CHAPITRE 19

Octobre 2020

Un mois avait passé, et le mois d'octobre était arrivé. Le temps passa lentement à l'automne, avec son lot de pluie et de froid. Il devint plus compliqué de rencontrer des gens en extérieur, et il était toujours interdit de se rencontrer en intérieur. Les cas de Covid augmentaient lentement, jusqu'au point où de nouvelles unités Covid durent être rouvertes à l'hôpital. Anna fut redéployée sur une réanimation Covid début octobre. Elle dut à nouveau limiter tous les contacts sociaux, pour le peu qu'elle avait encore. Elle ne pouvait rendre visite à Mary chez elle, car cela était interdit. Elles avaient pu se voir quelques fois dans leur jardin lors des derniers jours de beau temps fin septembre, mais elle n'avait pas pu la voir depuis trois semaines maintenant. Cependant elles se parlaient au téléphone quasiment tous les jours. L'état physique de Mary s'améliorait progressivement, grâce à l'aide de son kiné. Elle était maintenant capable de s'occuper de ses enfants, et de marcher environ cinq minutes sans arrêt, ou de monter deux étages d'escaliers, mais elle n'était toujours pas revenue à son état d'avant. Son état mental restait également fragile. Sa belle-mère, Isobel, étant psychologue, passait souvent de longs moments à parler avec elle, pour des sortes de séances de thérapies non-officielles. Anna et Sybil faisaient de leur mieux également pour la soutenir à distance. Matthew avait réduit temporairement son travail d'avocat, afin de pouvoir passer plus de temps auprès d'elle et des enfants. Cora était un autre sujet d'inquiétude pour la famille Crawley. Quasiment un mois et demi après le début de sa maladie, elle souffrait toujours de symptômes invalidants, principalement des maux de tête, de la fatigue et des douleurs thoraciques. Anna se demandait si elle ne souffrait pas de cette forme particulière de Covid, dont les médecins ne savaient encore rien, mais qui commençait à apparaître chez de nombreux patients, qu'on appelait le « Covid long ». Cora consultait de nombreux spécialistes, neurologue, cardiologue, spécialiste de médecine interne, qui avaient tous conclu que les symptômes étaient bien présents, mais qu'ils ne savaient pas comment les traiter, ce qui restait très frustrant, autant pour la patiente que pour les médecins.

La vie d'Anna était quasiment redevenue la même que pendant le premier confinement, à la différence que Timmy était à la maison avec elle, allait toujours à l'école, et qu'Esther était là pour le garder. Anna s'était encore torturé l'esprit pour savoir que faire de Timmy lors de ses gardes de nuit et de week-end. Elle aurait souhaité éviter les contacts avec les Carson, pour leur propre protection, mais elle n'avait vraiment pas d'autre solution. Elle ne pouvait pas se permettre de payer Esther pour autant d'heures, et de toutes façons, la jeune fille ne souhaitait pas travailler autant. Elle ne pouvait évidemment pas imposer Timmy à Matthew et Mary, qui surnageaient déjà tout juste avec leurs deux propres enfants. Donc elle continua à amener Timmy chez les Carson, à regret, et faisant de son mieux pour diminuer les risques. Elle rencontrait toujours régulièrement John au parc quand la météo était suffisamment clémente, mais ils avaient dû mettre un terme à leurs activités plus intimes, car il faisait maintenant vraiment trop froid et humide pour des rencontres en extérieur comme ils en avaient partagé le jour de l'hospitalisation de Mary. De toute façon, Anna estimait trop dangereux de partager des contacts aussi intimes. C'était frustrant, mais quel choix avaient-ils. Ils tentaient d'oublier cela en faisant des sessions régulières de piano par visio. Anna maîtrisait maintenant parfaitement la Sonate au Clair de Lune, et était passée à des morceaux plus complexes. Ils étudiaient actuellement le Canon de Pachelbel, ainsi que des chansons pop, comme « Always remember us this way », de Lady Gaga dans le film « A Star is Born ». Jouer du piano, seule ou avec John, était une des seules choses qui permettaient à Anna de tenir le coup, et qui illuminaient un peu ses journées, qui étaient par ailleurs plutôt épuisantes et mornes. Son quotidien ressemblait à un long tunnel de journées identiques, à soigner de plus en plus de patients, en sauvant certains, mais aussi en fermant les yeux de nombreux autres, et à s'inquiéter pour les gens qu'elle aimait. Timmy apportait également de la joie dans sa vie de tous les jours, car il continuait à se comporter comme un enfant normal et heureux, restant indifférent au contexte difficile. Il adorait l'école, s'était fait de bons amis, et commençait à bien lire ses lettres, ce qui était une grande fierté pour sa mère.

Par un autre jour gris, Anna terminait son tour du matin dans son unité, avec l'aide de sa nouvelle interne Khadija. Prikesht avait changé de stage, et Khadija travaillait avec Anna depuis le mois précédent. Anna aimait beaucoup la partie pédagogique de son travail, et les étudiants étaient en général ravis de faire des gardes avec elle. La réanimation pouvait être une spécialité assez effrayante, et elle leur offrait le confort de toujours rester présente pour des conseils ou de l'aide, ce qui était très précieux. Grâce à la technologie Optiflow, ils avaient maintenant moins de patients intubés, ce qui apportait l'avantage indéniable de pouvoir communiquer avec eux, et que leurs familles le puissent aussi, ce qui était un progrès majeur depuis la première vague.

- OK, dit Anna en sortant de la chambre d'un patient, je crois que c'était le dernier ?

- Yep, répondit Gwen qui les accompagnaient ce matin-là.

- Bon. Khadija, va prendre ta pause déjeuner, et après ça tu appelleras les médecins traitants des nouveaux entrants pour récupérer leurs antécédents détaillés.

- Bien sûr.

- Pendant ce temps-là je vais terminer les prescriptions du matin. Et appeler la fille de M. Henley pour l'informer que son père va probablement décéder dans les heures qui viennent…

Anna s'installa au bureau des infirmières pour inscrire ses dernières prescriptions dans l'ordinateur. Cela lui prit environ une demi-heure, et elle allait attraper son téléphone pour appeler la famille du patient, quand Daisy, l'aide-soignante, l'appela depuis la chambre de M. Henley.

- Euh, Dr Smith ?

- Oui Daisy ?

- Je crois que M. Henley est déjà décédé.

- Oh. J'arrive.

Dans la chambre, Anna ne put que constater que le patient était en effet mort. Il était un de ses patients intubés, et avait séjourné dans le service pendant plusieurs semaines, mais bien qu'ils aient fait leur possible pour le sauver, et malgré son relativement jeune âge de soixante-cinq ans, son diabète et son insuffisance rénale l'avaient condamné. Anna éteignit le moniteur, et ferma les yeux de l'homme en soupirant. Elle redoutait un peu l'appel qui se profilait. Sa fille, une jeune trentenaire, était sur le point d'accoucher, et maintenant elle allait devoir lui annoncer que son père ne connaîtrait jamais son petit-enfant. Anna retourna à regret au bureau des infirmières et rechercha le numéro de la fille dans le dossier du père. Elle composa le numéro, et prit une grande respiration en attendant que la femme décroche :

- Oui, bonjour, Mme Henley ? Oui, c'est le Dr Smith, à l'hôpital…

Quelques minutes plus tard, Anna raccrocha :

- Mais de rien, au revoir Mme Henley.

Cela lui semblait toujours étrange, quand elle appelait les gens pour leur annoncer de mauvaises nouvelles, ou pire, que leur proche était décédé, et qu'ils finissaient par la remercier. Elle prit cela comme un signe que, malgré le résultat, elle avait bien fait son travail. Cela fait, et avant que Khadija ne revienne de sa pause déjeuner pour qu'elle puisse aller prendre la sienne, Anna commença à organiser son travail de l'après-midi. Elle avait prévu de faire une ponction pleurale à un patient qui souffrait d'une pleurésie. Elle prit un chariot à roulettes, et commença à préparer son matériel pour la procédure. Voyant que certains éléments manquaient dans le placard des infirmières, elle se rendit dans la réserve pour en chercher. Alors qu'elle poussait la porte de la réserve, elle faillit trébucher sur Daisy, qui était assise par terre, la tête dans ses mains, en train de sangloter.

- Daisy !, s'exclama-t-elle. Mais… Qu'est-ce que tu fais là ? Qu'est-ce qui se passe ?

La jeune fille qui ne devait pas avoir plus de vingt-et-un ou vingt-deux ans, se redressa en toute hâte et s'essuya les yeux, l'air effrayé d'avoir été découverte.

- Ce n'est rien Dr Smith, rien du tout. Pas de souci.

- Si, je me fais du souci pour toi Daisy, de tout évidence tu ne vas pas bien, de quoi s'agit-il ? Est-ce qu'il s'est passé quelque chose ?

- Pas une chose en particulier, gémit la jeune fille, dont les joues étaient toujours parcourues de larmes. C'est… tout…

Anna saisit son téléphone d'un geste décidé et appela Khadija.

- Oui, Khad, tu es revenue de ta pause ?

- Je suis en chemin, dit l'étudiante.

- OK, je sors un moment avec Daisy. Appelle-moi si quelque chose ne va pas dans le service. J'en ai pas pour longtemps.

Puis Anna raccrocha et pris Daisy par le bras.

- Viens, on va sortir prendre l'air un moment. Laisse-moi juste attraper mon sandwich.

- Non, mais, Dr Smith, vraiment, ce n'est pas la peine de vous…

- Chut, Daisy. Et s'il te plaît, appelle-moi Anna.

Quelques minutes plus tard, la blonde et la brune étaient assises sur un banc à l'extérieur de l'hôpital. Cela faisait du bien de pourvoir retirer leurs masques FFP2 pour un court instant. Anna mangeait rapidement son sandwich, tout en interrogeant Daisy :

- Bon, alors, Daisy, qu'est-ce qui se passe ?

- Eh bien… Je crois… C'est dur quoi… Je veux dire, ça fait plus de six mois maintenant, et ça n'a pas l'air de s'améliorer, en fait c'est même de pire en pire, et… Je sais que ça fait partie de mon boulot de m'occuper de gens qui sont morts, mais… je n'ai jamais pensé que je devrais mettre autant de gens dans des housses mortuaires…

Alors que Daisy prononçait ces mots, sa voix trembla et elle se remit à pleurer. Elle s'essuya les yeux et leva son regard vers Anna, murmurant :

- J'en rêve, vous savez, la plupart des nuits… Tous ces visages sur lesquels j'ai fermé la fermeture éclair… Ils ne me quittent pas.

- Je sais, dit Anna doucement. Je rêve d'eux moi aussi, parfois. Ils sont comme un petit cimetière, quelque part dans ma tête. Avec le temps leurs visages deviennent un peu plus flous, pour certains. D'autres restent très nets.

- Vous aussi ?, demanda Daisy. Je ne suis pas la seule alors ?

- Bien sûr que non. Mais tu dois apprendre à les laisser partir, sinon tu vas te retrouver submergée, et tu vas finir par oublier que tu vis parmi les vivants, et pas parmi les morts. Tu ne peux durer dans ce genre de métier, que si tu apprends à faire la paix avec les morts, et à les laisser partir.

- Et comment fait-on ça ?, demanda la jeune fille.

- Peut-être que tu devrais aller discuter avec Lindsay ? Je suis sûre qu'elle sera de meilleur conseil que moi.

Daisy sourit, et opina de la tête. Lindsay était une des psychologues de l'hôpital. Elle recevait à la fois les patients, les familles ou les membres du personnel. Anna l'avait rencontrée quelques fois, quand elle avait dû gérer des situations particulièrement difficiles.

- D'accord, j'irais.

- Tu dois prendre soin de toi Daisy, et te protéger. Nous ne sommes pas des super-humains, et comme tu le dis, ça ne fait qu'empirer. Donc si on doit affronter ça encore un moment, on doit faire attention. Sinon tu vas finir par t'effondrer.

- Merci Anna, d'avoir pris le temps de parler avec moi.

- Quand tu veux.

Anna regarda brièvement son téléphone et dit :

- On devrait remonter, on a plein de trucs à faire là-haut.

- Oui, répliqua Daisy, en se levant du banc.

x x x x

A quelques kilomètres de là, chez lui, John Bates, au milieu d'une journée de télétravail, faisait une pause musicale. Ce jour-là il avait pris sa guitare, au lieu de s'asseoir à son tabouret de piano. Après avoir joué quelques chansons, il se souvint d'une qu'Anna et lui avaient entendue dans la quatrième saison d'Outlander. Au cours des dernières semaines, alors qu'ils avaient dû diminuer drastiquement le temps passé ensemble, John avait constaté qu'Anna lui manquait énormément. Pas comme une amie, avait-il dû finir par admettre. Ce qu'il ressentait pour elle, l'état dans lequel il se trouvait quand il ne pouvait pas la voir pendant plusieurs jours, quand il ne pouvait pas la toucher, l'avait amené à conclure qu'il ressentait plus que de l'amitié pour elle. Elle avait été très claire quelques mois auparavant, en affirmant qu'elle ne souhaitait pas de relation amoureuse, mais il se demandait si peut-être elle avait évolué sur ce point. Elle ne pourrait pas nier qu'ils appréciaient énormément le temps qu'ils passaient ensemble, quelle que soit l'activité, intime ou autre. Devrait-il oublier la prudence et faire le premier pas ? Il avait peur de la perdre s'il le faisait, mais en même temps, il en avait assez de ce petit jeu, à prétendre qu'ils n'étaient qu'amis. Il était désespérément amoureux d'elle, et il ne pouvait rien y faire. Il décida d'y aller prudemment, et de lui envoyer un enregistrement de cette chanson en particulier. Si elle relevait l'allusion, ils pourraient avoir une conversation sérieuse sur leur avenir. Si elle ne relevait pas… eh bien, il réfléchirait à un autre moyen. Il rechercha la partition du morceau, et commença à répéter.

Un peu plus tard, John l'avait enregistrée, et son doigt trembla légèrement alors qu'il hésitait à appuyer sur le bouton « Envoyer ». Il y avait tant en jeu dans ce petit geste insignifiant. Il exhala lentement, ferma les yeux, et appuya.

x x x x

Ce soir-là, en quittant l'hôpital, Anna vérifia son téléphone, et remarqua que John lui avait envoyé une vidéo. Elle sourit, dans une joyeuse anticipation. Elle garda la vidéo pour plus tard, quand elle serait tranquillement chez elle, et que Timmy serait couché. Elle enfourcha son vélo, et rentra chez elle pour laisser partir Esther. Esther et Timmy avaient fait une grande peinture florale après l'école, alors Anna passa un moment à l'admirer et à discuter avec lui de leurs sortes de fleurs favorites. Quand Timmy fut couché et endormi, Anna se composa un dîner rapide, et posa le téléphone en face de son assiette pour regarder la vidéo. Elle appuya sur « Play » et piqua un morceau de fromage sur sa fourchette. Mais le fromage ne termina jamais le chemin jusqu'à sa bouche, lorsqu'elle entendit le début de la chanson. Elle s'arrêta en route, sa fourchette à mi-chemin, la bouche à moitié ouverte. Ses yeux ne pouvaient plus quitter l'écran. Alors que ses mains voyageaient sur la guitare, la douce voix de John chantait :

"L, is for the way you look at me

O, is for the only one I see

V, is very very extraordinary

E, is even more than anyone that you adore can

Love is all that I can give to you

Love is more than just a game for two

Two in love can make it

Take my heart and please don't break it

Love was made for me and you"

Alors qu'il finissait de chanter, John lança un regard lourd de sens vers la caméra, avant de couper l'enregistrement. Anna resta immobile devant son assiette, son cœur battant la chamade. Est-ce qu'il voulait lui dire quelque chose ? Y avait-il un message particulier derrière le choix de cette chanson-là, ou l'avait-il simplement choisie parce que Roger McKenzie l'avait chantée dans Outlander et qu'il l'aimait bien ? Il n'y avait pas de message accompagnant la vidéo, elle était donc laissée libre de tirer ses propres conclusions. Elle espérait qu'il n'était pas en train de lui dire qu'il souhaitait revenir sur leur promesse, car elle ne se sentait pas capable de gérer cela à ce moment-là. Elle se frotta les yeux, et soupira, en attrapant son téléphone. Comment pouvait-elle rédiger une réponse sans paraître dure ou suspicieuse ? Elle composa et effaça plusieurs fois, avant d'envoyer finalement :

« Bonjour John, j'ai écouté ta chanson, c'était très joli. J'ai une question cependant. Est-ce qu'on est toujours amis-amants ? »

Dans son appartement, John était en train de lire quand il sentit son téléphone vibrer. Il avait attendu la réponse d'Anna tout l'après-midi, mais avait supposé qu'elle devait être au travail. Sa gorge se serra un peu quand il lut sa réponse. Elle avait donc relevé l'allusion. Et il n'était pas certain d'aimer la direction que cela allait prendre. Il répondit :

« Je ne sais pas »

Il attendit, regardant nerveusement l'écran du téléphone. Il voyait les trois petits points bouger alors qu'Anna composait son message.

« Peut-être qu'on devrait parler alors. En face à face. »

« Je crois, oui. »

Bien sûr, il fallait qu'ils aient cette conversation face à face. Ce n'était pas le genre de discussion à avoir par téléphone ou par messages.

« Demain, neuf heures. Au parc. »

« Je serai là. »

Alors qu'il envoyait sa réponse, John sentit une chape de plomb descendre sur lui. Venait-il de tout gâcher ?