Juillet-Septembre 2020
Après avoir raccroché de sa conversation avec Timmy, Anna soupira, le regard perdu à travers la fenêtre de la voiture.
- Loués soient les Carson, vraiment. Ils se sont toujours occupés de lui comme s'il était leur petit-fils. J'ai tellement de chance de les avoir.
- Et… tes parents ne l'ont vraiment jamais vu ? Même pas une fois ?
- Non. Je ne connais même pas leur adresse actuelle. Mon père m'a fait savoir très clairement qu'il ne voulait rien avoir à faire avec un petit-enfant illégitime. Ils ne savent même pas que c'est un garçon, en fait.
- Waouh. J'ai du mal à y croire. Certaines personnes sont vraiment restées bloquées un siècle en arrière. Je veux dire, d'après ce que tu m'as dit de lui, j'avais compris qu'il n'était pas spécialement ouvert d'esprit, mais à ce point.
- Tu sais que je t'ai dit qu'il était très religieux. Et pas dans le bon sens, tu vois ce que je veux dire ? Pas le genre qui pense que Dieu est Amour et Pardon. Pour lui, avoir un enfant hors mariage était une profonde honte pour la famille. Il préférait couper les ponts avec moi complètement, plutôt que ses coreligionnaires pensent qu'il tolérait ce type de comportement dans sa famille. Quand je leur ai dit que j'étais enceinte, au début il a tenté de me forcer à aller chercher le gars pour lui demander de m'épouser.
Sachant ce qu'ils savaient maintenant sur la façon dont les choses s'étaient passées, ils se sentirent tous deux nauséeux à l'idée. Non pas qu'un type comme Green aurait souhaité assumer les conséquences de ses actes, de toutes façons.
- Beurk…, dit John.
- Bref, je savais qu'il avait déménagé, et en plus je ne voulais rien de lui, donc… Quand mon père a compris qu'il n'arriverait pas à me forcer à me marier, il a changé de stratégie et a essayé de me convaincre d'avorter.
- Hein ?!, s'exclama John. Je veux dire, ajouta-t-il rapidement, je n'ai aucun problème avec le fait que les femmes aient ce choix, mais si tu avais décidé de garder le bébé, quel culot de te dire ça ?!
- Exactement. J'étais hyper choquée. Surtout venant de lui ! Pour être honnête, quand j'ai réalisé que j'étais enceinte, vu que je n'avais pas terminé mes études et tout, j'y ai pensé. Mais j'ai décidé que non, et quand je suis allée leur parler, j'avais bien réfléchi et ma décision était claire. L'entendre me pousser à commettre ce qui, dois-je te le rappeler, était un des plus graves péchés aux yeux de son Église, tout ça pour préserver sa propre image, ça m'a rendu furieuse. Je l'ai traité de sale hypocrite.
- Et tu avais bien raison.
- Alors il a pété les plombs et m'a jetée dehors, en me disant qu'il ne voulait plus jamais entendre parler de moi, et qu'il ne voulait pas connaître cet enfant.
- Waouh. J'ai vraiment l'impression d'entendre une histoire des années 1920…
- Oui, il se serait bien intégré à cette époque je pense, dit-elle en ricanant sèchement.
- Et comment les Carson sont-ils arrivés dans cette situation ?
- Oh, ils étaient amis avec mes parents depuis que j'étais enfant. Ils allaient à la même église au départ, avant que mon père ne change pour une autre, plus… fondamentaliste, si je peux dire ça comme ça. On s'était toujours bien aimé, et ils n'avaient pas d'enfant à eux, donc ils ont toujours été un peu comme un oncle et une tante pour moi. Donc quand la séparation a été totale entre mes parents et moi, il m'ont accueillie.
- Et… qu'en est-il de ta mère ? Elle semble… absente, dans ton histoire.
- Ben, pour être honnête, elle l'était, en quelque sorte. Elle était complètement soumise à mon père. Elle était comme un fantôme, vraiment. Je ne sais pas ce qu'elle pensait, si elle aurait aimé garder des contacts avec moi. Elle n'osait pas aller contre lui, elle ne l'a jamais fait. Quand mon père m'a virée, les Carson ont pris mon parti, ma mère, non.
- C'est triste. Pour elle comme pour toi.
- Ouais.
Anna soupira, et après quelques secondes de silence, elle poursuivit :
- Bref, je ne me suis pas mal débrouillée, je crois.
- C'est le moins qu'on puisse dire, approuva-t-il. Une carrière florissante, un charmant petit garçon. Tu peux être fière de toi.
Anna sourit.
- C'est gentil de ta part de dire ça.
- Je le pense vraiment.
x x x x
Mary et Anna se prélassaient sur leurs serviettes de plage, en surveillant George et Timmy qui couraient et jouaient sur la plage. Quand Mary avait appris qu'Anna partait seule avec John, elle n'avait pas fait de commentaires. Il semblait qu'elle avait compris que pousser son amie se révélait contre-productif. Quand John et Anna furent de retour de leur voyage écossais, Anna avait encore une semaine de congé, alors Mary suggéra qu'elle et Timmy accompagnent sa famille à la maison de plage qu'ils possédaient en Cornouailles. Son amie avait accepté son offre avec plaisir, et depuis lors, elles passaient une bonne partie de leurs journées à la plage, ou à se promener sur les falaises des Cornouailles. Anna avait assuré à Mary qu'elle avait passé un excellent séjour avec John en Écosse, mais Mary avait remarqué cette nouvelle ombre dans les yeux d'Anna, et ces instants où son amie blonde devenaient soudain silencieuse, et semblait perdue dans ses pensées. En frottant son ventre de six mois, Mary demanda :
- Anna ? Tu vas bien ? Tu es bien silencieuse ces derniers temps. Est-ce que Bates s'est mal comporté en Écosse ?
- Quoi ? Non ! Pas du tout, répondit Anna, surprise dans ses pensées. Non, ça va, vraiment.
Mary se releva avec difficulté en position assise.
- Punaise, je déteste le troisième trimestre. Je me sens déjà comme une baleine, alors que j'ai encore deux mois et demi à tirer.
Anna sourit. Quand elle fut finalement assise, Mary se tourna vers elle, et la regarda droit dans les yeux.
- Anna Smith, tu ne crois pas qu'on a passé le point où tu penses que tu peux te moquer de moi ? Il y a quelque chose, et je le sais.
Anna baissa les yeux et soupira.
- Tu as raison, sans doute. De toutes façons, c'est mieux que je t'en parle. On a beaucoup parlé, John et moi, pendant ce voyage. Et à un moment il m'a posé des questions sur la conception de Timmy.
- Ah oui ? Et alors ?
- Eh bien je lui ai dit la vérité. Ou plutôt, ce que je pensais être la vérité jusqu'à ce jour.
Mary fonça les sourcils.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Tu sais, que j'étais bourrée et que je ne me souvenais de rien de cette nuit-là. John a fait remarqué qu'il ne me voyait pas comme quelqu'un qui se mettrait ivre morte, et ça a déclenché un souvenir précis. Il avait raison. Je n'étais par ivre.
Mary l'observait avec un regard horrifié pendant qu'Anna terminait de lui raconter la vérité qu'elle en avait déduite.
- Oh mon Dieu, souffla la brune. Anna, je suis vraiment désolée.
Elle attrapa la main de son amie et la serra.
- Quel mec affreux !, s'exclama-t-elle.
- Oui. Bon. C'était il y a longtemps maintenant, ça va aller. J'ai juste eu besoin… tu vois… d'un peu de temps pour digérer tout ça.
- Tu m'étonnes. Alors… Bates est au courant alors ?
- Oui. J'ai craqué devant lui… Il a été un super soutien. C'est vraiment un ami merveilleux.
- Bon, je suis contente de savoir ça au moins.
- Oui. Moi aussi.
x x x x
A la fin de ses vacances avec les Crawley, Anna se sentait mieux, et commençait à remettre cette histoire quelque part au fond de son esprit, où elle avait résidé tout au long des six dernières années. Elle retourna au travail au début du mois d'août, alors que Timmy était toujours en vacances. Les nouvelles sur le front du Covid étaient mitigées, tandis que les mesures étaient allégées dans les lieux et les transports publics, mais des flambées locales avait mené à des mesures localement plus strictes, et notamment dans certaines zones du Yorkshire. L'hôpital de York était loin d'être aussi submergé qu'il l'avait été en avril et mai, mais les médecins voyaient venir les prochains mois avec inquiétude. A côté de ses gardes en réanimation, Anna continuait à voir John régulièrement. Par un chaud après-midi de la fin août, ils se retrouvèrent au parc avec Timmy. Ils se baladaient en bavardant tranquillement pendant que Timmy faisait du vélo autour d'eux. À un moment donné, Timmy s'arrêta en face de sa mère, réclamant à boire. Anna lui tendit la gourde qu'elle avait dans son sac. Quand il eut fini de boire, elle reprit la gourde, et l'amena à sa bouche pour boire à son tour. Alors qu'elle était en train de boire, l'enfant regarda John et demanda sans autre formalité :
- Tu vas te marier avec ma maman ?
La gorgée suivant n'arriva jamais dans l'estomac d'Anna, car elle s'étouffa avec et commença à tousser en crachant ses poumons, dans son coude bien entendu. John ne put s'empêcher de rire, et entreprit de lui tapoter gentiment le dos, jusqu'à ce que la toux finisse par se calmer.
- Ça va aller Anna ?
Elle opina tout en prenant une grande inspiration, ses yeux pleins de larmes. Elle était complètement cramoisie, sans qu'on puisse dire si c'était suite à la fausse-route, ou à la question de Timmy.
- Timmy !, réprimanda-t-elle. C'est quoi cette question ! On ne demande pas ça aux gens !
- Pourquoi ?, demanda l'enfant innocemment.
- Mais… Parce que…, hésita Anna.
- George dit que ce n'est pas normal que je n'aie pas de papa !
- Quoi ?! Il va falloir que je parle à Mary de ce que dit son fils ! Bon, viens t'asseoir.
Anna prit la main de Timmy et le mena au banc le plus proche. John tint le vélo, et resta à quelques pas de distance, ne voulant pas interférer dans leur discussion de mère à fils. Il aurait eu sa propre réponse à donner, mais il savait qu'on ne la lui demandait pas.
- Timmy mon cœur, commença Anna, il y a plein d'enfants qui n'ont pas de papa. Certains enfants ont un papa et une maman, certains seulement une maman, certains seulement un papa. Certains ont même deux mamans, ou deux papas.
- Oh, oui, je sais, coupa le garçon, il y a Ashley, à l'école, elle a deux mamans.
- Voilà. Il y a plein de sortes de familles différentes. Tu vas devoir apprendre ça à George.
- OK, admit Timmy. Alors tu ne vas pas te marier avec John ?
Anna pouffa, en jetant un regard en coin à John, qui faisait toujours semblant de ne pas entendre.
- Non mon chéri. John est un bon ami, c'est tout.
John continua à feindre l'indifférence, mais il ressentit un léger pincement au cœur. L'enfant sembla un peu déçu également, mais Anna trouva un moyen efficace de le distraire.
- Eh, tu veux une glace ?
- Oh, oui, à la fraise, s'exclama Timmy.
Il se levèrent et se dirigèrent vers le vendeur de glaces.
- Alors, commença John d'un ton détaché, pas de mariage pour nous du coup ?
Anna le frappa gentiment sur le bras.
- Arrête, pitié. Purée, les enfants…
- Je les trouve tellement drôles à cet âge-là, quand ils n'ont pas encore le filtre social. Tellement de potentiel de questions inconfortables.
Tout deux rirent de bon cœur.
x x x x
Cette nuit-là, lorsque Timmy fut endormi, Anna s'assit au bord de son lit, écartant avec précaution les boucles blondes de son visage. Apparemment, son fils manquait d'un père. Elle soupira à cette idée. Elle s'était toujours sentie suffisante pour assouvir les besoins émotionnels de Timmy. Elle s'était entourée d'une famille de substitution, lui offrant des grands-parents adoptifs, et les Crawley jouant le rôle d'oncle, tante et cousin. Elle avait pensé que cela serait assez pour le satisfaire. Et peut-être que c'était le cas, après tout. Au final, sa remarque était née d'une réflexion de George, il n'en avait jamais parlé auparavant. Oui, se rassura-t-elle, c'était une coïncidence, pas plus. Il passerait à autre chose, comme le font les enfants. Puis ses pensées se tournèrent vers John. Il n'avait pas semblé horrifié, ni même surpris par le questionnement du petit garçon. Une fois de plus, elle espéra qu'il ne comptait pas obtenir plus de leur relation que de l'amitié, même en y incluant les gratifications physiques. Elle avait été très claire à ce sujet, et il l'avait accepté. Il était maintenant un ami très cher pour elle, et elle ne pouvait plus imaginer sa vie sans lui. Et une chose était sûre, il était doué pour ce que Mary qualifiait de « sport en chambre ». Après tout, une profonde amitié, et une bonne compatibilité physique n'étaient-elles pas des fondations solides pour une relation amoureuse réussie ? Anna haussa les épaules pourtant, et chassa cette idée aussitôt qu'elle se fut insinuée dans son esprit. Elle s'était fait une promesse il y a plusieurs années, et elle n'était pas encore prête à renoncer à sa règle auto-imposée de « non-engagement ». Pour se changer les idées, elle décida de s'installer au piano pour la soirée. Elle pouvait jouer avec un casque afin de ne pas réveiller Timmy. Elle avait beaucoup progressé sur la Sonate au Clair de Lune, et parvenait maintenant à la jouer seule, après plusieurs sessions avec John. Après l'avoir jouée plusieurs fois sans faillir, elle décida de s'enregistrer et d'envoyer le résultat à John. Quand elle fut satisfaite, elle téléchargea le fichier son sur leur discussion Whatsapp.
« Bonsoir John. Je suis désolée, il n'y aura pas de mariage, mais au moins, tu peux m'écouter jouer la Sonate au Clair de Lune, toute seule. Je suis fière, et très reconnaissante pour ton aide. »
Elle alla dans sa chambre et commença à se préparer pour la nuit, quand la réponse de John arriva.
« Génial ! Très belle interprétation. Je suis très fier de toi également. Et ravi d'avoir pu t'aider à vaincre ça. Bonne nuit Anna »
« Bonne nuit John »
Elle remarqua qu'il n'avait pas fait allusion à sa blague sur le mariage.
x x x x
Septembre arriva, et avec lui, l'entrée de Timmy à l'école primaire. Anna s'était arrangée pour être de congé ce jour-là, afin de pouvoir l'accompagner pour son premier jour, et elle versa la traditionnelle larme en voyant son bébé entrer en classe dans son uniforme flambant neuf. Elle était contente d'avoir Mary avec elle, qui accompagnait George à sa rentrée en deuxième année. Quand les deux enfants eurent disparu dans l'école, Mary se tourna vers son amie, son ventre de sept mois de plus en plus proéminent.
- Bon, on va se boire un café ?
- Pourquoi pas, j'ai besoin de me remettre de toute cette fierté maternelle teintée de désespoir, sourit Anna.
Son amie pouffa en réponse, et elles se mirent en route pour le café le plus proche. Quand elles eurent passé commande au comptoir, elles prirent une table en terrasse. Anna commença :
- J'ai entendu que Sybil est en attente de PCR, tu as de ses nouvelles ?
- Oui, apparemment ça va, elle a juste quelques symptômes de rhume, et mal à la tête. Je me demandais combien de temps ça lui prendrait pour l'attraper, à travailler dedans depuis mars dernier…
- Tu ne l'as pas vue récemment ?
- La dernière fois que je l'ai vue, c'était il y a une semaine, et en extérieur, donc je pense que ça va aller. Et toi, est-ce que je devrais t'éviter aussi ?
- Euh, eh bien je ne travaille pas en unité Covid en ce moment. Tous mes patients sont testés à leur arrivée, et ils sont mutés en unité Covid si jamais ils sont positifs, donc je pense que mon risque est assez faible actuellement. Mais si ça devait changer, et si je dois retourner en unité Covid, là j'arrêterai de te voir oui, vu que tu es dans ton troisième trimestre. La fin de grossesse est un facteur de risque.
- Bon. J'espère qu'on n'en viendra pas à ça.
x x x x
Ce soir-là, Anna appela Sybil.
- Salut Sybs, comment ça va ?
- Pas si mal, comme si j'avais un petit rhume en fait.
- Tu as ton résultat.
- Ouep. Il est positif.
- Merde. Tu es en arrêt de travail ?
- Non. Je suis en état de travailler, et mes patients ont déjà tous le Covid, donc rien de pire ne peut arriver, ni à eux, ni à moi. C'est pas comme si on avait des médecins à la pelle.
- OK… Et à la maison, comment vous vous débrouillez ?
- C'est là que c'est compliqué… J'essaie de m'isoler dans la chambre d'ami, mais tu connais les enfants… Ils ne comprennent pas, ils viennent régulièrement réclamer des câlins… Tom gère du mieux qu'il peut, mais c'est pas simple. Et je suis inquiète pour mes parents, parce que maman est venue le week-end dernier garder les enfants. Joshua avait déjà le nez qui coule, alors j'espère que ce n'était pas déjà ça…
- Ah oui, merde.
- Ouais. Elle va se faire tester dans quelques jours, par sécurité.
- Ça semble raisonnable oui. Bon, eh bien bonne chance…
- Merci, salut.
Anna regarda son téléphone, et se demanda brièvement comment elle ferait si jamais elle l'attrapait. Elle ne pouvait pas s'isoler dans sa chambre et laisser Timmy se gérer tout seul, et elle ne pourrait le confier à personne d'autre, de peur de leur transmettre le germe. Elle conclut qu'ils devraient s'isoler ensemble pour le temps qui serait nécessaire pour qu'ils ressortent tout deux négatifs, et espérer qu'elle ne serait pas malade au point de ne pas pouvoir s'occuper de lui.
Les jours suivants, la rumeur se répandit à travers l'hôpital que les cas allaient en augmentant, et qu'il serait probablement nécessaire dans les jours ou les semaines à venir de rouvrir des lits Covid, à moins que le gouvernement ne prenne des mesures efficaces. Trois jours après son appel à Sybil, Anna reçut un message de Mary :
« Maman est positive. Papa se fait tester demain. »
Anna sentit un frisson glacé lui parcourir l'échine. Mary travaillait avec son père au quotidien, et voyait sa mère plusieurs fois par semaine. Puis une autre pensée la frappa en plein cœur. John aussi les voyait deux fois par semaine à Downton Abbey.
