CHAPITRE 9
- Oh, bonjour Anna. Joyeux anniversaire, dit John, d'un ton décontracté.
Anna continua d'un voix aiguë :
- Mais à quoi tu pensais ?! Tu as perdu l'esprit ? C'est beaucoup trop ! Je ne peux pas accepter ça !
John attendit quelques secondes après qu'elle eut fini, et continua, sur le même ton tranquille :
- Bon, tu me laisses parler ?
Anna pouvait entendre le sourire dans sa voix.
- Allez, vas-y, qu'as-tu à dire pour ta défense ?
- Tu as peut-être remarqué que ce piano n'est pas neuf ?
- Oui, et donc ? J'ai vu combien ça coûte, même d'occasion, tu es cinglé !
- Tu m'écoutes ou quoi ? Ce piano était à moi. Il était en train de rouiller dans ma propre cave, depuis que je m'en suis acheté un meilleur, il y a environ un an. J'avais l'intention de le vendre, mais je n'ai jamais pris le temps. Donc, tu vois, je me suis dit qu'il serait plus utile chez toi qu'à prendre la poussière dans ma cave. Ça ne m'a rien coûté à part le prix de la livraison. Alors, tu te sens mieux ?
Anna garda le silence un moment, puis dit, d'une voix hésitante :
- Oh. Bon. D'accord. Je suppose… Merci alors.
- Avec plaisir. C'est un vieux truc vraiment, mais ça fera l'affaire si tu veux te réhabituer à jouer, et si tu veux vraiment t'y mettre sérieusement plus tard tu pourras toujours t'en acheter un meilleur. Et bon anniversaire.
- Oui, tiens, à ce propos, comment sais-tu que c'est mon anniversaire ?
- Ah, j'ai mes sources. Travailler avec Dame Mary Crawley a ses avantages.
- Oh, Mary a lâché le morceau, je vois.
- J'avais une réunion Zoom avec elle et Robert la semaine dernière, et elle était en train de surveiller Timmy pendant qu'il préparait un collier pour ton anniversaire, donc elle l'a mentionné, oui. Après toutes nos discussions sur le fait de te remettre au piano, je me suis dit que ça te plairait.
- C'est génial, vraiment. C'est juste… un peu… trop, je veux dire, je pensais que tu ne savais même pas que c'était mon anniversaire, et même si tu le savais, je ne m'attendais à rien de ta part, sauf peut-être un texto, et toi… tu m'envoies un piano, pour l'amour du ciel.
- Eh bien, j'espère que tu en profiteras. Ça te fera une activité de plus pour passer le temps quand tu ne travailles pas.
- Merci beaucoup, John. C'est vraiment extrêmement gentil de ta part. Tu es un ami fabuleux. Maintenant il faut que je trouve des partitions. Je ne sais même pas par où commencer.
- J'en ai plein, en format PDF. Je te les partagerai sur une Dropbox, comme ça tu pourras choisir celles que tu veux. Et si tu en veux que je n'ai pas, il y a des dizaines de sites qui en vendent.
- Oh, d'accord, merci. Je vais essayer de me rappeler quels morceaux j'aimais bien jouer, avant que mon père m'enlève le goût de la musique.
- Et je veux entendre des enregistrements !
- Ouais, bon, on verra comment ça se passe, dit-elle en riant. Je te tiendrai au courant. Bon, désolée, je dois aller faire des courses, mon frigo est plus vide que le désert de l'Atacama.
John rit à son tour.
- OK, je te laisse alors. Salut.
- Salut John. Et merci encore.
- Avec plaisir. Encore.
Anna raccrocha, et regarda le piano de nouveau. Un soupir s'échappa de ses lèvres, alors qu'elle s'en approchait pour l'examiner de plus près. Il était en effet assez poussiéreux et usé. Mais malgré tout, c'était un merveilleux cadeau. Elle résista à la tentation de s'y essayer immédiatement, et attrapa son sac à main et sa veste pour sortir faire ses courses.
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Quand elle fut rentrée et eut rangé ses courses, Anna vérifia son téléphone et constata que John lui avait envoyé le lien Dropbox pour les partitions. Elle prit un tabouret dans sa cuisine, et l'installa devant le piano. Elle s'y assit, appuya sur le bouton « On/off », et laissa ses mains errer sur les touches pendant un moment. Elle ferma les yeux, et tenta de se remémorer certains morceaux qu'elle jouait autrefois, en essayant de se concentrer sur les bons moments, et pas sur les critiques et les cris de son père. Des morceaux de phrases musicales allaient et venaient dans son esprit, mais ils restaient flous. Elle décida d'explorer la collection de John, pour voir si quelque chose lui parlait. Les fichiers que John avaient partagés sur Dropbox contenaient des dizaines et des dizaines de partitions, classés par style et compositeurs. Voilà un garçon organisé, rit Anna en son for intérieur. Après avoir longtemps hésité, elle décida de se tester sur une « Gymnopédie » d'Erik Satie. Elle se rappelait que c'était un morceau lent et facile, mais néanmoins très beau. Elle imprima la partition et retourna s'asseoir devant le piano. Après une demi-heure de travail, elle arrivait à le jouer assez bien. John avait raison, quand on avait appris, ça revenait très vite. C'était comme parler un langage qu'elle pensait avoir oublié, mais avait en fait gardé au fond d'elle. Après une heure, elle était assez contente d'elle, et s'enregistra sur son téléphone. Son cœur s'accéléra quand elle envoya l'enregistrement à John sur Whatsapp.
« J'ai commencé avec un facile. Tu avais raison, c'est comme le vélo !;D »
Elle retourna faire le tour de la collection de partitions, quand la réponse arriva quelques minutes plus tard.
« Eh, pas mal du tout ! Tu as un bon doigté ! Tu te fais plaisir ?
« Absolument ! Merci beaucoup ! »
Alors que ses yeux détaillaient la liste de partitions, elle se glaça en lisant un titre en particulier. La Sonate au Clair de Lune, de Beethoven.
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2003
Anna, âgée de quinze ans, était assise sur son tabouret de piano, répétant pour ce qui lui semblait être la millième fois la Sonate au Clair de Lune de Beethoven. Elle avait pensé que c'était un bon choix, quand son père l'avait laissé décider du morceau qu'elle présenterait à sa prochaine audition. Mais maintenant, après des semaines et des semaines à répéter plusieurs heures par jour, elle avait fini par le haïr. Ce jour-là, elle avait passé plus de trois longues heures à le jouer encore et encore, sous l'œil sévère de son père. A la moindre erreur, il la faisait recommencer au début, en la gratifiant de commentaires désapprobateurs. Quand ses doigts douloureux trébuchèrent une nouvelle fois, elle fondit en larmes, épuisée, et supplia :
- Papa, s'il te plaît, laisse-moi au moins faire une pause ! J'en peux plus, je suis fatiguée ! Mes doigts et mes poignets me font mal !
- Tu te reposeras quand tu auras fait des progrès, répondit l'homme durement. Oui, c'est fatigant, c'est comme ça quand on travaille dur. Tu le saurais déjà si tu n'étais pas si paresseuse ! Allez, recommence !
- Je ne veux pas, papa. J'en ai marre ! Je ne veux plus jouer !
- Je ne veux pas entendre ces bêtises ! Allez, recommence, j'écoute.
- Non.
Anna appuya son refus en croisant les bras sur sa poitrine, et en faisant une moue boudeuse.
- Pardon ?!
- J'ai dit non. Je ne jouerai plus aujourd'hui.
- Tu feras ce que je te dis !, cria le père d'Anna, en perdant son calme.
A cet instant, Anna explosa aussi :
- Ça ne te suffit pas que ta foutue obsession pour la musique t'aie fait perdre une de tes filles ? Tu ne vois pas le mal que tu fais ! D'abord à Katie, maintenant à moi ! On n'est pas tes marionnettes ! Joue toi-même si c'est si important pour toi !
Son père serra ses lèvres et ses narines se gonflèrent de colère.
- Tu ne parles pas à ton père de cette façon, Anna May Smith ! Va dans ta chambre ! Maintenant ! Tu n'en ressortiras pas avant que je ne te donne la permission !
- TRÈS BIEN !, hurla l'adolescente, se ruant vers sa chambre et claquant la porte derrière elle.
Mais au lieu d'obéir à son père, dès que celui-ci eut quitté le salon, Anna sortit de sa chambre et se rendit au garage. Elle bouillait de colère, mais son esprit était clair. Elle en avait fini avec ces heures interminables assise devant ce fichu piano. Elle n'en pouvait plus. Elle allait s'en libérer, quel qu'en soit le coût. Dans le garage, elle trouva les clubs de golf de son père, et en prit un dans le tas.
Le salon était vide quand elle y retourna. Elle entendait sa mère préparer le dîner dans la cuisine voisine. Elle arma ses bras, balançant le club au dessus de sa tête, et inspira profondément, avant d'envoyer de toutes ses forces l'arme de circonstance dans les fins panneaux de bois du piano. La force du craquement la fit sursauter, mais elle ne s'arrêta pas pour réfléchir. Elle frappa encore et encore, chaque coup causant un nouveau trou dans l'instrument. Sa mère apparut rapidement dans le couloir, et poussa un cri à la vue de la fureur destructrice de sa fille.
- Anna ! Pour l'amour du ciel, as-tu perdu la tête ! Arrête ça, il va te tuer !
La trace de panique dans sa voix démontrait clairement qu'elle le pensait capable de tuer sa fille.
- Je m'en fous !, hurla Anna, essoufflée.
Le piano était maintenant en ruines. Anna posa le club, et se redressa. Elle se retourna lentement pour regarder sa mère, et sursauta quand elle constata que son père, en fait, se tenait juste derrière elle, un regard meurtrier sur son visage par ailleurs très calme. Sans un mot, il arracha le club de sa main tremblante, et le leva au-dessus de sa tête, comme s'il se préparait à frapper sa fille avec. Anna se recroquevilla contre le mur le plus proche, levant ses bras devant son visage et son crâne en protection. Mais il redescendit lentement le club, et elle baissa les bras également. Elle n'eut pas le temps de se protéger contre son geste suivant, et elle cria quand il la gifla de toutes ses forces. Les larmes lui montèrent aux yeux après le choc, et avant qu'elle puisse se ressaisir, son père l'attrapa par les cheveux et la tira vers sa chambre. Elle trébucha et s'étala sur le sol de sa chambre quand il la poussa à l'intérieur, et ferma la porte à clé de l'extérieur. Anna resta en sanglots sur le sol pendant un long moment. Son père usait rarement de violence physique. Habituellement, la violence verbale et émotionnelle lui suffisait pour garder le contrôle sur sa famille.
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Avril 2020
Anna frissonna à l'évocation de ce souvenir, et respira profondément afin de calmer son rythme cardiaque. Elle tenta d'éloigner la peur qui refaisait surface en elle. Elle était grande maintenant. Elle était une femme adulte, libre et indépendante, et il ne pouvait plus lui faire de mal. A ce moment-là, elle se promit, qu'un jour, en temps voulu, elle serait capable de jouer la Sonate au Clair de Lune, et d'y prendre plaisir. Cela serait sa revanche. Mais c'était trop tôt pour l'instant, et elle sélectionna quelques autres morceaux à essayer d'abord. Elle passa le reste de son après-midi devant son piano, et quand elle releva les yeux, sursauta en lisant 00:40 sur son téléphone. Elle avait complètement perdu la notion du temps, et avait oublié de manger. Elle se confectionna un petit casse-croûte vite fait, et alla se coucher le cœur plus léger. Malgré le confinement, ça avait été un anniversaire plutôt spécial.
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Les jours suivants furent encore un long tunnel de gardes identiques en réanimation. Le 25 avril, la totalité des morts britanniques dépassa les 20 000, mais le rythme des nouvelles admissions à l'hôpital semblait ralentir quelque peu. Il semblait y avoir une petite lumière au bout du tunnel. Presque un mois après le décès de Joe Molesley, Phyllis avait enfin réussi à obtenir des ressources humaines qu'un nouveau kiné soit affecté à leur unité. L'équipe de jour se préparait à commencer sa journée, tous en casaque de bloc, masque FFP2 et lunettes de protection, comme à l'accoutumée, quand un jeune homme roux apparut, se joignant à eux d'un air décontracté, portant seulement une tenue de bloc et un masque chirurgical. Toute l'équipe le regarda avec étonnement, jusqu'à ce qu'il se présente :
- Oh, salut, je suis Jimmy Kent. Le nouveau kiné.
Phyllis le regarda, un peu décontenancée.
- Bonjour, Jimmy Kent. Je vais te faire visiter le service ce matin. Mais d'abord, laisse-moi te monter où tu peux trouver des équipements de protection adéquats.
Jimmy balaya sa proposition d'un revers de main :
- C'est bon.
Phyllis resta sans voix, alors Anna répondit à sa place :
- Comment ça, c'est bon ? Tu comptes aller dans le service et t'occuper de patients Covid en tenue de bloc simple et avec un masque chir ? Tu n'as jamais entendu parler d'aérosolisation ?
- Je suis jeune et en bonne santé, je ne pense pas que je risque grand-chose.
Phyllis semblait prête à perdre son calme légendaire devant l'imprudence du jeune homme.
- Écoute, Jimmy Kent. Tu te prends peut-être pour un super-héros ou je ne sais quoi. Tu es au courant que notre précédent kiné, bien qu'il ait utilisé des équipement de protection adéquats, est mort du Covid ?! Tu es sérieux ?! Maintenant, je suis la cadre de ce service, et je te préviens, personne ne rentre dans cette unité sans porter une surblouse, un FFP2 et des lunettes ! Donc, soit tu vas te chercher ça, soit tu peux rentrer chez toi, et je demanderai quelqu'un d'autre. Et je te signalerai aux ressources humaines. C'est clair ? Je n'accepte pas que les gens se mettent en danger volontairement.
Jimmy la toisa un court moment, comme pour évaluer son sérieux sur le sujet. Il parvint à la conclusion qu'elle semblait en effet extrêmement sérieuse, et leva les yeux au ciel, soupira, puis se leva pour se diriger vers la réserve afin de récupérer des équipements de protection. Alors qu'il s'éloignait, Phyllis, Gwen et Anna se regardèrent, et Gwen dit d'un ton ironique :
- Bon début. Je suis sûre que ce type va bien s'intégrer.
