Janvier-Février 2020
Anna passa la tête par la porte du bureau médical des urgences pédiatriques, et vit que le médecin qui était de train de taper à l'ordinateur était un visage connu.
- Salut Julie !
- Oh, salut Anna, quoi de neuf ?
- Mon fils a été admis pour une suspicion de fracture du poignet, tu peux me dire dans quelle salle il est ?
Un éclair de compréhension éclaira le visage de la pédiatre :
- Ah, oui, Timothy Smith ! Mon dieu je n'avais pas fait le lien avec toi ! Il est en salle 4. Enfin, s'il est revenu de la radio.
- Merci, je vais aller voir.
En effet, John et Timmy étaient tout juste revenus de la radiologie. Anna alla vers son fils et le prit dans ses bras :
- Oh, mon cœur, comment ça va ? C'est cassé ?
- Les gens en radio avaient l'air de dire que oui, répondit John.
- Oh, pauvre chéri… Bon, tu sais quoi, tu vas avoir un joli plâtre pendant quelques semaines, et ensuite ton bras sera comme neuf !
Timmy parvint à sourire un peu.
- Tu sais, tout à l'heure il me disait que le pire dans tout ça c'est qu'on n'allait pas pouvoir continuer nos leçons de guitare.
Anna rit.
- En effet ça ne serait pas très facile avec un plâtre… Eh, Timmy, qu'est-ce que tu dirais si, pour compenser, ce soir on commande un nouveau Lego ? On pourra le construire ensemble ?
- Oh oui maman !
Anna caressa la joue de son fils et se tourna vers John :
- Ils ne vous ont pas fait attendre trop longtemps alors ?
- Non, seulement environ quarante minutes. Et tant mieux, parce qu'il y avait plusieurs enfants qui toussaient en salle d'attente, je dois dire que j'étais pas hyper tranquille de rester à côté d'eux…
Anna fronça les sourcils, mais leur discussion fut interrompue par l'arrivée de la pédiatre.
- Coucou Timmy, tu es de retour. Alors, le poignet est cassé, donc on va te faire un très beau plâtre. Regarde, quelle couleur tu préfères ?, demanda le docteur, en lui montrant une carte avec plein de couleurs.
Le garçon la regarda quelques secondes et dit :
- Rouge !
- OK, jeune homme, va pour du rouge ! Je reviens dans une minute.
- Merci Julie, dit Anna. Je crois que je vais retourner là-haut, je ne peux pas laisser mon interne seule trop longtemps. C'est bon si je laisse Timmy avec John ?
- Oui, bien sûr, pas de souci, dit la pédiatre avec un clin d'œil à Timmy.
Alors que la pédiatre quittait la pièce, Anna se tourna vers Timmy et dit :
- Tu es très courageux mon chéri, maman est très fière de toi. Tu vas rester avec John ? Je dois retourner travailler.
- D'accord maman.
- Tu m'envoies une photo de ton plâtre quand ce sera fait ?
- OK.
Anna se dirigea vers la porte, et regarda vers John :
- Merci beaucoup John. On se voit ce soir.
John franchit les quelques pas qui les séparaient, et dit à voix basse à son oreille, hors de portée de Timmy :
- Est-ce qu'on t'a déjà dit combien tu es sexy dans cette tenue de bloc ?
Anna haussa un sourcil et lui décocha un regard coquin, répondant sur le même ton discret :
- Eh bien non, car cela constituerait du harcèlement sexuel sur le lieu de travail… Mais si toi tu aimes, je peux rapporter une tenue propre à la maison ce soir…
- Ooooh, oui, souffla-t-il, un sourire grivois sur son visage.
- Gros bêta, rit-elle, en le tapant gentiment sur le bras. Maintenant il fait vraiment que j'y aille. À plus tard. À ce soir mon cœur, dit-elle plus fort à Timmy.
- À ce soir maman !
Plus tard dans la soirée, une tenue de bloc froissée traînait au pied du lit d'Anna, alors qu'Anna et John reposaient nus, après avoir fait l'amour. La tête d'Anna reposait sur la poitrine de John, et il caressait distraitement ses cheveux. Elle soupira et souleva un peu la tête pour le regarder dans les yeux.
- Je sais que je l'ai déjà dit, mais vraiment, merci de t'occuper de Timmy.
- De rien ma chérie. Je t'ai dit, je l'aime beaucoup, il est si mignon et intelligent.
- Oui, mais quand même, tu es avec lui tous les jours du matin au soir, et on ne sait pas pour combien de temps encore. Ce n'est pas comme si tu avais accepté de le garder quelques heures. J'apprécie ton engagement à sa juste valeur, et je t'en suis très reconnaissante.
John se pencha un peu pour l'embrasser sur le nez. Il avait l'air d'hésiter à dire quelque chose, et elle le remarqua.
- Quoi ?, demanda-t-elle.
- Des fois, j'ai l'impression…
Mais il semblait ne pas oser dire à voix haute le reste de sa phrase.
- Non, rien, laisse tomber.
- Quoi, allez, termine ta phrase !, le poussa-t-elle. Tu as l'impression que quoi ?
- J'ai peur de t'effrayer…
Elle sourit et lui mis un coup de coude dans les côtes. Il se tortilla sous la sensation.
- Allez, parle, John Bates !
Il pouffa :
- D'accord, d'accord.
Il inspira profondément avant de la regarder d'un air timide :
- J'ai parfois l'impression… d'avoir finalement trouvé ma propre famille.
Un sourire joyeux illumina le visage d'Anna :
- Et c'est censé m'effrayer ?
- Eh bien, ça aurait sûrement fait flipper l'Anna d'il y a six mois.
Elle rit.
- Oui, probablement. Mais tu l'as dit toi-même l'autre jour : j'ai changé. Maintenant, ça me rend très heureuse.
Elle se dressa sur son coude, et chercha ses lèvres, où elle déposa un doux baiser.
- Je t'aime, John Bates, continua-t-elle. Et j'adore le fait que tu considères mon fils et moi comme ta famille.
- Je t'aime aussi, Anna, tellement, dit-il en lui rendant son baiser. Et… j'aime Timmy aussi.
Des larmes de bonheur brillaient dans les yeux bleus d'Anna.
- Ça me rend très heureuse aussi, dit-elle dans un souffle, sa voix un peu voilée.
John posa sa main à l'arrière de sa tête, ses doigts s'emmêlant dans ses cheveux, et l'attira dans un baiser plus appuyé. Quand ils se séparèrent, il essuya tendrement les larmes de ses joues, et murmura :
- Maintenant, dors. Tu as besoin de repos.
Elle sourit avec sérénité :
- Tu as raison. Je dois juste passer à la salle de bain avant.
Quelques minutes plus tard, en revenant de la salle de bain, elle poussa silencieusement la porte de la chambre de Timmy, et alla s'asseoir près de lui pendant une minute. Elle observa son petit garçon, tranquillement endormi, son plâtre rouge reposant sur un coussin. Elle caressa doucement sa chevelure blonde, et l'embrassa sur la joue.
- On dirait bien que tu vas avoir ton papa, pour finir, chuchota-t-elle.
x x x x
Anna était d'humeur sombre en terminant son tour de l'après-midi. Plusieurs de ses patients filaient un mauvais coton, et elle commençait à être très fatiguée, émotionnellement parlant, de ces coups de téléphone qu'elle devait passer aux familles pour les informer que leur proche n'allait pas mieux, voire allait probablement mourir. Soupirant, elle pris néanmoins son téléphone, et composa un numéro.
- Salut Sybil, oui, c'est Anna.
- Oh, salut Anna, qu'est-ce que je peux faire pour toi ? Tu as un patient sortant de réa ?
- Euh, malheureusement non, ou du moins pas pour revenir chez toi… Ceux qui sont sortants sont plutôt en route pour l'au-delà… Mais c'est pour ça que je voulais te parler. Tu as une Mme Khan dans ton service je crois ?
- Oui en effet.
- J'ai son mari ici. Et… ça commence à sentir assez mauvais pour lui. Je viens d'avoir leur fille au téléphone, et elle demandait si sa mère pourrait être amenée dans le service pour le voir un moment. Genre, pour lui dire au revoir, tu vois ? Tu penses que ça serait faisable ?
- Oh, euh, eh bien, pourquoi pas. On la mettra sur bouteille, ça devrait tenir environ une demi-heure.
- OK, super.
Anna fit une pause, puis ajouta :
- Enfin, « super » n'est peut-être pas le mot adéquat pour cette situation. Mais bon. Je suppose que c'est mieux qu'elle puisse le voir une dernière fois.
- Quand veux-tu qu'on la monte ?
- Si tu as quelqu'un de disponible, tu peux l'envoyer maintenant. Leur fille est en route.
Les règles pour les visites avaient été quelque peu assouplies depuis la première vague. Maintenant beaucoup de gens avaient eu le Covid, et ces personnes étaient autorisées à visiter leurs proches dans les services, avec les précautions standards.
- D'accord, répliqua Sybil. Je vais vois si je peux trouver quelqu'un pour l'accompagner.
- Merci Sybil. A plus tard.
- De rien.
x x x x
- Maman ? Maman ! Je ne trouve pas cette petite pièce rouge. Tu peux m'aider ?
Comme Anna ne répondait pas, Timmy secoua son bras et demanda plus fort :
- Maman ! Tu as dit que tu m'aiderais !
Anna s'arracha à ses pensées et sourit à Timmy, en essayant de se concentrer sur le problème du Lego Ninjago, présentement en cours de construction sur la table.
- Oui, pardon chéri. Qu'est-ce qu'il te faut ?
John avait proposé plusieurs fois de le faire avec lui, mais Timmy avait insisté pour le faire avec sa mère. Ils avaient une longue tradition de construction de Lego ensemble, depuis qu'il avait l'âge d'en faire. Il était assez doué, mais avec le plâtre, sa dextérité laissait à désirer. Anna fit de son mieux pour s'intéresser à la construction, et elle y parvint pendant quelques instants, mais en son for intérieur, elle ne cessait de revoir la scène dont elle avait été témoin plus tôt dans la journée dans le service, quand la famille Khan avait été réunie pour la dernière fois. Cela avait été très triste et douloureux à regarder, et le sentiment d'impuissance avait presque étouffé Anna. Plus tard dans l'après-midi, elle avait complété le certificat de décès de l'homme. Les larmes et les adieux n'avaient cessé de tourner dans sa tête depuis, et elle savait que ça allait continuer pendant un certain temps. Elle soupira et secoua la tête, comme pour s'ébrouer de ses pensées, et dérangea les cheveux de son fils.
- Arrête maman, se plaignit-il. J'arrive pas à mettre la pièce dans le bon sens, ça se met comment ?
Elle regarda de plus près le manuel d'instructions, et l'aida à tourner la pièce de façon à ce qu'elle s'adapte à la construction.
- Et voilà.
Alors qu'elle levait les yeux, elle remarqua que John l'observait d'un air un peu inquiet. Elle lui adressa un sourire qu'elle voulait rassurant, et il lui renvoya son sourire.
Plus tard dans la soirée, Timmy était couché, et Anna était assise dans le canapé, blottie contre John.
- Tu avais l'air un peu distraite tout à l'heure, avec Timmy. Tu es sûre que ça va ?, demanda-t-il en entourant ses épaules de son bras.
Elle soupira. En toute honnêteté, elle n'allait pas si bien que ça, mais à quoi cela servirait-il de déverser sur lui toutes ces histoires glauques de l'hôpital ? Elle n'était pas certaine que le fait de les partager les lui rendrait plus supportables, et tout ce qu'ils y gagneraient, c'est qu'ils seraient deux à faire des cauchemars, au lieu d'elle seule.
- Ça va… C'est juste dur au boulot. Ça devient un peu la routine cela dit. Je devrais être habituée depuis. Ça fait bientôt un an…
- Peut-être bien que c'est parce que tu ne t'habitues pas que tu restes un bon médecin ma chérie.
- Peut-être. Ça commence à peser lourd quand même.
- Je me doute. Tu peux me raconter si tu veux.
Elle secoua la tête doucement.
- Non… Je ne vois pas quel bien ça ferait de t'embêter avec tout ça. Tu en fais déjà assez pour moi.
- Tu vois toujours Isobel Crawley ?
- Non, on a arrêté au début du confinement.
- Peut-être que tu devrais la rappeler ? Vous pourriez faire des séances sur Skype ou quelque chose du genre ? Je pense que c'est important que tu aies du soutien. Tu encaisses tellement de choses.
- Tu as peut-être raison. Je vais voir si elle fait ça.
- Et, d'ici là, tu peux me dire ce que tu as besoin de sortir. Tu sais, Robert et moi on était en Irak ensemble il y a vingt ans. On a vu des trucs pas jolis non plus. Je suis solide.
Anna reposa sa tête dans le creux de son cou, sa main tombant sur son torse. John ne parlait quasiment jamais de son temps dans l'armée. Elle ne savait rien à ce sujet, hormis qu'il avait été déployé en Irak avec Robert et qu'ils s'étaient retrouvés dans une situation très délicate, dont il était sorti avec une blessure au genou. Grâce à un bon chirurgien et à une longue rééducation, il n'en souffrait presque plus, sauf un léger inconfort s'il marchait trop longtemps ou quand le temps était humide. Il n'était jamais rentré dans les détails de l'évènement avec elle.
- Je sais que tu es solide, dit-elle. Et merci de proposer.
x x x x
Le jour se levait sur un mois de février froid et gris. Six jours avaient passé depuis la visite aux urgences de Timmy, et il s'était bien habitué à son plâtre. Anna avait un de ses rares jours de congé, ils avaient donc toute la journée devant eux, pour en profiter à trois. Il n'y avait pas grand-chose à faire toutefois, puisque toutes les activités hors du domicile étaient bien entendu impossibles. La météo ne donnait pas spécialement envie d'une promenade, que ce soit à pied ou à vélo. Ils n'avaient donc rien prévu de plus que de traîner à la maison, jouer de la musique, peut-être tester de nouvelles recettes de cuisine, et jouer avec Timmy.
Anna s'étira dans son lit, et se tourna pour faire face à John. Elle ne put que constater que son côté du lit était vide. Il était plutôt lève-tôt, ce qu'elle n'était pas, quand elle n'y était pas forcée pour aller au travail. Elle ne fut donc pas tellement surprise qu'il se soit levé avant même qu'elle ne soit réveillée. Une odeur d'œufs brouillés et de bacon atteint ses narines, et la fit saliver. Apparemment John avait décidé de leur préparer un petit-déjeuner complet. Elle bailla et s'assit au bord du lit. Elle releva ses cheveux en un chignon désordonné, avant de se lever et d'enfiler ses pantoufles pour se rendre à la cuisine. Timmy était déjà installé à la table de la cuisine, devant un mug de chocolat chaud.
- Bonjour chérie, dit John avec un sourire.
- Bonjour, répondit-elle, en embrassant le sommet de la tête de Timmy. Tu t'es lancé dans les grands travaux, dit-elle à John, en observant les préparatifs du petit-déjeuner.
En plus des œufs et du bacon, il avait mis des toasts au grille-pain, et coupé des fruits. La bouilloire était en train de bouillir pour le thé.
- Ça sent tellement bon. Je pense qu'on va rendre tout l'immeuble jaloux.
- Vraiment, ça sent tant que ça ?, demanda-t-il d'un air circonspect.
- C'est l'odeur de bacon qui m'a réveillée.
- C'est bizarre, dit-il, pensif.
- Pourquoi ?, demanda Anna.
- Je ne sens pas grand-chose.
Alors qu'ils parlaient, Anna remarqua que les toasts étaient en train de brûler dans le grille-pain. Elle les retira en hâte, et alla ouvrir la fenêtre. Elle piqua un toast sur une fourchette, et le brandit sous le nez de John.
- Ne me dis pas que tu ne sens pas l'odeur de brûlé ?
John renifla le toast et fronça les sourcils.
- Non. Très étrange.
- Punaise…, soupira-t-elle.
Elle posa une main sur son front et déclara :
- Tu ne sembles pas avoir de fièvre pourtant. Tu te sens comment? Mal de tête ? Courbatures ? Mal à la gorge ?
- Non, rien ! Je me sens parfaitement bien.
- OK…
Elle haussa les épaules et dit :
- Bon. On va attendre demain, voir si quelque chose d'autre apparaît. De toute façon tu ne vois personne d'autre que Timmy et moi…
- Mais où aurais-je pu l'attraper ?
- Les urgences évidemment. Tu te souviens les enfants qui toussaient ?
Une vague de peur et de culpabilité l'envahit soudain. Si quoi que ce soit arrivait à John parce qu'il s'était occupé de son fils à sa place… Elle avala avec difficulté, et tenta de repousser les sombres pensées au loin.
- On verra. On ne peut rien faire de plus pour le moment. Si tu as d'autres symptômes on te fera tester demain. On mange ?, dit-elle, en montrant le petit-déjeuner qui patientait sur la table.
