Mai 2020

Les quatre jours suivants parurent interminables à Anna, et d'après les dires de Mary, à Timmy aussi. Enfin, samedi matin, Anna quitta sa garde de nuit, rentra chez elle, prit une douche rapide et se mit au lit, en espérant pouvoir grappiller deux heures de sommeil supplémentaires avant l'arrivée des garçons. Elle était plutôt de bonne humeur, d'une part parce que son fils rentrait à la maison, d'autre part parce que c'était sa dernière garde Covid pour le moment. Le lundi suivant, elle retournait en réanimation traditionnelle, et elle avait extrêmement hâte.

Deux heures sonnèrent enfin, et Mary arriva avec les deux garçons, Timmy avec sa grosse valise, et George avec un petit sac à dos pour le week-end.

- Salut Anna !

- Salut Mary, entre !

- Eh, tu sais, je suis hors-la-loi là, à entrer dans ton appartement…

Anna pouffa :

- Oh punaise tu as raison, je n'y avais même pas pensé. Bon, tu ne vas pas rester longtemps. Et si un voisin me dénonce à la police pour avoir eu du monde chez moi, tu viendras me voir en prison ?

- Je brûlerai la baraque pour te sortir de là.

Cette fois Anna rit aux éclats :

- Eh bien, je suis ravie de savoir ce que tu serais prête à faire pour moi. Coucou les garçons, ajouta-t-elle, en ébouriffant leurs cheveux.

Quand Mary fut partie, Anna emmena les garçons dans la chambre de Timmy, et il passèrent une bonne partie de l'après-midi à jouer. Timmy était ravi de redécouvrir ses jouets et son environnement après ses deux mois d'absence, et Anna fut épatée de constater à quel point les deux garçons s'entendaient parfaitement, et n'avaient quasiment pas besoin de supervision adulte. Après une petite heure, Anna les laissa entre eux, et alla s'occuper de la valise de Timmy. Elle la vida, mit les vêtement portés dans le panier de linge sale, et plia le reste pour les ranger dans sa commode. Elle chargea une machine à laver et lança le programme. Elle continua ensuite avec quelques autres tâches ménagères. Quand elle eut fini, elle retourna dans la chambre de Timmy, où les enfants jouaient toujours avec des petites voitures sur le tapis routier de Timmy.

- Eh les garçons, si on préparait le lit de George pour ce soir ?

- Oh, oui maman !

Anna tira le lit-gigogne caché sous le lit de Timmy. Elle sortit un drap, une taie d'oreiller et un petit sac de couchage, et les trois travaillèrent de concert. Anna se dit en son for intérieur qu'elle aurait probablement terminé deux fois plus vite si elle n'avait pas bénéficié de l'« aide » des deux enfants, mais c'était amusant de les voir délibérer pour savoir quel coussin Timmy allait prêter à George pour lui servir d'oreiller.

Après une courte sortie à l'aire de jeu la plus proche, puis quelques jeux de société, Anna mit les garçons dans la baignoire et les laissa jouer un moment. Elle vérifia son téléphone, et vit que Mary lui avait envoyé un SMS :

« Tout va bien ? »

« Bien sûr ! Il sont actuellement en train de vivre leur meilleure vie en inondant ma salle de bain ;D »

« OK super »

« Profite bien te ta soirée kid-free ! »

Anna sourit en ajoutant un smiley « diablotin » et un « interdit aux moins de 18 ans ».

« Ahah compte là-dessus », répondit Mary avec un smiley « clin d'œil ».

- OK, les garçons, c'est l'heure de la pizza !, appela Anna.

- Youpi !, crièrent les enfants.

Dix minutes plus tard, les garçons étaient en pyjama, en train d'admirer les pizzas qui réchauffaient dans le four.

- Alors, qu'est-ce que vous diriez d'une petite soirée film ?, proposa Anna avec un sourire engageant.

- Oui ! Oui !, approuvèrent les garçons.

- Quel film ?, demanda George.

- Tu as vu Cars ? Tu sais, avec Flash McQueen ?

- Non…

- Eh bien essayons ça alors.

La soirée se passa dans la joie, en mangeant de la pizza, des glaces, et en riant aux aventures de Flash McQueen et ses amis.

Quand les enfants furent finalement bordés dans leurs lits, Anna soupira de contentement, en contemplant combien ces moments avec son fils lui avaient manqué. Après avoir rangé le salon et la cuisine, elle s'installa au lit avec son livre, et se souvint soudainement qu'elle était censée prévenir John de leur point de rendez-vous pour le lendemain. Elle attrapa son téléphone et rédigea :

« Demain, Clifton Bridge, à l'entrée de Rawcliffe Meadows ?

Je pensais emmener les garçons pique-niquer, tu veux te joindre à nous ?

Ou tu peux nous rejoindre plus tard si tu préfères. »

« Un pique-nique me plairait bien. Quelle heure ? »

« On se retrouve à 11:30 au pont ? »

« Parfait. À demain »

« OK »

x x x x

John arriva le premier au pont le lendemain. Il avait passé la matinée à se dire qu'il était ridicule, mais il ne pouvait s'empêcher de se sentir nerveux à l'idée d'enfin rencontrer Anna Smith en vrai. Ils s'étaient déjà rencontrés, en fait, dans le couloir de l'hôpital, mais ça avait duré environ trois minutes, et tous les deux avaient la moitié de leur visage caché (voire même plus, en ce qui concernait Anna). C'était leur première vraie rencontre, et, il fallait l'admettre, il était nerveux. Il n'était pas du genre à se faire facilement de nouveaux amis, et craignait toujours d'être inadapté, ennuyeux, énervant et tout autre qualificatif auto-dépréciatif. Il se demandait ce qu'Anna Smith, une jeune femme indépendante, éduquée et si jolie (s'il en croyait ce qu'il avait pu voir lors de leurs échanges en visio), pouvait trouver intéressant chez lui. Et pourtant c'était elle qui avait initié leur amitié, et c'était encore elle qui avait proposé qu'ils se rencontrent. Alors qu'il ressassait ces pensées, son cœur bondit en entendant sa vois si reconnaissable qui l'appelait :

- John ! Eh, salut !

Il leva les yeux, et conclut illico qu'elle était encore plus belle quand il pouvait la voir hors de l'écran d'un smartphone. Elle marchait vers lui, radieuse, un gros sac à dos sur son dos, et un garçonnet blond tenant chacune de ses mains. Il se redressa de la barrière sur laquelle il était appuyé, et essuya en hâte ses paumes humides contre son pantalon.

- Salut Anna !

Alors qu'Anna s'arrêtait à quelques pas de lui, il regarda les enfants :

- Et bonjour, jeunes gens. Toi tu es Timmy bien sûr, tu ressembles tellement à ta mère.

- Ah ah, répliqua Anna, et c'est facile à deviner vu que tu connais déjà George…

John cligna de l'œil vers George.

- Bonjour George.

Même si John avait déjà vu George à Downton, c'était longtemps auparavant, et l'enfant ne semblait pas se souvenir de lui. Il regarda Anna d'un air perplexe. Elle expliqua :

- Timmy, George, voici John. C'est un ami à moi, et il travaille à Downton Abbey avec ta maman, George. On dit bonjour à John, les garçons ?

- Bonjour John, chantèrent les enfants.

- On va peut-être aller se chercher un coin pour notre pique-nique, avant que tous les meilleurs endroits soient pris ?

C'était un dimanche ensoleillé, et après deux mois de confinement, tout York semblait s'être retrouvé dehors pour profiter de l'air frais.

- Mon dieu, comme ça fait du bien de se dégourdir les jambes et de profiter du soleil…, soupira Anna, assise avec contentement sur le banc qu'ils avaient choisi, alors que les enfants, une fois rassasiés, étaient très sérieusement occupés à jeter des cailloux dans la rivière.

- Oh oui, opina John.

- Alors, comment ça va à Downton ? Ça va rouvrir bientôt ? Je me rends compte que je n'ai même pas posé la question à Mary quand je l'ai vue.

- Eh bien, on devrait pouvoir rouvrir les chambres dans deux semaines, avec des repas en room-service. Mais pas de restaurant, ni de rassemblement pour l'instant…

- Oh. J'imagine que c'est mieux que rien.

- En effet, mais quand même, on va avoir de grosses pertes financières. Il y avait beaucoup d'évènements prévus en mai et juin. Des mariages, des évènements caritatifs… Il devrait y avoir des aides du gouvernement pour boucler la trésorerie, mais je crains que ça ne couvre pas les pertes. Heureusement que Downton était largement bénéficiaire avant tout ça, au moins on a du cash pour voir les choses venir.

- Grâce à toi j'imagine. Robert Crawley n'était pas réputé pour être le meilleur des gestionnaires, avant qu'il ne t'embauche. Il a fait un bon choix.

John rougit un peu.

- Et toi ? Comment as-tu vécu cette période si particulière à l'hôpital ?

- Oh, euh… Je ne peux pas dire que ça ait été facile. Jamais je n'aurais pensé être confrontée à une telle situation au cours de ma carrière. J'espère vraiment que le pire est derrière nous maintenant. Enfin, je retourne en réa traditionnelle demain, et j'en suis ravie.

A cet instant, Timmy revint au banc, en pleurant. Anna l'avait vu tomber dans les rochers après avoir trébuché sur une grosse pierre.

- Maman…

- Il est tombé sur la grosse pierre, informa George.

- Oh, Timmy, où tu t'es fait mal ?

Timmy montra sa main écorchée.

- Oh, je vois. On va nettoyer cette égratignure, et je suis sûre que ça va guérir très vite.

Anna humidifia une serviette en papier avec un peu d'eau, et nettoya la petite main sale. Quand elle eut fini, elle souffla doucement dessus et sourit à Timmy.

- Tu vois, c'est presque parti. Tu veux un câlin guérisseur ?

Le garçon opina, et se blottit dans les bras d'Anna. Pendant ce temps-là, George était en train de montrer à John une très intéressante collection de cailloux qu'il avait ramassés près de la rivière. Une vieille dame, qui promenait le plus minuscule des chiens en laisse, s'arrêta devant eux, en les observant et en leur souriant largement. Alors qu'Anna la regardait curieusement, se demandant ce qu'elle leur voulait, la dame s'écria :

- Quelle jolie petite famille… Mais quand même, je me demande, comment diable avez-vous eu deux garçons blonds avec un père si brun ?

Anna et John se regardèrent, un peu décontenancés par le sans-gêne de la vieille femme. Ils éclatèrent de rire en même temps, et John répondit :

- Je ne connais pas tous les mystères de la génétique, mais c'est peut-être parce que ce ne sont pas mes enfants. Et avec tout le respect que je vous dois, madame, peut-être que vous devriez vous mêler de vos affaires, plutôt que de déduire des choses sur des gens que vous ne connaissez pas.

La vieille dame sembla prendre la mouche, et s'en alla en marmonnant dans sa barbe. Anna était encore en train de tenter de maîtriser son accès de fou-rire, et inspira profondément avec de dire :

- Oh j'adore comment tu l'as rembarrée ! Les gens, et surtout les vieilles, peuvent être si gênants parfois ! C'est incroyable vraiment. Tu ne peux même pas imaginer combien de fois des vieilles que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam m'ont abordé pour me poser des questions sur Timmy et pourquoi j'étais mère célibataire. On croirait que parce qu'elles sont vieilles, elle pensent qu'elles sont dispensées de politesse ! Je n'ose jamais répondre méchamment, mais peut-être que je vais le faire maintenant…

- Mais, sérieusement… Je veux dire, c'était quoi, ça ?!

Ils rirent encore un peu, puis Anna se leva :

- Bon, les enfants, si on allait se balader un peu ? On pourrait aller jusqu'à cette aire de jeux que tu aimes bien Timmy ?

- OK maman !

- On y va ?, demanda Anna à John.

- D'accord.

A l'aire de jeux, Anna et John s'assirent sur un autre banc pendant que les enfants couraient autour.

- Alors, tu te fais plaisir à jouer du piano ?, demanda John.

- Oh, oui. Et, hier, les garçons l'ont rencontré…, répondit Anna, l'air contrit.

- Oh. Et ce fut un désastre ? Je suppose, vue ta figure ?

Anna rit :

- Disons qu'il se peut que j'aie perdu un peu d'audition. Mais Timmy a eu l'air intéressé, peut-être que je l'inscrirai à des cours quand il sera un peu plus grand. Enfin, s'il a envie. Dieu me préserve de le forcer.

- Bien sûr.

- Mais ça m'a fait du bien, vraiment. Je n'avais pas réalisé que ça me manquait autant en fait. Par contre, j'ai essayé de jouer la Sonate au Clair de Lune, et je n'y arrive pas. Je suis bloquée.

- Oh ? Pourquoi ce morceau en particulier ?

- Ah, oui, je ne t'ai pas raconté. C'est le morceau que je répétais quand les choses ont dégénéré avec mon père et que j'ai cassé le piano. J'ai ré-essayé plusieurs fois, et à chaque fois ça me met dans un état pas possible. Comme une sorte de petit syndrome post-traumatique, tu vois.

- Je comprends. Eh bien peut-être que tu devrais oublier ce morceau et ne jamais le rejouer ?

- Mais je l'aime bien, et j'aimerais vraiment être capable de le jouer un jour…

- Alors peut-être que tu as besoin d'aide.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Je ne sais pas ... Peut-être d'abord il faudrait que tu arrives à l'entendre sans être perturbée ? Est-ce que tu as essayé juste de l'écouter ?

- Non. Tu la joues ?

- Je l'avais apprise il y a très longtemps… Je pourrais m'y remettre si tu veux.

- J'aimerais bien. Tu pourrais la jouer pour moi ?

- Je pourrais, si tu veux. Et peut-être quand tu arriveras à l'écouter, et si cette fichue pandémie nous autorise à nous rendre visite, on pourra y travailler ensemble.

- Oh, j'aimerais bien ça. Je suis sûre que ça serait plus facile si je n'étais pas seule avec mes souvenirs.

- D'accord. On fera ça alors.

- Merci John. Tu es si gentil avec moi. Je ne sais pas trop pourquoi, mais j'apprécie.

Il hésita un peu sur ce qu'il pouvait répondre à cela. Il ne pouvait pas vraiment répondre honnêtement à cette question. La réponse ne ferait qu'effrayer Anna, et il n'était pas prêt à l'admettre non plus.

- Je ne sais pas, je suppose que je t'apprécies parce que tu es une belle personne. A l'intérieur autant qu'à l'extérieur.

Anna vira au cramoisi en une fraction de seconde, et émit un petit rire embarrassé.

- Ouhla, John, arrête de dire des choses comme ça… Je n'en mérite pas tant.

- Peut-être que si, mais si ça te dérange, disons que j'apprécie de passer du temps avec toi, même si c'est sur Whatsapp.

- Eh bien l'inverse est tout à fait vrai également.

Anna fut soulagé d'être interrompue par les garçons à cet instant, parce que les choses commençaient à s'approcher d'une pente très glissante, à son avis. Timmy et George étaient tout deux rouges comme des pivoines et transpirants, et réclamèrent à boire.

x x x x

George avait été rendu à son père, à la fin de l'après-midi, et Anna et Timmy purent profiter de leur première nuit seuls ensemble. Esther revenait le lendemain matin pour le garder. Anna s'était installée à côté de son fils sur son petit lit, et ils passèrent de calmes instants de retrouvailles, en lisant ses histoires préférées, et en chantant ses comptines favorites. Quand le garçonnet fut endormi, elle resta là, allongée près de lui, un long moment, à simplement le regarder dormir. Elle devait se retenir de l'embrasser constamment, de peur de le réveiller. Elle envisagea un instant de dormir là à coté de lui, mais elle allait probablement se réveiller avec mal au dos, et le réveiller trop tôt, alors elle se releva à regret et retourna à sa propre chambre. Alors qu'elle faisait sa routine du soir, une notification Whatsapp de John arriva :

« J'ai passé un très bon moment avec toi et les enfants aujourd'hui. J'espère qu'on pourra le refaire un de ces jours. »

Anna sourit et répondit :

« J'ai beaucoup apprécié aussi. Ça serait très sympa de le refaire. »

« J'ai retrouvé ma partition de la Sonate au Clair de Lune, je vais commencer à y travailler ce soir, pour pouvoir te la jouer très bientôt. »

« Merci. Ça me touche beaucoup. Bonne nuit John »

« Bonne nuit Anna »

Elle retourna à son brossage de dents, et s'installa au lit. Bientôt une nouvelle notification sonna :

« Coucou Anna, George s'est éclaté ce week-end, d'après ce qu'il m'a raconté »

« J 'en suis ravie »

« Il me dit que vous êtes tombés sur John Bates au parc ? »

« On n'est pas tombés sur lui, je l'avais invité à nous rejoindre »

Il y eut un moment sans réponse, et Anna se sentit rougir à son corps défendant.

« QUOI ? Je t'entends jubiler jusqu'ici depuis chez toi, Mary Crawley ! »

« Non, non. Rien. Je n'ai rien dit. »

« Oui c'est ça »

« Donc, juste pour être sûre, c'est bien le gars avec qui tu ne SORS PAS, c'est ça ? »

« Absolument. Je l'ai invité EN TANT QU'AMI . Répète après moi : je ne sors pas avec John Bates. »

« OK très bien. Bien noté »

« Bonne nuit Mary »

« Bonne nuit »

Anna savait que Mary n'allait probablement pas lâcher l'affaire si facilement. Elle était sa meilleure amie, mais elle pouvait vraiment être pénible quand elle s'acharnait à jouer les marieuses. Anna fit la moue et reposa son téléphone sur son chargeur, avant de se concentrer sur son livre.