CHAPITRE 7
Avril 2020
Quand Anna ouvrit les yeux ce jour-là, elle n'avait aucune idée de quelle heure il était ni de combien de temps elle avait dormi. Aussitôt qu'elle regagna suffisamment conscience, la cruelle réalité de ce qui s'était passé la nuit précédente la frappa de plein fouet, et les larmes coulèrent sur ses joues. Elle se sentait un peu étourdie à cause des deux pilules qu'elle avait pris. Ce n'était pourtant pas une forte dose, mais elle n'avait pas l'habitude de prendre ce genre de médicament. Elle se traîna jusqu'au bord de son lit, et regarda son réveil, qui affichait 17h11. Elle se maudit d'avoir dormi si tard. Elle allait probablement avoir du mal à se rendormir avant très tard dans la nuit. Heureusement, elle ne travaillait pas le jour suivant.
Alors qu'elle était assise, ébouriffée, à la table de sa cuisine, en attendant que la bouilloire siffle, elle attrapa son téléphone et remarqua qu'elle avait plusieurs messages non lus. Un de la part de Sybil, qui d'évidence avait appris l'évolution dramatique de leur patient commun, un de John, qui disait seulement bonjour, un d'Elsie, qui demandait des nouvelles, (Anna eut quelques remords de ne pas avoir appelé les Carson depuis quasiment une semaine), et plusieurs de Mary. Il semblait que sa sœur l'avait informé du décès de leur collègue de travail au cours de la garde d'Anna, et elle lui avait envoyé plusieurs textos, de plus en plus inquiets au fil des heures, car elle connaissait l'habitude d'Anna de se lever à midi et demi au plus tard. Anna lui renvoya un court message, juste de quoi la rassurer. Elle n'avait pas envie de lui parler tout de suite. Elle composa plutôt le numéro de Sybil, car elle ressentait le besoin de parler à quelqu'un qui comprendrait ce qu'elle traversait en tant que médecin. Sybil répondit à la deuxième sonnerie.
- Dr Crawley-Branson.
- Salut Sybil, c'est Anna, je te dérange ?
- Oh, salut Anna, non pas de souci, je suis juste en train de taper des compte-rendus dans mon bureau. Comment vas-tu ?
- Ben…
- Ouais.
Elles savaient toutes deux comment on se sentait dans ces circonstances, elles n'avaient pas besoin de plus de mots.
- Je suis vraiment navrée, dit Anna.
- De quoi ? Je veux dire, moi aussi je suis navrée de la façon dont les choses ont tourné, mais tu sais aussi bien que moi que tu as fait tout ce qui était possible. On sait toutes les deux comment les gens peuvent se dégrader très rapidement avec ce fichu virus, et qu'on y peut rien. J'espère bien que tu ne te considères pas responsable.
Sybil entendit Anna soupirer à l'autre bout de la ligne. Après quelques secondes de silence, Anna reprit :
- Oui, je sais. Mais… punaise, devoir annoncer ça à tout le monde au matin, y compris Phyllis, c'était tellement affreux.
- Je sais. J'espère vraiment que c'est le seul collègue qu'on perdra. Mais je ne peux même pas dire que je serai surprise si ça ne l'était pas.
- Arrête, ne dis pas ça Sybil.
- Tu as un peu de repos ?
- Je ne travaille pas avant après-demain. Mais rester à la maison n'est pas franchement mieux, je m'ennuie comme un rat mort, et j'ai plein de temps pour broyer du noir…
- J'imagine. Je suis drôlement contente d'avoir Tom et les enfants quand je rentre chez moi. Au moins ils m'obligent à penser à autre chose. Comment va Timmy ?
- Ça va apparemment. Il adore la vie de château.
L'émotion la déborda à l'évocation de son fils, et sa voix se chargea de larmes.
- Oh Sybil, il me manque tellement… J'en ai tellement marre d'être toute seule et de ne voir personne hors du boulot !
Elle prit une profonde respiration et se reprit.
- Bon, au moins je suppose que j'ai de la chance de pourvoir sortir de la maison pour aller au boulot et voir des gens là-bas, même si une bonne partie d'entre eux sont reliés à des respirateurs. J'ai de la peine pour les gens qui sont tout seuls chez eux en télétravail.
- Au moins ils n'ont pas à gérer le décès d'un collègue pendant leur garde.
- C'est vrai.
- De toute façons, je ne sais pas si ça sert à quelque chose de comparer qui a la pire situation. On est tous en galère, chacun à sa façon. Espérons seulement que ce confinement ne durera pas trop longtemps.
- Tu as raison. Merci d'avoir pris un peu de temps pour papoter.
- Quand tu veux Anna, tu le sais. Et je sais que tu ferais pareil pour moi.
- Bien sûr.
- Allez, essaie de ne pas penser à l'hôpital pour quelques heures.
- Ouais, je vais essayer. Merci Sybil. A plus.
- Salut Anna.
Après avoir quitté Sybil, Anna appela Elsie et discuta avec elle pendant un moment. Elle lui recommanda une fois de plus d'être extrêmement prudents, elle et Charles, quand ils allaient faire des courses, ce qui était leur seule sortie ces jours-ci. Elle ne voulait même pas s'imaginer comment elle ferait face si l'un d'entre eux tombait malade, ou pire. Sa mère adoptive lui assura qu'ils étaient très prudents. Elsie, avec sa machine à coudre, s'était lancée dans la production de masques pour tout le voisinage. Quand elle eut terminé de parler à Elsie, Anna envoya un SMS à John, avant d'aller prendre sa douche.
« Salut John. C'est un peu dur aujourd'hui. Es-tu dispo pour parler un peu ? »
Dans la douche, elle laissa l'eau chaude couler pendant un long moment, comme si elle essayait d'y noyer ses idées noires. Au moins, elle se sentait un peu plus nette d'esprit en sortant. La réponse de John l'attendait :
« Quand tu veux. »
Elle lança un appel Whatsapp, auquel John répondit rapidement.
- Salut Anna.
- Salut John, répondit-elle avec un sourire las.
- Alors, dure journée ? Ou plutôt nuit, je suppose, sinon tu y serais toujours ?
- Oui, horrible. Le kiné de notre unité est mort dans un de mes lits, pendant ma garde. Je lui ai fermé les yeux.
Sa poitrine se serra de nouveau, lorsqu'elle répéta ces mots.
- Oh mon Dieu, Anna, je suis vraiment désolé. C'est terrible… Tu le connaissais depuis longtemps ?
- Pas tant que ça, il était là depuis environ six mois. Il avait seulement cinquante-deux ans, pas de problèmes de santé … C'était un gars très sympa, tout le monde l'aimait bien. C'est tellement injuste !
- En effet, pfiou, quelle horreur…
Après une courte pause, Anna demanda :
- John ?
- Oui ?
- Tu me jouerais un peu de musique ? N'importe quoi pour m'aider à penser à autre chose.
- Oh, oui, bien sûr. En fait, je suis flatté que tu me demandes ça. Qu'est-ce que tu aimerais entendre ? Piano, guitare ? Instrumental ou chant ?
- Je ne sais pas, pourquoi pas une chanson ? Piano ?
- Oh, je sais ce qu'il te faut.
John alla s'asseoir à son piano électronique, posa son téléphone à côté de lui, et commença à jouer, puis à chanter :
« When I find myself in times of trouble, Mother Mary comes to me
Speaking works of wisdom, let it be
And in my hour of darkness she is standing right in front of me
Speaking words of wisdom, let it be
Let it be, let it be, let it be, let it be
Whisper words of wisdom, let it be
And when the broken hearted people living in the world agree
There will be an answer, let it be
For though they may be parted, there is still a chance that they will see
There will be an answer, let it be
Let it be, let it be, let it be, let it be
There will be an answer, let it be »
Anna ferma les yeux et se surprit à fredonner la mélodie. Quand la chanson fut terminée, John regarda de nouveau le téléphone, et demanda :
- Ça t'a plu ?
- Énormément. Tu as raison, c'était juste ce dont j'avais besoin.
- Es-tu croyante ? Je veux dire, si je peux poser la question, bien sûr.
- Ça ne me dérange pas. Mais non, je ne le suis pas. J'ai été élevée dans la religion, mais j'ai pris de la distance avec l'Église. Une bonne grosse distance. Mon père était très religieux, et comme je te l'ai déjà dit, on ne s'entendait pas bien du tout.
- Je vois. Veux-tu entendre autre chose ?
- Avec plaisir. Quelque chose à la guitare pour changer ?
- OK, laisse-moi réfléchir…
John sortit du champ de la caméra un instant, et réapparut en tenant une guitare acoustique. Il s'assit de nouveau sur le tabouret de piano, croisant ses jambes pour soutenir la guitare.
- Tu étais trop jeune à leur heure de gloire, mais je pense que tu dois la connaître quand même.
Il se mit à jouer, et Anna se sentit soudain emportée vingt-cinq ans plus tôt, et les larmes inondèrent ses joues.
« Slip inside the eye of your mind
Don't you know you might find
A better place to play
You said that you'd never be
But all the things that you've seen
Slowly fade away
So I start a revolution from my bed
Cause you said the brains I had went to my head
Step outside the summertime's in bloom
Stand up beside the fireplace
Take that look from off your face
You ain't never gonna burn my heart out
And so Sally can wait,
She knows it's too late
As we're walking on by
Her soul slides away
But don't look back in anger
I heard you say »
Maintenant Anna était chez ses parents, assise dans la chambre de sa sœur aînée, écoutant avec elle LE groupe du moment, celui que Katie rêvait d'aller un jour voir en concert.
x x x x
1995
Anna, âgée de sept ans, et sa sœur Katie, quinze ans, étaient toutes deux assises sur le lit de Katie, en train d'écouter le dernier CD acheté par Katie. Il était sorti quelques semaines plus tôt, et les radios le passaient en boucle. « What's the story (Morning Glory) », lut Anna sur la boîte. Quand arriva le refrain, les deux sœurs chantèrent en chœur :
« So, Sally can wait, she knows it's too late... »
Elles furent brutalement interrompues quand un coup violent contre la porte couvrit la musique. Elle sursautèrent toutes deux et Katie baissa le volume en hâte.
- Katie !, hurla l'homme, qui avait ouvert la porte. Éteins-moi cette musique de sauvage ! Tu devrais être en train de réviser ton violon ! Ton audition est dans trois jours! Tu n'es pas prête ! Je ne tolérerai pas la paresse et la médiocrité !
L'adolescente parut effrayée, et soupira en se levant du lit.
- Oui, papa.
- Et toi Anna ! Que fais-tu dans la chambre de ta sœur ?! Tu n'as rien à faire ? Tes devoirs par exemple? Ou t'exercer au piano !
Le regard baissé, la petite fille contourna son père pour quitter la chambre. Elle poussa un cri cependant, quand celui-ci attrapa son oreille et tira vigoureusement alors qu'elle passait près de lui.
- Ça c'est pour te mettre un peu de plomb dans la cervelle !
x x x x
Quand il eut fini de jouer, John chercha de nouveau le regard d'Anna à travers l'écran, et s'exclama :
- Anna, tu pleures ? Que se passe-t-il ? C'était un mauvais choix ?
Anna renifla et s'essuya les yeux, avant de répondre :
- Non, non… Désolée, c'est juste… Cette chanson me rappelle ma sœur, Katie. Elle était tellement fan d'Oasis dans les années quatre-vingt-dix…
- Ah, tu as une sœur ?
- J'avais…
- Oh, je suis navré. Qu'est-il arrivé ?
Avant qu'Anna n'ait le temps de répondre, il bafouilla :
- Je suis désolé, tu n'es pas obligée de me répondre évidemment. Je suis si indiscret.
- Non, ne t'inquiète pas, ça fait si longtemps que je n'ai pas parlé d'elle. Elle avait huit ans de plus que moi. Mon père… eh bien, il lui a fait avec le violon ce qu'il m'a fait avec le piano. Je ne sais pas pourquoi au final, mais apparemment le but de sa vie était de faire de nous des maestros. Notre opinion lui importait peu. Bref, quand elle a eu dix-huit ans, elle est partie de la maison. Et quelques semaines plus tard, la police est venue chez nous, et ils ont annoncé à mes parents qu'elle avait été tuée dans un accident de voiture. Je n'avais que dix ans, et elle était mon héroïne. Je l'aimais tellement, j'ai été dévastée. Et mon père… Il n'a pas versé une larme sur sa disparition. Elle l'avait tellement déçu, c'était comme s'il l'avait déjà oubliée. Il avait tiré un trait sur elle. Il m'a dit qu'elle était une mauvaise fille, et que c'était ce qui arrivait aux filles qui se sauvaient de chez elles, et que comme ça je réfléchirai à deux fois avant de faire pareil. A chaque fois qu'il nous voyait pleurer, ma mère ou moi, il nous criait dessus. Oh, il la pleurait en dehors de la maison, au sein de son Église, pour s'attirer la sympathie des gens. Mais en privé, c'était complètement différent.
- Mon Dieu, Anna, je suis désolé. Moi qui espérait te remonter le moral… c'est raté. Je suis vraiment nul.
- Eh, John, arrête, tu ne pouvais pas savoir. Et, à y repenser, je suis contente que tu m'aies fait repenser à elle. Ça faisait si longtemps. Même si ça fait encore mal. Donc, merci.
- Oh, d'accord alors. De rien. Euh, tu veux que je te joue un dernier morceau ?
- Oui, s'il te plaît. Un morceau classique, pour changer ?
- Pas de souci.
John posa la guitare, et réajusta le tabouret devant le piano. Il chercha un moment dans sa pile de partitions, et sourit :
- Ah, la voilà. Nocturne n°2 de Chopin. Pas de souvenir particulier avec celui-ci ?
- Je ne crois pas, dit Anna.
- Alors, installe-toi confortablement, et ferme les yeux.
Anna fit ce qu'il lui demandait, et écouta avec attention la douce mélodie. Elle sentit ses muscles se relâcher petit à petit, et un léger sourire apparut sur ses lèvres. Sa respiration devint plus régulière. Quand les dernières notes retentirent, elle resta immobile un moment, avant de s'étirer et de récupérer son téléphone.
- C'était merveilleux, un grand merci John. Tu sais, ça me donne envie de rejouer, vraiment. Si j'arrivais à dépasser mes mauvais souvenirs avec mon père, et apprécier de jouer de nouveau, juste pour le plaisir, ce serait vraiment génial.
- Je suis sûr que tu pourrais y arriver. Et on pourrait jouer des morceaux à quatre mains, dit-il en souriant.
- Ah ah, oui, on pourrait peut-être, mais ça me prendrait un certain temps je crains, je serai loin de ton niveau après quasiment vingt ans sans jouer…
- Ça reviendra vite, ne t'inquiète pas. C'est comme le vélo, quand on a appris on n'oublie jamais vraiment.
- Je vais y réfléchir.
Anna jeta un coup d'œil à l'heure. Il était presque vingt heures trente.
- Tu as quelque chose de prévu ce soir ?, demanda-t-elle.
- Oh, oui, en fait, j'avais prévu de sortir avec des copains au restaurant, et après on va se faire un ciné, répondit John sur un ton des plus sérieux.
Anna éclata de rire.
- Mais qu'il est bête ! Ce n'est pas gentil de te moquer de moi.
- Pardon… Mais qu'est-ce que tu veux que j'aie de prévu… Vu qu'on est confinés.
- Je ne sais pas.
- Eh bien, non, je n'ai rien de prévu.
- On continue à regarder Outlander ? On les a laissé dans une situation un peu compliquée il me semble. Tu n'as pas continué sans moi j'espère ?
- Je n'oserais pas ! OK, on continue alors.
- D'accord. Laisse-moi un quart d'heure, le temps de me préparer un truc à manger, et on se retrouve sur Whatsapp ?
- Ça marche.
Quand Anna retourna se coucher ce soir-là, après avoir partagé deux épisodes d'Outlander avec John, elle se sentait un peu mieux. Même si elle s'était retrouvée confrontée aux souvenirs de Katie de façon inattendue, passé le premier rush de sentiments, le souvenir de sa sœur lui sembla plutôt réconfortant. Après avoir dit bonsoir à John, elle s'installa dans son lit, écouta une playlist d'Oasis pendant un moment, tout en feuilletant un vieil album photo qu'elle avait gardé de son enfance. Elle espérait que, où qu'elle fût, Katie était fière de la femme que sa petite sœur était devenue.
