CHAPITRE 4

21 Mars 2020

Anna se trouvait au milieu d'un rêve très inconfortable, dans lequel le fantôme de Margaret Bates lui hurlait dessus pour ne pas l'avoir traitée avec de l'hydroxychloroquine, quand elle se réveilla en sursaut en sentant quelqu'un se faufiler dans son lit. Haletant, elle se frotta les yeux, et découvrit Timmy, les cheveux en bataille et les yeux encore gonflés de sommeil. Elle jeta un coup d'œil à son réveil et constata qu'il était huit heures et quart. C'était un peu plus tard que l'heure habituelle de réveil du petit garçon. Elle le serra fort contre elle et respira son odeur de presqu'encore-bébé, pendant que son rythme cardiaque revenait lentement à la normale.

- Bonjour mon chéri. Tu as bien dormi ?, demanda-t-elle.

- Oui maman. On peut faire des pancakes pour le petit-déjeuner ?

- Hmm, oui, pourquoi pas, répondit Anna. Mais là tout de suite je voudrais bien encore un petit câlin, ajouta-t-elle, en baillant largement.

Vingt minutes plus tard, la mère et le fils, tous deux encore en pyjama, étaient occupés à mélanger la pâte à pancakes. Anna prépara un plateau, et les deux profitèrent d'un petit-déjeuner tranquille devant les dessins animés. Quand ils eurent fini de manger, vers neuf heures et quart, le téléphone d'Anna sonna en affichant le numéro de Mary. Elle répondit :

- Eh, salut Mary, attends une minute.

Elle regarda Timmy et dit :

- Mon cœur, tu peux aller t'habiller pendant que je suis au téléphone ? Comme ça après on pourra aller faire un tour à vélo.

- Oh oui !, cria le garçon joyeusement.

Il adorait faire du vélo autant que sa mère. Il disparut rapidement dans sa chambre, pendant qu'Anna repris son téléphone.

- Salut.

- Salut Anna, alors, ça va ?

- Euh oui, pourquoi ça n'irait pas ?

- Je ne sais pas, toute cette histoire avec la mère de Bates. J'espère que ça ne t'a pas trop minée.

- Oh. Ben je ne peux pas dire que ça me réjouisse, mais bon, ce n'est pas la première fois que je perd un patient… Je l'aimais bien, c'est vrai, mais je m'en remettrai. Ce n'était pas ma mère.

Puis elle se demanda un instant si elle le saurait, si jamais sa mère mourrait, vu qu'elle ne lui avait pas parlé depuis plus de cinq ans.

- Comment va M. Bates ? Tu as eu de ses nouvelles depuis que je l'ai appelé ?, demanda-t-elle.

- Oui, on l'a croisé hier juste après qu'il a raccroché de votre conversation, bon, évidemment il était secoué. Il est rentré chez lui après. Mais je crois que papa le voit aujourd'hui.

- D'accord. Je suis désolée pour lui, il a l'air d'être un type sympa, pour ce que je lui ai parlé.

- Il l'est oui. Alors, tu bosses ce week-end ?, continua Mary, en changeant de sujet. On peut se voir ?

- Je fais seulement demain soir, donc je devrai amener Timmy chez les Carson en fin d'après-midi, mais autrement je suis libre. J'avais prévu d'aller faire du vélo avec Timmy ce matin. Vu qu'il fait beau, et Dieu sait si on ne sera pas bientôt confinés.

- Tu crois vraiment qu'on va en arriver là ?

- Je ne sais pas Mary, mais je sais que c'est l'enfer dans les hôpitaux, donc je ne l'écarterais pas. Ils ont mis des confinements en France, en Italie, en Espagne… Je ne vois pas bien comment on va y échapper.

- Alors, on peut se voir cet après-midi ? Ou demain ? Tu veux venir déjeuner ?

- J'aimerais bien mais… En fait je ne sais pas si c'est safe. J'ai nagé dans le Covid toute la semaine, j'aimerais pas vous le refiler.

- Mais… tu es malade ?

- Non, mais il y a tellement de choses qu'on ne sait pas encore sur la contagiosité, les modes de transmission, ça m'inquiète…

- OK… Je sais, et si on se voyait en extérieur ? Comme tu dis, il va faire beau, et si on doit être confiné, autant profiter de l'air frais tant qu'on peut… Que dirais-tu d'un pique-nique ? On restera à bonne distance les uns des autres.

Anna réfléchit un instant. Elle avait vraiment envie de passer un bon moment avec Mary.

- Je pense que ça irait, conclut-elle.

- Super ! Midi et demi ?

- Ça marche.

- D'accord. À tout à l'heure, dit Mary avec entrain.

- Salut, répondit Anna, avant de raccrocher.

Elle se leva et alla dans la chambre de Timmy pour vérifier l'avancement de son habillage. Elle dut se retenir de rire en voyant les habits qu'il avait choisis, qui étaient affreusement dépareillés. Mais bon, qui était-elle pour juger des goûts vestimentaires d'un enfant de quatre ans, se dit-elle.

- Eh, Timmy, super mon garçon, tu t'es habillé tout seul ! Maintenant tu devrais aller te brosser les dents, et ensuite je vais te coiffer. Tante Mary nous a invité à pique-niquer pour le déjeuner, ça te plairait ?

- Oh ouais !, se réjouit le garçon. Je pourrais jouer avec George !

- Tout à fait.

Les deux garçons se connaissaient depuis toujours et s'entendaient très bien.

- Bon, continua Anna. Je vais aller m'habiller, après on préparera des sandwichs, et puis on ira faire notre balade, avant d'aller retrouver Mary, Matthew et George.

x x x x

Comme à l'accoutumée, pédaler avait aidé Anna à se défaire de ses tensions mentales et physiques, et elle se sentait plus détendue quand elle et Timmy retrouvèrent la famille Crawley au parc à midi et demi. Leur petit groupe s'installa au milieu d'un grand espace dégagé, au soleil, assis suffisamment loin les uns des autres. Les enfants couraient autour en riant, et jouèrent au ballon avec Matthew, pendant que leurs mères discutaient. En grignotant son sandwich, Mary fit une mine de conspiratrice, et dit à voix basse :

- Écoute, Matthew ne veut pas qu'on en parle pour l'instant, parce que c'est encore très tôt, mais tu es ma meilleure amie, alors tu as le droit de savoir : je suis enceinte.

Anna fit un large sourire à son amie. Elle savait qu'ils essayaient d'avoir un autre enfant depuis un moment.

- Oh, Mary, c'est génial ! Je suis super contente ! Et… ça va ? Tu en es où ?

- Huit semaines. Ça va pas mal. Un peu nauséeuse le matin, mais ça reste gérable.

- C'est super ! Je suis heureuse pour vous.

- Merci. Et toi alors ? Toujours pas de célibataire intéressant à l'hôpital ?

Anna roula des yeux. Son amie avait du mal à comprendre ça.

- Je t'ai déjà dit ! Je ne cherche pas de mec. Je n'en veux pas. Je n'ai ni la place ni le temps pour une relation. En plus la plupart d'entre eux sont des abrutis.

- Même pas pour un peu de… tu sais… sport en chambre ?, minauda Mary.

- Ça va, merci, assura Anna.

En fait, elle avait tenté de sortir avec des hommes, quelques fois depuis la naissance de Timmy, mais il semblait que ceux-ci trouvaient soudainement des choses plus importantes à faire dès qu'elle mentionnait qu'elle avait un jeune fils. Donc elle avait décidé qu'elle ne voulait plus perdre son temps à ça. Son fils et son travail étaient ses priorités. Si les hommes ne pouvaient pas supporter ça, elle s'en passerait.

- A ta guise, bouda Mary. Je pourrais t'arranger un coup avec quelqu'un, pourtant, si tu voulais.

- Je ne veux pas !

- D'accord, d'accord, dit Mary en agitant sa main avec dédain.

Le téléphone de Mary vibra à ce moment, et elle regarda le texto qui venait d'arriver.

- C'était papa, dit-elle. Les funérailles de Margaret Bates auront lieu lundi à treize heures quarante-cinq.

- Tu vas y aller ?, demanda Anna.

- Je ne pense pas. Je ne la connaissais pas, même si j'aime bien Bates, ça ne serait pas ma place. Papa et Maman vont y aller par contre, par amitié pour lui. Et de toutes façons, je me suis engagée pour accompagner une sortie scolaire avec la classe de Georges lundi après-midi… George ne me pardonnerais jamais si je me désistais. Ça fait des siècles qu'il me demande de me porter volontaire. Je ne peux pas dire que ça m'enchante de passer tout un après-midi avec un tas de gamins de cinq ans bruyants, mais bon, il paraît que c'est le job des parents…, conclut Mary en levant les yeux au ciel.

Anna pouffa. Elle repensa aux funérailles de Margaret. Devrait-elle y aller ? Ce n'était pas franchement sa place non plus. Elle avait simplement été son médecin après tout, et elle n'était pas supposée se rendre aux obsèques de tous ses patients décédés. Elle chassa cette idée de son esprit quand Timmy revint vers elle en courant, riant et transpirant.

x x x x

Le dimanche, la nouvelle sortit finalement que la Grande-Bretagne serait placée sous confinement à partir du mardi 24 mars. Les écoles fermaient, ainsi que les restaurants, les boutiques, et les gens qui le pouvaient devaient travailler à domicile. Anna regarda les réseaux sociaux avec stupéfaction tandis que les photos d'étagères vides de farines, de pâtes et de papier-toilette devenaient virales. Les gens devenaient complètement fous…

Elle n'avait cessé de repenser aux obsèques de Margaret Bates tout le week-end. Elle hésitait toujours à y aller, et changeait d'avis régulièrement sur la question. Il y avait le fait qu'elle l'avait beaucoup appréciée pendant les quelques jours qu'elle l'avait connue, le fait que son fils était un ami d'amis, et que, malgré le fait qu'elle avait seulement entendu sa voix et vu le haut de son visage pendant quelques minutes, il y avait quelque chose chez lui qu'elle trouvait charmant. Quoi exactement, elle n'aurait su l'expliquer, mais elle se sentait le devoir d'y aller. Puis elle craignait que John Bates ne pense qu'elle s'immisçait dans sa vie privée. Elle n'avait toujours pas fait un choix définitif quand elle quitta la maison des Carson le dimanche soir, après leur avoir laissé Timmy pour la nuit, et se dirigea vers sa garde de nuit.

A peine l'équipe de jour avait-elle quitté le service, alors qu'elle commençait tout juste son tour du soir, qu'Anna remarqua du vacarme en provenance de la chambre d'un nouveau patient. Elle se dirigea vers l'origine du bruit et entra dans la chambre :

- Bonsoir, monsieur, dit-elle au patient, qui était un homme d'une cinquantaine d'années, avec un fort accent du Yorkshire. Je suis le Dr Anna Smith, le médecin de garde pour cette nuit. Puis-je vous demander ce qui se passe ?

L'homme jeta un regard dédaigneux vers l'infirmière qui s'occupait de lui, et grogna :

- Je ne veux pas d'une infirmière chinoise ! C'est à cause d'eux, les chinois, qu'on est dans ce merdier ! C'est eux qui ont rapporté ce foutu virus !

Anna soupira et répondit fermement :

- Monsieur, tout d'abord, l'infirmière Park Jae-Won est britannique, d'origine coréenne, pas chinoise. Ensuite, quand bien même elle le serait, elle est une de nos meilleures infirmières, et enfin, il n'y a aucune autre infirmière disponible en ce moment. Donc, si vous préférez qu'on vous laisse vous débrouiller, à votre guise. Si vous souhaitez recevoir des soins et espérez rentrer chez vous dans un futur proche, je vous suggère de réfléchir à deux fois avant de la congédier.

L'homme marmonna quelque chose que ni l'une ni l'autre ne comprirent, et présenta son bras à regret à Park Jae-Won, afin qu'elle puisse faire ce qu'elle avait à faire. L'infirmière sourit et hocha la tête en direction d'Anna, qui lui renvoya un clin d'œil, avant de ressortir pour retourner à sa tâche.

- Saleté de racistes, grommela-t-elle pour elle-même en ouvrant le dossier d'un autre patient.

Le personnel de l'hôpital était d'origine très variée, et il n'était pas rare de devoir faire face à des comportements racistes de la part de patients, ou de familles, ou pire, d'autres employés. Même son collègue médecin Ed, dont le surnom venait de son prénom Eduardo, qui était d'origine péruvienne, rencontrait parfois des difficultés. Il était un médecin brillant, mais son fort accent sud-américain empêchait parfois les gens de lui faire confiance.

x x x x

Anna passa une nuit épuisante, et elle était très soulagée le lendemain matin quand Ed arriva finalement pour prendre la relève. Elle n'avait pas pu dormir une seule minute, car les problèmes s'étaient enchaînés toute la nuit. Elle fit ses transmissions, et alors qu'elle terminait, Phyllis Baxter, la cadre de santé entra dans la salle de repos :

- Bonjour tout le monde, je passe pour vous informer qu'on n'aura pas de kiné aujourd'hui, car Joe Molesley est en arrêt de travail. On suspecte fortement un Covid malheureusement. Il essaye de se faire tester aujourd'hui.

- Oh, merde, dit Anna. J'espère qu'il n'est pas trop mal.

- Ça avait l'air d'aller au téléphone. En tout cas, il sera absent au moins une semaine… Je vais essayer de demander un remplaçant, mais je ne suis pas sûre d'en obtenir un.

- Ça serait dommage pour les patients si on n'a pas de kiné pendant une semaine, dit Ed.

- Je sais, dit Phyllis, mais tu sais comment c'est. Le personnel est en sous-effectif… S'il n'y a personne, j'appellerai les autre réa, pour leur demander si leurs kinés peuvent passer aider un peu.

- OK, merci Phyllis.

Phyllis regarda Anna et remarqua les cernes noirs sous ses yeux.

- Va te coucher, Dr Smith ! Tu as l'air épuisée.

- Oui, tu as raison, dit Anna en se levant.

Le trajet de retour chez elle fut assez difficile après une nuit blanche, mais Anna se disait toujours qu'elle risquait moins de s'endormir sur un vélo qu'au volant d'une voiture. En arrivant chez elle, elle tomba directement sur son lit, en prenant juste le temps de régler son réveil sur midi et demi. Elle s'obligeait à ne jamais dormir plus tard, même si la nuit précédente avait été blanche, car sinon elle était trop décalée le reste de la journée.

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Quand le réveil sonna, elle dut se faire violence pour ne pas l'éteindre et se rendormir. Mais elle se traîna du lit à la cuisine, où elle s'assit face à une tasse de thé noir, en parcourant distraitement les réseaux sociaux. Les nouvelles internationales n'étaient pas bonnes. L'épidémie faisait rage aux États-Unis, et dans une grande partie de l'Europe. Elle secoua la tête, puis se dirigea vers la douche. Pendant qu'elle profitait de la douceur de l'eau chaude, elle décida soudain d'aller à l'église plus tard, pour les obsèques de Margaret. Elle ressentait le besoin de présenter ses respects à l'adorable vieille dame.

Quand la cérémonie funéraire commença, Anna était assise discrètement sur un banc au fond de l'église, près d'un pilier de pierre. Elle portait un manteau à capuche et des lunettes de soleil en plus de son masque. Elle avait eu envie de venir, mais elle ne voulait pas s'immiscer dans l'intimité familiale, et avait donc choisi de ne pas faire connaître sa présence. Elle resta simplement assise dans son petit coin isolé, et regarda la cérémonie de loin. Elle remarqua que peu de personnes étaient présentes. A côté de son fils, Anna reconnut les parents de Mary, Robert et Cora Crawley, et il n'y avait que quelques autres personnes, principalement des dames âgées, qu'Anna supposa être les quelques amies de Margaret. Anna se fit la réflexion que le nombre de gens présents aux obsèques d'une personne était un mauvais indicateur de la valeur de ladite personne. Le prêtre parla un moment, puis John se dirigea vers l'autel, et dit quelques mots sur sa mère, avant de se retourner et d'aller s'asseoir devant un piano qui se trouvait près de l'autel, et qu'Anna n'avait pas remarqué jusque-là. Anna découvrit à cet instant que John Bates était un très bon joueur de piano, et chanteur. Elle sentit la chair de poule se former sur ses avant-bras, et des larmes envahir ses yeux, alors que les premières notes de musiques montaient vers le haut de l'église, comme si elles se rendaient directement au paradis. La voix de John trembla un peu au début, mais il arriva à la stabiliser, et sa voix emplit bientôt l'air.

« Oh they say people come, say people go

This particular diamond, was extra special

And though you might be gone

And the world may not know

Still I see you celestial

Like a lion you ran, goddess you rolled

Like an eagle you circled in perfect purple

So how come things move on ?

How come cars don't slow ?

When it feels like the end of my world

When I should, but I can't let you go…

But when I'm cold, cold

Oh when I'm cold, cold

There's a light that you give me

When I'm in shadow

There's a feeling within me, everglow

Like brothers in blood, sisters who ride

Yeah we swore on that night

We'd be friends 'til we die

But the changing of winds

And the way waters flow

Life is short as the falling of snow

And now I'm gonna miss you, I know

But when I'm cold, cold

Yeah when I'm cold, cold

I know you're always with me

And the way you will show

Yeah you're with me wherever I go

And you give me this feeling, this everglow

Oh what I wouldn't give for just a moment to hold

Yeah I live for this feeling, this everglow

So if you love someone, you should let them know

Oh the light that you gave me will ever glow »

Comme la chanson se terminait, Anna chercha un mouchoir dans son sac pour essuyer les larmes qui coulaient sur ses joues et trempaient son masque. Les agents des pompes funèbres montèrent jusqu'à l'autel et soulevèrent le cercueil, et John marcha derrière eux, le regard baissé, suivi par le reste du groupe. Il ne remarqua pas la petite silhouette encapuchonnée qui se tenait à demi-cachée dans le coin de l'église.