CHAPITRE 3

Mars 2020

Quelques jours passèrent, entre les gardes en réanimation, les tâches domestiques, le temps avec Timmy et quelques longues sorties à vélo pour relâcher la pression. Le nombre de cas de Covid augmentait régulièrement, mais l'unité d'Anna était déjà pleine. Quelques patients mouraient rapidement après leur admission, mais ceux qui survivaient partaient en général pour un long séjour, donc les lits restaient bloqués longtemps. L'hôpital était constamment en train d'essayer de pousser ses murs pour trouver le moyen d'ouvrir plus de lits. Les blocs opératoires et les services de surveillance post-opératoire avaient été transformés en lits Covid. Le jour précédent, Elsie avait appelé Anna, pour lui demander son avis sur l'opportunité pour elle et Charles d'aller voir une pièce de théâtre. Anna leur avait fortement déconseillé, leur demandant instamment d'éviter tout rassemblement de personnes pour le moment.

Anna avait déjà perdu deux patients du Covid, et elle savait que ce n'était que le début. Margaret Bates était toujours là toutefois, pas franchement mieux, mais pas pire non plus pour le moment. A chaque fois que quelqu'un passait à son chevet, ils entendaient parler de son fils et/ou de l'Écosse, en tout cas quand elle n'était pas trop essoufflée pour parler. L'équipe de la réanimation avait maintenant l'impression de connaître personnellement son fils, avec toutes les histoires qu'elle leur avait racontées. On entendait souvent de la cornemuse dans sa chambre, et cela relevait un peu l'humeur dans le service, bien que cet instrument ne soit pas du goût de tout le monde. Depuis une semaine qu'elle avait été admise, Margaret était devenu une sorte de mascotte de la réanimation. Tous les jours où elle travaillait, Anna appelait John Bates pour lui communiquer son bulletin de santé quotidien. Elle n'avait jamais mentionné qu'elle était au courant de leur relation partagée avec la famille Crawley, et lui non plus. Leurs échanges restaient donc strictement dans le domaine médecin-patient-famille. Bien qu'elle s'en défende, Anna avait un petit faible pour Margaret, comme plusieurs des membres de l'équipe. Ils ne pouvaient pas s'en empêcher, la vieille dame était si aimable et amicale.

Ce jour-là avait mal commencé. Timmy avait traîné au lit des heures avant de se lever, il avait renversé son lait au petit-déjeuner, et Anna avait eu du mal à garder son calme et à ne pas lui crier dessus. Il était encore en pyjama quand Esther était arrivée et Anna était partie en trombe pour l'hôpital. Quand elle était finalement arrivée, à la dernière minute, elle avait dû retourner son sac à dos de fond en comble pour retrouver son badge. Au milieu de son tour du matin, elle avait dû gérer une famille très en colère qui s'était présentée à la porte de l'unité, exigeant que leur proche soit traité avec de l'hydroxychloroquine, puisqu'Internet disait que ça marchait, et la menaçant de poursuites si elle ne le faisait pas. Au final, le personnel de la réanimation avait dû appeler la sécurité pour qu'ils fassent partir ces gens. Après cet épisode, tout le monde était resté nerveux et tendu, mais les gens avait repris leur travail. Anna, avec son infirmière et son interne terminaient enfin leur tour, quand Daisy, l'aide-soignante les appela dans le couloir :

- Dr Smith, s'il vous plaît, venez vite !

- Qu'y a-t-il Daisy ?

- C'est Mme Bates, elle ne va pas bien ! Pas bien du tout !

Anna et Gwen coururent au lit de Margaret, et constatèrent que Daisy avaient raison. La vieille dame était hors d'haleine, prenant des respirations très rapides et superficielles. Elle semblait à peine consciente, ses lèvres et ses doigts devenaient bleus, et son pouls était très rapide.

- J'étais en train de l'aider à faire sa toilette, expliqua Daisy, et elle s'est plaint d'une forte douleur dans la poitrine, et puis ça a été de pire en pire.

Après une rapide évaluation, Anna suspecta une embolie pulmonaire.

- Prikesht, ordonna-t-elle à son interne, appelle la radio et demande un scanner dès que possible.

Elle ordonna ensuite à Gwen de préparer des anticoagulants, et conclut :

- Je pense qu'on va devoir l'intuber.

Pendant qu'elle et Gwen préparaient tout ce dont elles avaient besoin, Prikesht raccrocha le téléphone :

- Ils peuvent la prendre dans cinq minutes.

- Alors, non, on ne peut pas la bouger tout de suite, elle va faire un arrêt dans l'ascenseur. On doit la stabiliser d'abord. Viens ici. Tu sais intuber, n'est-ce pas ?

- Oui, acquiesça l'interne.

- Alors vas-y.

Pendant que Prikesht travaillait sous l'œil vigilant d'Anna, le moniteur cardiaque se mit à hurler.

- Merde, dit Anna, elle n'a pas attendu d'être dans l'ascenseur. Daisy, appelle des renforts, on commence le massage.

L'esprit d'Anna était clair et ses gestes sûrs, car cela était son travail depuis plus de cinq ans maintenant. Mais elle ne put s'empêcher se sentir son cœur se serrer en pensant qu'il s'agissait de Margaret Bates, qu'elle avait appris à apprécier au cours de la semaine passée, et dont le fils était un ami proche du père de Mary. Après plus de trente minutes de bataille acharnée pour ramener Margaret à la vie, Anna secoua la tête, et éteignit le scope. Le cœur de la vieille dame avait rendu les armes, et aucun de leurs efforts n'avait permis de le faire redémarrer. Anna pris son téléphone et appela la radiologie.

- Oui, Dr Smith de la réa. Bon, ne nous attendez pas, ce n'est plus la peine, la patiente est décédée. Voilà, merci.

En colère contre elle-même et contre le destin, elle se rua dans la salle de repos, où elle arracha son masque et ses lunettes et se laissa tomber sur une chaise, avant d'éclater en sanglots. Elle avait déjà perdu un nombre incalculable de patients, c'était un évènement fréquent en réanimation. Il y avait toujours un sentiment de défaite, mais certaines pertes étaient plus douloureuses que d'autres. C'était plus dur quand le décès arrivait de façon inattendue. Quand il y avait eu de l'espoir que le patient s'en sorte, mais que ce n'était finalement pas le cas. Son collègue médecin, Ed, qui avait entendu ce qui s'était passé, entra dans la salle de repos et frotta son épaule.

- Anna… Ça va. Tu sais que tu n'y es pour rien. Tu as fait tout ce que tu avais à faire.

- Putain de virus !, s'exclama Anna. Elle aurait pu vivre encore dix ans ! Hier encore je disais à son fils d'être optimiste ! Je vais lui dire quoi maintenant ?!

- La vérité, comme tu le fais à chaque fois. Qu'elle a probablement fait une embolie pulmonaire malgré le traitement préventif, et que son cœur était trop faible pour y faire face.

Comme Anna soupirait, Ed s'assit près d'elle, et se pencha légèrement vers elle :

- Tu es un bon médecin Anna. Ce n'est pas de ta faute, tu le sais. Nous ne sommes pas Dieu Tout-Puissant.

Anna rit amèrement. Elle se souvenait comme Margaret avait confiance en « Dieu Tout-Puissant ».

- Ouais, peut-être que maintenant elle en train de Le rencontrer enfin.

- Qui sait.

Anna se frotta le visage, et relâcha ses épaules.

- Merci Ed. Je vais dans le bureau médical, je dois appeler son fils.

Dans le bureau médical, Anna resta un moment assise à son bureau, à regarder son téléphone. C'était toujours étrange, ce moment où vous étiez en possession d'une information qui allait changer la vie de quelqu'un pour toujours, mais où vous ne leur aviez pas encore communiqué. Puis elle inspira profondément, et composa le numéro.

x x x x

À son propre bureau dans l'open-space du département comptabilité de Downton Abbey, John Bates quitta son ordinateur des yeux quand son téléphone sonna. Il reconnaissait maintenant le numéro de l'hôpital. Ça devait être le Dr Smith, pour son appel quotidien. Quoiqu'il était un peu tôt, elle appelait en général plus tard, dans l'après-midi. Il attrapa le téléphone et quitta l'open-space, vers la salle de pause, où quelques tables, chaises et fauteuils entouraient les machines à café. Il répondit, et pâlit peu à peu en écoutant Anna annoncer la nouvelle. Sa main libre dût s'agripper au dossier d'une chaise pour se stabiliser. Il resta sans voix un instant, quand Anna reprit la parole :

- Je suis vraiment navrée, M. Bates. Nous avons vraiment fait tout ce que nous pouvions.

Complètement vidé, il arriva à articuler :

- Je sais. Je vous crois. Merci Dr Smith.

Le téléphone tomba au sol alors qu'il s'affaissait dans le fauteuil le plus proche et sanglota dans ses main. A ce moment, Robert et Mary Crawley apparurent au bout du couloir, car ils devaient justement se réunir avec John pour discuter des investissements futurs du domaine. Les deux discutaient avec animation, jusqu'à ce qu'ils arrivent à hauteur de la silhouette effondrée de John.

- Bates ?! Mon cher camarade, que se passe-t-il ? Ta mère ?, demanda Robert, pressentant le pire.

John s'essuya rapidement les yeux, honteux d'être découvert dans cet état, et acquiesça :

- Elle est morte, dit-il en reniflant. Je viens de raccrocher avec son médecin.

- C'était Anna ?, demanda Mary.

- Oui.

- Mon Dieu, je suis désolée, Bates, dit Mary.

- Prend ta journée, John, ajouta Robert. Va la voir.

- C'est ça le pire, ragea Bates, je ne peux pas ! Je ne peux même pas aller la voir et lui dire adieu, à cause de ce foutu virus !

- Bonté divine, je suis vraiment désolé, John.

Robert mis sa main sur l'épaule de John par sympathie.

- Écoute, pourquoi tu ne viendrais pas à la maison ce soir ? Histoire de ne pas broyer de noir tout seul ?

- Non, non, ça va. Ne t'inquiète pas, ça va aller. Je ne veux pas m'imposer chez toi et Cora. J'ai l'habitude d'être seul.

- D'accord, comme tu veux. Mais mon offre reste valable si tu changes d'avis. Et on va reprogrammer la réunion, ça peut attendre quelques jours. Rentre chez toi.

- Merci. J'apprécie.

- Pas de problème. Je n'ai pas souvent eu le plaisir de rencontrer ta mère, mais je l'aimais bien. C'était une belle personne.

John réussit à offrir un sourire tendu avant de partir récupérer ses affaires pour rentrer chez lui.

Avant de se rendre à son appartement, John s'arrêta chez sa mère, dont il avait un double des clés. Il déambula dans la petite maison, étrangement calme, avec toutes les affaires de Margaret encore disposées ça et là, et de nouveau les larmes montèrent à ses yeux, sachant qu'elle ne reviendrait jamais. Son odeur était encore perceptible, un mélange de lessive fraîche et de son parfum préféré. Il saisit quelques objets au hasard, avant de les reposer. Il se sentit submergé à l'idée de tout ce qu'il allait devoir gérer dans les jours et semaines à venir : organiser les funérailles, vider la maison, décider quoi en faire, et toute la paperasserie qui arrivait avec le décès d'une personne… Il ne pouvait pas faire face à tout ça pour l'instant, alors il ramassa le tartan qui était étalé sur le canapé, le roula en boule entre ses mains, et partit.

x x x x

Quand Anna parvint enfin à quitter la réanimation ce soir-là, elle se sentait complètement démoralisée. Elle appuya avec colère sur ses pédales afin d'extérioriser sa frustration. Elle avait l'impression que les gens à l'extérieur, et en particulier le gouvernement, ne prenait pas la mesure de ce qui était en train de se passer. Elle espérait que des mesures supplémentaires seraient rapidement prises pour gérer la situation. Elle n'était pas une experte de santé publique, et ne prétendait pas savoir ce qui devait être fait. Mais elle savait seulement que de nombreuses personnes allaient mourir si rien n'était fait. Elle avait entendu que le Premier Ministre devait faire un discours le lendemain, et elle espérait qu'il aurait l'intelligence de faire quelque chose de concret. Quand elle eut garé son vélo, elle mit un masque chirurgical pour entrer dans les parties communes de son immeuble. Si jamais elle croisait un voisin, elle voulait être sûre de ne rien lui transmettre. Elle se frotta les mains au gel hydro-alcoolique, avant d'appeler l'ascenseur. Quand elle y entra, un message écrit à la main et scotché à la paroi attira son attention :

« A nos voisins qui travaillent dans la santé : merci d'être extrêmement vigilants quand vous utilisez l'ascenseur. Si vous avez la possibilité de déménager et de vivre ailleurs pendant la durée de l'épidémie, merci de l'envisager. »

Anna regarda le papier, incrédule. Des gens se permettaient vraiment de lui demander de quitter son appartement pour ne pas leur transmettre le Covid ? Comme si elle avait ailleurs où aller. Peut-être devrait-elle vivre à l'hôpital, pour Dieu sait combien de temps cela allait durer ? Elle savait qu'il y avait plusieurs autres soignants dans l'immeuble. Au moins une infirmière en pédiatrie, et un ambulancier, à sa connaissance. Ils faisaient tous de leur mieux, jour après jour, et lire de telles âneries égoïstes de la part des autres voisins faisait vraiment mal. Anna fouilla dans son sac à la recherche d'un stylo. Elle écrivit furieusement sous le message original :

« Nous autres soignants savons ce que nous avons à faire, merci beaucoup. Et ne vous inquiétez pas, nous prendrons soin de vous si jamais vous en avez besoin, même si vous êtes un gros naze. Bonne journée à vous, voisin anonyme. »

Elle soupira de la stupidité de certaines personnes, et sortit de l'ascenseur pour entrer dans son appartement.

- Maman !, cria Timmy quand il l'entendit entrer.

- Coucou mon chéri, répondit-elle en souriant.

Le petit garçon était encore debout, et l'attendait, puisque c'était la veille du week-end, et que comme pour une fois Anna était aussi de repos, ils allaient pouvoir dormir plus tard. Elle attendit qu'Esther soit partie pour enlever son masque. Quand elle eut partagé avec Timmy une longue histoire du coucher suivie de chansons et de câlins, elle s'affala dans le canapé et attrapa la télécommande. Elle vit qu'elle avait reçu plusieurs textos de la part de Mary, au sujet du décès de Margaret Bates, mais tout ce qu'elle se sentait capable de faire, c'était éteindre son cerveau et regarder la télévision. En zappant au hasard parmi les chaînes, elle finit sur le National Geographic, qui passait un documentaire sur les Highlands écossais. Elle repensa immédiatement à la passion de la vieille dame pour ce pays. Parfait pour oublier sa journée, se dit-elle avec ironie. Mais elle resta hypnotisée par les paysages majestueux, et elle regarda le documentaire jusqu'au bout, ou presque, puisqu'elle finit par s'endormir sur le canapé.