Disclaimer : les personnages et lieux mentionnés ici sont bien entendu issus de l'imagination de Pierre Bottero, et non pas de la mienne !

Le savant et le poète

La soirée qu'ils étaient en train de passer constituait une parenthèse de chaleur et de rire dans leur périple.

Les derniers jours avaient été éreintants, même pour Ellana pourtant rompue au voyage et aux aventures. Les plateaux d'Astariul étaient vraiment inhospitaliers, Edwin n'avait pas exagéré : entre le froid glacial qui s'insinuait à travers les vêtements et les toiles de tente, les paysages mornes sans arbres ni végétation et les affreuses créatures qui vivaient là et menaçaient à tout moment de les attaquer, la marchombre n'était pas mécontente que leur guide ait trouvé une ferme fortifiée pour les abriter le temps d'une nuit.

Leur hôte, une femme qui gérait son exploitation d'une main de maître, les avait accueillis avec générosité, et ils se trouvaient tous attablés dans une grande salle à manger, qu'une cheminée en pierre chauffait. Entre leur compagnie, la famille de la fermière et les employés de la ferme, ils étaient une presque une vingtaine à ripailler.

Ellana termina son verre de vin, et à peine l'eut-elle reposé sur la table qu'il fut rempli par l'un des fils de la fermière. Il ne laissait à aucun de ses hôtes de répit : la jeune femme avait d'ailleurs perdu le compte du nombre de verres qu'elle avait bus. Elle sentait que l'alcool lui montait à la tête et surtout, elle avait des courbatures au visage à force de rire aux histoires que Chiam Vite contait. Il venait d'en terminer une particulièrement savoureuse et Bjorn ne parvenait plus à s'arrêter de rire, communiquant à l'ensemble de la tablée son hilarité.

Ellana s'essuya les yeux en reprenant son souffle et se tourna vers Edwin, qui était assis à sa droite. Le maître d'armes riait sans retenue lui aussi, et la marchombre se régala de cette vision rare. Il savait qu'ils étaient à l'abri derrière les remparts de la ferme, et la tension qui avait habité ses épaules et son regard ces derniers jours l'avait enfin quitté.

Elle ne savait pas si c'était l'alcool, la chaleur ou l'euphorie de la soirée, peut être un mélange des trois, mais Ellana était particulièrement consciente de la présence d'Edwin à ses côtés. Ils avaient rarement été aussi proches physiquement : ils avaient du se serrer sur les bancs qui n'étaient pas prévus pour accueillir autant de convives. Leur épaules se cognaient constamment, leurs bras se frôlaient de plus en plus fréquemment et à chaque contact Ellana sentait son coeur rater un battement.

Quand il lui parlait, elle sentait son souffle sur son visage et cela l'obnubilait tellement qu'elle devait se concentrer pour bafouiller une réponse cohérente. Son manque de répartie la terrifiait.

Assis à sa gauche, Maniel avait essayé au début du repas de se tenir droit et garder ses coudes contre lui pour ne pas prendre trop de place avec sa carrure imposante. Mais entre les fou-rires, le vin et la nourriture en abondance, il semblait avoir oublié la largeur de ses épaules.

Il s'étalait de plus en plus et Ellana se sentait glisser inexorablement vers le maître d'armes. Leurs cuisses finirent par se toucher et Edwin, surpris par le contact, lui jeta un regard en coin. Elle s'empourpra et voulut s'excuser, mais il se pencha vers elle et lui glissa à l'oreille :

- Si tu continues à me pousser comme ça, je vais finir sur les genoux de maître Duom.

Sa voix et son souffle dans le creux de son oreille provoquèrent à la marchombre un violent frisson, qui masqua son trouble en éclatant de rire.

- Je risque d'atterrir sur les tiens avant, lui répondit-elle, Maniel est en train de tenter de m'éjecter du banc !

Le gris des yeux du maître d'armes s'assombri, et un sourire malicieux étira un instant ses lèvres. Puis, comme si de rien n'était, il leva tranquillement son verre, bu une longue gorgée de vin et reporta son attention vers Chiam qui avait commencé une nouvelle histoire. Il ne déplaça toutefois pas sa jambe, toujours collée à celle d'Ellana.

La jeune femme resta interdite quelques secondes, puis se servit un verre d'eau qu'elle but d'une traite.

Que diable était-il en train de se passer ? Où était passé le Edwin impassible et imperturbable qu'elle croyait connaître ?

À travers ses vêtements, elle sentait la chaleur du maître d'armes à ses côtés, et leurs mains se frôlèrent une fois de plus lorsqu'elle reposa son verre. Elle se força à respirer calmement et analyser la situation. Depuis l'attaque du tigre des prairies, sa relation avec Edwin avait évolué. Jusque là, ils discutaient beaucoup et échangeaient parfois des regards… complices. Ellana avait conscience de l'attirance qu'elle ressentait pour lui, sans réussir à jauger la force de ces sentiments. Après tout, cela ne faisait que quelques semaines qu'ils se côtoyaient.

L'attaque les avait réunis d'une manière inattendue : sur le coup de l'émotion, elle s'était laissée aller à toucher Edwin et lui avouer qu'elle avait eu peur pour lui. Il avait répondu à son geste, mais leur rapprochement avait été interrompu par la pauvre Ewilan qui ne savait plus où se mettre.

Les jours suivants, Ellana se surprit à rejouer dans sa tête ce moment où tout avait failli basculer. Elle avait maintenant la certitude qu'Edwin y avait aussi repensé.

Le cocon que leur offrait cette soirée voyait percer l'aboutissement de toute cette tension. Que se serait-il passé si Ewilan n'avait pas été là après l'attaque du tigre des prairies ?

Il y a deux réponses à cette question, comme à toutes les questions, se dit Ellana. Et il était grand temps de commencer à envisager les réponses.

Des applaudissements la tirèrent de ses pensées. Chiam avait terminé son histoire et tous le félicitaient chaleureusement pour ses talents de conteur, Ellana se joignant à eux. Ils se levèrent pour aider leurs hôtes à débarrasser et à remettre de l'ordre dans la salle à manger. Quand le calme fut revenu, la marchombre s'attarda encore quelques minutes seule devant la cheminée, tandis que ses compagnons prenaient le chemin de la grange pour une bonne nuit de sommeil.

Elle but un dernier verre d'eau, anticipant la migraine du lendemain, sortit dans la fraîcheur de l'air et prit la direction de la grange en frissonnant.

Elle se figea.

A l'angle de la bâtisse principale, appuyé contre le mur dans l'obscurité, Edwin l'attendait. Il avait rabattu son capuchon sur sa tête pour se protéger du froid, et ses yeux brillaient dans la nuit.

- Tout va bien ? S'enquit-il. Tu as l'air soucieux.

Ellana leva les yeux aux ciel. Rien n'échappait jamais au Frontalier. Elle décida de jouer franc-jeu. Ce n'était pas son genre de tourner autour du pot.

- Je repensais à l'attaque du tigre des prairies.

- Je n'osais pas t'en parler, répondit-il gravement, mais je suis content que tu le fasses. Tu dois te demander pourquoi j'ai pu bouger quand tu as utilisé ton Chant, je…

Il s'interrompit en voyant l'air confus d'Ellana. Elle rit.

- Ce n'est pas ça qui me tracasse. Je pensais plutôt à ce qui s'est passé après l'attaque.

- Oh.

Il avança d'un pas. Ellana planta son regard dans le sien et reprit.

- Ou plutôt, ce qui ne s'est pas passé.

Il faisait sombre, mais elle vit les yeux d'Edwin se poser sur ses lèvres. Ignorant ses jambes qui semblaient s'être transformées en coton, elle s'avança vers lui. Ils se regardèrent, hésitèrent une seconde. Puis, d'un geste d'une douceur surprenante, Edwin effleura la joue d'Ellana du bout des doigts, laissa son pouce parcourir le relief de ses lèvres.

Il l'embrassa.

Elle l'embrassa.

Explosion de sensations.

Exactement comme Ellana l'avait imaginé. En mille fois mieux.

Plus tard, lorsqu'elle s'allongea aux côtés d'Ewilan sur la paille de la grange, Ellana réalisa qu'elle s'était trompé.

Il n'y avait pas deux réponses à la question.

Pour une fois, la réponse du savant et celle du poète étaient identiques.