Août 2014

La musique était si forte dans le night-club qu'il était difficile de s'entendre parler. Les night-clubs n'étaient pas franchement les endroits préférés d'Anna, mais après un dîner de groupe au pub, Thomas avait insisté pour qu'ils aillent prolonger la soirée dans ce club select. C'était son anniversaire après tout, alors elle avait suivi le groupe. Ils étaient une grosse dizaine, Thomas et son petit ami Richard, Sybil, William et plusieurs autres de leurs amis de la fac de médecine. Une raison de plus pour laquelle Anna devait rester avec le groupe, c'était que Richard était le seul à posséder une voiture, et qu'il devait la ramener chez elle. Ils s'étaient installés autour d'une grande table et commandèrent la première tournée. Elle leva sa bière avec tout le monde quand ils dédièrent un nouveau toast à Thomas. Elle n'avait pris qu'une autre bière au pub avec le dîner, et son esprit était clair.

Au cours de la soirée, ils avaient fait des aller-retours entre la piste de danse et leur table. Thomas buvait un peu trop, mais bon, c'était son anniversaire, il avait bien le droit. Richard restait sobre, prenant son rôle de conducteur au sérieux. A un moment de la soirée, un groupe d'amis de Richard se joignirent à leur bande. Un type, la chevelure noisette, plutôt mignon, vint s'asseoir près d'Anna.

- Salut, je m'appelle Alex. Et toi ?

- Anna.

- Salut Anna, dit le jeune homme, en lui tendant la main.

Elle la serra amicalement.

- Tu es un pote de Richard ?

Ils devaient quasiment crier pour pouvoir s'entendre. Anna n'aimait pas trop ça.

- Oui, on bosse ensemble. Et toi ?

- Je suis en fac de médecine avec Thomas.

- Oh, classe. Il te reste combien d'années ?

- Juste une en fait.

- Cool.

Anna prit une gorgée de son cocktail, pendant qu'Alex buvait sa bière. Ils discutèrent un moment, quand Alice, une des amies de Thomas et Anna, vint l'attraper par la manche pour l'emmener sur la piste de danse. Anna croisa Alex de nouveau quelques fois au cours de la soirée. Il semblait toujours avoir quelque chose d'intelligent à dire. Il y avait peut-être quelques traces de flirt dans ses manières, mais Anna choisit de l'ignorer. Elle ne cherchait rien de ce genre. Aux environs d'une heure du matin, elle fut fatiguée du bruit incessant, et décida de rentrer chez elle. Malheureusement, Richard et Thomas n'étaient nulle part en vue. Elle les chercha, mais ne les trouva nulle part. Il était compliqué de retrouver quelqu'un dans la foule compacte qui s'amassait dans le club. Elle décida donc d'appeler un taxi, malgré ce que cela lui coûterait, et elle faisait la queue au vestiaire pour récupérer ses affaires quand Alex l'aborda :

- Oh, tu t'en vas ?

- Oui, j'en ai plein les oreilles. Je vais prendre un taxi.

- Tu veux que je te ramène ? Ma voiture est juste dehors. Je jure que je ne suis pas bourré.

Anna hésita un moment. Pouvait-elle lui faire confiance ? Il la regardait, dans l'attente de sa réponse.

- Euh… Que les choses soient claires, tu ne rentres pas dans mon appartement. C'est seulement un trajet pour me ramener.

- Oh, bien sûr, je n'avais pas d'autre projet.

- … Bon, d'accord. Merci.

- Laisse-moi juste aller prévenir mes amis que je pars. Je reviens dans une minute.

- OK.

Deux minutes plus tard, Alex était de retour, tenant deux shots de tequila.

- Bon, sourit-il, ils étaient en train de faire une tournée de tequila, donc je me suis dit… un petit dernier pour la route ?

Anna le regarda, puis haussa les épaules.

- Pourquoi pas…

Elle étendit sa main pour saisir le petit verre qu'il tenait dans sa main droite. Avant qu'elle ne puisse l'attraper, il lui présenta l'autre.

- Ne prend pas celui-là, j'ai déjà bu dedans.

Anna prit l'autre, et ils avalèrent tout deux leur shot simultanément.

- On y va ?

x x x x

Juillet 2020

Seule dans son lit, Anna se redressa brusquement et inspira brutalement, claquant sa main sur sa bouche. Presque six ans plus tard, elle réalisa soudainement ce qui s'était passé. Bien sûr, se dit-elle. Qu'elle avait été stupide, d'accepter ce shot, offert par ce type qu'elle connaissait à peine. La quantité de boisson n'avait jamais été le problème, mais plutôt ce qu'il avait dû mettre dedans ! Elle eut soudain du mal à respirer, et crut qu'elle allait vomir. Cela expliquait pourquoi elle s'était réveillée le lendemain matin nue dans son lit, seule, sans aucun souvenir d'être rentrée chez elle. Elle ne dormait jamais nue. Elle avait trouvé ses vêtements en boule au pied du lit, alors qu'elle les posait toujours sur une chaise. Ses chaussures étaient près des vêtements, alors qu'elle les retirait toujours dans l'entrée. Son sac à main avait été laissé sur la table de la cuisine, avec ses clés, alors que ce n'était pas leur place habituelle non plus. Rien n'était normal ce matin-là, et elle avait tout mis sur le dos de l'alcool, mais il y avait eu plus que ça. Elle avait déduit qu'elle avait dû coucher avec Alex, bien qu'elle n'en ait aucun souvenir, seulement du fait de la gêne étrange qu'elle ressentait sur ses parties intimes, et parce qu'elle avait trouvé une substance collante à moitié sèche sur ses cuisses. Comment avait-elle pu être aussi niaise. Bien sûr qu'elle n'était pas seulement « ivre ». La nausée monta en elle, et elle se leva en hâte, ouvrit la porte-fenêtre, et sortit sur le balcon. Elle prit une grande goulée d'air frais, pendant que les larmes coulaient sur ses joues.

- GREEN ESPÈCE D'ENFOIRÉ !

Ce qu'elle avait voulu murmurer était en fait sorti comme un rugissement. Alors qu'elle cachait son visage dans ses mains, elle entendit la fenêtre de John s'ouvrir, et elle sentit sa présence la rejoindre sur le balcon.

- Anna ? Ça va ? J'ai cru entendre du bruit… Tu as crié ?

Il s'approcha d'elle et vit qu'elle pleurait. Il posa doucement une main sur son épaule et demanda :

- Anna ? Qu'est-ce qui se passe ?

Elle se tourna vers lui, et ne put rien faire d'autre que cacher son visage contre son torse et sangloter. Il referma ses bras autour d'elle, un peu gêné, et attendit patiemment. Quand ses épaules ne furent plus secouées de sanglots, il la mena jusqu'à deux chaises qui se trouvaient sur le balcon, et ils s'assirent tous les deux. Il prit ses mains dans les siennes, et dit doucement :

- Quand tu seras prête.

Elle pris une inspiration tremblante, et essuya ses joues sur sa manche, avant de remettre sa main dans celle de John.

- Je repensais à notre discussion de tout à l'heure. À ce que tu avais dit… Que je n'étais pas du genre à me mettre ivre morte. Tu avais raison. Je me suis souvenu de quelque chose d'un seul coup.

- Quel connard !, conclut John quand Anna lui eut raconté ce qui s'était vraiment passé. Anna je suis vraiment désolée d'avoir abordé ce sujet, c'est ma faute. Il faut que j'arrête de te poser des questions.

- Non John. Ça aurait refait surface tôt ou tard.

- Il n'a pas intérêt à croiser mon chemin un jour ou je vais lui botter le cul sérieusement !

- Il vit en Nouvelle-Zélande…

- Tant mieux pour lui, répliqua-t-il avec ardeur.

Il garda le silence un instant, puis serra sa main un peu plus fart.

- Tu serais aller porte plainte, si tu t'en étais souvenue plus tôt ? Je suppose que ça ne sert plus à rien maintenant, six ans plus tard…

Anna réfléchit un instant.

- Hmm, je ne pense pas. Je n'ai aucune preuve de quoi que ce soit. Ça aurait été une cause perdue d'emblée. Et surtout avec Timmy. Si je l'avais poursuivi, il aurait su pour Timmy. J'aurais perdu, ruiné ma réputation et perdu beaucoup d'argent. Et il aurait pu réclamer des droits sur Timmy, et ça je ne l'aurai jamais accepté. Je préfère garder ce secret pour toujours. C'est ce que je vais devoir faire maintenant je suppose.

- Eh bien, pour ce que ça vaut, je suis contente que tu l'aies partagé avec moi. Je peux t'aider à porter ce poids, si tu en as besoin.

Anna sourit dans la faible lumière qui venait de la chambre de John.

- Merci John. Tu es un vrai ami.

Anna posa sa tête sur son épaule, et John passa son bras autour de ses épaules à elle. Il restèrent comme ça, silencieux, immobiles, pendant un long moment. Enfin Anna remua.

- Il commence à faire froid…, dit-elle en frissonnant.

Elle se tourna pour faire face à John, incertaine :

- Euh, John… Ça t'ennuie si je dors avec toi dans ta chambre cette nuit ? Je ne me sens pas capable de rester seule.

- Oh, bien sûr, sans problème.

Il ne fit pas remarquer que c'était elle qui avait insisté pour qu'ils prennent deux chambres séparées. Il aurait été ravi de partager son lit toutes les nuits. Mais il fut assez futé pour sentir que ce n'était pas le bon moment pour aborder ce sujet.

x x x x

Anna se réveilla le lendemain avec une grosse gueule de bois, bien qu'encore une fois, ce ne fût pas à cause de l'alcool. Elle fronça les yeux contre la lumière venant de la fenêtre. Elle se sentait un peu perdue, et cela lui prit un peu de temps pour se remémorer tout ce qu'ils avaient discuté la veille. Un gros poids pesa sur son estomac quand elle réalisa pourquoi elle était dans la chambre de John, et pas dans la sienne. Elle se retourna vers John, et le trouva réveillé, l'observant avec une mine préoccupée.

- Salut, dit-il doucement.

- Bonjour, gémit-elle.

- Comment ça va ?, demanda-t-il.

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle ne savait pas quoi répondre, en réalité. Elle finit par soupirer et dit :

- Ça va. Ça va aller. Il le faut. Je veux dire, rien n'a changé ce matin, par rapport à hier.

- C'est vrai, mais ta compréhension des choses est différente. Tu as le droit de te sentir mal. Même si c'est arrivé il y a longtemps.

- Ouais. Bon, ça ne sert à rien de s'apesantir là-dessus, dit-elle en haussant les épaules. Comme tu viens de le dire, c'est du passé. Je vais aller prendre une douche dans ma chambre.

Et elle commença à sortir du lit vaillamment. Avant d'arriver à la porte toutefois, elle fondit soudain en larmes et fit marche arrière. John se leva en hâte, et la rejoint.

- Anna…

- Prends-moi dans tes bras, juste un moment, s'il te plaît, parvint-elle à dire entre deux sanglots.

- Bien sûr, viens là.

John l'entoura tendrement de ses bras, et tout comme il l'avait fait la nuit précédente, attendit patiemment qu'elle ait finit de pleurer.

- Allez, laisse sortir tout ça, c'est mieux dehors que dedans.

Au bout d'un moment, elle renifla et se dégagea de son étreinte.

- Merci. Ça va, je me sens mieux. J'ai vraiment besoin d'aller prendre une douche maintenant.

- OK. On se retrouve en bas ?

- D'accord. Dans vingt minutes ?

- Parfait.

Vingt minutes plus tard, Anna apparut dans le lobby de l'hôtel, arborant un large sourire. John la regarda d'un air interrogateur, surpris par ce changement notable d'attitude.

- J'ai décidé de ne pas laisser cette histoire gâcher la fin de nos vacances, déclara-t-elle d'un ton décidé. Je passais un super séjour jusqu'à présent, et j'ai bien l'intention que ça continue. Qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui ?

- Euh, OK, dit John, légèrement pris de court. Je pensais aller visiter la plaine de Culloden et le musée de la bataille de Culloden. Peut-être pas la plus gaie des visites, par contre, on peut changer de plan si tu préfères.

- Non, non, ça va. On peut faire ça.

x x x x

Après un solide petit-déjeuner, ils roulèrent jusqu'à Culloden, et visitèrent le site historique. Anna n'en avait jamais entendu parler avant de regarder Outlander, ou peut-être vaguement dans de vieux cours d'histoire quand elle était au collège. L'atmosphère sur l'ancien champ de bataille était grave, et les gens parlaient spontanément à voix basse. Les pierres gravées aux noms des clans étaient assez émouvantes. Quand ils eurent terminé la visite, John et Anna roulèrent jusqu'au Highlands Folk Museum, à environ une heure de route de là. Anna garda le silence quasiment tout au long du voyage, et John dut se retenir de lui demander si elle allait bien, car il sentait bien que cela ne ferait que l'agacer. À un moment donné, elle dit soudainement :

- J'aimerais appeler les Carson et parler à Timmy.

- Oui, d'accord, répliqua John. Tu veux que je m'arrête ?

- Non, continue à rouler.

Elle lança un appel vidéo vers le portable d'Elsie, après avoir vérifié par texto qu'ils étaient disponibles. Elle parla à Elsie un moment, puis à Timmy, qui semblait heureux et à qui sa mère ne manquait visiblement pas trop. Charles et Elsie l'avaient emmené visiter un zoo la veille, et il entreprit de raconter à sa mère tous les animaux qu'il avait vus. Anna écouta avec un grand sourire, jusqu'à ce qu'ils se disent au revoir. Elle raccrocha le téléphone, et John la vit chasser discrètement une larme de ses yeux. Il avait envie de poser sa main sur son genou pour la rassurer, mais n'en fit rien. Depuis le jour où ils avaient conclu leur accord « amis-amants », ils s'étaient créé une sorte de rythme. Ils partageaient régulièrement des moments intimes, mais n'échangeaient pas de gestes tendres en dehors de ces moments. Ils ne se tenaient pas par la main, n'échangeaient pas de baisers, ne se touchaient pas de manière équivoque, à l'exception des gestes dont Anna avait eu besoin la nuit précédente et le matin même. Il considérait donc qu'il n'était pas autorisé à faire plus, et que cela serait un non-respect de ses limites. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était lui montrer qu'il était digne de confiance, et respecter ses besoins et son rythme. Et espérer qu'un jour, quand elle serait prête, elle le laisserait l'aimer.