Chapitre 16
Erwin s'accorde une semaine pour étudier les propositions de Lord Reiss. Sur le papier, elles sont alléchantes : un soutien financier non négligeable pour le Bataillon d'Exploration, qui ne serait soumis à aucun impératif de résultat. En contrepartie, Reiss demande que la fabrication de leurs lames de combat soit réalisée dans ses propres manufactures. Par souci d'honnêteté et pour lui montrer qu'il n'est pas dupe, Erwin lui fait remarquer qu'il serait perdant sur le plan financier.
— J'en suis conscient, évidemment, répond Reiss sans se démonter. Mais j'attends surtout de cette collaboration un bénéfice indirect. Les Titans sont une menace pour ma production et un frein à mon activité commerciale. Plus vous avez de fonds, plus vite vous nous en débarrassez, et plus tôt je vais pouvoir augmenter mon activité. Voici en quoi vous m'êtes d'un réel bénéfice, Commandant.
Erwin est sur le point d'accepter. Il aurait même signé le contrat lors de leur deuxième rencontre, s'il ne sentait pas Levi si rebuté par cette perspective. Erwin honore sa résolution de se montrer attentif à ses doutes.
— Tu as une mauvaise intuition ?
Ils sont dans le bureau d'Erwin. Levi est adossé contre le mur, les mains dans les poches de sa veste. Erwin n'a pas besoin de lire ses pensées pour savoir qu'il est anxieux. Et comme d'habitude, il le cache derrière une façade de mauvaise humeur.
— C'est plus que ça, je sais que c'est le genre de type sur lequel on peut pas compter. Il va nous la faire à l'envers.
— Je comprends, mais j'ai besoin d'arguments plus concrets. Explique-moi ce qui te fait dire ça.
Levi détourne les yeux, la tête inclinée en avant pour se cacher derrière ses mèches de cheveux.
— Levi ? l'encourage Erwin d'une voix plus douce.
Il lui a demandé son avis par politesse, sans réellement le prendre au sérieux, mais sa réaction commence à l'interpeller. Levi hésite encore.
— Tu veux que je fasse du thé ? propose Erwin. J'ai un peu de temps devant moi.
— Tsk ! Hors de question. Je suis le seul responsable du thé dans ce bureau.
Erwin sourit. Quand Levi se renferme sur lui-même, il arrive toujours à le faire sortir de son silence avec ce genre de taquinerie. Levi s'approche du meuble, inspecte les ustensiles et retourne le paquet de thé pour lui signaler qu'il est presque vide.
— Tu peux…?
— Oh, oui, bien sûr.
Erwin se lève précipitamment et lui attrape un paquet neuf sur l'étagère la plus haute de sa bibliothèque.
— On avait dit que le thé n'allait pas sur l'étagère du haut, grommelle Levi quand il le lui tend.
Erwin les a mis là pour ne pas les laisser à hauteur de ses visiteurs. Son bureau fait plus sérieux s'il est tapissé de livres plutôt que de paquets de feuilles. Mais il ne veut pas s'engager dans ce débat. Il enlace brièvement son lieutenant par derrière et dépose un baiser dans ses cheveux. Levi frémit et manque de renverser l'eau qu'il est en train de verser.
Parce que les gestes d'affection à l'hôtel de police sont largement découragés par le Commandant, il a l'impression que la moindre caresse est un acte de désobéissance. Ce qui ne manque pas d'exciter Levi. Erwin aime voir ses joues se colorer pour un innocent baiser. Il fait cependant mine d'ignorer l'éclat lubrique qui passe furtivement dans son regard.
Levi pose deux tasses sur le bureau et s'assoit enfin dans l'un des fauteuils en face de lui. Il semble prêt à parler, puis se ravise. Erwin commence à cerner le problème.
— Est-ce que ça concerne ta vie dans les Bas-Fonds ?
Levi ne dit rien. Erwin prend ça pour une confirmation et continue ses déductions.
— Est-ce que ça concerne...
— C'est ma mère, coupe Levi.
Erwin se tait. Levi n'a presque jamais abordé le sujet de ses parents. La dernière fois qu'il a parlé de sa mère, c'était juste avant leur dispute, quand il lui a dit qu'il l'avait perdue très jeune. Il se souvient aussi des nuits qu'il passait à l'appeler dans un délire enfiévré, quand il l'a ramené pour la première fois chez lui, blessé et inconscient. Une époque qui lui semble si lointaine… Il ne l'a jamais relancé sur le sujet, et Levi n'a jamais posé de question sur ses parents non plus. Erwin ne lui a encore jamais parlé de son père.
— Ma mère…
Levi prend une grande inspiration.
— Ma mère travaillait dans un bordel, ok ?
— Ok, répond Erwin.
Il espère que le ton de sa voix retranscrit correctement le message qu'il veut faire passer à Levi. Je suis touché que tu te sentes suffisamment en confiance pour me le dire, mais ça ne change rien à la manière dont je te vois.
— Elle est morte quand j'avais dix ans, d'une saloperie qu'elle a chopée d'un client. Ensuite, c'est mon oncle Kenny qui m'a récupéré.
— Kenny l'Éventreur.
Levi hoche la tête. Ils en ont déjà parlé. Erwin n'est toujours pas certain de comprendre comment tout ça s'articule avec Rod Reiss.
— Avant que tu demandes, je sais pas qui est mon père. Je sais même pas si elle, elle le savait.
Il boit une gorgée de thé pour se donner du temps pour faire disparaître le tremblement dans sa voix. Erwin ne le quitte pas un instant des yeux. Ils dissimulent tous les deux leur peine avec l'habileté de grands habitués. Chaque jour qui passe lui dévoile un peu plus la force de Levi. Chaque jour qui passe, il l'admire un peu plus.
— Rod Reiss, c'était le gars qui détenait le bordel. Je pense même qu'il en avait plusieurs. Il devait… Il doit probablement encore être le propriétaire de toute une ribambelle de putains. Et l'autre soir, à la réception… Il m'a dit des trucs qui me font penser qu'il a aussi trempé dans les histoires louches de Kenny. Alors c'est toi qui vois, Erwin. Je connais pas les détails du financement du Bataillon, je sais pas à quel point on a besoin de Reiss et où se situe ta boussole morale. Si tu veux travailler avec lui, si tu penses que c'est nécessaire, alors je te fais confiance et je considère que c'est la décision la moins pire que tu pouvais prendre. Par contre, j'ai quand même mes limites. Si je tombe sur sa sale gueule ici, ça va mal se passer pour lui.
Erwin prend le temps de répondre. Il n'est pas encore totalement fixé, mais il a une idée assez précise de ce qu'il compte faire. Garder leurs accords avec Reiss, mais exiger de lui une plus grande transparence sur l'origine de son argent. Il sait qu'en dépit de ce qu'il vient de dire, Levi va lui en vouloir. Mais encore une fois, Erwin prend seul ce genre de décisions et en assumera seul les conséquences.
— Je suis content que tu aies partagé ces informations, Levi, déclare-t-il d'une voix peut-être un peu trop solennelle. Je vais réfléchir à tout ça. Peut-être que c'est l'occasion de forcer un peu Reiss à faire le ménage dans ses activités…
Levi voit très bien où il veut en venir. Il se rembrunit.
— Ok, laisse tomber, Erwin. J'ai plus envie de parler de ça.
Erwin n'insiste pas. Lui aussi préfère qu'ils changent de sujet, et il y en a justement un qu'il souhaite aborder avec Levi. Il est le premier du Bataillon à qui il en parle. En dépit de la chaîne de commandement, Mike et Hange ne sont pas encore au courant.
— J'ai préparé un plan pour une infiltration du Gang des Titans, annonce-t-il. Pour les capturer, et s'il le faut, les tuer.
Mike et Levi, ainsi qu'Armin Arlert, Jean Kirstein, Sasha Braus et Connie Springer sont tous présents dans son bureau. Eren et Mikasa n'ont pas été conviés. Hange doit les rejoindre d'un moment à l'autre. Tous les autres sont déjà éparpillés dans la pièce et attendent que le commandant prenne la parole.
— Bien, nous allons commencer sans Hange, annonce Erwin. Elle est de toute manière déjà au courant de la majeure partie du plan. Nous allons réaliser une mission d'infiltration au sein du Gang des Titans.
Cette nouvelle à l'air d'exciter les trois jeunes recrues au plus au point. Erwin aimerait qu'ils fassent preuve d'un peu de retenue, histoire de montrer qu'ils ont compris l'importance du danger auquel ils s'exposent. Levi les dévisage d'un air sombre. Même s'il les sent prêts – il l'a confirmé à Erwin quelques jours plus tôt – il n'arrive pas à se débarrasser entièrement de ses réticences initiales. D'autant que le plan d'Erwin implique qu'il ne soit pas là pour veiller sur eux.
— Les Titans connaissent le visage de Levi, et connaissent probablement aussi celui de Mike, explique Erwin. Ce qui signifie que vous trois devrez entrer les premiers.
— Entrer pour faire quoi ? demande Kirstein.
— Pour leur chanter des cantiques de Noël, imbécile, répond Levi.
— Pour les tuer, répond Erwin de sa voix calme.
Un silence circonspect suit cette affirmation.
— Ça a assez duré, grogne Levi. Ils continuent à tuer n'importe qui, n'importe quand. On a assez traîné, on est prêts, maintenant. Faut qu'on se sorte les doigts du cul.
Erwin hausse les sourcils. Pas parce que ce que vient de dire Levi est vulgaire – plus personne ne s'en émeut depuis longtemps – mais parce que cette affirmation lui semble en contradiction avec leurs occupations de la veille au soir. Levi semble prendre toute la mesure de ce qu'il vient de dire et fait un effort conscient pour ne pas croiser le regard d'Erwin. Personne d'autre ne relève l'expression. Kirstein prend la parole.
— Les équipements sont réparés ? La folle du laboratoire…
Il est interrompu par le livre que Levi lui jette de toutes ses forces dans la tête. Il le heurte en plein front. Kirstein titube, sonné.
— Tu vas montrer un peu de respect pour tes supérieurs, face-de-cheval, ok ? Zoë s'occupait déjà des Titans quand tu chialais encore pour prévenir ta mère que tu venais de chier dans tes langes.
Sur ce, Hange entre comme à son habitude, en ouvrant la porte à la volée et en manquant de basculer en avant.
— Désolée, je devais encore…
Elle s'interrompt devant la tension qui règne dans la pièce. Kirstein est en train de masser son front qui commence à rougir. Erwin adresse un regard mécontent à Levi mais s'abstient de le réprimander. Il condamne toute violence des officiers à l'encontre de leurs subordonnés, bien sûr, mais il doit reconnaître que ce coup là était mérité. Il est temps qu'Hange soit reconnue à sa juste valeur. Il compte d'ailleurs la nommer prochainement capitaine.
— Hange, soit la bienvenue. Nous parlions de notre plan d'infiltration.
Erwin leur expose enfin à tous le plan qu'il mijote depuis des semaines à partir des informations fournies par Eren et Mikasa. Hange, Mike et Levi sont déjà au courant. C'est un plan audacieux, dangereux, mais le seul capable d'aboutir. Il a étudié à de multiples reprises tous les détails. Il a envisagé toutes les possibilités. Ni son capitaine, ni ses deux lieutenants n'y ont trouvé la moindre faille quand il le leur a exposé. Il croit en ce plan.
— Les Titans ne sont pas des criminels que nous pouvons espérer capturer et juger, conclut Erwin. Si nous leur laissons ne serait-ce qu'une chance de s'échapper, ils sauront en tirer profit. Les ordres sont de les éliminer à la moindre occasion. Nous avons l'aval de la préfecture.
— Et Eren et Mikasa ? demande Mike.
— Nous sommes en train de les convaincre de travailler pour nous. Le chemin est long et fastidieux, mais nous faisons des progrès encourageants. En revanche, ils ne sont pas prêts à participer à cette mission.
— Nos deux meilleurs agents ? Pas prêts ?
— Depuis quand Jaeger fait partie des meilleurs ? s'indigne Kirstein.
— Est-ce qu'il y a un banquet avant la mission ? demande Springer.
— Avec du ragoût de porc ? ajoute Braus, des étoiles dans les yeux.
— Fermez-la, tous les trois, intervient Levi.
Erwin termine la réunion avec quelques paroles inspirantes sur l'importance de la mission, puis il prend congé des jeunes. Il retient néanmoins Armin. Même s'il passe beaucoup de temps à pleurnicher, Armin est de loin le plus mature de toutes les dernières recrues.
— Armin ne participera pas à la mission non plus, déclare Erwin à l'intention des officiers. Tant qu'Eren et Mikasa ne seront pas absolument ralliés à notre cause, nous ne pouvons pas prendre le risque qu'il lui arrive quoi que ce soit.
— Où ça en est, Armin ? demande Levi. Je commence à perdre patience…
— Eren est acquis à notre cause, répond précipitamment le jeune homme. C'est Mikasa qui est toujours méfiante. Elle pense que travailler pour nous le mettra dans un danger encore plus grand que de travailler pour les Titans.
— Et pourtant ils acceptent de nous donner des informations sur le Gang, fait remarquer Hange.
— Peut-être que du coup, on devrait un peu plus se méfier de ce qu'ils nous disent, grogne Mike. Je te le redis, Erwin, je ne la sens pas, cette mission.
— Je pense que si c'est un succès, Mikasa acceptera définitivement de laisser Eren travailler pour vous.
— Et elle ? Parce que c'est elle qui nous intéresse le plus, tient à clarifier Levi.
— Si Eren travaille pour vous, éliminer les Titans devient primordial pour sa survie et donc une priorité aux yeux de Mikasa, argumente Armin.
Erwin aime bien ce gamin. Avec sa logique, s'il avait l'ambition et la prestance nécessaires, il pourrait avoir un avenir prometteur dans leurs rangs.
— Est-ce qu'on sait si les Titans ont remplacé Eren ? demande Mike. Ça commence à faire un bout de temps qu'ils ne sont plus que huit…
— Nous n'en avons aucune idée, répond Hange. Nous n'avons absolument pas entendu parler d'un nouvel Assaillant. Peut-être que la mission nous apportera plus de réponses. En tout cas, nous devons être prêts pour toutes les éventualités.
Erwin leur fait ses dernières recommandations sur la manière dont ils doivent préparer leurs agents d'ici la date de la mission. Il propose aux officiers de faire régulièrement des points dans son bureau. Il leur demande de lui faire part de leurs doutes, ou de l'avertir si l'un des agents prévus pour la mission montre des signes de faiblesse.
— C'est évident qu'ils vont tous se chier dessus, commente Levi.
— Pourquoi est-ce que tu fais tout tourner autour de la merde, aujourd'hui ? grogne Mike.
— Parce que j'en ai une sous le nez.
Hange rit. Erwin se pince l'arête du nez et pousse un long soupir. Armin se tortille sur sa chaise, mal à l'aise. Le commandant prend congé de tout le monde, sort une feuille et commence une lettre pour Rod Reiss.
~oOo~
Le matin de la mission, Levi retrouve Erwin dans son bureau avant même que les autres ne soient arrivés à l'hôtel de police. Il dépose deux tasses de thé devant lui et un long baiser sur ses lèvres. Le commandant ne le repousse pas. Ils ont découvert qu'ils ont une manière très différente d'appréhender les situations d'anxiété extrême sur le plan intime. Levi a besoin de baiser pour évacuer son stress, alors qu'Erwin n'a juste… pas envie. Levi s'est fait une raison et l'a couvert de caresses jusqu'à ce qu'il réussisse à s'endormir. Incapable de trouver lui-même le sommeil, il a passé une bonne partie de la nuit à jouer distraitement avec les cheveux du commandant endormi sur son ventre.
Ce matin, et malgré une nuit à tergiverser, Levi se sent pourtant plus détendu que la veille. Ça y est, ils y sont. Plus aucun moyen de faire marche arrière. Ils vont enfin pouvoir mettre en application ce pour quoi ils s'entraînent depuis des mois. Il trépigne d'impatience. Se battre contre les autres membres du Bataillon est divertissant, mais il a besoin d'une vraie montée d'adrénaline.
Il y a une semaine, Erwin lui a fait peur en lui demandant de s'asseoir avec lui à la table du salon. Ils ne font jamais ça, d'habitude. La table sert pour s'asseoir dessus et écouter Erwin jouer du violoncelle, pour démonter et nettoyer leurs revolvers, pour faire l'amour et pour soigner les malfrats agonisants, mais ils ne s'y assoient jamais pour discuter.
Il s'est assis avec méfiance, et Erwin a sorti des feuilles de papier. Levi sait lire, maintenant. Lentement, et si ce n'est pas trop mal écrit, mais il sait lire. Malgré ça, il ne comprend pas grand-chose à ce que signifie "usufruit", "déshérence" et "leg".
— Je suis passé chez le notaire, a annoncé Erwin.
Un profond sentiment de malaise a envahi Levi. Ses tripes se sont tordues avant même que son cerveau ne comprenne ce qu'il avait sous le nez.
— Ces documents, si tu me donnes ton accord pour que je les signe, font de toi l'héritier de cet appartement si quelque chose venait à m'arriver.
— Si quelque chose ven-... putain Erwin, si tu la sens mal cette mission, on laisse tomber !
— Calme-toi s'il te plaît, a répondu Erwin d'une voix posée. Il ne s'agit pas de la mission de demain, ou même celle d'après. Nous menons une vie dangereuse et je n'ai pas d'héritier, alors je préfère que ce soit toi qui reçoive cet appartement.
— Erwin… Ces histoires, c'est des trucs de... de couples mariés. Je refuse.
— Et moi je refuse que tu te retrouves à la rue s'il m'arrive quelque chose.
— Tu sais très bien que je ne me retrouverai pas à la rue. Tu m'as toi-même forcé à accepter les clés d'un appartement qui ne sert à rien !
— Je croyais que tu l'avais prêté à Moblit pour qu'il y installe un établi ?
— Je…
C'était la vérité. Levi avait oublié qu'il le lui avait dit.
— Trouve quelqu'un d'autre.
— Je ne le laisserai à personne d'autre.
— Laisse-le à Mike !
Erwin avait sans doute déjà évalué et écarté toutes ces options, mais Levi voulait entendre chacune des réflexions qui l'avaient mené à prendre une décision aussi absurde.
— Premièrement, Mike détient déjà un patrimoine conséquent. Ensuite, il ne voudra pas d'un appartement dans lequel nous avons « baisé dans tous les coins », selon ses propres termes.
— Parce que tu lui as parlé de ce projet ? Et il t'a dit que c'était une bonne idée ?
— Évidemment, que je lui en ai parlé. C'est mon ami le plus proche et je tenais à ce qu'il comprenne ma décision.
— Alors à Hange ! Au Bataillon !
— Et pourquoi pas à l'épicier du coin de la rue ? a ajouté Erwin sur le même ton. C'est à toi que j'ai envie de le léguer. Je ne suis pas encore sénile au point d'être inapte à prendre ce genre de décisions.
— L'épicier du coin de la rue le mérite sans doute plus que moi, a bougonné Levi en croisant les bras.
Il commençait à mettre le doigt sur ce qui le gênait autant dans cette décision. Mais Erwin n'était peut-être pas prêt à l'entendre.
— Qui te dit que tu n'auras pas d'héritier ?
Le commandant a haussé les sourcils.
— Eh bien, malgré nos tentatives répétées et assidues, je n'ai pas l'impression que nous attendions un enfant.
— Tu sais très bien ce que je veux dire, a grogné Levi.
— Je sais, Levi, a repris Erwin d'une voix plus sérieuse. Pour le moment, je suis avec toi et je n'ai de projet personnel avec personne d'autre. Mais ce n'est pas une décision définitive. Je peux la modifier à tout moment. Et il ne s'agit que de l'appartement, pas de l'intégralité de mes biens.
— Ah, alors ça va, si ce n'est que ton appartement, a raillé Levi. Tu comprends comment ça me fait me sentir ? Je te dois déjà bien assez, et… c'est trop. Je peux pas accepter. J'ai rien à te donner en échange...
Voilà. C'est ça qui le dérangeait dans cette histoire.
— Ce n'est ni un don ni un cadeau. Si tu viens à en hériter, c'est que je ne serai plus là pour en profiter. Je ne me dépouille de rien. Tant que je suis vivant, cet appartement est à moi. Si je meurs...
— Erwin...
— …et que je dois choisir une personne ici que je veux voir en profiter, c'est toi.
— Parce que tu penses vraiment que si tu y passes, je vais revenir ici ? Dans cet appartement, alors que t'y es plus ?
Erwin s'est tu et a cligné des yeux. Pendant un instant, Levi a cru qu'il allait se mettre à pleurer. Mais c'est la vérité. Si Erwin n'est plus là pour y vivre avec lui, alors il ne veut plus remettre les pieds dans cet appartement.
— Pourquoi on doit parler de trucs aussi morbides ? a-t-il demandé d'une voix plus douce.
Erwin s'est ressaisi.
— Parce que nous vivons des vies dangereuses et qu'il serait immature de notre part de ne pas envisager le pire et de s'y préparer.
— Tsk.
Levi a refusé de continuer à discuter de la mort d'Erwin. Tant pis si ça a fait de lui quelqu'un d'immature. Elle a remplacé celle de Furlan et Isabel dans ses cauchemars, d'autant qu'ils approchent des dates fatidiques de la mission et de l'anniversaire de leurs morts. Il a beau serrer Erwin dans ses bras toute la nuit, il se réveille régulièrement en sursaut, en proie à une angoisse terrible. Il n'est pas sûr que son compagnon s'en soit rendu compte.
Il s'est levé, s'est placé derrière Erwin et a passé un bras autour de ses épaules. Il a enfoui son visage dans son cou et a inspiré son parfum. Il l'a senti vivant, tellement vivant contre lui. Erwin lui a serré le bras d'une pression rassurante.
— Je peux signer ? a-t-il murmuré.
Levi a resserré encore son étreinte et a chuchoté un « oui » étouffé.
Au matin de la mission, il frémit encore en repensant à ce moment. Il ne récupérera pas l'appartement d'Erwin. Ni aujourd'hui, ni jamais.
Levi se secoue et descend rejoindre ses agents qui se préparent. Petra Ral est arrivée. Sur les conseils de Levi, Mike lui a donné pour rôle d'accompagner les trois crétins dans leur infiltration. Elle est petite, discrète, et c'est leur meilleure agente après Levi et lui. Le trio infernal est en train de revêtir leurs équipements de manœuvre tridimensionnelle. Levi laisse à Mike, en tant que capitaine, le loisir de leur faire un petit discours larmoyant. Cependant, il a lui-aussi deux mots à leur dire. Ils se regroupent autour de lui.
— Bon, la triplette des enfers, venez par là. Vous tâchez de revenir vivants et en un seul morceau, ok ? Vous êtes tous les trois assez bons pour ne pas vous faire bouffer par ces monstres. Et je dis pas ça pour vous faire plaisir. Pas de geste désespéré ou de démonstration de bravoure débile, c'est compris ? Votre seul objectif c'est de revenir, je m'en fous si votre bilan de fin de mission est nul à chier.
Sasha se fend d'un salut, les larmes aux yeux. Connie a le teint verdâtre, et Jean essaye de maintenir un semblant d'attitude fière et solennelle malgré sa main qui tremble. Levi leur donne à chacun une bourrade d'encouragement, le maximum qu'il puisse leur accorder en témoignage de son affection.
Levi repère ensuite Hange, à qui Moblit est en train de faire ses dernières recommandations. Le pauvre homme est livide. Hange répond avec une assurance enjouée à chacun de ses conseils, ce qui ne fait que l'inquiéter encore plus.
— T'inquiète pas, je vais veiller dessus, le rassure Levi en lui donnant à lui aussi une bourrade dans l'épaule.
— Comme si j'avais besoin que tu me maternes, Levi ! s'offusque Hange. Je sais très bien me battre !
— Peut-être, mais tu sais pas mettre ton uniforme correctement. Ta chemise est à l'envers, espèce de courge.
Hange ne peut que constater qu'il dit vrai, rougit et marmonne quelque chose à propos de sa précipitation et de la quantité de choses à préparer depuis l'aube. Moblit la fait taire en la serrant dans ses bras. Levi et Erwin échangent un regard. Erwin reste impassible, mais Levi ne peut s'empêcher d'esquisser un demi-sourire quand il lit dans ses yeux qu'ils pensent la même chose.
Armin est aussi venu leur souhaiter bonne chance. Eren et Mikasa ne sont pas là, mais Levi a le sentiment qu'ils les observent, dissimulés derrière l'une des grandes fenêtres de l'hôtel de police.
Erwin leur fait l'un des grands discours dont il en a le secret. Levi se sent quasiment investi d'une mission divine. Outre ses paroles enfiévrées, ce genre de moment où Erwin irradie de charisme et d'assurance lui donne des papillons dans le ventre. Une fois qu'il leur a empli le cœur de courage, il lance la première phase de l'attaque des Titans.
Sasha, Jean, Connie et Petra partent les premiers. C'est l'étape la plus difficile pour Levi. Attendre. Ne pas savoir ce qu'il se passe. Il reste avec Erwin et Mike, silencieux et concentré. Une heure plus tard, Erwin autorise Levi et le reste de son escouade de manœuvre tridimensionnelle à partir à leur tour. Levi lui jette un dernier regard. Erwin sera dans le prochain groupe à partir, le plus conséquent, dont il se partagera le commandement avec Mike. Hange suivra dans l'escouade de support. Levi refuse de penser au fait que Furlan et Isabel étaient eux aussi dans cette partie de la formation.
Quand ils arrivent sur place, ses trois jeunes recrues sont en train de tournoyer autour du Cuirassé, dont ils leur ont indiqué la position en tirant un fumigène. Ils ont réussi à remonter jusqu'à lui et à passer à l'attaque sans trop de dommages et sans alerter son armée de sbires. Les quelques-uns qui se trouvaient autour de lui quand ils sont arrivés gisent désormais sur le sol. Le Titan ne sait plus où donner de la tête. Il donne des coups dans le vide, toujours avec quelques secondes de retard. Les jeunes arrivent presque à le déséquilibrer. Levi ne voit pas Petra. À eux quatre, ils peuvent en venir à bout. Il déploie le reste de ses agents pour une reconnaissance des alentours.
Il déclenche son équipement de manœuvre tridimensionnelle, empoigne deux de ses lames et fonce comme un boulet de canon sur le Titan. Ils doivent faire vite, car le Colossal et le Féminin ne vont sans doute pas tarder à arriver au secours du Cuirassé. Ce dernier n'a pas le temps de le reconnaître que Levi est déjà en train de chercher une faille où glisser ses lames. Au fil des mois, Hange a trouvé un moyen d'en renforcer la solidité sans les alourdir. Il ne peut rien faire contre les plaques de métal, mais les lames ne se brisent plus quand il les coince dans les interstices de son armure pendant que le Titan est en mouvement.
Les trois autres s'écartent, abasourdis par sa rapidité qui les empêche d'attaquer sans prendre le risque de le blesser.
— Alors, gros tas de rouille, je t'ai manqué ? demande Levi en lui assénant de toutes ses forces un coup sur la tête, dans l'espoir de l'abrutir temporairement.
Le Cuirassé le reconnaît enfin, pousse un cri de rage et se concentre exclusivement sur lui. Grave erreur stratégique. Levi lui tourne autour avec une vitesse prodigieuse. Il lui plonge dessus en le heurtant de toutes ses forces dans la poitrine et redécolle avant même qu'il n'ait réussi à se stabiliser pour s'empêcher de tomber. L'équipement fonctionne à merveille. Levi se dit que pour la remercier, il dépensera son prochain salaire à acheter à Hange tous les putains d'outils qu'elle veut. En double exemplaire.
Il siffle. Jean, Connie et Sasha comprennent immédiatement le message et fondent à nouveau sur le Titan. Jean lui assène un coup magistral dans la tête, Connie lui vide les poumons en le heurtant de tout son poids dans la poitrine, et Sasha glisse sans hésitation ses lames dans les interstices derrière ses genoux.
Le Titans hurle et tombe à genoux sitôt qu'elle retire ses armes sanguinolentes. Levi leur ordonne de reculer. Il va se charger lui-même de la suite. D'un coup de pied dans la trachée, il le fait basculer en arrière. Le Titan s'écroule sur le dos. Au sol, son armure l'empêche de se mouvoir avec fluidité. Levi le surplombe, un pied sur chacun de ses coudes, et malgré sa légèreté le Titan n'arrive pas à le déloger.
Il hésite. Il lui suffit de glisser sa lame dans l'espace entre le cou et la plaque pectorale de son armure pour en finir une bonne fois pour toutes avec lui. Mais l'homme est en mauvaise posture. Est-ce qu'il ne devrait pas en profiter pour le capturer ? Certes, les instructions d'Erwin étaient très claires. Mais est-ce qu'il n'a pas dit ça pour les encourager à ne pas retenir leurs coups ? Outre l'Originel dont ils ne savent toujours rien, le Cuirassé est la prise dont ils rêvent depuis le début. Et Levi a l'opportunité de l'offrir à Erwin sur un plateau. Il pourrait lui trancher les bras pour s'assurer qu'il reste tranquille. Oui, il se dit. Il va le lui ramener.
Il ordonne aux trois jeunes de le ligoter jusqu'à ce qu'il ne puisse plus bouger un orteil. Ils s'en voient un peu, mais ils y parviennent finalement. Levi envoie un fumigène pour signaler leur présence à l'équipe de secours.
— Où est Petra ? demande-t-il enfin.
Les visages victorieux des trois jeunes s'affaissent, et il comprend aussitôt. Un froid glacial l'envahit.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Ils lui racontent avec des balbutiements qu'elle est tombée dans les toutes premières minutes de l'assaut. Le Cuirassé lui a brisé la nuque.
Levi ne peut pas y croire. Ça ne peut pas se finir comme ça, aussi vite, de manière aussi brutale. Il est assommé. Quand il revient à la réalité, il a changé d'avis. Il va tuer ce Titan.
C'est à ce moment que plusieurs de ses agents reviennent le chercher en courant. Deux autres Titans arrivent, et avec eux des dizaines de leurs sbires stupides. Il ordonne au trio infernal de se préparer à combattre à nouveau.
La suite est un tourbillon de coups, de lames, de cris et de sang. Levi se retrouve pris dans une déferlante de sbires. Il n'arrive plus à distinguer les autres membres du Bataillon. Il ne peut que se concentrer sur lui-même, sur l'instant présent. Sur l'ennemi qu'il a en face de lui. Ses couteaux en main, il tournoie jusqu'à ce que la pièce se brouille autour de lui. Il entend les autres membres du Bataillon crier. Il entend Mike. Erwin ne doit pas être loin. Il redouble de puissance.
Ils arrivent à capturer le Titan Féminin sans la tuer. Grâce à leur coordination spectaculaire, sans doute, et grâce au plan d'Erwin. Ils arrivent à les exfiltrer, avec le Cuirassé, alors que la bataille fait encore rage. Le Colossal leur donne plus de fil à retordre. Le moindre de ses coups envoie valser les agents contre les murs. Les membres se tordent. Les os se brisent. Levi aimerait pouvoir les aider, mais un nouveau Titan requiert toute son attention.
Il attire l'attention de Levi parce que de toute la scène, il est le seul qui ne bouge pas. Il se tient debout, les mains dans les poches de sa veste, les yeux cachés derrière des lunettes rondes qui reflètent le soleil. À son attitude calme et assurée, Levi est certain qu'il s'agit de l'un des neuf primordiaux. Peut-être même l'Originel. Il peste. Ils auraient dû amener Eren pour qu'il les aide à l'identifier. À côté du Titan se tient une petite femme brune aux paupières tombantes qui regarde la bataille d'un air distrait.
Levi aperçoit Mike. Il a repéré le Titan lui aussi. Celui-ci ne leur prête aucune attention. Ils échangent un regard, Mike hoche la tête. Alors que Levi est à deux doigts de déclencher ses grappins pour foncer sur l'homme, un cri lui perce les oreilles. Quelqu'un hurle son prénom. Il fait volte-face. C'est Sasha, et elle lui désigne Jean. Le jeune homme a la gorge coincée dans le poing puissant du Colossal. Le sang de Levi ne fait qu'un tour. Il ne peut pas regarder Kirstein mourir sous son nez. D'un regard, il obtient l'assentiment de Mike, se détourne du Titan à lunettes et fonce sur le Colossal.
Ils sont quatre sur le Titan géant. Hange les rejoint avec un cri surexcité. Levi n'est pas particulièrement emballé de la voir, mais la formation de support a été dissoute. Ils sont tous dans des positions d'attaque, désormais. Il connecte ses deux lames les plus solides – et les moins souples – aux manches de ses poignards et fond sur le bras qui retient Jean prisonnier. Il le lamine. Il l'entaille de toutes ses forces, avec une rage inouïe, encore et encore. Les poignards attaquent difficilement le vêtement renforcé du Titan, mais il s'acharne. Le sang commence à gicler et le fait redoubler d'effort. Il va le détruire. Il va tous les réduire en miettes.
— Sasha, Connie ! Vous attaquez les genoux, comme pour le Cuirassé ! Hange, tu lui enfonces ta lame dans la nuque !
Elle semble hésiter. Levi n'en revient pas. S'ils en sortent vivants, il va la tuer de ses propres mains.
— Hange ! Maintenant !
Le Colossal lâche enfin Jean. Le jeune homme n'a que le temps de rouler pour échapper à son énorme carcasse qui s'incline dangereusement sur lui, déséquilibrée. Le Titan s'effondre dans un fracas épouvantable. Avec un cri de fureur, Hange lui saute sur le dos et lui plante sa lame dans la nuque. Levi aurait juré voir ses yeux briller de contrariété. Le corps du Titan est agité de quelques soubresaut avant de s'immobiliser définitivement, face contre terre. Levi est sonné. Ils en ont eu un. Le Titan Colossal est mort. Il essuie la sueur qui lui perle sur les cils.
Ils n'ont pas le temps de célébrer leur victoire. Une marée de sbires décérébrés se déverse sur eux. Levi les écarte sauvagement avec ses lames. Il doit rejoindre Mike. Il doit l'aider face au Titan à lunettes.
Il s'extirpe de la nuée de sbires à coups de lames et déclenche ses grappins. Comme la toute première fois, il prend appui en hauteur sur un pilier. Pas de Mikasa pour lui tirer une balle dans le ventre, cette fois-ci.
Ce qu'il voit lui glace le sang.
Mike est à terre, le visage barbouillé de sang. Le Titan à lunettes se tient juste devant lui et étudie avec attention ses poignards aux lames rechargeables. Mike tente de se relever, mais il a l'air d'avoir les genoux brisés. Levi sent son estomac se retourner. Il déclenche son équipement et vole en direction du Titan. Celui-ci tourne la tête dans sa direction et ne montre aucun étonnement ni aucune crainte. Il empoigne les lames de Mike, étudie un instant Levi et les lance dans sa direction. Levi n'a que le temps de plonger. L'une des lames lui érafle la joue. L'autre sectionne net l'un des câbles de son équipement. Il chute. Il est percuté de plein fouet par Jean, qui l'attrape au vol et le dépose au sol à plusieurs dizaines de mètres de sa cible.
— Le commandant a ordonné la retraite, lui annonce le gamin.
Levi en déduit avec soulagement qu'Erwin est sain et sauf. Un sifflement strident aimante à nouveau leur attention sur le Titan à lunettes. C'est lui qui vient de siffler, avec deux doigts dans la bouche. Aussitôt, le troupeau de sbires se détourne des autres agents, fait demi-tour et se dirige vers Mike. Si Levi comprend d'emblée ce qu'il va se passer, son cerveau refuse de l'admettre. Impuissants, ils regardent Mike, blessé et désarmé, se faire ensevelir sous la masse de ses assaillants, jusqu'à ce que ses cris cessent dans un bruit étranglé. Levi est pris d'une violente nausée. Il se tient le ventre pour ne pas vomir.
— On se replie ! ordonne-t-il.
Ils doivent profiter de cette distraction. Mike est perdu, s'il n'est pas déjà mort. À l'aide de l'équipement de Jean, ils rejoignent les autres près de la dépouille du Titan Colossal. Déjà, les sbires ont commencé à se tourner à nouveau vers eux. Le Titan à lunettes à disparu.
L'intégralité du Bataillon se regroupe et file à travers les rues de Trost. Ils galopent dans un silence écrasant jusqu'à l'hôtel de police. Levi ne sait pas si Erwin a assisté l'horreur des derniers instants de Mike. Hange pleure en silence à ses côtés, les sourcils froncés, le regard fixé droit devant elle. Levi parcourt le Bataillon des yeux et évalue les pertes. Ils espèrent qu'ils ont pu récupérer le corps de Petra.
Levi erre dans l'hôtel de police jusqu'au soir avant de décider que merde, Erwin devrait être sorti de son bureau à l'heure qu'il est. Même s'il a toujours beaucoup de travail en rentrant de mission, il n'est jamais resté invisible aussi longtemps. Même Hange a fini par sortir de son trou, les yeux rouges et le nez coulant, pour aller jeter un œil aux deux Titans qu'ils ont maintenant en leur possession.
— C'était le Bestial, renifle-t-elle à l'attention de Levi alors qu'ils montent la garde pendant que la médecin examine le Cuirassé. Zeke Jaeger.
Levi n'a pas besoin de lui demander de qui elle parle. Le visage de l'homme est imprimé dans son esprit. Sa nonchalance aussi. Levi lui pose une main sur l'épaule et lui dit qu'il va chercher Erwin. Hange baisse la tête, les yeux humides.
Pour la toute première fois, Levi frappe à la porte du bureau d'Erwin. Il réalise aussitôt à quel point c'est stupide, car Erwin ne va pas comprendre que c'est lui. Il ouvre la porte avec délicatesse et passe la tête à l'intérieur.
Erwin est assis à son bureau, les mains sur les genoux, le regard fixé sur la feuille à moitié noircie devant lui. Son stylo gît sur le papier, abandonné. Il ne réagit même pas quand Levi entre et referme la porte derrière lui.
Levi ne sait pas quoi dire. Quand ses amis sont morts, il n'avait envie d'entendre personne lui sortir des banalités de circonstance. Il voulait qu'on le laisse seul pendant qu'il essayait de reprendre le contrôle sur sa douleur. Pourtant, à cet instant, il lui semble impossible de laisser Erwin seul. Il ne lui sortira pas de grand discours pour le réconforter. Il ne chantera pas les louanges de Mike, parce qu'ils savent tous les deux que Levi et lui se respectaient en tant que combattants, mais qu'ils n'ont jamais réussi à trouver un vrai terrain d'entente. C'est quand Levi s'approche qu'Erwin lève enfin les yeux vers lui.
Il est pâle et défait, mais son visage est figé dans une expression impassible. Comme s'il n'arrivait pas à assimiler ce qu'il vient de se passer. Levi contourne le bureau et l'enlace par derrière, le visage au creux de son cou. Il le serre, fort. Pendant un temps infini. Il respire sa cologne mêlée à l'odeur de la bataille, celle de la sueur, du sang et d'une victoire amère. Ses doigts s'agrippent à Erwin.
Erwin remue enfin. Levi le lâche. Erwin recule son fauteuil et l'attire sur ses genoux pour l'étreindre. Levi glisse une main dans ses cheveux et lui masse le crâne.
— Si je peux faire quoi que ce soit… murmure-t-il.
Erwin se met à sangloter dans ses bras. Levi est stupéfait. Il n'a jamais vu le commandant pleurer. Il pleure de vraies larmes, qui glissent de ses joues et qui tâchent sa chemise. D'habitude, c'est plutôt lui, Levi, qui rompt sa carapace et qui fond en larmes. Erwin est celui des deux qui dissimule le mieux ses émotions, parce qu'il en a pris l'habitude à force de tenir des fonctions officielles. C'est son rôle, de revêtir son masque pour offrir aux autres l'incarnation même du calme et de la solidité.
Mais ce soir-là, devant Levi, il consent à le laisser tomber et à demander du réconfort. Levi sent sa demande dans la crispation de ses mains sur lui. Il ressent une bouffée d'amour. Erwin est fort, de beaucoup plus de manières qu'il ne le pense. Il l'aime serein et calme face à ses agents, il l'aime exalté et grandiloquent lorsqu'il motive les troupes, il l'aime taquin et malhabile avec ses sentiments dans leur intimité. Et il l'aime maintenant, en larmes dans ses bras, plus vulnérable qu'il ne l'a jamais vu mais déjà prêt à retourner assumer ses responsabilités de commandant.
Il ne lui dit pas, cependant. Pas tout de suite. Il ne veut pas voler cet instant à Mike. Il sait que dans quelques heures, ou demain, quand il prendra la parole pour s'adresser au Bataillon, il ne restera plus sur le visage d'Erwin aucune trace de cette peine, même si elle continuera à lui alourdir le cœur.
Il dépose un baiser sur sa joue humide. Erwin arrive à faire ressortir chez lui une tendresse dont il ignorait même l'existence. Il peut se servir de sa force pour protéger physiquement Erwin quand il l'accompagne au combat, mais il peut aussi se servir de toute la douceur de ses caresses pour le protéger quand il est blessé à l'intérieur.
— Promets-moi… murmure Erwin contre sa chemise. Promets-moi que tu ne mourras pas.
Levi ne peut pas promettre ça, et Erwin le sait bien. Comme il l'a dit lui-même quelques jours auparavant, ils mènent une vie dangereuse qui peut s'interrompre à tout moment. Levi sait que quoi qu'il arrive, il protégera Erwin. Mais Erwin, lui, sait que personne ne pourra protéger Levi à part lui-même. Il se sent impuissant. Levi lui incline le menton et l'embrasse avec délicatesse. Il essuie les larmes sur ses joues et l'embrasse à nouveau. Lui aussi a envie de pleurer. Ce n'est pas la mort de Mike qui le peine autant, mais de voir Erwin en souffrir à ce point. Il veut atténuer sa douleur et panser ses plaies. Il est prêt à tout pour le rassurer.
— C'est promis, murmure Levi.
Il ne lui fait pas promettre l'inverse, parce qu'il sait que ça n'aurait pas de sens. C'est de sa responsabilité de veiller sur la vie d'Erwin, et il le fera jusqu'à son dernier souffle.
