Chapitre 22
Plusieurs mois ont passé depuis leur dernière mission quand Erwin ordonne à Levi de s'entraîner avec lui au maniement des armes. Il le lui ordonne, puisque Levi est jusqu'alors resté sourd à ses sollicitations polies.
— Tu dois te ménager, lui répond-il inlassablement à chaque fois.
— Il n'y a aucun risque que ma blessure s'ouvre à nouveau, Levi, répond Erwin avec irritation. Je dois reprendre les armes.
— Pourquoi ? Tu ne vas plus participer aux missions extérieures de toute façon, si ? Si ? Erwin, réponds-moi !
— Je suis vulnérable si je garde l'agilité d'un enfant de cinq ans avec un poignard. Tu penses vraiment que c'est en refusant de m'aider que tu vas me retenir dans mon bureau ? Si tu refuses, j'irai voir quelqu'un d'autre. Quelqu'un de moins bon que toi.
Quelqu'un qui ne pourra pas m'apprendre aussi bien que toi à me protéger. Levi ouvre la bouche, furieux, puis la referme. Erwin est dur avec lui, et il le sait. Il a besoin d'asseoir son autorité. Devoir s'appuyer sur lui, ou sur n'importe qui d'autre, pour remonter la pente est déjà assez frustrant comme ça.
Levi croise les bras. Erwin pense qu'il a gagné. C'est toujours comme ça que leurs désaccords se terminent. Mais ils touchent un point extrêmement sensible, et pour une fois Levi ne compte pas abandonner aussi facilement. Il prend une inspiration pour relancer le débat. Erwin ne lui laisse pas le temps de prononcer le moindre mot et sort sa carte maîtresse.
— C'est un ordre, Levi.
Les mots de son capitaine meurent sur ses lèvres. Ses yeux gris lancent des éclairs. Il rosit légèrement, humilié. Erwin sait qu'au fond, ce ne sont que des paroles. Levi, avec sa reconnaissance approximative de l'autorité, peut facilement passer outre. Mais Erwin a plutôt l'impression que c'est l'argument dont il avait besoin pour s'autoriser à céder. Le capitaine tourne les talons et quitte son bureau sans un mot.
Ils se retrouvent en fin de journée, une fois la salle d'armes enfin désertée par les agents les plus assidus. Erwin veut surtout que Levi l'aide à trouver une fluidité de mouvements avec son poignet gauche. Pour ce qui est des armes à feu, il a déjà commencé à s'entraîner seul – avec des résultats désespérément médiocres.
Levi traverse la salle d'un pas rapide et sec. Erwin peut sentir toute sa colère dans la raideur de sa démarche. Il décide de l'ignorer. Levi choisit deux lames, une pour chacun. Il ne lui fait pas l'affront d'opter pour des armes factices.
— Prends-en deux, lui dit Erwin.
— Pourquoi ? On peut commencer avec une, et quand tu arriveras à me désarmer, j'en prendrai une deuxième.
Son insolence irrite Erwin. Il sait qu'il n'arrivera pas à désarmer Levi, pas plus que quand il avait deux bras.
— Prends-en deux, répète-t-il sans hausser le ton.
Levi obtempère. Il saisit une deuxième lame et se place face à lui. Au prix d'un effort conséquent, il fait disparaître l'agacement de son visage. Erwin est sincèrement stupéfait du contrôle qu'il parvient désormais à exercer sur lui-même. Le capitaine prend l'air impassible qu'il réserve d'habitude aux autres agents quand ils l'affrontent.
— J'attaque ou tu attaques ? demande-t-il d'une voix morne.
Erwin lui fait signe de commencer. Il veut d'abord travailler sa défense.
Levi attaque et le désarme avec une facilité déconcertante, sans verser une goutte de sueur. Bien. Erwin est soulagé qu'il ait décidé de ne pas le ménager. Il ramasse son arme, se remet en position et lui fait signe de recommencer.
Levi le désarme encore. Et encore. Des dizaines de fois, avec une rapidité foudroyante. Erwin ne peut rien faire. Chaque attaque est un éclair et une défaite cuisante. Inlassablement, Erwin ramasse son couteau et reprend sa position. À chaque fois qu'il le désarme, Levi semble attendre qu'il renonce. Quand il voit son regard déterminé, il se résigne et reprend lui aussi sa position. Leur petit jeu n'a pas l'air de lui coûter le moindre effort physique.
Erwin ne se lassera jamais de regarder Levi se battre. Certes, il ne se bat pas vraiment contre lui tant ses actions sont courtes. Mais il a quand même le temps d'admirer sa souplesse et sa vivacité, la grâce avec laquelle son corps se détend pour l'atteindre.
Mais ce soir, Erwin se sent surtout d'une humeur massacrante qu'il n'arrive pas à canaliser.
— Sers-toi de tes deux mains, grogne-t-il.
— Quoi ?
— Sers-toi de tes deux mains. Ça ne sert à rien d'avoir pris deux lames si tu en laisses toujours une en retrait.
— À quoi tu joues, Erwin ? T'arrives même pas à me toucher quand j'utilise une seule main. À quoi ça sert que je mette les deux ?
Erwin rompt sa position de défense. Il reste planté devant Levi, les bras ballants.
— Nous sommes là pour nous entraîner.
— Ah ouais ? Et pour le moment ça marche comment, pour toi ? T'as l'impression d'avoir progressé ? T'as l'impression que ce qu'on fait sert à quelque chose ? On va continuer encore longtemps ?
— Tant que je n'arriverai pas à te résister.
— T'as jamais réussi à parer l'une de mes attaques, Erwin, jamais ! Même quand t'avais deux bras ! Je suis le plus fort du Bataillon, tu te souviens ? C'est pour ça que tu m'as recruté. T'as jamais fait le poids face à moi, et c'est pas grave. Alors arrête tes conneries et fixe-toi des objectifs raisonnables. Je vais pas te conforter dans ce genre d'idiotie encore longtemps.
Il jette ses armes sur le sol.
— Je veux bien t'aider, ok ? J'ai dit que je le ferais et je tiendrais parole. Mais ça, cette… cette mascarade, j'en ai assez. On perd notre temps.
Erwin détecte un peu d'incertitude dans sa voix, comme s'il n'était pas entièrement sûr de son acte de rébellion. Il essaye d'adopter un masque de défiance, mais ses yeux ne suivent pas. Ils brillent d'un éclat inquiet.
Erwin pose à son tour son poignard. Levi a raison. Ils brassent de l'air depuis deux heures. Levi est trop fort. Se confronter à lui est inutile s'il ne l'autorise pas à ajuster son niveau à ses capacités.
— Va mettre ton équipement.
— Mon équipement de manœuvre tridimensionnelle ? Pour quoi faire ?
— Va le mettre et attends-moi dans l'armurerie. Je reviens.
Il fait demi-tour et quitte la salle d'entraînement d'un pas rapide, laissant Levi perplexe derrière lui.
~oOo~
Levi attend Erwin avec une pointe d'appréhension. Il ne sait pas ce qu'il va lui sortir, encore. Comme il s'y attendait, cette reprise est un fiasco. Erwin se sent sans doute encore plus mal maintenant qu'il y a quelques heures. Levi se sent minable, lui aussi. Impuissant. Il ne sait plus comment se comporter avec lui. Est-ce qu'il doit continuer à obéir à ses lubies, ou bien faire les choses comme il l'estime le plus juste ? Il ne sait pas. Il a envie de tout laisser tomber pour aujourd'hui. Le comportement d'Erwin l'insupporte, et pourtant rien ne lui manque plus que son étreinte familière.
Il enfile l'équipement de manœuvre tridimensionnelle et va nettoyer les poignards déjà propres avant de les ranger dans l'armurerie. Il est en train de refermer le tiroir quand il entend la porte claquer derrière lui. Erwin tire le verrou d'un mouvement sec.
Il s'approche d'un pas décidé vers Levi. Celui-ci n'a pas le temps d'entrouvrir les lèvres pour parler qu'Erwin le saisit par la taille et l'attire dans un baiser avide. Le commandant le soulève presque du sol pour le pousser contre le mur. Levi lâche un gémissement étouffé quand son dos heurte la pierre derrière lui.
Il arrache ses lèvres à celles d'Erwin et accroche son regard. Il sait que ce n'est pas comme ça qu'ils vont régler les choses entre eux. Qu'ils devraient se poser et parler, mettre les choses au clair. Mais le contact du corps d'Erwin lui fait trop de bien pour qu'il y renonce. Il embrasse Erwin à son tour.
Le commandant redouble d'ardeur. Il écrase ses lèvres contre les siennes, force l'entrée de sa bouche avec sa langue. Levi est un peu surpris mais il ne dit rien. Erwin a besoin de montrer sa force. Il a besoin de montrer sa puissance. Il se laisse faire.
— J'ai envie de toi, grogne Erwin en enfouissant son visage dans le creux de son cou.
Levi prend une inspiration saccadée. Ils n'ont pas couché ensemble depuis au moins dix jours. Lui aussi a envie de lui. Tellement. Il prend une grande inspiration pour laisser le parfum du commandant l'envahir. Sa Cologne, mais aussi l'odeur de son corps, plus forte après l'effort qu'il vient de fournir.
— Alors prends-moi, je suis à toi, gémit Levi.
Sa voix prend des accents désespérés. Erwin est déjà dur contre son bas-ventre. Il a du mal à contenir son excitation et les mouvements de son bassin. Levi saute en hauteur et emprisonne sa taille entre ses cuisses, les bras solidement noués autour de son cou. Erwin le maintient contre le mur à l'aide de son bras qu'il glisse sous ses fesses. Levi se perd dans son baiser vorace. Erwin lui comprime la poitrine de son buste, lui coupe le souffle, lui broie les côtes. Il en veut plus. Levi aussi.
— J'ai envie de te la mettre, souffle le commandant.
— T'as plutôt intérêt, oui.
— Déclenche ton équipement.
Levi marque un temps d'arrêt quand il comprend pourquoi Erwin lui a demandé de l'enfiler. Il dénoue ses jambes et se laisse glisser jusqu'à ce que ses pieds touchent à nouveau le sol.
— Il va falloir me déshabiller avant.
Erwin étudie le problème, le regard sérieux et les pupilles dilatées. Il tend la main vers Levi, qui lui saisit le poignet pour l'intercepter.
— Eh, tu déchires pas mon uniforme, hein ? J'en ai besoin pour rentrer. Je vais pas me balader cul-nu dans Trost.
— La vue serait pourtant très intéressante. Hmm. Qu'est-ce que va dire Hange si je coupe les lanières des cuisses ?
— Elle va t'arracher la tête et te faire bouffer l'autre bras. Dans cet ordre.
— Je lui dirai que c'était une situation d'urgence absolue.
Sans détacher les yeux de Levi, il saisit un couteau sur un présentoir à sa gauche et sectionne les lanières qui enserrent ses cuisses. Toute la partie inférieure de son équipement se dénoue et tombe sur le sol. Le souffle du capitaine se coupe une nouvelle fois dans sa gorge en anticipation de la suite. Il laisse Erwin le débarrasser de son pantalon et le presser à nouveau contre le mur. Le commandant glisse sa main entre ses cuisses et lui saisit l'entrejambe. Levi prend une inspiration saccadée.
— Déclenche ton équipement.
— Il va falloir que tu me lâches la queue, alors.
Les deux grappins se fichent dans le plafond avec un bruit sec. Levi les règle à la bonne hauteur pour pouvoir de nouveau enlacer la taille d'Erwin avec ses jambes sans pour autant que le commandant ait à le porter.
— Pourquoi on n'a jamais fait ça avant ? murmure-t-il.
Erwin ne prend pas la peine de répondre. Sa main enserre la gorge de Levi puis descend le long de son cou, entre ses pectoraux. Elle parcourt son corps d'une caresse possessive puis se saisit à nouveau de son sexe pour le pomper vigoureusement. Levi gémit. L'arrière de sa tête heurte le mur.
— Doucement, halète-t-il.
Erwin ralentit. Son regard est sombre, presque effrayant. Levi clôt l'espace entre leurs visages et l'embrasse pour ne pas avoir à s'y confronter. Il y a dans l'attitude d'Erwin quelque chose de primaire qui l'effraie et qui l'excite en même temps. Il veut défaire à son tour le pantalon d'Erwin pour libérer l'érection qu'il frotte désespérément contre lui, mais le commandant chasse sa main pour le faire lui-même. Levi capitule et repasse ses bras autour de ses épaules.
Erwin se caresse avec énergie.
— Je vais te la mettre, prévient-il d'une voix essoufflée.
— Comme ça, à sec ? demande Levi avec un frisson d'inquiétude.
Erwin sort de la poche de sa veste le flacon qu'il est allé cherché pendant que Levi enfilait son équipement. Le lubrifiant. Il laisse échapper un petit grondement d'anticipation.
— Je vais te prendre comme ça, sans te préparer, grogne Erwin en s'enduisant de liquide visqueux.
Levi hoche la tête. Si Erwin va doucement, il peut l'endurer sans problème.
Le commandant lui plaque à nouveau le dos contre le mur et colle son front au sien. Levi le sent pousser à l'intérieur de lui. Une sensation de tiraillement l'envahit, puis de plénitude. De la sueur coule de son front et se perd dans ses cils. Erwin respire bruyamment, tout près de sa bouche.
Le commandant est en lui. Levi essaye de se détendre, mais Erwin lui en laisse à peine le temps. Il commence de petits va-et-vient dont l'amplitude croît progressivement. Levi laisse échapper de petits cris. Erwin pose la main autour de son cou, sans serrer, peut-être pour lui signifier d'être plus discret. Ou pour ressentir les gémissements qui vibrent dans sa gorge.
Son équipement le maintient solidement à la bonne hauteur pour qu'Erwin plonge en lui. Il s'enfonce complètement à chaque mouvement, et Levi est écrasé contre le mur. La main d'Erwin l'oblige à le regarder dans les yeux. Levi soutient son regard avec difficulté. Il a envie de se laisser aller dans le creux de son cou, de n'être plus que passif pendant qu'il se sert de lui pour son plaisir. Il a du mal à s'abandonner. Erwin est trop brutal pour lui permettre de s'abandonner. Il doit se concentrer pour contrôler la douleur.
— Erwin, doucement…
Les coups répétés qu'il met dans le mur derrière lui commencent à le blesser. Il a l'impression que le commandant ne va pas ralentir. Au contraire, il a plutôt tendance à accélérer. Levi en vient à se demander s'il l'entend.
Il pose une main sur son poignet. Erwin continue à le baiser au même rythme soutenu.
— Erwin ! Tu me fais mal !
Il ne l'entend pas. Il en est presque sûr à présent. Levi n'a plus du tout envie de continuer.
Il pousse Erwin de toutes ses forces en arrière. Erwin recule de plusieurs pas et heurte la table qui trône au centre de la pièce. Levi se libère de son équipement, retombe sur ses deux pieds et s'appuie contre le mur derrière lui pour rester debout.
— T'es con ou quoi ? Je t'ai dit que tu me faisais mal !
Il se rhabille avec des gestes précipités. Erwin semble émerger d'une transe. Levi est furieux. Il n'a pas envie d'entendre ses excuses. Il n'a pas envie d'entendre ce qu'Erwin a à lui dire. Il bout de l'intérieur. Il n'a plus ni la force, ni la volonté de se retenir de lui exploser au visage.
— Qu'est-ce que c'était que ça, putain ? T'es cinglé ou quoi ? Tu crois vraiment que me démonter le cul va te faire retrouver ta précieuse virilité ?
L'horreur se peint progressivement sur le visage d'Erwin. Mais les jambes de Levi sont encore trop instables pour qu'il éprouve la moindre empathie pour lui. Il essaye de faire un pas et grimace. Le commandant amorce un geste pour le rejoindre, mais Levi lui fait signe que ce n'est pas la peine d'y penser.
— Me touche pas ! Me touche plus. Putain…
Il a l'impression de se retrouver propulsé des années en arrière, quand sa vie sexuelle se résumait à des rencontres furtives. À l'époque, si Erwin l'avait traité de cette manière, il lui aurait détruit la gueule avant même qu'il puisse se retirer. Son nez se met à le piquer furieusement.
— T'as un problème, Erwin. T'as un vrai problème. Et tu vas le régler, parce que je vais pas te laisser me faire du mal en guise de thérapie.
Il va se mettre à pleurer. Sa voix tremble déjà.
— Je suis prêt à t'aider, ajoute-t-il d'un ton toujours aussi furieux. Mais c'est toi qui doit faire le premier pas.
Il n'arrive plus à savoir où il en est. Finalement, il veut qu'Erwin s'excuse. Là, tout de suite. Il veut l'entendre dire qu'il est désolé, qu'il s'est laissé emporter, qu'il ne voulait pas lui faire de mal. Même s'il le sait, il a besoin de l'entendre lui dire.
Erwin est prostré. Il semble absolument incapable de prononcer le moindre mot.
— Très bien, déclare Levi. Ne m'attends pas ce soir.
Il ramasse les lambeaux de son équipement, passe à côté d'Erwin sans le regarder et quitte l'armurerie en défonçant presque le verrou au passage. Il lutte de toutes ses forces pour retenir des larmes de rage pendant qu'il traverse la cour déserte de l'hôtel de police.
Il sait exactement où ses jambes l'emmènent. Il les laisse faire. Son cœur est trop serré pour prendre la moindre décision.
— Qu'est-ce que tu as fait de mon équipement ! s'écrie Hange, horrifiée.
Levi baisse des yeux hagards sur les lanières sectionnées qu'il tient encore à la main. Hange a la présence d'esprit de comprendre qu'il n'est pas là pour ça. Que l'équipement n'est pas le problème principal.
— Rentre, Levi.
Elle s'efface de l'encadrement de la porte pour le laisser passer. Levi est anesthésié. Il fait un pas en avant pour franchir le seuil et reste planté là. Hange referme la porte et le prend par le bras pour le guider jusqu'au canapé. Levi revient d'un coup à lui-même et refuse de s'asseoir. Elle n'insiste pas.
— Tu veux un thé ? Il me reste un peu de celui que tu as ramené pour l'établi.
Il hoche la tête. Hange disparaît pour mettre de l'eau à chauffer. Levi fixe le sol.
Il s'est disputé avec Erwin et il est parti. Il l'a planté là. Comme autrefois, quand il quittait en trombe son appartement pour retourner dans son trou à rat dans les Bas-Fonds. Il y a si longtemps, ils ont tellement construit ensemble depuis, qu'il a l'impression que c'était dans une autre vie.
Peut-être qu'il est allé trop loin. Peut-être que le commandant refusera de le reprendre après ça. Et pourtant, Levi sait que sa colère à l'encontre d'Erwin est légitime. Il la ressent encore gronder dans son ventre. Ses sentiments envers le commandant sont si embrouillés qu'il est épuisé rien que de penser au travail qu'il va devoir faire sur lui-même pour les démêler. Quelqu'un prononce son prénom. Une main s'approche de son épaule. Par réflexe, Levi recule d'un pas.
C'est Moblit qui lui demande s'il veut de l'aide pour retirer le reste de son équipement. Levi est trop hébété pour réfléchir à sa présence dans l'appartement d'Hange à cette heure tardive. De toute manière, même s'ils ne sont pas vraiment du genre à parler de leurs couples avec Hange, il se doutait que ces deux-là étaient passés à l'étape supérieure. Levi écarte les bras pour lui signifier qu'il peut le lui ôter.
Quand Hange revient avec du thé fumant, il est débarrassé de l'intégralité de ses lanières. Il saisit la tasse qu'elle lui tend. Moblit disparaît dans une autre pièce de l'appartement.
— Tu es sûr que tu ne veux pas t'asseoir ? réitère-t-elle en prenant elle-même place sur le canapé.
Levi secoue la tête et va s'appuyer contre le mur. Il tente une gorgée de thé méfiante. Il est brûlant, et médiocrement préparé.
— C'est Erwin, je suppose, soupire Hange.
Levi hoche la tête. Hange l'examine avec attention derrière ses lunettes. Levi se concentre sur sa tasse. Il ne sait pas quelle tête il peut bien avoir, mais il se doute que ce n'est pas reluisant.
— Levi, il ne t'a pas fait du mal, quand même ? demande Hange avec une pointe d'inquiétude dans la voix.
Le simple fait qu'elle puisse envisager cette option brise le cœur de Levi.
— Non, ment-il.
Il s'en veut aussitôt de ne pas dire la vérité à Hange. Mais il a honte. Honte pour lui-même, honte pour Erwin.
— Vous vous êtes engueulés ? tente à nouveau Hange.
Levi ne répond pas. Sa tasse tremble dans sa main, tant qu'il est obligé de la tenir par l'anse pour éviter de se brûler les doigts. Hange attend sa réponse pendant de longues secondes. Puis elle se lève, lui prend la tasse des mains pour la poser sur le rebord de la fenêtre et le serre dans ses bras. Levi accepte son étreinte solide. Les bras d'Hange n'ont évidemment pas la fermeté rassurante de ceux d'Erwin, mais ils l'aident à porter sa peine. Levi se sent progressivement revenir à la réalité. Il discerne l'appartement d'Hange autour d'eux, le désordre qui y règne, la poussière qui recouvre les étagères. Les indices d'une vie à deux qui traînent ça et là.
— Ça va aller ? demande doucement Hange. Dis-moi ce que je peux faire pour toi.
— Ouais. Je peux rester un peu ?
— Tu peux même dormir ici, si tu veux.
— Reste avec moi un moment. Le temps de finir le thé.
Il se décide enfin à prendre place sur le canapé. Il s'assoit dans une position un peu étrange, en appui sur une hanche, les jambes repliées sous lui. Hange l'observe un instant, puis elle est frappée d'un éclair de compréhension. Elle rougit légèrement et prend une expression horrifiée.
— Levi ! Je… tu… Tu veux voir un médecin ?
— Non. Ça va aller, Hange.
Il se dispense de continuer en buvant une gorgée de thé.
— Erwin a changé depuis la dernière expédition, dit Hange. Je veux dire, dit comme ça, c'est évident. Bien sûr que tu changes quand tu perds un bras. Mais il est… différent. On aurait pu penser qu'il parviendrait mieux à gérer la situation.
Levi la laisse parler. Le son de sa voix l'apaise, ses mots le rassurent.
— Il est plus… plus froid. Plus distant. Encore plus obsédé par Zeke Jaeger qu'il ne l'était auparavant. Complètement obnubilé par les Titans. Et c'est moi qui dit ça. J'ai essayé de lui parler, moi aussi. Il commence sérieusement à me courir sur le haricot.
— Il a besoin de tout contrôler, renchérit Levi. Encore plus qu'avant. Le Bataillon, le recrutement, l'entraînement, les budgets, la logistique…
— … toi…
— Il ne laisse plus rien à personne, alors qu'il devrait déléguer, au moins pendant un certain temps. Impossible de lui faire entendre raison. J'y arrive pas, Hange. J'ai essayé en discutant, j'ai essayé en l'engueulant… ça passe pas. Il a le crâne dur comme du bois. Je sais plus quoi faire. Je… j'ai pas envie de le perdre.
Le dernier mot résonne dans le silence de la pièce.
— On ne va pas le perdre, ok ? Tu ne vas pas le perdre. On va trouver un moyen de le tirer de là, tous les deux.
— J'essaye de m'accrocher, mais… continue Levi. Il a été blessé, il ne va pas bien, et j'arrive pas à m'habituer. Je sais que c'est de ma faute. Je devrais trouver un moyen de faire en sorte qu'on fonctionne à nouveau, tous les deux, et pourtant je suis incapable de…
— Levi…
— Je suis en train de l'abandonner au lieu de trouver une solution pour l'aider.
Il se prend le visage entre les mains. Il s'est rarement senti aussi mal. Toute sa vie, il a eu peur d'être abandonné. Erwin avait réussi à lui faire oublier cette crainte. Et voilà que c'est lui l'abandonne au premier obstacle.
Il se sent à la fois vide et rempli tout entier de chagrin. Il a une douleur physique dans la poitrine. Il mobilise toute son énergie pour ne pas pleurer.
Hange glisse de son fauteuil au canapé pour s'approcher de lui et passer un bras protecteur autour de ses épaules. Il reste raide contre elle. Il n'a jamais été tactile avec Hange. La sensation est étrange. Sans compter qu'il ne mérite pas ce réconfort. Il est parti sur un coup de sang, dans un geste impulsif. Il a abandonné Erwin.
— Tu ne m'as pas du tout l'air de quelqu'un qui l'a abandonné, chuchote Hange. Tu as besoin d'une pause pour faire le point, c'est tout. Si tu l'avais abandonné, tu ne serais pas là à cette heure en train de te triturer les méninges sur son cas. Sans compter que c'est lui qui t'a blessé. Il faut aussi qu'il assume les conséquences de ses actes. Tu ne peux pas prendre sur toi à chaque fois.
Elle lui ressert une tasse de thé. La vue de Levi se brouille.
— Moi je pense qu'il a surtout de la chance d'avoir quelqu'un d'aussi loyal et aimant que toi à ses côtés.
Ses mots vibrent de sincérité. D'une main distraite, comme si elle chassait un cil de sa joue, elle essuie les quelques larmes qui lui échappent. Il se reprend.
— Je me doute que tu as mal, Levi. Mais c'est passager. Tu vas rester ici ce soir pour te reposer, et demain tu décideras de ce que tu comptes faire.
Elle marque une pause et, comme Levi ne se décide pas à parler, elle ajoute :
— On ne va pas baisser les bras, hein, Levi. Je vais te filer un coup de main.
Levi lui jette un coup d'œil rapide.
— Ce n'est pas notre genre de rester les bras ballants.
Comme Levi ne répond pas, elle enchaîne.
— On doit continuer à lui tendre la main…
— Hange, grogne Levi.
— Tu es son bras droit, il ne peut pas se passer de toi.
— Hange !
— Il fait les gros bras, mais au fond…
— Putain, Hange, arrête ça tout de suite ! C'est pas drôle !
Elle se tait et boit une gorgée de thé, un rictus aux lèvres.
— Vraiment, je pensais que tu prendrais un peu plus la situation au sérieux, grogne Levi.
Il sirote un peu de thé.
— Les bras m'en tombent.
Hange manque de s'étrangler avec son propre thé. Elle part dans une quinte de toux qui lui fait pleurer les yeux.
— Bon, tu vois, tu vas réussir à reprendre les choses en main… parvient-elle à articuler. J'en mets ma main à couper.
— Je vois d'ici le regard atterré d'Erwin s'il nous entendait.
— Moi je pense qu'il applaudirait des deux mains et accueillerait ce trait de spiritualité à bras ouverts.
Levi lui jette un regard de travers.
— Tu vas continuer longtemps ?
— À lâcher des blagues de bon goût à tour de bras ? Oui, sinon j'aurais trop peur de perdre la main.
— Tsk. Il est mal barré, avec des bras cassés comme nous.
Hange lui donne une bourrade ravie dans l'épaule. Elle ramasse leurs tasses vides et emmène le tout dans la cuisine. Levi se sent un peu plus détendu, un peu revigoré. Elle revient avec une couverture. Elle ne pose pas la question, elle sait très bien que Levi peut dormir sur le canapé.
— Ça va aller ? lui demande-t-elle avant de quitter le salon.
— Ouais. Merci, Hange.
— On se serre les coudes, lui dit-elle avant de s'éclipser avec un clin d'œil.
Bien sûr, Levi ne dort pas une minute cette nuit-là. Une fois qu'il s'est lavé et couché sur le canapé d'Hange, son esprit ne cesse de lui rejouer la scène dans l'armurerie, de plus en plus déformée à mesure que la fatigue s'immisce en lui. Il ne se souvient plus du visage d'Erwin quand il l'a laissé planté là, alors il imagine des expressions qui lui fendent le cœur. De la déception, de la trahison, du dégoût. Ou pire, une absolue indifférence.
Il ne sait pas encore ce qu'il va faire le lendemain. S'il va aller retrouver Erwin dès la première heure, ou s'il va rester en retrait pour voir comment les choses évoluent. Ça dépendra si Erwin revient vers lui, s'il est décidé à arranger les choses entre eux. Ou au moins disposé à en parler. Si ce n'est pas le cas… Levi se crispe sous sa couverture. Est-ce que c'est à lui de faire le premier pas ? Ou est-ce qu'il doit laisser à Erwin le temps de la réflexion ? L'ignorer pour voir s'il revient vers lui ? Et s'il ne revient pas ?
Et s'ils sont incapables de trouver un compromis ? S'ils ne parviennent définitivement plus à travailler ensemble ? Levi n'a jamais vraiment réfléchi à l'éventualité où ils devraient se séparer pour de bon. Par excès de confiance, sans doute. Bien sûr, il a déjà pensé qu'il pourrait perdre Erwin. Mais pas qu'il pourrait sciemment le quitter. Il l'aime tellement…
Le soleil finit par se lever. Levi est exténué. Le contour de ses yeux est transi de fatigue. Il retourne se laver avant d'enfiler ses vêtements. Hange et Moblit dorment toujours quand il quitte l'appartement. L'air frais de l'aube lui mord la peau.
Il a l'impression d'avoir perdu quelque chose d'immense. Il y a un gouffre dans sa poitrine. Il a perdu son foyer. Il sait qu'il peut rentrer chez eux, qu'Erwin ne le laissera pas à la rue. Mais c'est beaucoup plus que la matérialité de leur appartement qu'il a perdu. Il a plus que jamais besoin d'un contact physique, de se blottir contre quelqu'un. Non, pas contre n'importe qui. Contre Erwin et personne d'autre.
Le manque d'affection ne va faire qu'empirer. Levi le sait. Il en frissonne déjà. Il espère qu'Erwin sera prêt à faire en sorte d'améliorer rapidement leur situation. Les heures lui semblent déjà s'étirer de manière insupportable. Il s'enferme dans le bureau qu'il est censé partager avec Hange, et qu'aucun des deux n'utilise. Il est trop fatigué pour travailler, pour lire et écrire, et pourtant il est trop anxieux pour dormir. Il se demande si Erwin est là aussi, déjà dans son bureau à cette heure précoce.
Il écoute l'hôtel de police prendre progressivement vie. Les bruits de pas dans le couloir, l'écho des conversations animées entre les jeunes, le fracas de son escouade qui s'entraîne à voler dans la cour.
Il doit être aux alentours de onze heures quand il les rejoint. Il n'a toujours pas vu Erwin. Il est épuisé, distrait, absent, et Mikasa l'envoie mordre la poussière en quelques minutes à peine.
