luttent, muscles contre muscles, chacun essayant de repousser l'autre. Levi ne peut détacher ses yeux de la lame qui s'approche inexorablement de sa cornée. En dépit de l'urgence de la situation, il s'autorise un instant pour s'étonner de la puissance de son adversaire.

Il ne connaît personne qui puisse se confronter à lui dans un combat où seule la force physique entre en jeu. Il a eu des adversaires plus expérimentés, plus rusés et plus acharnés que lui, mais jamais aussi forts. Une membre des Titans ? est la première possibilité qui lui vient à l'esprit. La fille – car c'est une fille, et beaucoup plus jeune que lui de surcroît – qui l'attaque porte une écharpe, ce qui le fait pencher pour cette piste. Comme le Cuirassé, elle doit dissimuler sa nuque.

La pointe du poignard est maintenant suffisamment proche de son œil pour qu'il ne parvienne plus à la voir nette. Il va se retrouver aveugle d'un œil et tout ça à cause de ce putain de...

— Levi ! fait la voix d'Erwin.

Une onde de puissance parcourt soudain le corps de Levi. Avec un cri furieux, il envoie ses deux pieds dans les côtes de son assaillante et la projette en arrière. N'importe qui serait sonné par coup pareil. N'importe qui écoperait d'une ou deux côtes brisées. La fille atterrit sur ses pieds, le buste penché en avant, prête à attaquer de nouveau. Levi reste pantois.

C'est la voix d'Erwin qui le ramène à la réalité.

— Levi ! Ressaisis-toi !

— Erwin, le gamin !

Erwin lance son cheval dans sa direction, attrape le corps inconscient d'Eren d'une bascule gracieuse et le hisse devant lui. La fille change aussitôt de cible et se tourne vers Erwin. Levi sent une montée d'adrénaline le traverser comme un courant électrique. La fille va pourchasser Erwin. Il se remet aussitôt en position d'attaque, ce qui suffit à la détourner temporairement du capitaine. Ils foncent l'un sur l'autre. Il veut gagner du temps pour que le capitaine puisse fuir. Elle est prête à le laminer pour secourir Eren. Les coups pleuvent dans un tourbillon incessant. Ils bougent si vite qu'un œil extérieur aurait du mal à suivre leur affrontement. Dans un éclair de lucidité, Levi comprend soudain ce que les autres ressentent quand ils se battent contre lui.

Erwin parvient à se frayer un passage parmi la cohue et disparaît de son champ de vision. La fille commence à paniquer et tente d'esquiver Levi pour se lancer à la poursuite du capitaine. Il la retient. Il essuie des coups d'une rage désespérée, mais il tient bon. Il sait qu'il n'arrivera pas à la mettre hors d'état de nuire, mais il peut au moins la retenir assez longtemps pour qu'Erwin file avec Eren. Il en profite pour lui déchirer son écharpe et constater avec stupéfaction qu'elle ne porte pas la marque des Titans sur la nuque. Quand elle s'aperçoit qu'il a ruiné le vêtement d'un coup de couteau, elle redouble de brutalité. Levi en est réduit à éviter ses assauts. Il cherche une échappatoire. Il n'est pas suicidaire, il ne va pas passer des heures à se battre contre quelqu'un qu'il ne peut pas vaincre. Le plus important, c'est qu'Erwin soit déjà loin avec Eren. Du moins il espère qu'il l'est.

Il est temps de faire confiance à Hange. Il s'écarte une fraction de seconde de son adversaire et active son équipement de manœuvre tridimensionnelle. Les grappins vont se ficher dans l'un des piliers de pierre qui soutiennent le toit. Priant pour qu'ils fonctionnent mieux que la première fois, Levi se laisse entraîner quand les câbles se rembobinent. Il prend appui contre le pilier. Là, perché à plusieurs mètres de hauteur, il a une vue imprenable sur le carnage qui est en train de se dérouler.

Il ne voit pas Erwin, ce qu'il considère plutôt comme un bon signe. Il ne voit pas Hange non plus. Mike, pour sa part, est par miracle toujours vivant et en grande difficulté face à une jeune femme blonde. La technique de combat au corps à corps de la fille est impressionnante d'efficacité. Mike n'a d'autre choix que de parer les coups et de chercher une faille pour s'échapper. Levi repère aussi Petra, en train de repousser des sbires qui s'écroulent devant elle pour immédiatement se faire remplacer par d'autres.

C'en est trop. Les Titans sont trop forts. Levi a mal partout. Un filet de sang coule de sa blessure au cou et est en train de ruiner sa chemise.

Il est en train de ruminer leur infériorité criante quand il aperçoit, dans un coin de la salle, Isabel et Furlan qui affrontent un petit groupe de sbires idiots. En duel, ils n'auraient aucune difficulté à les repousser, mais c'est leur nombre leur donne du fil à retordre. Levi sent son cœur plonger dans sa poitrine. Il calcule rapidement la manière de les rejoindre à l'aide de l'équipement.

Une détonation retentit. Des éclats de pierre volent autour de lui. Trois nouvelles détonations. Une chaleur lui traverse le ventre. Il baisse les yeux vers le sol. C'est la fille à l'écharpe qui lui tire dessus. Il envoie l'un de ses poignards se ficher droit dans sa gorge. Elle l'évite d'un petit mouvement de tête. Il a à peine le temps d'assimiler son échec que l'un des câbles lâche. Ou plutôt, il est tranché net par une lame lancée avec une précision époustouflante. Levi chute. Il parvient à se rattraper au second câble à la dernière seconde avant de s'écraser sur le sol. La fille dégaine deux nouvelles lames pour remplacer celle qu'elle vient de lancer. Elle ne lui accorde pas une seconde pour se remettre de sa chute.

Une lassitude profonde engourdit Levi. Il se sent à bout. Il n'a plus la moindre envie de se battre contre elle. Le vacarme qui résonne dans l'entrepôt brouille ses pensées.

— Ackerman !

La fille et lui tournent tous les deux la tête. Mike, le visage en sang, leur fonce dessus de toute la puissance de son cheval et attrape Levi par la lanière de son épaule droite. Il le jette sur la croupe de sa monture. Une douleur aiguë lui transperce tout le corps. Il se redresse tant bien que mal et s'agrippe au policier.

— Isabel et Furlan ! Ils sont là-bas ! lui crie-t-il.

— Hors de question ! Le capitaine a ordonné la retraite !

— Mais… !

— Ferme-la, Ackerman. On se tire !

Levi envisage de sauter du cheval, mais son corps refuse de lui obéir. Des tâches sombres dansent devant ses yeux. Un bourdonnement lui emplit les oreilles. Sa tête devient de plus en plus lourde à porter.

Il se souvient à peine de la chevauchée avec Mike. Le choc de sortir de l'atmosphère survoltée de l'entrepôt le fait ouvrir les yeux, mais il sombre à nouveau dans le brouillard. Les visages de Furlan et Isabel s'imposent à lui et disparaissent à intervalles réguliers. Il n'arrive pas à s'accrocher à la moindre pensée et à la faire persister dans son esprit. Quand son environnement se précise à nouveau autour de lui, ils ont rejoint un groupe d'une demi-douzaine de cavaliers. Il ne comprend pas ce qu'ils disent. Mike descend de cheval et le soutient sous les aisselles pour l'aider à faire de même. Levi vacille. Son esprit est tellement brumeux qu'il ne pense même pas à s'offenser de ce geste humiliant.

La silhouette impressionnante d'Erwin apparaît devant lui.

— Tout va bien, Levi ? fait sa voix distante.

— Furlan… Isabel… balbutie Levi. Y retourner…

— Non, répond Erwin. La mission est terminée. Nous rentrons.

— Espèce d'enfoiré… les abandonner…

A moitié conscient de ses propres gestes, il tire de sa ceinture son tout dernier couteau.

Mike avance d'un pas pour se placer entre Erwin et lui.

Levi brandit le poignard.

Mike lui envoie son poing dans le ventre pour le faire reculer.

Levi se plie en deux et vomit une gerbe de sang. Par réflexe, ses mains se glissent sous sa veste et se plaquent contre sa chemise détrempée. La gamine m'a tiré dans le ventre, pense-t-il avec une lucidité étonnante. Il se sent partir en arrière. Le pavé le heurte de plein fouet et il roule sur le bas-côté, inconscient.