Chapitre 27
Erwin fait venir Levi dans son bureau.
Levi n'y met pas un entrain débordant, parce qu'il sait ce que ça signifie. Erwin n'utilise ce formalisme que pour deux raisons : une tâche particulièrement pénible à accomplir ou une mission particulièrement dangereuse. Ses entrailles se serrent. Peut-être que le commandant s'est enfin décidé à lui parler de ce qui le taraude depuis des semaines. Levi espère juste que ce n'est pas un nouveau plan à la con qui implique de malmener leur couple.
Erwin a changé de comportement, ces derniers temps. Quand ils sont chez eux, il est toujours le même, tendre et attentif dans leur vie domestique, possessif et autoritaire dans leur vie intime. Quand ils sont à l'hôtel de police, ils n'exposent pas leur couple au grand jour, plus par pudeur et professionnalisme que par discrétion. Ce sont dans les moments entre l'un et l'autre, quand ils sortent ensemble en ville, que Levi remarque qu'Erwin n'est plus le même.
Pour commencer, ils sortent beaucoup moins ensemble. Erwin trouve toujours une excuse pour lui fausser compagnie. Levi n'aime pas ça. Depuis qu'il a été capturé, il est particulièrement réticent à l'idée de laisser Erwin se promener seul en ville. Mais il sait que le commandant va continuer à n'en faire qu'à sa tête.
S'ils se retrouvent tout de même à faire le chemin ensemble, quand ils rentrent de l'hôtel de police à la même heure par exemple, Erwin reste froid et distant avec Levi, et lui refuse tout signe d'affection ou contact physique avant d'avoir claqué la porte de l'appartement.
Inutile d'être particulièrement brillant pour comprendre son manège. Entre ces changements et ses précédentes histoires de fausse rupture, Levi comprend bien qu'il veut faire croire à un observateur extérieur que leur couple bat de l'aile. Et il ne voit pas qui pourrait être intéressé par une telle information en dehors de Zeke Jaeger.
Savoir que Zeke est sorti pour de bon de son trou à rat agace Levi au dernier degré. À la seconde où il va montrer son visage, Levi va le tuer. En plein jour, en pleine rue, devant des badauds, il s'en fiche. Il va le tuer. Il va débarrasser Erwin de cette ombre qui plane sur sa vie – et sur leur couple, accessoirement. À plusieurs reprises, il est tenté d'aller le débusquer lui-même et d'en finir une bonne fois pour toutes, mais il ne sait pas par où commencer. Sans compter qu'Erwin se rendrait vite compte de la manœuvre et qu'il ne veut plus se disputer avec lui.
Sans surprise, Erwin est assis derrière son bureau quand il entre. Il s'arrête d'écrire et lui désigne un fauteuil en face de lui. Levi se prépare un thé avant de s'asseoir.
— C'est pour une nouvelle mission ? demande-t-il.
— Oui.
— Je m'en doutais. Tu veux que j'aille chercher Hange et Armin ?
— Non, pas tout de suite. Je préfère te l'exposer d'abord.
Levi croise les jambes. Il sirote bruyamment son thé.
— J'ai retrouvé Zeke.
— Je le savais.
— Tu le savais ? demande Erwin en haussant les sourcils.
Sa surprise agace Levi.
— Oui, Erwin. De même que j'ai remarqué que tu essayes de faire croire à tout le monde qu'on ne passe plus nos soirées à baiser. Je ne vois pas qui d'autre ça pourrait intéresser, à part ce tas de fumier ambulant.
— Je pense qu'il est temps de monter une grosse offensive contre les Titans. Une offensive qui nous permettra de les débusquer et de les tuer une bonne fois pour toutes. C'est pour ça que j'ai eu besoin de reprendre contact avec Zeke. La réussite de cette mission dépend de ma connaissance exacte de sa position.
— Tu as repris contact avec lui ? demande Levi d'une voix glaciale, en détachant distinctement chaque syllabe.
— Nous avons eu quelques échanges, oui.
— Par courrier ?
— En… en personne.
— Qui d'autre est dans le coup ?
— Personne. J'ai organisé ça seul.
Levi ressent soudain une telle fureur qu'il pourrait retourner le bureau. Il s'efforce de se calmer et prend une grande inspiration.
— Tu as donc rencontré, physiquement, l'homme à cause duquel tu as déjà perdu un bras. L'homme qui a tué Mike. L'homme qui n'a pas hésité à te tirer dessus, l'homme qui t'a mis une dérouillée sans même hausser un sourcil. L'homme qui ne respecte rien, ni l'humanité, ni la vie, qui ne pense qu'à ses petites affaires de merde et qui est capable de supprimer n'importe qui qu'il considérerait comme un obstacle.
Sa voix augmente en intensité et en tension au fil de ses phrases. Erwin a revu Zeke Jaeger. Il s'est jeté dans la gueule du loup. Levi a du mal à agencer ses pensées en quelque chose de cohérent.
— C'était nécessaire, Levi.
Levi craque. Il brise d'un coup sa résolution de ne pas s'emporter face à Erwin. C'est trop grave. Il ne peut pas le laisser continuer dans cette voie sans rien dire.
— Pourquoi tu fais ça, Erwin ? Pourquoi tu fais des trucs pareils ? Qu'est-ce que tu veux te prouver, hein ? Que tu es le plus fort ? C'est ça ? C'est un concours de longueur de bite avec Zeke Jaeger ?
— Levi…
— Non ! J'en ai assez ! Ça vous amuse, de jouer à ça, hein ? De confronter vos gros cerveaux ? Vous avez sans doute l'impression d'être les rois de la ville, hein ? Putain… Je vais pas rester là à regarder ça, Erwin. Tu m'envoies le tuer, qu'on en finisse.
— Ce n'est pas si simple que ça, Levi. Il ne te laissera pas approcher.
Il prend une inspiration, réfléchit à ses mots puis lâche :
— Je m'occupe de Zeke. Tu t'occupes de tout le reste. Des sbires, des autres Titans.
— Qui c'est qui a décidé ça, hein ? Quand est-ce qu'on a voté ? Donne-moi l'ordre de le tuer, merde, Erwin !
— Non. Je ne le ferai pas.
Et Levi comprend à la fermeté de sa voix qu'il restera inflexible sur le sujet. Il change d'angle d'attaque. Il a l'impression, dans une stratégie désespérée, de glisser des lames dans toutes les failles de l'armure d'Erwin. Des failles qu'il connaît, parce que son compagnon lui a fait assez confiance pour les lui dévoiler. En quelque sorte, c'est une trahison. Levi y réfléchira plus tard. En attendant, il n'a pas d'autre option. Il préfère blesser Erwin et le rafistoler après, plutôt que de le laisser prendre de tels risques.
— Tu cherches à ce que j'arrête d'avoir confiance en toi ?
La maladresse de ses mots l'exaspère. Il est en train de reprocher à Erwin de prendre plaisir à se confronter à un homme aussi intelligent que lui, et il n'est pas capable de former une phrase correcte. Erwin doit avoir honte de lui. Levi a honte de lui-même.
— Tu n'as plus confiance en moi ? demande Erwin.
Levi lit dans ses yeux qu'il l'a enfin touché. Et instantanément, il le regrette. Il va se mettre à pleurer. Il ne peut pas supporter ça. Il n'arrive pas à faire réagir Erwin sans le menacer de s'éloigner de lui, et il se blesse autant qu'il le blesse. Il ne fait pas le poids dans ce genre de dispute. Il ne l'a jamais fait. Il est trop bête pour jouer à ce petit jeu. Erwin est trop intelligent, et posé, et réfléchi, et…
— Si ! Putain, tu as ma confiance aveugle, merde ! Et regarde ce que tu en fais ! Tu te mets dans un danger abominable…
La colère et la peur lui remontent dans la gorge, prêtes à l'étouffer. Il hausse le ton. Tant pis si toute la caserne l'entend.
— Qu'est-ce que j'aurais fait, moi, s'il t'avait tué ? J'aurais même pas été au courant ? Je t'aurais attendu sagement à la maison ? Et on serait venu me prévenir qu'on a retrouvé ton cadavre en train de flotter dans le fleuve ?
Il s'interrompt brièvement, submergé par la nausée, puis il reprend :
— Putain Erwin, jusqu'à présent, on a jamais mis de limite. On a toujours laissé l'autre faire ce qu'il voulait, aller où il voulait, voir les personnes qu'il voulait. Je pensais que ça pouvait fonctionner comme ça, parce que je pensais que tu étais putain de raisonnable ! Mais on va en fixer une tout de suite, des limites. À partir de maintenant, tu ne vois plus ce chien sans me le dire avant, c'est clair ? Promets !
Levi bluffe. Si Erwin refuse de promettre, qu'est-ce qu'il va faire ? Toute sanction qu'il pourrait infliger à Erwin finirait par lui retomber dessus, et il ne veut pas s'infliger une telle souffrance.
Erwin se met à discourir comme il sait si bien le faire, avec de beaux mots et de belles phrases et une voix maîtrisée, juste un peu plus douce que celle qu'il emploie dans l'exercice de ses fonctions, parce qu'il s'adresse à Levi. Il lui dit qu'il a pris des précautions. Il lui dit qu'il ne s'est pas mis en danger. Et finalement, il lui promet qu'à l'avenir il l'avertira s'il revoit Zeke – ce qui n'est pas prévu, s'empresse-t-il d'ajouter.
Il se lève, contourne son bureau et s'assoit dessus. Il tend la main à Levi en signe de paix. Levi se sent redescendre un peu en pression, mais il est toujours furieux. Erwin ne dit rien et attend.
Levi cède. Il pose sa main dans celle d'Erwin et le laisse l'attirer contre lui. Erwin l'embrasse avec une voracité inhabituelle. Levi se laisse faire, soulagé mais encore meurtri. Un bourdonnement agaçant lui emplit le cerveau. Il vient de perdre le bénéfice de quatre précieuses nuits de sommeil, au moins. Erwin a intérêt de trouver un moyen de se faire pardonner ça, et vite.
Mais le commandant le lâche déjà.
— Je peux te parler de la prochaine mission ?
Levi se renfrogne mais retourne s'asseoir. Erwin fait de même, et ils retrouvent tous les deux la place qu'ils occupaient avant que la tempête n'éclate. L'atmosphère de la pièce a changé, en revanche, impossible de s'y méprendre. Ils sont tous les deux tendus, et une partie de leur esprit est ailleurs.
Erwin déroule un plan titanesque. Plus ambitieux que tous ceux qu'il a conçus par le passé. Un siège, presque. Il faut dire que Zeke est apparemment bien protégé, dans une résidence qui appartenait précédemment à un commerçant aussi riche que paranoïaque, qui aurait récemment décidé de s'expatrier hors de Paradis – sans doute convaincu par le tact légendaire de Jaeger. La mission mobiliserait l'intégralité du Bataillon d'Exploration. L'escouade de Levi aurait un rôle clé, bien sûr.
— Tu penses qu'ils seront à la hauteur ? demande Erwin.
— Oui. Et puis, nous prendrons Eren et Mikasa avec nous, cette fois. Ils ont passé trop de temps à se morfondre à l'hôtel de police comme ça. Ils ne servent à rien, pour le moment. Ils ne sont même pas bons à nettoyer les communs. Il est temps qu'on se serve un peu de leurs talents. Surtout ceux de Mikasa.
— Que penses-tu du plan ?
Levi est un peu surpris qu'Erwin lui demande son avis. Il choisit l'honnêteté.
— Qu'il est suicidaire. Ça va être une boucherie.
— Levi…
— Mais si ça réussit…
Il ferme les yeux et pousse un profond soupir.
— Si ça réussit, on est débarrassés à jamais des Titans.
— Il en restera quelques-uns, comme cette femme brune que nous avons croisée pendant notre détention. Mais son pouvoir de nuisance a l'air infime, comparé à celui de Zeke. Nous savons déjà que l'Originel n'est qu'un pantin, s'il a été remplacé. Je suis intimement convaincu que la mort de Zeke sonnera le glas du Gang des Titans.
— Sauf si un crétin comme Eren prend sa suite, grommelle Levi.
Erwin se laisse aller contre le dossier de son fauteuil.
— Pourquoi Eren ferait-il une chose pareille ?
— Je sais pas, dit Levi. Je le sens pas, ce môme. Mais peu importe, on s'occupera de ça après. Pour le moment, on se débarrasse du grand frère.
— Dis-moi sincèrement si tu penses que le plan a une chance de fonctionner.
Levi réfléchit. Sur le papier, le plan d'Erwin semble irréprochable, comme d'habitude. Réfléchi en détails et de bout en bout. Pourtant, quelque chose le dérange. Comme un grain de sable qui se serait immiscé dans cette mécanique impeccablement huilée. Il prend le temps d'y réfléchir. Non, vraiment, il ne voit pas, il n'arrive pas à mettre le doigt dessus. Mais il va continuer à retourner le problème de son esprit. Peut-être que ça finira par lui venir.
— Si nous sommes prêts, nous passerons à l'attaque au début du mois de janvier, explique Erwin. Je ne veux pas arrêter de date pour le moment, par sécurité. Les informations ont tendance à se propager remarquablement vite ces derniers temps.
— Dis, Erwin, se lance Levi en croisant les bras. Tu penses qu'il y a une taupe à l'hôtel de police ? Réponds-moi franchement.
— Je ne sais pas.
Et il a l'air sincère.
— Mais tu y as réfléchi.
— Zeke Jaeger avait des informations très spécifiques sur nous. Sur nous deux, plus précisément. Je ne vois pas où il aurait pu se les procurer, si ce n'est ici.
— Quelle genre d'informations ? Parce que si c'est qu'on s'est engueulés il y a plusieurs mois, à peu près toute la ville est au courant, à l'heure qu'il est.
— Hmm. Je n'ai pas de doute envers quiconque, pour le moment. Mais tu as raison, il faut se méfier. Les informations les plus sensibles doivent rester entre nous le plus longtemps possible. On n'est jamais trop prudent.
Et Levi ne peut qu'être d'accord avec ça.
Ils font ensuite venir Armin, Hange, et les autres chefs d'escouade. Erwin expose à nouveau son plan, et personne n'y trouve rien à redire. Levi se tient debout à ses côtés, sombre et silencieux. Il surveille les réactions d'Armin. Mais le jeune garçon semble surtout impressionné par le plan du commandant et inquiet pour ses amis. Les autres posent des questions, et Erwin répond sans détour. Levi se force à se détendre. La dispute l'a épuisé, et cette discussion stratégique est en train de l'achever. Il veut rentrer et se sortir tout ça de la tête.
La réunion s'achève sur les instructions d'Erwin pour qu'ils commencent à préparer leurs agents. Puis il congédie tout le monde, sauf Hange qu'il retient quelques minutes pour qu'ils fassent le point sur ses avancées.
Levi attend patiemment qu'ils aient terminé, puis suit Hange. Il se rend avec elle jusqu'à son établi et l'écoute bavasser sur le chemin. Une fois qu'ils sont arrivés, cependant, il claque la porte derrière eux avec une telle fermeté qu'Hange s'interrompt, surprise.
— Qu'est-ce que tu penses de ce plan ? demande Levi sans préambule.
Hange fronce les sourcils. Elle doit sentir les questions sous-jacentes, parce qu'elle réfléchit soigneusement avant de répondre.
— Je pense que c'est un plan audacieux, mais qu'il est temps que nous frappions fort pour régler le problème une bonne fois pour toutes.
— Tu répètes exactement ce qu'a dit Erwin.
— Parce que je pense qu'il a raison.
— Tu penses que le jeu en vaut la chandelle ? Tu penses que ça vaut la peine de prendre tous ces risques ?
— Je pense qu'Erwin a soigneusement pesé le pour et le contre. Je lui fais confiance.
— Et si ça ne fonctionne pas ? insiste Levi. Si on échoue et qu'on a des pertes énormes ? Le Bataillon risque d'être affaibli au point de…
Il ne termine pas sa phrase. Une idée sordide lui vient en tête. Au point de se dissoudre. Il pourrait alors enfin vivre la vie à laquelle il aspire avec Erwin. Il secoue la tête. Pas au prix de la vie de leurs camarades. Erwin a déjà assez de morts sur la conscience. Hange l'observe avec un sérieux inhabituel.
— Quelque chose te tracasse ? lui demande-t-elle.
Levi choisit de jouer la carte de l'honnêteté.
— Il y a un problème dans ce plan, mais je n'arrive pas à mettre le doigt dessus.
Hange pince les lèvres.
— Je vais y réfléchir aussi. Mais moi non plus je ne vois pas de faille majeure, au premier abord.
— Merci, Hange, répond Levi, un peu soulagé de savoir qu'un autre cerveau brillant va se pencher sur le sujet.
— Tout va bien, Levi ? demande soudain Hange. Tu as l'air fatigué.
— Qui ne l'est pas ? grogne Levi. T'as vu la vie qu'on mène ? T'as vu le genre de plan que nous pond Erwin ? Il m'a filé un mal de crâne de l'enfer.
— Besoin de repos ?
— Ouais. Repos terminal.
Un silence de plomb s'abat dans la pièce. Levi lève les yeux au ciel.
— Je veux dire, raccrocher pour de bon, Hange.
Les épaules de son amie se relâchent.
— Tu veux quitter le Bataillon ?
— J'attends qu'Erwin se décide à le faire. Je n'attends que ça. C'est pour ça qu'on doit réussir cette mission.
— Hmm.
Levi sait très bien ce qu'elle pense. Tu rêves. Ça n'arrivera pas. Il aurait préféré qu'elle le lui dise à voix haute. Il a peut-être besoin de ça pour se remettre les idées en place et se libérer un peu de cette pensée qui le ronge.
Il passe quelques heures en compagnie d'Hange pour se changer les idées. Il la regarde travailler, lui tend les outils dont elle a besoin, écoute d'une oreille distraite ses commentaires incessants qui oscillent entre ce qu'elle est en train de faire et des sujets complètement aléatoires.
Tout en la regardant travailler sur les plans d'une troisième génération d'équipements de manœuvre tridimensionnelle, il laisse son esprit vagabonder autour de l'ébauche de leur vie d'après.
~oOo~
Erwin n'est pas fier de son coup.
Il a beau donner à Levi des vérités partielles pour soulager sa conscience et rendre ses mensonges moins lourds à porter, il sait que son capitaine n'est pas entièrement dupe. Aucun des autres ne semble avoir le moindre doute, en revanche.
Cette confiance qu'ils lui accordent ne fait que renforcer son sentiment d'imposture. Est-ce qu'il en est digne ? Certainement pas. En revanche, il est persuadé que son plan va fonctionner. Qu'il est la seule solution à leur problème. Il a confiance en ses aptitudes de stratège.
Il frissonne d'avance de la colère que va ressentir Levi quand il comprendra ce qu'il a comploté dans son dos. Les risques qu'il a décidé de prendre. Les affinités nauséabondes. Le sang qu'il va bientôt avoir sur les mains. Il espère que le capitaine pourra un jour lui pardonner.
Peut-être que Levi a raison. Peut-être que c'est une question de fierté. Zeke est de loin l'adversaire le plus intéressant qu'Erwin ait eu depuis le début de son combat contre les Titans. Mais il n'est pas indécent au point de mettre la vie de ses agents en danger pour une simple querelle d'egos. Du moins, il ne pense pas.
Il fait venir Hange dans son bureau, seule, un jour où il sait que Levi est à l'orphelinat. Sa capitaine s'assoie en face de lui avec un sourire confiant.
— Hange, lui dit-il d'un ton grave qui efface aussitôt son sourire. Je vais faire officiellement de toi mon bras droit.
Le regard d'Hange se pose sur son moignon.
— Je ne sais pas si c'est une bonne ou une mauvaise nouvelle… répond-elle d'un ton prudent.
Erwin ne peut s'empêcher de rire. Il écarte sa formulation maladroite d'un geste de la main.
— Tu as été parfaite lors de notre libération. Tu as appliqué mes ordres à la lettre, et surtout tu as su t'adapter aux imprévus qui se sont dressés sur ton chemin. Certes, tu n'es pas une grande combattante – j'espère que tu ne m'en voudras pas de m'exprimer ainsi – mais tu es la meilleure stratège.
— Après toi, ajoute Hange.
Erwin fait signe que oui, c'est vrai. Il ne va pas jouer la fausse modestie avec Hange.
— Et Levi ? ajoute-t-elle.
— Levi n'a pas l'âme d'un meneur, tout du moins pas à cette échelle, répond Erwin. Il est puissant, et talentueux, et incroyablement doué pour beaucoup de choses, mais ce n'est pas en stratège. Il est un bon chef d'escouade, mais il a…
Il réfléchit à chacun de ses mots.
— Il a trop de cœur. Les liens qu'il tisse avec ses agents ne pourraient pas se transposer à l'échelle du Bataillon entier. Sans compter que je ne crois pas que cette position l'intéresse.
— Il en a assez du Bataillon, Erwin. Il veut passer à autre chose.
— Je sais, soupire Erwin.
— Il ne reste que pour toi.
— Je sais, répète Erwin.
Il marque une brève pause, puis ajoute :
— Tout sera bientôt fini.
Hange retire ses lunettes et se frotte les yeux.
— Mais revenons à toi. En tant que numéro deux du Bataillon, si je n'étais pas là pour commander, ou s'il m'arrivait quelque chose, c'est à toi que reviendrait le rôle de commandante.
— Erwin…
— C'est une mission risquée, Hange. Tu l'as déjà fait une fois, brillamment. Est-ce que tu serais prête à recommencer ?
Elle se mord la lèvre. Erwin comprend ses doutes. Lui succéder ne sera pas une mince affaire, il le sait. Mais il ne voit personne qui pourrait le faire à part Hange. Ni au sein du Bataillon, ni au sein des autres brigades.
— Levi n'obéira qu'à toi, ajoute Erwin.
— Levi n'obéira à personne, si tu te retrouves hors d'état de combattre. Quelle qu'en soit la raison. Au mieux, il quitterait instantanément le Bataillon. Au pire, il perdrait tout contrôle de lui-même.
Erwin se laisse aller contre le dossier de son fauteuil. Elle n'a pas tort. Il se passe une main lasse sur le visage. Il s'est menti à lui-même pour éviter d'ajouter ce problème à la pile de ceux qu'il doit déjà régler, mais Hange a raison. Il doit réfléchir à ce point. S'il lui arrive quelque chose, il doit faire en sorte que Levi continue à protéger Hange, de la même manière qu'il sait qu'Hange protégera Levi.
— Je t'ai fait venir, parce qu'il y a quelques détails dont je voudrais te faire part, avant la prochaine mission. Des petits secrets qui se transmettent de commandant à second.
De commandant à futur commandant.
— Des secrets excitants, j'espère.
— Oh, il y a quelques tiroirs secrets dans le tas, affirme Erwin d'un ton plus léger. Je pense que ça devrait t'intéresser.
Il sait que la curiosité d'Hange est le levier le plus facile à actionner pour s'assurer de son soutien.
Levi essaye de comprendre ce qui cloche dans son plan, avec une persévérance qui tord les tripes d'Erwin un peu plus chaque jour. Son capitaine n'est pas réputé pour sa patience, mais il fait preuve d'une détermination qui appelle l'admiration.
Erwin le voit démonter le plan pièce par pièce et le remonter pour tenter de comprendre ce qui lui échappe. Il n'a jamais vu son capitaine aussi investi dans la préparation d'une mission. Il sait ce que Levi va lui répondre, s'il lui pose la question. Qu'il a une mauvaise intuition. Erwin est désolé de lui causer tant de tracas. Il avait espéré que l'organisation du bas de charité à l'orphelinat lui occuperait l'esprit et lui changerait les idées. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il en avait insufflé l'idée à des proches d'Historia. Mais visiblement, Levi réussit à mener les deux de front.
Le voir si investi auprès des orphelins réchauffe le cœur d'Erwin. Même s'il passe du coup moins de temps avec lui, il est profondément soulagé de le voir construire des projets ailleurs que dans la brigade. Il a lui-même un peu de mal à s'intéresser à ce qu'il se passe là-bas, à se concentrer pour retenir les anecdotes que lui raconte Levi, à retenir les prénoms qu'il ne cesse pourtant de répéter. Plus les jours passent, et plus Erwin se sent… détaché de lui. D'Hange aussi, à vrai dire. De tout le monde. La solitude de sa position de commandant lui pèse plus que jamais, d'autant plus sur cette mission dont il ne peut discuter des tenants et des aboutissants.
Même s'il sait qu'il le fait pour les bonnes raisons, devoir laisser Levi dans l'ignorance de ses plans ronge Erwin. Levi ne mérite pas ça. Il ne mérite pas de passer des heures à se triturer les méninges, de s'agiter dans son sommeil déjà trop difficile à trouver, de passer de longues nuits les yeux ouverts dans l'obscurité de leur chambre à scruter le plafond.
Erwin sait qu'il a présenté les grandes lignes du plan à son escouade, afin de leur expliquer sur quoi ils allaient désormais se concentrer lors des entraînements. Depuis la fenêtre de son bureau, il l'a aussi vu s'entretenir avec Armin Arlert. Erwin a déjà reçu Armin, seul, pour discuter avec lui de parties du plan qui le concernent spécifiquement. Il s'est dit, une fois de plus, qu'il était dommage qu'il soit si jeune, car il serait sur le plan tactique un bien meilleur candidat à sa succession qu'Hange. Mais l'expérience d'Hange et l'intellect d'Armin, conjugués, représentent la meilleure perspective d'avenir pour le Bataillon.
Malgré sa fatigue et son stress, malgré cette nouvelle épreuve qu'Erwin lui impose, Levi reste une présence solide à ses côtés. Même si la colère semble parfois affleurer à la surface, il fait des efforts considérables pour ne pas la laisser éclater. Erwin est sincèrement impressionné. Levi semble décidé à éviter à tout prix un nouveau conflit qui pourrait mettre leur couple en péril.
Erwin voudrait lui faire comprendre à quel point il lui est reconnaissant de maintenir cette paix au sein de leur couple. Il n'aurait la force ni de se confronter à son compagnon, ni de se battre pour le récupérer. Il a tout juste assez d'énergie pour mener à bien la mission. Il se sent tellement vulnérable, tellement à bout, qu'il a l'impression que Levi pourrait le briser avec une simple phrase, s'il voulait viser juste. Mais Levi n'a pas ce genre de malveillance en lui.
Erwin sait qu'il est égoïste de se reposer sur son capitaine, qui porte déjà tant sur ses épaules.
Les mots de Zeke lui reviennent régulièrement à l'esprit. Des vérités qu'il connaissait déjà, bien sûr, mais qu'il avait reléguées à l'arrière de son esprit. Levi n'est pas un policier. Il ne l'a jamais été, il ne le sera jamais. Ce qui n'en fait pas moins un agent exceptionnel. Seulement, il ne partage pas leurs valeurs, ou leurs motivations, ou leurs convictions. Il n'est là que pour Erwin. Et pourtant, il encaisse toute la pression que le commandant lui met sur les épaules en tant que chef d'escouade, il assume les responsabilités écrasantes qu'il lui confie, et il endure en plus de tout ça les difficultés d'être son compagnon.
Levi est la force d'Erwin, et Erwin est la faiblesse de Levi.
Il aimerait compenser en se montrant un compagnon plus disponible, plus présent dans sa vie privée, mais il ne peut pas. Depuis le début, ils ont construit leur couple autour de ses journées de travail harassantes et du poids de ses responsabilités. Et il se rend bien compte que Levi a maintenant besoin de plus. Erwin sait très bien ce qu'il veut. Avec sa sincérité habituelle, son compagnon le lui a clairement exposé. Erwin essaye de ne pas trop matérialiser dans son esprit le futur que souhaite Levi. Dès que ces pensées l'effleurent, il les repousse, comme si elles le brûlaient.
Levi a évolué et a changé. Peut-être que c'est leur couple qui l'a fait changer, ou peut-être que c'est quelque chose de plus ancré en lui qui aurait irrémédiablement fini par se révéler. Il a revu ses aspirations et réévalué ses priorités. Erwin l'a regardé éclore à ses côtés. Il est très fier de l'homme qu'il est devenu, et plus fier encore qu'il lui ait accordé le privilège de partager ces années avec lui. De son côté, il a l'impression d'être resté le même, parce que sa quête l'a empêché d'avancer. Comme un boulet qu'on lui aurait attaché au pied – qu'il se serait attaché lui-même, à vrai dire, au moment où il a demandé à Shadis de le laisser prendre en mains la traque des Titans. Il voit Levi continuer à avancer, avec un mélange de nostalgie et de soulagement.
Il veut profiter de lui au maximum avant qu'il ne lui échappe complètement. Il veut profiter de chaque instant qu'ils passent ensemble pour lui faire sentir combien il l'aime, combien il l'adore. Il lui parle dans son langage, avec des caresses et des baisers. Levi doit se douter que ce n'est pas naturel pour lui, qu'il a besoin de tout calculer pour se donner un semblant de spontanéité. Mais il s'abstient de toute remarque.
Un soir, Levi n'y arrive plus.
Erwin a passé une journée affligeante, et il a besoin de son corps pour se changer les idées. Levi était partant, et même plutôt enjoué quand Erwin l'a porté jusqu'à leur lit. Il l'a allongé sur le dos et a commencé à couvrir chaque centimètre de sa peau de baisers. Au bout de plusieurs longues minutes de caresses enfiévrées, Erwin a été contraint de se rendre à l'évidence. Levi ne bande pas. Il cesse même de participer et se laisse faire avec une passivité inédite. Erwin abandonne et se laisse tomber sur le dos à côté de lui.
Ils contemplent le plafond dans un silence pesant pendant plusieurs minutes. Erwin n'ose plus le toucher. Il ne veut pas non plus forcer une explication. Quand Levi se tourne sur le côté et enfouit son visage contre son flanc, Erwin l'entoure de son bras et le presse contre lui.
— Est-ce que tu veux en parler ?
Levi prend une inspiration, comme pour parler, puis se ravise. Erwin lui laisse le temps. Il le caresse distraitement avec le pouce. Il est un peu frustré, c'est sûr, mais son excitation retombe avec l'absence de celle de Levi.
— C'est juste… J'ai cette boule dans la poitrine, j'avais jamais ressenti ça avant.
— À cause de la mission ?
Levi ne répond pas, et Erwin sent qu'il y a plus que ça. C'est à cause de ton comportement. À cause de tout ce que tu ne me dis pas. Il dépose un petit baiser dans ses cheveux, et Levi sort enfin son visage. Il pose la joue sur le torse d'Erwin et fixe le mur, pensif.
— Je… j'ai jamais été autant stressé par une mission… marmonne-t-il. C'est sans doute la plus dangereuse qu'on ait jamais faite, mais d'habitude… je sais pas. J'ai réfléchi et je crois… en fait je crois que j'ai peur parce que j'ai trop d'attentes. À propos de ce qu'on pourra faire après… J'ai l'impression que c'est notre seule chance d'avoir une vie normale.
Ses doigts se crispent légèrement sur le ventre d'Erwin. Il se redresse pour le regarder dans les yeux.
— T'imagines pas combien j'ai hâte d'être après, dit-il d'une voix si sérieuse qu'elle fait frissonner Erwin.
Les mots d'Erwin se coincent dans sa gorge. Levi attendait sans doute un peu plus d'éloquence de sa part, car il pousse un soupir résigné et repose la tête sur lui.
— Qu'est-ce que je peux faire pour… pour t'aider ? demande Erwin quand il arrive enfin à reparler.
La mission est dans plus d'un mois. Il aimerait autant ne pas avoir à se passer de Levi pendant tout ce temps.
— Rien. Je vais… je vais arriver à gérer mon stress. Laisse-moi juste un peu de temps.
— Est-ce que tu veux quelques jours de congés ?
Levi grogne.
— Qu'est-ce que tu racontes ? Tu penses que tu peux te passer de moi pour te rappeler de quitter le bureau avant vingt-deux heures ? Tsk ! Tu penses que les morveux sont capables de s'entraîner sans supervision et sans se tuer par maladresse ?
— Tu parles des trois inséparables ? Kirstein, Braus et Springer ?
— Je les ai rebaptisés les Couillons du Bataillon, précise Levi.
— Les C… hmm.
Erwin aurait préféré que Levi témoigne un peu plus de respect à ses subordonnés, mais il sait qu'au fond, il ressent avant tout de l'affection pour eux.
— Qu'est-ce que je peux faire pour te soulager, alors ? Dis-moi.
La réponse reste suspendue entre eux dans le silence de Levi. Renonce. Abandonne. Erwin lui est reconnaissant de lui épargner cette discussion. Levi roule sur le ventre à côté de lui et se redresse sur les coudes.
— Donne-moi du temps.
— Et ?
— Du temps, Erwin. Passe du temps avec moi. Je me sens mieux quand… quand tu es avec moi. Je sais que tu as beaucoup de travail, dit-il en anticipant la réponse d'Erwin. Je te demande pas qu'on reste collés l'un à l'autre en permanence…
— Pourtant, ça me plairait aussi.
— …mais s'il te plaît, arrête de t'éloigner de moi. Je… J'ai l'impression…
Il se tait, et Erwin n'insiste pas pour qu'il exprime le fond de sa pensée. Il lit déjà sur son visage à quel point il est bouleversé. Il espère qu'il ne va pas se mettre à pleurer, sans quoi il risque fort de faire de même.
Il glisse de quelques centimètres sur le matelas pour le rejoindre.
— J'ai fait ça pour te protéger, Levi. Je m'y suis mal pris, je suis désolé.
Il dépose un baiser entre ses sourcils.
— Tu crois que j'ai besoin de toi pour me protéger, Erwin Smith ? grimace Levi.
Oui, Levi.
— Non. Mais je vais le faire quand même, parce que sinon j'ai l'impression d'être le roi des imbéciles.
Levi se déride un peu. Erwin enroule son bras autour de lui et presse leurs corps l'un contre l'autre.
— Je vais prendre soin de toi, d'accord ? murmure-t-il d'une voix très basse. Dans quelques semaines, tu seras enfin libéré de tout ça.
Levi tourne le visage vers lui et l'embrasse.
— Alors, dit Erwin quand ils se séparent. Parle-moi un peu de l'avancement de ce bal de charité, que je sache un peu où je vais mettre les pieds.
