CHAPITRE 20

Octobre 2020

Dès qu'elle eut déposé Timmy à l'école le lendemain matin, Anna se mit en route pour le parc. La journée était grise et humide, et la pluie venait juste de s'arrêter quelques instants plus tôt. L'allusion de John et leur rencontre à venir l'avaient gardée éveillée la plus grande partie de la nuit. De son côté, John n'avait pas tellement dormi non plus. Il était là, à l'attendre près de l'entrée du parc, l'air plutôt tendu, quand Anna franchit les portes. Tendue était un mot adéquat pour décrire son état également. Elle marcha jusqu'à lui, et le salua sèchement :

- Salut.

- Bonjour Anna, répondit-il doucement. Comment vas-tu ?

- Ça va.

Ils se firent face un moment, évitant soigneusement le regard de l'autre, ne sachant pas comment entamer la conversation qu'ils étaient censés avoir. Enfin Anna, rompit le silence.

- Alors. Qu'est-ce que tu voulais me dire ?

John chercha dans son regard un indice de ce à quoi il pouvait s'attendre, et répliqua :

- Je pense que tu le sais parfaitement.

- On avait un accord John. On s'était fait une promesse.

Il pouvait sentir les traces de colère dans sa voix.

- Je t'ai précisé, clairement, à mon avis, continua-t-elle, ce que je pouvais t'offrir, et tu as accepté.

- Oui, j'ai accepté. Et crois-moi, j'ai fait de mon mieux pour tenir cette promesse. Mais je ne peux plus. Je suis désolé, mais je ne peux pas juste ignorer mes sentiments. Je suis amoureux de toi Anna.

- Punaise John !, cria-t-elle. Pourquoi ? Pourquoi tu te sens obligé de dire ça ?! On était très bien, on passait du bon temps ensemble ! Je t'ai prévenu que je ne cherchais pas une relation sérieuse !

- Je me sens obligé de le dire, parce que c'est la vérité. Je ne peux pas continuer avec ce conte que tu t'es inventé comme quoi on serait des amis-amants. Ça serait nier mes sentiments, et ça ne serait pas respectueux envers toi. Et… je te respecte bien trop pour te mentir. Je t'aime Anna, c'est tout ce qu'i dire. Je ne peux pas continuer à le cacher, même si c'est pour moi la seule solution pour être avec toi. Et… je ne veux pas être présomptueux ni rien, mais je pense que si tu arrêtais de nier tes propres sentiments, tu comprendrais qu'au fond, tu m'aimes aussi.

- Ne t'avise pas de me dire ce que je ressens, John Bates !, hurla-t-elle soudain. Tu ne sais rien du tout !

Les larmes brillaient dans ses yeux, et elle tremblait de la tête aux pieds.

- On avait un accord ! Pourquoi faut-il que tu gâches tout ?!

- Je ne pense pas que ce soit moi qui gâche quelque chose, là tout de suite, répondit-il calmement.

Il attrapa sa main, et posa son autre main contre sa joue, en la forçant gentiment à le regarder dans les yeux.

- Tu ne vois pas, Anna ? Comme on est bien ensemble ? Je sais qu'on t'a fait du mal par le passé, et je comprends que tu aies peur que ça se reproduise. Mais je ne te ferai jamais de mal. Ne veux-tu pas t'autoriser à être heureuse ? Nous autoriser à être heureux ? Je t'en prie, Anna ?

Ses mots étaient une supplication, et des larmes avaient envahi ses yeux aussi. En enfonçant son regard profondément dans celui d'Anna, il fut témoin de la guerre qui faisait rage en elle. L'espace d'un instant, il espéra la victoire, mais elle dégagea soudainement son visage de sa main, et retira sa propre main de la sienne.

- Je… Je suis désolée. Je ne peux pas, murmura-t-elle avant de se détourner.

Elle fit quelques pas avant qu'il ne la rejoigne et n'attrape son bras. Elle s'arrêta net, les yeux fixés au sol.

- Quoi !, dit-elle d'un ton mordant.

- Alors… c'est fini ? Nous ?

- Je… Je ne peux pas t'offrir ce que tu demandes, chuchota-t-elle, en gardant les yeux au sol.

- Je suis sûr que tu le pourrais parfaitement, si seulement tu le décidais. Mais je respecte ta décision. Ça me déchire le cœur, mais je la respecte. S'il te plaît, prend soin de toi. Tu sauras où me trouver si jamais tu changes d'avis. Je serai là. Au revoir Anna.

Anna resta immobile un court instant, avant de reculer d'un pas.

- Je suis désolée John, dit-elle dans un murmure, avant de s'enfuir.

John resta là, hébété, sans plus se soucier d'empêcher ses larmes de couler. Ce n'était pas du tout ce à quoi il s'attendait. Alors, voilà. Il avait tenté sa chance, et il avait perdu. Maintenant il se demandait comment diable il allait réussir à reprendre le cours de sa vie d'avant, une vie sans Anna. Pouvait-il peut-être espérer qu'elle revienne à la raison et change d'avis dans les jours ou les semaines à venir ? C'était la seule étincelle de lumière qui l'empêchait de s'effondrer alors qu'il rentrait chez lui, ses larmes se mêlant aux gouttes de pluie qui avait recommencé à tomber.

Alors qu'elle s'éloignait du parc à la hâte, Anna lutta férocement pour ne pas laisser ses sentiments l'envahir. Elle avait la sensation qu'une main ferme s'agrippait autour de son cou et se refermait sur elle. Elle avait du mal à respirer, et se laissa tomber sur un banc sous un abribus dans la rue. Qu'est-ce qui n'allait pas chez elle ? Quand John avait mis sa main sur sa joue, elle avait senti une chaleur étrangère l'envahir, et avait failli se laisser tomber dans ses bras, en acceptant la défaite. Mais quelque chose qui ressemblait à une alarme hurlante avait soudain déchiré l'agréable chaleur, et l'avait poussée à s'enfuir. Maintenant elle se sentait en colère contre lui, pour l'avoir obligée à sortir de sa zone de confort, hors de la routine facile qu'elle avait construite pour eux deux. En colère contre lui pour lui avoir imposé ses sentiments, alors qu'elle lui avait clairement fait comprendre qu'elle n'en voulait pas. Voilà, conclut-elle, encore un nouvel exemple qui démontrait qu'on ne pouvait pas faire confiance aux hommes. L'amitié et l'intimité allaient lui manquer, bien sûr, mais après tout, elle avait vécu déjà trente-et-un ans sans lui, elle devrait y arriver de nouveau. Elle attendit quelques minutes que sa respiration retrouve un rythme normal, s'essuya les joues, et rentra chez elle.

x x x x

Toute la journée, John erra dans son appartement, incapable de faire quoi que ce soit. Il n'arrivait pas à se concentrer sur son travail, sans que le visage d'Anna n'apparaisse dans sa tête. Jouer du piano lui faisait penser à elle, tous les objets écossais dispersés chez lui lui faisaient penser à elle aussi. Elle était partout, en toute chose, et chaque fois qu'il pensait à elle, la douleur qui brûlait dans sa poitrine augmentait d'un cran. Il se détestait d'avoir envoyé cette fichue chanson, qui avait sonné le glas de leur relation, si bancale soit-elle. En toute honnêteté, il lui en voulait aussi un peu à elle, de ne pas voir ce qui à ses yeux était évident, ce lien si particulier qui existait entre eux deux. Comment pouvait-elle être si aveugle, ou si têtue pour continuer à l'ignorer ? Abandonnant l'espoir d'avancer son travail (la comptabilité ne pardonnait pas les inattentions), il attrapa sa guitare et laissa son esprit et ses mains vagabonder, jouant des notes éparses, et des bouts de chanson par ci par là. Toutes les chansons qu'il avait jouées récemment lui rappelaient Anna. Soudain une autre chanson, qu'il avait appris il y avait fort longtemps, lui revint en tête, et lui parut tout à fait adaptée à son état d'esprit. Phil Collins la chantait mieux qu'il ne la chanterait jamais, mais c'était comme si quelqu'un avait su ce qu'il ressentait, et avait transformé ses sentiments en chanson. Il commença à murmurer les paroles, tout en caressant les cordes de sa guitare :

"How can I just let you walk away?

Just let you leave without a trace

When I stand here taking every breath, with you, ooh

You're the only one who really knew me at all

How can you just walk away from me?

When all I can do is watch you leave

'Cos we've shared the laughter and the pain and even shared the tears

You're the only one who really knew me at all

So take a look at me now, oh there's just an empty space

And there's nothin' left here to remind me

Just the memory of your face

Ooh, take a look at me now, well there's just an empty space

And you coming back to me is against the odds

And that's what I've got to face"

Sa voix se brisa un peu lorsqu'il prononça les dernier mots. Il aurait voulu lui chanter à elle, pour lui faire réaliser le mal qu'elle leur faisait à tous les deux. Il réfléchit un moment à s'enregistrer pour lui envoyer. Mais il avait dit qu'il respecterait sa décision. Alors il ne lui restait plus qu'à attendre, et à espérer.

x x x x

Pendant les deux jours suivants, Anna se sentit ballottée dans une tempête d'émotions. Elle tenta de vivre sa vie normalement, en se concentrant sur son fils et son travail, mais elle devait se rendre à l'évidence, John lui manquait chaque minute de chaque heure de la journée (et c'était sans parler des nuits). A chaque fois qu'elle pensait à quelque chose qu'elle aurait aimé partager avec lui, elle attrapait son téléphone pour lui envoyer un message, puis se rappelait que c'était terminé. Et à chaque fois, cela faisait mal. Elle finit par être en colère contre elle-même pour s'être laissé aller à devenir émotionnellement dépendante de lui, malgré la promesse qu'elle s'était faite de ne jamais s'attacher à un homme. Elle aurait dû savoir que c'était un jeu dangereux, et aurait dû empêcher que cela n'arrive dès le début. Maintenant, tout ce qu'ils avaient gagné, c'était d'être tous les deux malheureux. Après qu'elle eut couché Timmy le soir du lendemain de leur rupture, Anna entendit son téléphone sonner, en affichant le numéro de Mary. Elle soupira. Elle ne lui avait pas parlé depuis quelques jours, et ne lui avait pas raconté ce qui s'était passé la veille. Elle redoutait le moment où son amie l'apprendrait, car elle savait pertinemment qu'elle allait lui faire la leçon. Elle décrocha et tenta de paraître détendue.

- Salut, bonsoir Mary, comment…

Mary ne la laissa pas finir sa phrase :

- ANNA MAY SMITH AU NOM DU CIEL QU'AS-TU FAIT ?!

Anna répondit du même ton qui se voulait innocent :

- Mais de quoi parles-tu ?

- John Bates, voilà de qui je parle ! Anna, le gars est une vraie loque ! Tu viens de lui briser le cœur en mille morceaux !

Anna fronça les sourcils :

- Et comment tu sais ça ?

- Il se trouve que je travaille avec lui, tu te souviens ?

- Tu n'es pas censée être en congé maternité ?

- On avait une réunion Zoom importante avec Papa, John et des types de notre banque ce matin. J'ai bien remarqué qu'il avait une tête de zombie, alors quand la réunion a été finie, je l'ai gardé en tête à tête, et je lui ai fait cracher le morceau ! Espèce de bécasse, pourquoi diable as-tu rompu avec lui ?

- Je n'ai PAS rompu avec lui, parce que nous n'étions PAS en couple ! dit Anna entre ses dents.

- Oh arrête tes conneries Anna ! Ose me dire honnêtement que tu n'avais pas remarqué que ce pauvre garçon était complètement amoureux de toi, depuis le premier jour ! Là c'est vraiment cruel ce que tu lui as fait, à jouer avec son cœur !

- Je suis désolée mais je l'avais prévenu, et il a accepté mes conditions !

- J'hallucine comme tu peux être bornée ! N'importe qui qui vous observe ensemble deux minutes pourra conclure que vous êtes faits l'un pour l'autre Anna ! Pourquoi tu ne peux pas juste l'admettre ?! Quand vas-tu arrêter de t'auto-saboter ?!

- Argh Mary ! J'en ai marre que tout le monde pense qu'ils savent mieux que moi ce que je ressens !, cria-t-elle dans le téléphone.

Mary tenta de se calmer et de maîtriser son souffle. Cette discussion houleuse l'avait essoufflée. Elle allait devoir faire plus attention à ses mots si elle voulait aider son amie à accepter ses vrais sentiments sans la perdre elle aussi.

- D'accord, je suis désolée Anna. Je ne devrais pas m'énerver comme ça. C'est toi qui sais ce que tu ressens. Mais… si je peux me permettre, tu es soumise à beaucoup de pression en ce moment, et ça fait des mois que ça dure. Entre ton boulot, ce qui m'est arrivé, gérer Timmy, et même les souvenirs qui sont revenus l'été dernier, et tout ce merdier avec tes parents… Tu ne crois pas que ça te ferait du bien de voir quelqu'un ? Faire un peu de psychothérapie ? Tu sembles avoir un problème avec l'idée de t'engager émotionnellement, peut-être que ça pourrait t'aider à avancer un peu ?

Anna ne répondit que par un grognement évasif.

- Je veux dire, je dis ça parce que je tiens à toi Anna. Je t'aime et ça me fait de la peine de te voir dans cet état. Tu mérites d'être heureuse… Je veux t'aider. Dieu sait que tu m'as beaucoup aidée ces derniers temps. Tu sais, ma belle-mère, Isobel, c'est une thérapeute formidable. Elle m'a fait beaucoup de bien ces dernières semaines. Tu pourrais peut-être la rencontrer aussi.

- Hmm, marmonna Anna.

- Je ne dis pas ça pour te forcer à retourner avec John, mais seulement pour t'aider à mettre un peu d'ordre dans tes sentiments, avec tout ce qui s'est passé…

- D'accord, j'essaierai. Peut-être.

- Super. Je t'enverrai le numéro de son cabinet.

Plus tard ce soir-là, Anna fit ce qui l'aidait le mieux à évacuer sa colère et sa frustration : du vélo. Elle ne pouvait pas sortir, vue l'heure tardive et Timmy qui dormait, alors elle utilisa son vélo d'appartement, et appuya sur les pédales de toutes ses forces pendant quarante minutes. Les larmes et la sueur se mélangeaient sur ses joues, alors qu'elle ressassait les derniers jours, et les mots de Mary. Avait-elle vraiment un problème avec l'engagement ? Devrait-elle vraiment voir un psy ? Elle avait déjà rencontré la psychologue de l'hôpital quelques fois par le passé, mais uniquement pour débriefer des cas particuliers auxquels elle avait été confrontée professionnellement. Elle n'avait jamais abordé ses problèmes personnels avec elle. Après sa session de pédalage, elle alla se doucher. Alors qu'elle se savonnait, elle se remémora la dernière fois que les mains de John s'étaient promenées sur son corps, et le souvenir la fit frissonner. Dieu qu'elle aurait voulu ressentir cette sensation une fois encore. La peur et l'amour se livraient une bataille féroce dans son esprit et dans son cœur. Y avait-il vraiment quelque chose qui clochait chez elle ?

Quelques jours plus tard, quand la pression fut quelque peu retombée en elle, et après avoir passé quelques tristes journées et quelques nuits d'insomnie, elle finit par admettre que Mary avait raison. Elle prit son téléphone et composa le numéro, en prenant une grande respiration. Son cœur battait à tout rompre pendant qu'elle attendait la réponse :

- Cabinet de Mme Crawley, bonjour ?

- Oui, bonjour, je suis Anna Smith. Je souhaiterais prendre un rendez-vous s'il vous plaît.