Juin-Juillet 2020
Le lendemain de son anniversaire, Timmy reprit le chemin de l'école avec joie. Il était ravi de revoir son institutrice et ses camarades. Un des autres enseignants manquait à l'appel toutefois, étant encore en convalescence. Après avoir échangé quelques mots avec Mme Jackson, l'enseignante de Timmy, et lui avoir laissé son fils, Anna rentra chez elle, et s'installa devant son ordinateur, pour travailler sur l'étude médicale qu'ils avaient menée dans son unité Covid. Elle était tout juste en train d'entrer les derniers chiffres dans son tableau Excel quand son téléphone vibra :
« Salut Anna, est-ce que c'est un bon moment pour notre pause déjeuner ? »
« Oui, parfait, je suis juste en train de finir ce que j'étais en train de faire. Appelle-moi sur Whatsapp. »
Une minute plus tard, il étaient connectés en appel vidéo.
- Salut John. Comment ça va ?
- Bien. Et toi ? Vous êtes bien rentrés hier avec Timmy ?
- Oh oui. Il adore tellement son nouveau vélo. Il a insisté pour aller à l'école avec ce matin.
- Je n'avais jamais vu cet appareil que tu as trouvé pour accrocher les deux vélos ensemble, c'est très ingénieux !
- Oui, c'est super pratique pour rouler avec un enfant. Tu as passé une bonne journée hier ? Je ne sais pas si assister à l'anniversaire du fils de l'amie de la fille de ton employeur faisait partie de tes rêves les plus fous…
John rit.
- Si tu veux tout savoir, oui, j'ai passé une très bonne journée. Parce que l'amie de la fille de mon employeur se trouve être mon amie aussi, maintenant, et que je trouve que son fils est un gamin très attachant.
Anna rougit un peu. Mais elle remarqua qu'il avait utilisé le terme « amie » pour la désigner, et cela lui convenait très bien.
- Alors, continua-t-il, tu préfères qu'on mange d'abord, ou on fait plutôt notre session de thérapie « Sonate au Clair de Lune » maintenant ?
- Je n'ai pas super faim tout de suite, donc peut-être qu'on peut commencer par la musique, si ça te va.
- Ça me va.
Il posa son ordinateur portable sur le piano, positionné de façon à ce que lui et le clavier du piano soient visibles dans la webcam. Il regarda vers Anna et lui envoya un sourire en coin.
- Prête ?
- Prête, répondit-elle en hochant la tête.
Il commença à jouer, sur un tempo plutôt lent. Comme la première fois, Anna sentit son rythme cardiaque accélérer, mais elle ferma les yeux et respira lentement et profondément, puis elle parvint à rouvrir les yeux et à se concentrer sur les mouvements des mains de John. En les observant, elle ressentit les souvenirs de ses propres mains jouant les mêmes notes, et le besoin l'assaillit d'essayer à nouveau. Quand la Sonate fut terminée, John leva le regard et rencontra celui d'Anna, qui ne dormait pas cette fois-ci.
- Alors ? Comment te sens-tu ?
- Je veux la jouer. Tu m'as permis de me souvenir pourquoi j'aimais tant ce morceau. Il est si beau. Et je peux te confirmer que ton jeu n'est absolument pas ennuyeux.
- J'en suis ravi. Je t'enverrai un enregistrement, pour que tu puisses l'écouter dès que tu en as envie.
- Merci, ça serait très gentil.
- Tu te sentirais prête à essayer de la jouer toute seule ? Ou peut-être avec moi en visio ? Parce que je ne sais pas quand on sera autorisés à se rencontrer en intérieur et jouer ensemble…
Anna réfléchit un instant à la question.
- Je ne suis pas sûre. Je pense que je préfère attendre qu'on puisse se rencontrer et que tu puisses être près de moi quand j'essaierai. Je pense que j'aurai besoin d'une présence physique près de moi. Je ne veux pas gâcher mes progrès.
- D'accord. On attendra alors.
- Peut-être dans quelques semaines.
Ils continuèrent à bavarder de choses et d'autres, et partagèrent leur déjeuner par Whatsapp, avant de se dire au revoir et de se mettre d'accord pour se retrouver au parc plus tard dans la semaine.
Dans la soirée, Anna reçut l'enregistrement que John lui avait promis, et elle l'écouta plusieurs fois dans son lit avant de s'endormir. Elle se sentit petit à petit plus détendue à chaque écoute.
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Tout au long du mois de juin, les gens continuèrent à se rencontrer uniquement en extérieur, car il était toujours interdit de se réunir en intérieur. A la mi-juin, le gouvernement avait instauré le concept de « foyer-relié », ce qui signifiait que les foyers composés d'un seul adulte, seul ou avec des enfants, avaient le droit de choisir un autre foyer chez qui ils pouvaient se rendre. Le foyer d'Anna était donc concerné par cette mesure, et elle passa un moment à débattre en son for intérieur pour savoir qui elle allait choisir comme foyer relié. Mary et Matthew ? Ou les Carson ? Elle pensa brièvement à John, mais il lui sembla assez égoïste de choisir quelqu'un qui ne présentait pas d'intérêt direct pour Timmy. Elle finit par se décider pour les Carson, puisqu'ils se voyaient déjà régulièrement pour la garde de Timmy, donc cela rendrait seulement officielle une situation déjà réelle. Mary bouda un peu de ne pas avoir le droit d'inviter Anna, mais au final elle comprit la logique du choix d'Anna. Concernant John, ils continuèrent de se rencontrer régulièrement au parc et via Whatsapp. Ils discutaient maintenant de façon quotidienne, et commençaient à bien se connaître, malgré le peu de temps qu'ils passaient ensemble physiquement. Mary continuait à insinuer régulièrement que John ferait un petit ami tout à fait acceptable, mais Anna ne cessait de la rembarrer à ce sujet. Au début du mois de juillet, alors que les cas de Covid continuaient de diminuer, toutes les restrictions furent finalement levées. Les pubs, les restaurants, et les cinémas rouvrirent, et les gens furent autorisés à se réunir comme ils le souhaitaient. Dès que cette nouvelle fut connue, Anna proposa à John qu'ils se rencontrent enfin pour passer à l'étape suivante de ce qu'ils appelaient maintenant sa « thérapie au Clair de Lune ». Ils convinrent de se retrouver quelques jours plus tard pour un déjeuner au pub, puis d'aller chez John pour jouer, puisqu'il possédait un meilleur piano. Le jour suivant, après avoir mis Timmy au lit, Anna reçut un appel de Mary. Après avoir discuté de choses et d'autres, Mary demanda :
- Bon, maintenant qu'on est autorisé à retourner dans le vrai monde, qu'est-ce que tu dirais d'une petite virée shopping entre filles après-demain ? On pourrait aller déjeuner en ville ?
- Euh, désolée, je ne peux pas, répondit Anna.
- Ah, tu bosses ?
- Hmm, non… je… vois John, dit-elle un peu gênée.
Elle savait ce que Mary allait conclure de cette information, et elle ne voulait pas l'entendre. Heureusement, son amie ne répondit pas immédiatement, ce qui lui laissa le temps d'ajouter fermement :
- Mary Crawley, si tu prononce les mots « sortir avec » encore une fois je te jure que c'est avec toi que je vais rompre.
Elle entendit Mary pouffer à l'autre bout de la ligne.
- OK, OK, espèce de bourrique. Je ne dirais rien de plus. Mais tu ne m'empêcheras pas de penser ce que je pense.
- Pense ce que tu veux, mais garde-le pour toi.
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La garde suivante d'Anna en réanimation fut un vrai cauchemar. Elle perdit trois patients au cours de la même journée, ce qui n'était pas arrivé depuis ses dernières gardes en unité Covid, environ deux mois plut tôt. L'un de ces patients était une jeune mère, et laissait derrière elle un époux abasourdi et désespéré, et deux orphelins. Par conséquent, Anna ne s'était pas sentie aussi déprimée depuis longtemps lorsqu'elle quitta l'hôpital ce soir-là. Elle passa un long moment auprès de Timmy, tentant de s'apaiser en respirant la douce odeur de ses boucles blondes, pendant que le petit garçon s'endormait dans son lit. Son cœur était encore lourd comme du plomb quand elle se releva du petit lit, essuyant ses joues du revers de la main. Elle tenta d'occuper son esprit en regardant un nouvel épisode d'Outlander avec John. Ils s'approchaient maintenant de la fin de la quatrième saison, et elle appréciait toujours la série, bien qu'elle regrettait que les personnages aient maintenant quitté l'Écosse, et qu'elle ne puisse donc plus se noyer dans les magnifiques paysages des Highlands écossais. La nuit suivante fut difficile, peuplée de fantômes et d'enfants réclamant leur maman, et de ruminations sur ce qui aurait pu être fait différemment. Anna se sentait fatiguée et anxieuse lorsqu'elle se leva le lendemain matin, mais se força à sourire alors qu'elle préparait Timmy pour l'école. Quand elle rentra chez elle par contre, elle pensa à annuler son rendez-vous avec John, ne se sentant pas d'humeur à voir du monde. Mais elle se dit que cela l'aiderait au moins à penser à autre chose, et non à passer toute sa journée à ressasser comme elle avait passé sa nuit à le faire. Elle enfila donc une chemise bleu clair et une jupe descendant jusqu'aux genoux, et sortit pour aller rejoindre John.
Le fait de se rencontrer dans un pub leur parut étrange au début, après tant de temps passé confinés, mais Anna se rendit bientôt compte qu'elle se sentait bien plus détendue en compagnie de John, et que la conversation entre eux était facile. Il parlèrent un moment de la nouvelle organisation qu'ils étaient en train de mettre en place à Downton Abbey, afin d'être en règle avec les nouvelles recommandations gouvernementales, et que Downton puisse enfin rouvrir complètement. Puis ils parlèrent de leurs projets pour les vacances d'été. Anna n'avait rien prévu de particulier. John avait prévu d'aller en Écosse, comme il l'avait déjà mentionné. Quand ils eurent terminé leur déjeuner, ils marchèrent tranquillement vers l'appartement de John. La journée était assez chaude, et ils étaient tout deux un peu transpirants en arrivant chez John. Alors que John refermait la porte derrière eux, Anna entra et accrocha son sac à main au porte-manteau près de l'entrée. Elle observa l'endroit en silence. L'appartement de John n'était pas grand, mais suffisant pour un célibataire. Les larges fenêtres le rendait lumineux, et la décoration était simple, mais douillette.
- Tu veux boire quelque chose ?, demanda John.
- Un verre d'eau, s'il te plaît, répondit Anna.
Elle le suivit dans la cuisine, et prit le verre d'eau qu'il lui tendait, et ils burent tous les deux. Quand elle eut fini, elle reposa le verre vide sur la table, et resta immobile un instant, sa main posée à plat sur la table. A cet instant précis, un instinct féroce la submergea, et à la seconde où John eut reposé son propre verre dans l'évier, elle franchit le pas qui les séparait, joignit ses mains à l'arrière de son cou et l'embrassa avec fougue. Il reçut son initiative avec un cri étouffé, déstabilisé par cet évènement soudain et inattendu. Ses propres instincts prirent rapidement le contrôle également, et il la saisit, se retourna et l'assit sur le bord de la table. Anna commença à défaire la chemise de John avec fébrilité. Elle n'avait pas prévu ça, elle ne savait pas vraiment pourquoi elle faisait ça ici et maintenant, mais elle sentait seulement qu'elle en avait besoin à cet instant précis. Un instinct de survie la commandait, comme si elle avait besoin de se prouver qu'elle appartenait toujours au monde des vivants. Quand suffisamment de vêtements eurent été arrachés des deux côtés, au milieu d'une frénésie de mains et de lèvres, John trouva au fond de lui un reste de sens pratique, et souffla au creux du cou d'Anna :
- Anna… Je n'ai pas de…
Elle le fit taire d'un baiser, et murmura :
- Pas besoin.
Le monde autour d'eux s'effaça pendant qu'ils se joignirent avec une énergie primale et animale, là sur la table de la cuisine. L'instant fut bref, mais tout deux arrivèrent à satisfaction au cours de ces quelques minutes. Dans les instants suivants, ils restèrent tous deux immobiles, essoufflés, le front d'Anna posé sur le torse nu de John, jusqu'à ce que la réalité de ce qui venait de se passer vienne les frapper. John s'écarta un peu, remonta son pantalon et baissa les yeux, un air très embarrassé sur son visage.
- Anna… Je… Je suis désolé, je ne sais pas ce qui m'a pris, ce n'est tellement pas ce que j'avais prévu en t'invitant ici.
Anna pouffa et posa une main rassurante sur son bras.
- John. C'est moi qui ait commencé. Ne sois pas désolé. Tu n'as pas profité de moi. Au pire, c'est moi qui ai profité de toi.
- Oh, j'étais consentant, répliqua-t-il rapidement avec un sourire en coin.
- Tu vois. Donc on était tous les deux consentants. Pas de souci. Je n'avais pas prévu ça non plus, remarque, mais ça m'a fait du bien. Ça fait assez longtemps que je n'avais pas fait ça.
- Oh, moi aussi. Très longtemps. Et ça m'a fait du bien aussi. Beaucoup.
Tous les deux se rhabillèrent en silence pendant un moment.
- Est-ce que je pourrais utiliser ta salle de bain ?, demanda Anna un peu gênée.
- Oh, oui, bien sûr, c'est la deuxième porte à gauche, de ce côté, montra John.
Pendant qu'Anna était partie, et après s'être complètement rhabillé, John posa ses deux mains à plat sur la table, et inspira profondément. C'était arrivé si vite, il avait du mal à réaliser qu'il venait juste de coucher avec Anna. Il inspira et expira lentement plusieurs fois, tentant de calmer son cœur qui battait la chamade. Il espérait que cela n'allait pas gâcher l'amitié qu'ils partageaient depuis ces derniers mois.
Au bout de quelques minutes, Anna revint, après s'être rafraîchie et recoiffée, sa coiffure ayant été quelque peu bousculée pendant les évènements. Alors qu'elle le rejoignait, il la regarda, d'un air incertain.
- Alors…, commença-t-il.
- Alors ?, répéta Anna. Alors quoi ?
- Alors… qu'est-ce qui se passe maintenant ? On est quoi ?
Anna sembla un peu confuse devant ces questions. Il précisa :
- Je veux dire, ce qui vient de se passer, là… Ça change un peu les choses entre nous, non ? Je me trompe ?
Anna fit la moue. Elle avait toujours dit qu'elle ne recherchait pas de relation amoureuse, et c'était toujours vrai. Et pourtant elle ne regrettait pas ce qu'ils venaient de faire, et elle ne voulait pas non plus perdre l'amitié qu'elle partageait avec John.
- Eh bien…, peut-être pas nécessairement. Les choses ne doivent pas forcément changer je veux dire. Tu me demandes ce qu'on est. Eh bien, peut-être qu'on est des amis, et qu'il se trouve qu'on couche ensemble de temps en temps. Comme, des amis amants, tu vois ? Deux adultes consentants, qui se font du bien mutuellement pour supporter dette période pourrie ? Ça t'irait ?
- Euh…, hésita John.
Anna le regarda droit dans les yeux :
- Écoute, je suis désolée, mais c'est tout ce que je peux t'offrir actuellement. Je ne recherche pas de petit ami ou de compagnon. Mais j'aime être ton amie, et ce qu'on vient de faire était très agréable. Je ne peux pas te donner plus. Donc, si tu considères que ce n'est pas ce que tu attends, je comprendrai, mais on va devoir arrêter ça tout de suite, avant que quelqu'un n'en souffre sérieusement.
L'idée de tout arrêter entre eux emplit John d'effroi.
- Non, non, ça me paraît très bien. Amis amants alors.
- Bien. Et on va se faire une promesse.
- Laquelle ?
- Qu'on ne va pas tomber amoureux.
- Oh. D'accord. Ça marche.
- Ça marche.
John accepta la main tendue d'Anna, et ils conclurent leur marché. Puis John regarda sa montre.
- A quelle heure tu dois récupérer Timmy ?
- Trois heure et demie.
- OK, il nous reste du temps pour jouer du piano alors. Si tu veux, bien sûr.
- Oui, bien sûr, je veux dire, c'est pour ça que je suis venue, à la base… Avant qu'on ait été…
- Distraits ?
- Débordés.
Il rirent tous les deux, et il l'accompagna au piano.
Plus tard ce soir-là, Anna repensait à sa journée. Elle était plutôt satisfaite de ses progrès pour jouer la Sonate au Clair de Lune. Même si ses doigts avaient été malhabiles et plus qu'un peu tremblants au début, elle avait réussi à la jouer sans craquer, grâce à la présence tranquille et rassurante de John. Puis elle repensa à leur « moment d'égarement », et à la conversation qui avait suivi. Il avait semblé ouvert à plus d'engagement. Elle repoussa cette idée. Toute sa vie d'adulte, elle avait toujours été déterminée à rester indépendante, et à ne pas s'enchaîner auprès des hommes. Elle avait décidé, plus de dix ans plus tôt, que la vie de couple n'était pas faite pour elle. Les souvenirs de sa mère, étouffée sous la poigne de fer de son père la hantaient toujours. Non, elle ne se laisserait jamais enfermer de cette façon, jamais. Bien sûr, si elle était honnête, elle devait reconnaître qu'elle connaissait des exemples de couples heureux autour d'elle. Mary et Matthew étaient heureux ensemble, ainsi que Sybil et Tom. Même les Carson, bien qu'assez « à l'ancienne », semblaient l'être. D'accord, John ne semblait ressembler en rien à son père. Mais la peur de se retrouver prise au piège dans une prison dorée comme sa mère l'avait été était encore trop forte.
Dans son propre appartement, John restait assez sonné par la façon dont la journée s'était déroulée. Mais il était soulagé qu'ils aient pu continuer à jouer sans qu'aucune gêne ne s'insinue entre eux. Maintenant, le soir venu, seul dans son appartement, il ne pouvait s'empêcher de se demander s'il arriverait à tenir la promesse qu'il venait de faire. La peur de perdre Anna complètement l'avait poussé à s'engager à promettre quelque chose qu'il n'était pas sûr de pouvoir honorer.
