Chapitre 18

Levi retourne toute la ville.

Après des mois sans y avoir mis les pieds, il remue les Bas-Fonds à la recherche d'informations sur les Titans. Leur responsabilité dans la capture d'Erwin ne fait aucun doute pour lui. Mais maintenant que le Bataillon d'Exploration en a capturé ou recruté la majorité, ils se font rares et sont de plus en plus durs à trouver. Il cherche surtout le Bestial, mais l'homme, discret et trop distingué pour se mêler à la vermine, n'est pas connu des bandits qu'interroge Levi.

L'accueil qu'il reçoit dans les Bas-Fonds est mitigé, d'autant qu'ils savent tous qu'il fait maintenant partie de la police. Or, Levi n'est pas d'humeur à se laisser malmener. Il est avant tout là en tant que compagnon d'Erwin et pas en tant que flic, et son devoir de réserve ne l'empêchera pas de refaire le portrait au moindre abruti qui lui fera perdre son temps. Il écarte toutes les tentatives d'hostilité d'un revers de la main. Il veut savoir ce qui est arrivé à Erwin, et tout le reste peut bien aller se faire foutre.

Il ne trouve pas de réponse à ses questions en ville. Depuis que la Brigade d'Intervention s'est séparée en Brigades Spéciales et Bataillon d'Exploration, les bandits des rues et autres petits voyous se sont désintéressés de ce dernier autant qu'il s'est désintéressé d'eux. Ils ne voient plus Erwin comme une menace pour leurs affaires et ne montrent aucun intérêt pour sa disparition. Certains, parmi les plus jeunes, ne savent même pas de qui il s'agit.

Ne rien trouver, pas le moindre indice, rend Levi malade d'angoisse et fou de rage. Lui qui dormait peu ne dort plus du tout. Il rentre de moins en moins dans l'appartement qu'il partage avec Erwin. Il a l'impression qu'il a besoin de rester à l'hôtel de police. Être sur place est la seule chose capable de le tranquilliser un peu. Il ne supporte pas de s'éloigner des seules personnes qui pourraient finir par lui apporter des informations utiles.

Il passe ses nuits dans le bureau d'Erwin, recroquevillé dans l'un des fauteuils ou pelotonné dans un coin du canapé, à attendre dans une solitude glaçante que les heures s'égrainent. Les rares fois où il parvient à s'endormir, il est assailli de cauchemars où il voit Erwin blessé, souffrant – ou pire, mort. Il se réveille presque immédiatement, en larmes. Il s'autorise à sangloter, dans l'espoir de finir par s'épuiser et de plonger dans un sommeil sans rêves.

À l'hôtel de police, sa patience s'affine à l'extrême. Les membres de son escouade sentent qu'il est à cran et personne n'ose lui poser de question sur l'avancement des recherches. Ils sont tous volontaires pour y participer, et l'ardeur qu'ils mettent à la tâche est la seule chose qui lui réchauffe un peu le cœur. Les trois crétins s'agitent dans tous les sens, même s'ils brassent plus d'air que d'informations utiles. De manière un peu surprenante, Eren et Mikasa se joignent eux aussi à l'élan général, sans doute poussés par Armin.

Hange est bien sûr dans tous ses états. Parce que c'est elle la dernière personne à avoir vu le commandant, elle se sent une part de responsabilité dans sa disparition. Levi essaye de la rassurer, mais il est lui-même tellement inquiet qu'il ne lui reste que très peu d'énergie pour le faire. Quand il la sent près de craquer, toutes ses défenses s'effondrent. Hange est la seule personne devant laquelle il s'autorise à montrer son désespoir. Alors elle dissimule sa propre angoisse pour le rassurer à son tour, et ils trouvent l'équilibre fragile qui leur permet de continuer tous les deux à avancer.

Le Commandant Shadis reprend par intérim la tête du Bataillon d'Exploration. Il doit s'être passé cinq jours, qui pour Levi ont eu l'air de durer cinq mois, quand Lord Reiss demande à le rencontrer. Lorsque Hange lui apprend la nouvelle, Levi est frappé d'une illumination. Il saute de son fauteuil et court jusqu'au bureau du commandant des Brigades Spéciales. Il enfonce la porte, se jette sur Reiss, le saisit par le col et le plaque avec rage contre le mur.

— Qu'est-ce que tu as fait de lui, espèce d'enfoiré ?

— Ackerman ! s'exclame Shadis, outré.

— Je vais repeindre ce putain de mur avec ta putain de cervelle si tu me dis pas tout de suite ce que tu as fait d'Erwin !

Il lui éclate le nez d'un coup de poing.

Levi entend à peine Shadis crier pour appeler du renfort et leur ordonner de se saisir de Levi. Il écarte d'un geste brutal les parasites qui s'accrochent à ses épaules. Il va détruire Reiss s'il le faut. Le torturer, le faire hurler de douleur jusqu'à ce qu'il lui dise où se trouve Erwin.

Il se noie dans sa propre angoisse. Il n'a plus aucune pensée rationnelle.

Le cliquetis familier d'une arme à feu et le contact froid d'un canon sur sa tempe le ramènent à la réalité.

— Tu le lâches ou je fais sauter ta cervelle de vaurien dégénéré, fait la voix froide de Shadis. Tu fais honte à la confiance que Smith a placée en toi.

Levi lâche Reiss, qui glisse contre le mur et s'écroule sur le sol. Il ne recule pas. Il ne le quitte pas du regard. Voilà presque une semaine qu'il remue la vermine des Bas-Fonds, alors qu'il aurait dû se concentrer sur celle qui se pavane dans des calèches et des vêtements hors de prix.

Il ne sait pas ce que Reiss veut à Erwin, mais il est certain qu'il est impliqué dans son enlèvement. Erwin l'avait percé à jour. Reiss a des liens bien trop louches avec les Titans. Levi espère pour Reiss qu'Erwin est vivant et intact, sans quoi l'aristocrate est en train de vivre ses derniers instants.

Reiss tousse et fait gicler un peu de sang sur le tapis. Il se redresse tant bien que mal. Shadis se précipite pour l'aider, mais il lui fait signe qu'il peut se débrouiller seul.

— J'aimerais m'entretenir en tête à tête avec le Capitaine Ackerman, déclare-t-il.

Shadis et ses sous-fifres s'y opposent à grands éclats de voix. Levi jauge l'aristocrate du regard.

— Je n'hésiterais pas à te faire gicler les carotides si ce que tu as à me dire me contrarie, gros porc, prévient-il.

— Je suis convaincu que vous arriverez à vous contrôler, répond Reiss, confiant.

Son assurance agace Levi. C'est la preuve qu'il tient entre ses doigts boudinés un moyen de sauver sa peau de la colère du capitaine. En d'autres termes, la vie d'Erwin.

— Ok, on va parler dans le bureau du commandant, toi et moi, grogne Levi.

Il le prend par le col et l'entraîne avec lui jusqu'au bureau d'Erwin. Là, il le jette à l'intérieur avec une telle force que l'homme manque de trébucher et de s'étaler sur le sol. Levi claque la porte derrière lui avant que les autres ne puissent entrer. Ils vont sans doute s'amonceler dans le couloir, l'oreille collée contre le bois, prêts à intervenir. Il s'en fiche. Il n'a plus qu'une priorité.

— Où est Erwin ? demande-t-il.

Sa voix n'est plus qu'un grognement sourd qui tremble de colère.

— Je ne sais pas, répond Reiss avec aplomb.

Levi se retourne et donne un violent coup de poing sur le bureau pour exprimer son insatisfaction face à cette réponse. Reiss sursaute mais reprend aussitôt son attitude impassible.

— Je vais pas te poser la question plusieurs fois, sombre connard. Je te laisse une dernière chance, et ensuite je t'éclate la gueule jusqu'à ce que j'obtienne une réponse satisfaisante. Où est Erwin Smith ?

— Vous pouvez me violenter autant que vous le souhaitez, je ne connais pas la réponse à cette question. Mais je connais quelqu'un qui la connaît, ajoute-t-il précipitamment lorsque Levi s'approche d'un pas menaçant.

Levi se fige. L'autre le prend vraiment pour un con. Mais il ne pourra pas lui apporter les réponses dont il a besoin s'il lui réduit la gueule en bouillie avant qu'il parle.

— Le Bestial ?

— Je ne sais pas qui vous appelez de cette manière…

— Tu te fous de ma gueule ?

— Je suppose qu'il s'agit de Zeke Jaeger.

— Putain… murmure Levi au prix d'un effort surhumain pour se contrôler. T'as pas encore compris que t'es pas en position de force, là ? Tu veux vraiment que je perde mon sang-froid ?

Reiss cesse soudain de jouer l'ingénu. Son regard se durcit, sa colonne se raidit. Il a l'air ridicule, la moustache poisseuse du sang qui lui coule du nez.

— Bien.

Il écarte Levi et marche jusqu'au bureau, les mains derrière le dos. Du bout de l'index, il actionne le balancier de la petite pendule qu'Erwin a posée sur son bureau. Levi croit se rappeler que c'est un cadeau de son père. Il bout de rage.

— Je vois que vous êtes bien renseigné. Zeke Jaeger détient le Commandant Smith.

Levi se retient de faire voler des meubles, uniquement parce qu'ils se trouvent dans le bureau d'Erwin. Il est envahi d'une telle fureur qu'il se sent à deux doigts d'exploser. Il a besoin de détruire quelque chose. Reiss ne sait pas à quel danger il est actuellement en train de s'exposer. C'est une force brute, sauvage, indomptable, qui reflue dans ses veines et qui lui ordonne d'infliger le plus de mal possible au petit homme. Levi la contrôle à grand-peine. Si Reiss est encore vivant, c'est parce qu'il a besoin des informations qui vont suivre.

— Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il lui veut ?

Reiss hausse les épaules pour signifier qu'il n'est pas certain de la réponse.

— Sans doute récupérer ses congénères.

— Shadis a reçu une demande de rançon ? Une proposition d'échange ?

— Aucune idée.

Levi va lui arracher la tête.

— Et toi, qu'est-ce que tu veux ? Qu'est-ce que tu fous dans ce merdier ?

Le sourire de Reiss s'élargit.

— Depuis le début je sais que t'es pas net, bordel, ajoute Levi, dépité.

Il a essayé de prévenir Erwin. Maintenant, ils sont dans la merde jusqu'au cou. Il aurait dû insister. Il s'en veut. Une bonne partie de sa colère prend racine dans sa culpabilité.

— Alors, c'est quoi ton plan, Reiss ?

— Je peux te mener jusqu'à Smith.

— Maintenant ?

— D'ici ce soir. Comme je t'ai dit, je ne sais pas où il est. Seul Zeke le sait. Il m'a demandé de venir te chercher à l'hôtel de police, puis il enverra quelqu'un pour nous conduire jusqu'à Smith.

— C'est quoi l'embrouille ? Qu'est-ce que tu veux en échange ?

Reiss laisse planer une minute de silence, comme s'il réfléchissait. Levi sait qu'il le fait exprès pour l'agacer.

— Je veux que tu travailles pour moi.

C'en est trop. D'un geste brutal, Levi retourne le bureau et oblige Reiss à faire un bond en arrière pour l'éviter. Le meuble se fracasse dans un boucan épouvantable.

Levi est excédé. Il ne peut pas croire qu'une nouvelle fois, on lui vole quelqu'un qu'il aime pour s'accaparer sa force. Il va hurler. Il va tout détruire. Il va se détruire. Il se déteste. Il n'est qu'un outil, qu'une arme aux mains de gens plus rusés que lui. Un outil bon qu'à être retourné contre les gens qu'il aime. Ses épaules s'affaissent.

Reiss sent sa fragilité. Il le saisit par le menton en lui enfonçant douloureusement ses doigts dans les joues. Son visage nauséabond n'est plus qu'à quelques centimètres de celui de Levi.

— Je te veux toi, Levi. Tu vas te mettre à mon service et faire tout ce que je te dis.

— Je serai jamais ta pute, parvient à articuler Levi.

— Tu es un Ackerman, rappelle Reiss comme si cette explication suffisait.

Comme ta mère. Levi s'arrache à son emprise. Il titube en arrière. Il ne pense à rien, l'esprit chauffé à blanc par une rage aveuglante. Il ne parvient plus à respirer. Ses poumons le brûlent.

La voix de Reiss l'appelle au loin. Il ne peut pas travailler pour lui. Il ne pourra jamais le faire. Mais il ne peut évidemment pas non plus abandonner Erwin.

— Je travaillerai pas pour toi, répond-il le souffle court. À la moindre occasion, je vais te saigner. Tu as plutôt intérêt à mettre le maximum de distance entre nous.

— C'est bien dommage pour le commandant.

— Tu sais que je finirai par le retrouver. Et quand ce sera le cas, si vous avez touché un seul de ses cheveux, je vous exterminerai tous jusqu'au dernier.

— S'il n'est pas déjà mort quand tu le retrouveras… ne sous-estime pas Jaeger. Il est bien plus intelligent que son crétin de demi-frère.

— Dans ce cas, il doit avoir compris que tuer Erwin serait sa dernière erreur.

— Pas vraiment. Quitte à ne pas obtenir ce qu'il veut, il fera au moins exploser le Bataillon. Personne ne peut remplacer Erwin Smith.

Quand il entend ces mots, étrangement, Levi se calme. Comme s'il avait dépassé le seuil d'angoisse qu'il peut ressentir. Il reprend de la contenance. Reiss l'observe avec curiosité, comme s'il cherchait à trouver une logique rationnelle dans son comportement.

— Conduis-moi à Erwin et au Bestial. Il faut qu'on discute de tout ça ensemble. Tous les quatre.

— Enfin tu cesses de te comporter comme un chien enragé, se réjouit Reiss. Je commençais à m'impatienter.

Il s'approche de Levi et serre sa main moite autour de sa gorge.

— Je suis le seul qui puisse te rendre ton commandant. Alors tu vas m'obéir ou je te lime les crocs jusqu'à ce que tu en sois réduit à manger du foin pour le restant de tes jours.

Levi le repousse en arrière avec force. Il le dévisage avec l'air agressif qu'il réservait autrefois à Erwin. Tout dans son attitude laisse supposer qu'il va l'attaquer, mais Reiss ne se montre aucunement impressionné.

— Je sais quelles cochonneries vous faites ensemble et je sais combien il compte pour toi. Je t'ai vu pleurer, ce soir-là, sur la terrasse.

Le sang de Levi gèle dans ses veines. Que Reiss les ait vu s'embrasser le mettait déjà mal à l'aise. Mais qu'il l'ait surpris dans un moment d'une telle vulnérabilité lui donne l'impression que l'aristocrate vient de pulvériser toutes ses défenses. À la grande satisfaction de Reiss, il desserre les poings.

— Bien. Retrouve-moi ce soir dans cette auberge, lui dit-il en écrivant un nom sur un bout de papier. Viens seul et désarmé. Ne t'avise pas de me la faire à l'envers, Levi, car je ne suis pas très conciliant avec les traîtres.

~oOo~

Erwin s'adosse contre le mur de sa cellule et laisse échapper un profond soupir.

Il pense à Levi. À l'état dans lequel il doit être à ce moment précis. Il doit se sentir responsable. Ce qui n'a aucun sens, mais il ne peut sans doute pas s'en empêcher. Erwin est inquiet des risques auxquels ils doivent s'exposer, lui et les autres membres du Bataillon, pour le retrouver. Il n'a jamais pensé que les Titans, déjà affaiblis par la capture de plusieurs des leurs, auraient l'audace de l'enlever.

Il ne se sent pas en danger imminent. Ils attendent forcément quelque chose de lui, quelque chose qui les oblige à le maintenir en vie. Il frissonne. Il a froid dans cette cellule. Il a faim. Il a perdu le compte des jours depuis qu'il est enfermé. Cinq ? Sept ? Il sait que le désorienter et l'affaiblir fait partie de leur stratégie pour le rendre plus malléable. Il a fait de même avec Eren.

Il ne peut s'empêcher d'apprécier l'ironie de la situation. Sa stratégie s'est complètement retournée contre lui. Le Bestial – car il n'a aucun doute sur l'identité de son ravisseur – utilise contre lui les mêmes méthodes qu'Erwin a utilisées contre Eren. Cette réalisation l'aide à mieux tolérer sa capture. Peut-être qu'il a un peu mérité de se retrouver menotté à ce mur froid.

Ce qu'il redoute, en revanche, c'est ce qui attend Levi. Car s'il s'avère que c'est lui que le Titan veut, si Erwin n'est qu'un appât, alors il n'aura qu'à utiliser la même méthode que lui pour le plier à sa volonté.

Erwin essaye de repenser le moins possible à cette période. Ce sont ses membres transits de froid, son estomac vide et sa solitude sinistre qui font remonter ces souvenirs à la surface de son esprit. Il a toujours, et aura probablement toujours, honte de ce qu'il a fait à Levi. Une vie entière à ses côtés à le chérir et à s'assurer qu'il ne manque de rien, sur le plan matériel comme sur le plan affectif, ne suffirait pas à effacer les dernières traces de sa culpabilité. Il sait qu'à l'époque, il a été poussé par le devoir. Il sait aussi qu'après tout ce qu'ils ont vécu ensemble, Levi lui en veut sans doute moins qu'il ne s'en veut à lui-même. Mais il ne peut s'empêcher de ressentir ce poids dans sa poitrine quand il repense au visage défait du malfrat, adossé contre la porte de son bureau, à la veille de leur mission. Quand il lui a demandé de s'assurer que ses amis restent en retrait de la bagarre. Un instant fugace, auquel Levi n'a sans doute pas pensé depuis des années, mais qui plane encore comme une ombre sur la conscience d'Erwin.

Se retrouver seul avec ses pensées coupables, sans les caresses instinctives de Levi pour l'apaiser et l'aider à les refouler, est pire que la soif et la fatigue. Sa solitude nourrit ses idées noires et les fait enfler de manière disproportionnée et irrationnelle. Il le sait. Il n'a juste plus les ressources pour se défendre contre elles.

Il essaye de s'occuper l'esprit en réfléchissant à ce que le Bestial peut bien lui vouloir, et à ce qu'il va lui répondre. Il ne se fait pas trop d'illusions sur le sujet. Jaeger va très probablement exiger la libération de ses collègues. Il va leur proposer d'échanger Erwin contre Eren, Reiner et Annie. Erwin se doute que Shadis a pris sa place et il ne sait pas trop ce que le commandant va décider. Shadis ne se préoccupe plus des Titans depuis longtemps, il a été trop heureux de transmettre cette charge à Erwin. De plus, Erwin sait qu'il est une grosse prise pour les Titans, et il doute qu'ils le laissent filer si facilement.

Est-ce qu'ils vont se servir de lui pour attirer Levi ? C'est ce qu'aurait fait Erwin. Mais pour quoi faire ? Pour le tuer ? Il ne pense pas que quiconque en possession d'une once d'intelligence se passerait d'un tel atout. Pour le recruter ? Erwin est certain que Levi ne se rangera jamais du côté des Titans, quoi qu'ils aient à lui offrir. Certes, Levi a déjà montré par le passé qu'il pouvait changer d'allégeance, mais Erwin n'a aucun doute sur sa loyauté. Levi a toute sa confiance. Ils ont toute la confiance l'un de l'autre.

Quand sa cellule s'ouvre enfin, Erwin est en train de somnoler sur le sol. Il se redresse d'un coup. L'ouverture de la porte laisse entrer un rai de lumière qui lui demande un temps d'adaptation pour discerner l'homme à contre-jour. Il le reconnaît au reflet de ses lunettes.

— Bonjour, le salue le Bestial d'un ton aimable. Je suis…

— Zeke Jaeger, complète Erwin en se redressant en position assise. Le Titan Bestial.

— C'est exact. Je vous appellerai par votre grade, et vous pourrez vous en tenir à mon nom civil, commandant.

Sa voix est polie, d'une cordialité excessive au vu des circonstances. L'homme pose un genou à terre devant Erwin pour se mettre à sa hauteur.

— Est-ce qu'on vous appelle le Bestial de manière ironique ?

Zeke Jaeger sourit.

— Non.

— Nous pourrions peut-être discuter ailleurs que dans cette cellule…

— Non, je crains que vous ne soyez obligé d'y rester pour le moment. Je suis sûr que Levi sera particulièrement sensible à ce...

Il désigne d'un geste distrait l'endroit lugubre dans lequel ils se trouvent.

—...décor.

Erwin déteste la familiarité avec laquelle il parle de Levi, en utilisant son prénom comme s'il le connaissait personnellement.

— Je pense qu'il vaut mieux pour vous que Levi reste en dehors de tout ça. Vous n'arriverez rien à obtenir de lui. Vous devez savoir à quel point il...

— Je sais que les Ackerman deviennent inflexibles à partir du moment où ils se sont laissés dompter par leur maître, le coupe Zeke. Mais vous le savez aussi, puisque vous m'avez pris Mikasa.

Mikasa était un bénéfice inattendu de la capture d'Eren, un bénéfice qu'Erwin n'avait pas anticipé. En revanche, il a déjà utilisé la loyauté d'un autre Ackerman pour s'accaparer sa force. Il chasse à nouveau ces pensées de son esprit.

— Vous avez recruté Eren pour vous assurer la loyauté de Mikasa ?

— En partie, admet Zeke. Je ne sais pas vraiment si on peut parler de loyauté, étant donné qu'elle n'est loyale qu'envers mon cher frère. Mais vous devez le savoir, vous usez des mêmes méthodes que moi.

— Alors, pourquoi Levi ?

— Je n'ai jamais dit que je cherchais à m'emparer de Levi. À vrai dire, il ne m'intéresse pas plus que ça.

— C'est l'Originel, qu'il intéresse ?

Zeke sourit à nouveau.

— Je crois bien que vous êtes le seul à accorder une telle importance à votre petit capitaine, commandant. J'ai appris de source fiable qu'il était d'ailleurs bien plus qu'un simple capitaine, pour vous. Est-ce que c'est vrai ? Est-ce que les deux hommes les plus célèbres du Bataillon d'Exploration passent leurs soirées à s'astiquer mutuellement la queue ?

Erwin décide de changer l'angle de la conversation.

— Que comptez-vous faire ? M'échanger contre Braun, Leonhardt et Eren ?

— Et reprendre notre petite vendetta à la case départ ? Tss. Ni vous ni moi n'avons autant de temps à perdre. Je pensais que nous pourrions collaborer de manière plus productive que ça.

Erwin le laisse continuer. Jaeger se lève et étend les jambes pour refaire circuler le sang.

— Je suis un grand admirateur de vos méthodes, commandant. Vous êtes bien meilleur que tous les incapables qui vous ont précédé. Non seulement vous avez réussi à capturer plusieurs Titans, mais quelque chose me dit que vous avez réussi à convaincre mon frère de travailler pour vous. Je pensais que vous l'amèneriez lors de la dernière expédition, mais je suppose que vous ne lui faites pas encore entièrement confiance. C'est intéressant…

Erwin l'écoute dans un silence attentif.

— Vous avez au sein de votre équipe plusieurs personnes qui m'intéressent. Vous-même, en premier lieu. Vous êtes d'une clairvoyance stratégique redoutable et j'aimerais beaucoup que nous puissions travailler ensemble. J'ai beaucoup apprécié de me battre contre vous, et je pense que le temps est venu de faire équipe.

Erwin est interloqué. Après des années de lutte acharnée contre les Titans, est-ce que Jaeger pense vraiment qu'il existe la moindre chance pour qu'il s'allie à eux ?

— J'ai aussi repéré cet… ingénieur ? Mécanicien ? Ce bricoleur un peu désinhibé qui semble absolument fasciné par les Titans.

— Ce br... Hange ?

L'intérêt de Zeke pour Hange n'étonne pas vraiment Erwin. Plus discrète que Levi, du moins au combat, elle est son atout secret depuis le début. Pour la première fois, il regrette de l'avoir entraînée dans la bataille et d'en avoir fait une cible pour le Bestial. Puis il se rappelle qu'elle n'en fait de toute façon qu'à sa tête, et qu'elle les aurait accompagnés quoi qu'il en dise.

— Votre Bataillon est particulièrement soudé et organisé. L'escouade volante de Levi est particulièrement impressionnante.

En dépit de la situation, Erwin ressent une bouffée de fierté à l'idée que son capitaine soit enfin reconnu pour ses qualités de meneur, et plus seulement comme une arme.

— Je veux que le Bataillon d'Exploration travaille pour moi.

Erwin manque de s'étouffer avec sa propre salive. Celle-là, il ne l'avait pas vue venir.

— Tout le Bataillon ? Dans son entièreté ? Et vous ne voulez pas qu'on ajoute les Brigades Spéciales en guise de bonus ?

— Je sais que la proposition peut paraître surprenante. Je me doute que vous vous êtes tous engagés dans la police portés par des valeurs morales inébranlables, mais je pense que les Titans pourraient mettre à profit vos talents.

— C'est un solide argument pour refuser, non ? demande Erwin, toujours dubitatif.

Il ne voit pas d'où pourrait lui venir la brutale envie de soutenir les Titans.

— Pensez-y, commandant. Vous seriez beaucoup plus libres, vous et vos collaborateurs.

— J'avais plutôt l'impression que vous me proposiez de nous asservir à votre cause méprisable.

— Levi n'aura plus besoin de faire semblant d'adhérer aux valeurs de la police. C'est un bandit, il a le crime dans le sang. Peu importe le nombre d'années pendant lequel vous lui ferez porter un uniforme, ça ne changera pas sa nature profonde. Ce n'est pas votre blason qu'il suit, c'est vous. Quant à Hange, je suis certain que rien ne l'intéresserait plus que de développer de nouveaux équipements pour moi, sans contrainte de budget ou de cadre légal.

— Vous les insultez en supposant qu'ils sont si facilement corruptibles, répond Erwin.

Le Bestial commence à l'agacer. Cette conversation n'aboutira à rien. Il n'y a aucune chance qu'il accepte. Le Titan aurait dû s'en rendre compte avant. Il a en face de lui la personne la plus intègre du Bataillon. Il est surpris qu'il pense pouvoir l'acheter aussi facilement. C'est tellement aberrant qu'il le soupçonne d'avoir autre chose derrière la tête, de proposer l'indécent pour ensuite faire passer plus facilement l'outrancier.

— Vous pouvez épargner votre salive, ajoute Erwin. Le Bataillon d'Exploration ne travaillera jamais pour vous, que j'en sois à sa tête ou non.

Zeke ne perd pas son sourire poli et ne s'offusque pas de son refus. Il est en train de manœuvrer avec beaucoup plus d'habileté qu'il n'en a l'air. Erwin le sent, mais il n'arrive toujours pas à comprendre ce qu'il veut vraiment.

— Bien, commandant. Vous êtes aussi buté dans vos principes qu'on me l'a décrit. Je suppose que nous n'avons pas d'autre choix que d'attendre le retour de Levi.

— Combien reste-t-il de Titans en liberté à Trost, Jaeger ? demande soudain Erwin. Vous donnez l'impression d'être bien seul…

Le Titan continue à sourire.

— Avez-vous trouvé un remplaçant au Colossal ?

Cette fois, il daigne répondre.

— J'ai deux candidats potentiels en tête.

Erwin n'aime pas son ton espiègle. Zeke ouvre la bouche, se ravise, puis ne peut s'empêcher d'ajouter avec un sourire en coin :

— Je crois que vous hébergez également Armin Arlert ?

~oOo~

Levi suit Reiss à travers des couloirs dégueulasses. Ils respirent de l'air qui pue le renfermé et il est sûr que l'endroit est infesté de rats. Il n'a qu'une vague idée du lieu où ils se trouvent. Il a refusé qu'on lui bande les yeux pendant le trajet, mais les vitres opacifiées de leur voiture ne lui ont pas permis de voir avec précision où ils se rendaient. Il a tenté d'utiliser ses connaissances de la ville, mais le bavardage incessant de Reiss l'a empêché de se concentrer sur les directions que prenait la voiture.

Et maintenant, il se retrouve à arpenter des tunnels glauques à souhait accompagné d'un aristo et de sa lanterne vacillante. Il va récupérer Erwin et se tirer d'ici en vitesse. Même s'ils lui ont fait du mal. Il reviendra plus tard leur faire la peau.

Il tremble d'impatience de retrouver le commandant. Il a besoin de le voir, de le toucher. De sentir son odeur, de se rassurer grâce à la chaleur de son corps, d'entendre le son de sa voix. Il a tellement hâte de le voir vivant qu'il ne se laisse plus de place pour l'appréhension.

Ils passent une porte en métal et débouchent sur un autre couloir ouvert sur une série de cellules. Le cœur de Levi accélère. Il presse le pas et devance Reiss en jetant un coup d'œil à travers chaque grille. Chaque cellule est désespérément vide. Il trottine tellement vite qu'il se met presque à courir.

— Le commandant se trouve dans celle-ci, fait une voix polie.

Trop polie. Trop mielleuse. Levi s'interrompt dans sa course pour dévisager le Titan Bestial, debout au bout du couloir, les mains derrière le dos. Une colère tumultueuse l'envahit à nouveau. Chaque fibre de son être exècre l'homme qui se tient, calme et souriant, à quelques mètres de lui. Il décide de ne pas engager la conversation et se précipite vers la cellule qu'il lui désigne.

Erwin est à genoux, le dos contre le mur à l'opposé de la grille, les mains et les pieds entravés.

— Fais-le sortir de là, gronde Levi.

— Je crains que ce ne soit pas possible.

— Alors laisse-moi rentrer ou je t'étale la cervelle sur ce putain de mur, sale babouin dégénéré !

— Levi, calme-toi. Je vais bien, intervient Erwin.

Se calmer ? Levi va exploser de colère. Il ne supporte pas de voir Erwin comme ça, à genoux dans la crasse et l'humidité. L'ombre d'une barbe commence à colorer ses joues. Il est sale, il n'a probablement pas changé de vêtements depuis sa capture et l'odeur qui émane de la cellule prend Levi à la gorge.

Levi saute sur le Bestial pour lui enfoncer la trachée, et se retrouve avec le canon froid d'un revolver collé sur le front. Il s'immobilise. Son cœur bat tellement fort dans sa poitrine qu'il a l'impression qu'il va exploser.

— Levi… fait la voix apaisante d'Erwin.

Levi se calme. Il ne peut pas expliquer pourquoi, mais sa fréquence cardiaque ralentit et ses muscles se détendent. Il sait que c'est Erwin qui lui fait cet effet. Il a remarqué depuis longtemps que le commandant est la seule personne à réussir en quelques mots à l'apaiser. Il recule. Jaeger baisse son arme.

— Faites le sortir de cette cellule.

— Je me demandais… dit le Bestial d'un air pensif, lequel des deux était le plus susceptible de céder si je torturais l'autre. Je crois que j'ai la réponse. Smith, vous n'avez même pas cillé quand je lui ai braqué mon revolver dessus.

— Il est évident qu'Ackerman cédera avant Smith, intervient Reiss, dont Levi a fini par oublier la présence. De plus, j'aimerais que tu ne me l'abîmes pas trop. Tu récupères les informations de Smith, je récupère Ackerman. C'était le marché.

Levi sent son cœur plonger dans sa poitrine. Il est le point faible d'Erwin. Du Bataillon tout entier. Les Titans savent qu'il ferait n'importe quoi pour Erwin. Tout le monde doit le savoir.

Il n'a jamais pris le temps d'y réfléchir, mais maintenant qu'Erwin est en danger, il se rend compte que son attachement pour lui surpasse sa loyauté envers le reste du Bataillon, envers la police et envers quiconque. Il les enverra tous en enfer avant de laisser le Bestial toucher un seul de ses cheveux. Même les morveux. Même – son cœur se serre – Hange.

Il se fiche qu'Erwin ne ressente peut-être pas pour lui un attachement aussi fort. Il a l'impression que la mort d'Erwin le détruirait, et il serait soulagé que l'inverse ne soit pas vrai.

Le Titan l'examine avec attention. Levi se sent dépecé par son regard. Est-ce qu'il perçoit tout ce qui se trame à l'intérieur de lui ? Est-ce qu'il sent à quel point il bouillonne de rage ? Si c'est le cas, il ne le montre pas. Il étudie Levi comme un spécimen particulièrement intéressant, qu'il ne comprend pas encore tout à fait mais qui retient son attention. Quand est-ce que cet enfoiré va se décider à lui ouvrir la grille de la cellule d'Erwin ?

Jaeger ne semble pas pressé. Il interpelle l'un des deux gardiens et lui donne un ordre lapidaire que Levi ne comprend pas. Il fixe Erwin des yeux. Le commandant soutient son regard, et lui adresse même un petit sourire encourageant. Levi sait qu'il doit se contrôler, mais Erwin ne l'aide pas. Il a l'impression que le commandant est résigné. Cette attitude le révulse et lui met les nerfs à vif.

Le gardien revient avec deux personnes. À leur regard bovin, Levi ne tarde pas à les identifier comme des sbires.

Le Bestial brandit à nouveau son revolver sur la tempe de Levi. Erwin frémit.

— Entrez dans la cage. Toi, si tu bouges, je donne au commandant le privilège de voir ta cervelle repeindre le mur.

Levi se fiche de ses menaces. Il est à deux doigts de désobéir quand Erwin secoue imperceptiblement la tête en le fixant de son regard intense. Levi se fige et observe, impuissant, les deux géants entrer dans la cellule et refermer la porte derrière eux. Ils sont si imposants qu'Erwin a l'air petit à côté d'eux. Le commandant se détourne de Levi pour leur faire face. Les entraves qui lui enserrent les chevilles l'empêchent de se lever, mais il se retient de faire un mouvement de recul. Levi sent la panique s'immiscer dans chaque fibre de son corps. Reiss, un peu en retrait, observe la scène avec intérêt.

— Levi, où sont détenus les autres Titans ? demande Jaeger d'un ton neutre.

Levi ne répond pas, évidemment. Ses lèvres tremblent. Erwin replonge son regard dans le sien, un regard tranquille et solide. Aussi ferme et rassurant qu'une étreinte. Le Bestial adresse un signe de la main à ses hommes.

Un poing percute Erwin en pleine face. La vue de Levi se brouille.

Déséquilibré par le coup, Erwin tombe sur le côté. Il se relève aussitôt et secoue la tête comme pour se remettre l'esprit d'aplomb. Il cherche aussitôt le regard de Levi pour lui assurer que tout va bien. Chaque muscle du capitaine est tendu. Il est à deux doigts de bondir. Seul l'ordre silencieux de son commandant le retient.

— Je vais répéter une fois la question au cas où tu n'aies pas bien compris les enjeux, Levi. Où se trouvent mes Titans ?

Pas de réponse. Second coup de poing dans la face, cette fois de l'autre homme. La lèvre d'Erwin éclate et déverse un flot de sang sur son menton. Il ne peut retenir un petit cri étranglé qui ouvre un gouffre dans la poitrine de Levi.

— Je n'hésiterai pas à le tuer, déclare Jaeger. Ou pire. Tu vas rester là à regarder mes hommes le transformer en légume ?

— Il ment, dit aussitôt Erwin. C'est moi qu'il veut avant t-

Une gifle monumentale le fait taire. Ses cheveux lui tombent devant les yeux. Il crache un peu de sang qui lui dégouline sur le menton.

— Combien de coups sur la tête sont nécessaires, à ton avis, pour transformer définitivement le Commandant Erwin Smith en abruti baveux ?

Les oreilles de Levi bourdonnent. Sa vision ne s'éclaircit pas. Une douleur intense lui fend le crâne. Tout son corps est crispé au point qu'il tremble. L'énergie reflue en lui avec une telle puissance qu'elle va le submerger.

Il va tous les tuer.

— Levi, mon amour, calme-toi.

Même la douceur de la voix d'Erwin ne suffit plus à le faire redescendre.

Il va tous les tuer.

— Réponds, nabot ! fait la voix lointaine de Reiss.

Mais Levi n'entend déjà plus ce que les deux ravisseurs d'Erwin lui disent. Il sent la réalité lui échapper.

Une nouvelle pluie de coups s'abat sur Erwin. Ils s'y mettent à deux. Il tombe à nouveau, et cette fois, il ne se relève pas.

Un éclair foudroyant aveugle Levi, et il perd le contrôle de lui-même.