Cet OS a été écrit pour la 142e Nuit du FoF autour des thèmes «mort» et «tiare». Le FoF est un forum ouvert à tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou participer à des jeux. Le lien est dans mes favoris !
Le poids de la croix
« Êtes-vous sûr que ce soit une bonne idée ? demanda Voiello. Ces manifestations de liesse populaire me donnent mal à la tête. »
Le cardinal secrétaire d'État regardait autour de lui, une moue de dégoût à peine voilée sur les lèvres ; les coudes au corps, il s'efforçait d'éviter tout contact avec la foule environnante, en vain. À son côté, Lenny avançait mains dans les poches, détendu et sûr de lui. Du coin de l'œil, il lança au cardinal un regard amusé.
« Allons, Votre Éminence, un amateur de sport tel que vous ! Ne me dites pas que, quand Naples marque, vous restez sagement assis sur votre siège au lieu de faire la ola avec les autres supporters ?
– Je n'assiste aux matches que depuis la tribune VIP, répliqua le cardinal avec hauteur. Cela m'évite d'avoir à subir les éclaboussures de bière et les embrassades de parfaits inconnus, ajouta-t-il avec une grimace tandis qu'un trio de jeunes gens au visage peinturluré passait près d'eux en chantant à tue-tête.
– Vous êtes trop élitiste, Voiello, déclara le pape d'un ton léger. Vous passez à côté de l'essentiel. »
Le cardinal se renfrogna. Il ne voyait pas ce qu'il y avait d'essentiel dans cette promenade à laquelle Pie XIII tenait tant. Après sa mémorable visite à Santa Mondega, le pape avait souhaité faire escale au Mexique. Conscient du calendrier, Voiello lui avait suggéré une destination moins agitée, mais Pie XIII n'avait rien voulu entendre. Pire encore, il était sorti en tenue de ville, à l'insu de ses gardes du corps. Bien que Voiello répugnât à arpenter ces rues aux allures de carnaval, son devoir lui commandait de faire escorte au Très Saint Père : il l'avait donc suivi en se demandant ce qui, d'un attentat contre le pape ou d'un élan spontané de vénération collective, était le plus à craindre lorsque quelqu'un le reconnaîtrait. Pour le moment, cependant, tout le monde semblait beaucoup trop occupé à faire la fête pour leur prêter attention.
« Toutes ces couleurs et ces lumières ne manquent pas de pittoresque, reconnut le cardinal avec répugnance. Mais pourquoi tous ces crânes partout ? Des bougies en forme de crâne, des visages maquillés pour ressembler à des crânes, des crânes en sucre, des squelettes en carton… Est-ce bien nécessaire ?
– C'est la fête des morts, remarqua Lenny.
– On ne risque pas de l'oublier », persifla Voiello.
Pie XIII paraissait très content de sa sortie, remarqua-t-il in petto ; les remous de la foule, les musiques entremêlées de rires et la profusion d'ossements factices ne l'incommodaient pas. Le cardinal se demanda si lui-même était devenu trop vieux pour apprécier ce genre de fête. À la réflexion, il n'avait jamais aimé ça.
Pris dans le courant humain qui se déversait dans les rues de Mexico, ils parvinrent jusqu'à un cimetière où les tombes disparaissaient sous les fleurs, les bougies et les offrandes de nourriture. L'authentique piété noyée sous les traditions profanes, les superstitions et le mercantilisme – car c'était une période faste pour les commerçants : Voiello trouvait cela plus déplorable encore que Noël dans les grands magasins.
Il s'aperçut tout à coup que Pie XIII n'était plus à côté de lui. Affolé, il parcourut la foule du regard, luttant contre le courant qui l'entraînait vers le cœur du cimetière. Le pape ne l'avait tout de même pas laissé tout seul ! Comment retrouverait-il son chemin jusqu'à l'hôtel ?
Enfin, il le repéra entre deux rangées de tombes, un peu à l'écart de la foule. Il se tenait au pied d'une grande croix de marbre à laquelle on avait accroché un squelette en carton.
« Très Saint Père ! s'exclama Voiello, le souffle court, rejoignant le pape au prix de plusieurs coups de coude. Ne me faites plus jamais une peur pareille !
– Regardez, Éminence, enjoignit Pie XIII avec un mouvement du menton en direction du squelette. Est-ce qu'il ne vous rappelle pas quelqu'un ? »
Le squelette était assis sur l'un des bras de la croix, ses jambes osseuses pendant dans le vide ; il portait une couronne en papier découpé sous laquelle il semblait ployer, et deux petites ampoules bleues clignotaient dans ses orbites. Voiello fronça des sourcils perplexes : cet objet ne lui rappelait absolument rien sinon que le mauvais goût était plus universel que le football.
« Je ne vois pas ce que vous voulez dire, Très Saint Père, avoua-t-il.
– Rajoutez-lui une cape rouge, suggéra Lenny, et quelques plumes d'autruche. »
Pendant deux secondes, le cardinal crut que Pie XIII cherchait à le choquer davantage qu'il ne l'était déjà. Une cape et des plumes, comme dans un spectacle de music-hall ? Puis il comprit.
« Il vous rappelle votre premier discours devant les cardinaux », déclara-t-il.
Voiello aussi s'en souvenait, et pas en bien. En tenue d'apparat, Pie XIII avait fait une entrée royale, coiffé de la tiare de Paul VI qu'il avait fait ramener à grands frais de Washington ; son discours glaçant s'était achevé par un acte de soumission du Sacré Collège envers le souverain pontife qui, pour le cardinal secrétaire d'État, avait tourné à l'humiliation.
« Quoique vous ayez eu, alors, bien meilleure allure que ce pauvre bougre », ajouta-t-il du bout des lèvres.
Le pape soupira.
« Je vous l'ai dit, murmura-t-il, les yeux rivés au crâne grimaçant. Vous passez à côté de l'essentiel.
– Dans ce cas, peut-être pourriez-vous me guider, Très Saint Père ? » demanda Voiello sans chercher à dissimuler son agacement – il n'aimait pas quand Pie XIII prenait son air sibyllin, surtout après lui avoir remis en mémoire un si pénible épisode.
La foule s'était dispersée, à présent ; on n'entendait plus que la mélodie assourdie d'une guitare, quelque part dans les profondeurs du cimetière.
« Le poids, voilà l'essentiel, murmura Lenny.
– Le poids ? »
Voiello commençait à s'inquiéter. Voilà que le pape devenait incohérent : lui si frugal, aurait-il abusé des crânes en sucre ?
« Sa couronne. Voyez comme elle lui pèse, expliqua Lenny.
– Ah, fit le cardinal. Le poids de la charge, donc. Et combien pèsent au juste les responsabilités du pape ?
– Quatre kilos cinq, répondit aussitôt Pie XIII. Et je vous assure que c'est très lourd. »
Le mystère avait disparu, remplacé par un petit sourire malicieux. Mais Voiello n'était pas dupe : il arrivait parfois au pape de se livrer ainsi, par de simples allusions. Quatre kilos cinq d'argent massif et l'avenir de l'Église catholique, apostolique et romaine, voilà ce qui pesait sur les épaules de Pie XIII. Un peu moins quand il ne portait pas sa tiare.
« Le cardinal Caltanissetta faisait une chose curieuse, se souvint tout à coup Voiello. Je l'ai vu une fois qui se tenait debout, les bras ouverts et tendus, presque comme en prière. Quelqu'un – je crois que c'était le cardinal Spencer – m'a alors expliqué qu'il soupesait le poids de Dieu sur terre. »
Sans détacher son regard du crâne aux orbites clignotantes, Lenny hocha la tête.
« Alors ? Combien pesait-il ?
– Fort peu, apparemment. Sans doute bien moins de quatre kilos », plaisanta le cardinal.
Le sourire du pape s'effaça.
« Sans doute, Voiello, confirma-t-il à voix basse. Plus le poids de Dieu est léger, plus le poids de la croix devient lourd. »
Dans le dos de Pie XIII, le cardinal fit les gros yeux : le pape était d'étrange humeur, ce soir, à enchaîner les métaphores. La fête des morts ne lui réussissait pas tant que ça.
« Nous avons tous notre croix à porter, Très Saint Père, répondit-il prudemment. Le Christ lui-même n'y a pas échappé. Et je suis prêt à parier qu'elle pesait beaucoup plus que quatre kilos cinq. »
Lenny se tourna vers lui, un pli ironique au coin de ses yeux bleus.
« Combien croyez-vous qu'elle pèserait sur vous, Éminence ?
– La croix ou la tiare ? » repartit le cardinal sans sourciller.
Pie XIII pouffa d'un rire amusé avant de se détourner, les mains croisées dans le dos, pour s'éloigner parmi les tombes.
« Allez savoir, Voiello, allez savoir… »
Le cardinal secrétaire d'État ne le sait pas encore, mais un jour, c'est bien lui qui héritera de la charge de pape :)
